« Des terres incultes pour les communautaires courageux ! Que ceux qui ont connaissance de terres en friche, nous le signalent avec le maximum de détails : situation géographique, économique et sociale de la région (agriculture, exode rural, etc.), superficie, vocation agricole, durée de l’abandon, attitude des pouvoirs publics… Que ceux qui ont un peu d’économies et plein de volonté pour tenter l’expérience, se mettent en contact avec nous. »
La Gueule ouverte. Le journal qui annonce la fin du monde, no 18, avril 1974.
Long défilé de voitures fatiguées, inquiétudes et conversations dans le village : l’arrivée, au début des années 1970, d’« étrangers » barbus et chevelus, aux allures et accoutrements aussi bizarres que leurs idées étaient non conventionnelles, introduisait une perturbation dans le hameau sud ardéchois de mes grands-parents où, enfant, je séjournais chaque été. Revenir sur cet épisode en y consacrant une thèse2 à plus de trente ans de distance, devait me permettre de comprendre la signification de ce que je percevais à l’époque comme une discordance dans l’espace-temps (le même espace réunissant des gens dont les façons d’être, de penser et d’éduquer renvoyaient à des temps très éloignés l’un de l’autre) et comme un effet de miroir par rapport à l’exode rural parental. En effet, à l’orée du xxie siècle, la rencontre forcée entre les deux populations m’est apparue, avec le recul, comme un moment de basculement historique entre des forces en voie d’effacement, représentées par les paysans traditionnels, et des forces en gestation, incarnées par ceux qualifiés alors de « hippies3 ». Ces derniers exposaient à travers leurs corps, leurs allures et leurs vêtements, les signes les plus visibles de leur remise en cause, via la culture au sens large, de l’ordre politique, économique et social dominant.
De fait, à leurs yeux quoi de plus superficiel, artificiel, frivole et hypocrite que la mode, manière passagère de sentir, de penser, de vivre et de se comporter, érigée en norme sociale et esthétique dans un milieu ou une société donnée4 ? Quelle incarnation plus forte de la corruption des mœurs par le libéralisme décadent ? Quoi de plus éloigné donc, des aspirations et des valeurs portées par eux les acteurs de la vague communautaire « post soixante-huitarde » qui, en ville comme à la campagne, s’essaient à refonder la société par un mode de vie prenant le contre-pied de celui de la société occidentale dominante, industrielle, capitaliste et urbaine ?
Pourtant, suivant leurs devanciers américains puis scandinaves, les « communautaires5 », dont le nombre, réparti entre 300 à 500 communautés, culmine en 1971-73, en France, entre 5 000 et 10 000 l’hiver et 30 000 à 50 000 l’été6, placent le corps et le vêtement, espaces d’imposition de normes par excellence, au centre de leur révolution des mœurs. Dans les espaces ruraux – disqualifiés par le productivisme – dans lesquels ils s’installent après l’impulsion donnée par l’échec politique de Mai 68, mais parfois dès 1967 (c’est le cas par exemple à Rochebesse en Ardèche et au Courtal en Ariège), ils en font un étendard idéologique et politique, brandi contre les tenants de la génération qui s’en va et ceux de l’ordre établi, bourgeois et capitaliste7. Comme l’avait compris le Che, béret mou (contre la rigidité du képi), boucles folles et barbe sortant de la jungle, la révolution est courbe, enveloppante8.
Provocations
Le vêtement, les attributs capillaires et pileux, le « débraillé ostentatoire9 » fait de décontraction et de relâchement corporel, l’allure androgyne et les vêtements amples, expriment par la provocation, la contestation de l’ordre social. Bien que modérée, cette manifestation d’indiscipline visant à se distinguer du bourgeois honni en refusant la mode et le conformisme social, suffit à indisposer les autorités policières, professorales et paternelles.
Cheveux et poils
Annoncée par les Élucubrations (1966) d’Antoine chantant son refus d’obéir à l’ordre de sa mère d’aller se faire couper les cheveux, la prolifération du poil devient un des étendards de l’insoumission et de la révolte10 contre la remise en ordre11, symbolisée par la discipline qu’imposent à la chevelure les coiffures impeccables. Aux cheveux courts, raie au cordeau, tours d’oreille, épis laqués et au visage rasé, facilement assimilés à des attributs fascistes, apanage des agents des forces de l’ordre ainsi que des étudiants en droit ou des écoles de commerce, cravatés et peignés comme leurs pères12, les « marginaux » et « hippies13 » opposent barbes et chevelure14. Seule partie du corps – hormis les ongles – modifiable, le poil constitue le lieu le plus fort d’expression de la personnalité car il ouvre le champ des possibles dans un domaine clos sur des paramètres fixés à la naissance, permettant d’effectuer des choix individuels15. La physionomie et la longueur variable de la chevelure déclinent ainsi toute une gradation de positionnements à l’égard de l’ordre établi : broussailleuse (militantisme irréductible), tombant dans le dos (militantisme écologiste) ou encore relativement « maîtrisée » et recouvrant seulement l’oreille (disposition au compromis16). S’y ajoute l’emploi massif du henné, rapporté des voyages au Maroc qui ne servent pas uniquement au ravitaillement en shampoing 100 % naturel, échappant encore à l’emprise des firmes multinationales des produits de beauté et sanitaires17. Alors que la modernité donne la prime aux corps lisses, la barbe qui s’était imposée en Europe continentale durant la seconde moitié du xixe siècle comme attribut de la virilité, signifie chez les « hippies » une volonté de retrait de la société, à l’instar des ermites chrétiens dans l’Empire romain ou des saddhus indiens en lutte contre la pureté glabre des brahmanes18.
Androgynies et abolition de la pudeur
En se laissant pousser les cheveux longs, en se promenant avec des sacs en bandoulière, en portant les mêmes vêtements et bijoux (colliers, bagues multiples, boucles d’oreilles) que leurs compagnes, en partageant les tâches dites maternelles que la société dominante réserve aux seules femmes (coudre, tisser, s’occuper des bébés et des enfants19…), les hommes affichent la part de féminité qu’ils revendiquent, remettant ainsi en cause la sexualisation des rôles sociaux. Les femmes agissent de même en supprimant de leurs tenues les éléments de différenciation des sexes : les talons plats remplacent les talons hauts et les pantalons les jupes20. Surtout, le soutien-gorge, emblématique de la mise en scène de la féminité au profit des phantasmes masculins, disparaît sur l’autel de la contestation de son utilité pratique et symbolique21. Cette libération vestimentaire est également corporelle dans la mesure où le vêtement et la cosmétique aliènent le corps en le réduisant à sa séduction22. Ce qui est ainsi recherché, à travers « l’oscillation des traits ordinairement distinctifs », est moins l’inversion des genres que leur effacement, le neutre, l’androgynie, défi à l’antagonisme « naturel » des sexes23. L’instauration de nouvelles relations entre homme et femme suppose l’abolition des inégalités entre les sexes, non seulement sur le plan juridique (lois de 1965 autorisant la femme à travailler et à ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de son mari) mais aussi sur ceux des mentalités et des relations sociales. Cela passe aux yeux des « communautaires » par la disparition des traces de cette inégalité via l’indifférenciation du vêtement, déjà amorcée au sein des bandes de jeunes avec le port du blue jean24.
Le corps est aussi le siège de pulsions dont la libre expression, plutôt que la maîtrise, est revendiquée, d’où la recherche de faire disparaître toute pudeur, la liberté sexuelle, l’usage de drogues, et la remise en cause du mariage, dissocié de la procréation.
Les enfants, incarnation de la pérennisation du projet de refondation sociale, sont ainsi laissés totalement libres de leurs mouvements, sans contraintes de temps ni de lieux – sauf en cas de danger. Dans la communauté de Rochebesse (Ardèche), ils s’adonnent à différentes activités, mangent et dorment quand ils en éprouvent le besoin, de la manière qui leur convient le mieux et au mépris des règles dominantes d’hygiène. Les enfants occupent une place intermédiaire entre les animaux et les adultes : Noël est soulevé par le col de sa veste et déposé par terre comme un chien ou un chat, mais quand il fait une bêtise, il est traité de « vieux con » ou s’entend dire : « Arrête de faire chier », « Putain, il est con ce mec25 ! »
Imiter les « damnés de la terre »
La contestation passe aussi par la rupture avec la mode comme symbole de statut social via l’identification aux couches sociales jusque là exclues de la mode ou du marché dont on emprunte les vêtements afin de faire disparaître les discriminations qui divisaient les gens jusque dans leur façon de s’habiller26. En témoignage de leur solidarité avec les « damnés de la terre », ces « anti-modes27 » empruntent des éléments aux vestiaires ouvriers, tiers-mondistes, folkloriques et ethniques : vareuses d’artisans en moleskine, coltins blancs de peintres, ou noir de bougnat, vestes de bouchers pied-de-poule bleu et blanc provenant du rayon « vêtement de travail » de la Samaritaine, un des plus appréciés des jeunes en lutte contre l’État bourgeois28. Aux puces et chez les commerçants maghrébins de Barbès, ils s’approvisionnent en vestes et costumes bleu de Chine (un bleu qui déteint et salit tout) à boutons-boules portés par les travailleurs immigrés. Ils se drapent le corps du keffieh à franges du fedayin palestinien ou bien se nouent le cou du petit foulard rouge des communards qui synthétise la nostalgie révolutionnaire et l’identité du peuple de Paris (titi, poulbot, apache…) et de banlieue (loubard) décrit plus tard dans les chansons de Renaud29.
Le nouvel uniforme se compose de jeans, de blousons militaires souvent achetés aux Puces ou dérivés des vestes matelassées portées par les « camarades » chinois et d’autres vêtements empruntés aux populations du tiers monde30.
Faire corps avec la nature
Sentir les vicissitudes du climat
Le corps doit pouvoir s’exprimer sans être contraint par des vêtements, qui sont donc amples, limités ou simplement absents31. Se dépouiller de ses vêtements, c’est réviser les trois fonctions de ceux-ci (protection, pudeur et parure) et dénoncer ainsi l’aliénation à la mode32. La nudité des corps est revendiquée comme volonté de se rapprocher de la nature, d’affirmer sa spontanéité, de libérer ses pulsions contre les codes sociaux dominants reposant sur l’artificiel, la dissimulation, l’hypocrisie, les convenances et la maîtrise de soi.
Il faut d’abord laisser libre cours à l’expression de ses envies, en faisant fi des conventions sociales et de la pudeur. Ce qui est naturel doit être assumé comme tel et ne générer aucune honte. Désormais, le corps n’obéit plus aux impératifs « civilisés » et les formes corporelles diverses sont « promptement acceptées comme faisant partie de la nature33 ». L’objectif recherché d’éprouver les sensations du corps et de l’âme passant par la douleur (de l’accouchement, du froid ou de la fatigue physique) ou le plaisir comme celui de « vivre au soleil quand il y en a34 », permet de se rapprocher de la nature en se confrontant à ses éléments, comme en témoigne un ancien communautaire du Livradois-Forez (Puy-de-Dôme) :
Nous cherchions un décor originel, des éléments imprévisibles et surtout, une vicissitude – ne fût-elle que météorologique. À l’endroit d’où nous venions, l’épreuve de la nature nous avait manqué. Il nous fallait ici la rencontrer35.
Nudité et sexualité
La somptueuse sensualité du corps trouve aussi à s’exprimer par une sexualité explicite36 visant à s’affranchir du carcan de la famille et du couple. Lieux de libre circulation du désir voulant échapper aux tabous et aux normes de la société dominante ainsi qu’aux pièges de la possessivité37, les communautés expérimentent une sexualité ouverte. Souvent accompagnée de l’usage de drogues (cannabis, peyotl, LSD38), celle-ci est symbolisée par la multiplicité des partenaires et le lit collectif39, allant parfois jusqu’à la dissimulation des filiations, les enfants étant issus du groupe et « n’appartenant à personne », comme dans la communauté du hameau cévenol du Galon40. Toutefois, elle n’est pas pour autant synonyme de « libre41 » car la « liberté » est souvent celle que les hommes s’octroient – débouchant parfois sur le viol42. Par ailleurs, il y a loin entre les intentions formelles et la réalité des rapports interpersonnels en raison des résistances psychologiques des individus43.
Un soir, se souvient Marcel membre d’une communauté cévenole, je vais casser du bois pour la soupe. Je rentre à la cuisine, personne. Je regarde dans la piaule : Marylène faisait l’amour avec Jean-René. Je n’ai rien dit devant les autres, car la communauté devait continuer à vivre, malgré les conflits entre individus qui à la base ne devaient pas exister. […] La violence, les conflits d’individus. Quand on était tous les huit ensemble on n’en parlait pas. Ça se passait à huis clos. C’était étouffé. On gardait la façade. […] Des couples se formaient et s’aimaient peut-être, je n’en sais rien ! Et le soir tous les huit on jouait à la « communauté vachement sympa ». […] Nous, tout le monde était beau, tout le monde était gentil. Fallait que ça soit comme ça. C’est faux, on était vachement égoïste, sexiste. On se jalousait les nanas, et inconsciemment les nanas marchaient dans le jeu44.
En réalité, la douleur, la souffrance, atteignent même les plus tolérants, qui tentent alors de ruser avec leurs principes pour justifier une réaction qu’ils désapprouvent a priori. La violence contenue peut ainsi couver longtemps avant d’exploser. Les suicides enregistrés ça et là dans les communautés, comme à La Blacherette à Thines en Ardèche concernant deux femmes45 ou « quelques désastres mentaux46 » en sont les conséquences ultimes et dramatiques. Dans nombre de communautés, les couples n’ont pas résisté à la vie communautaire, causant départs et crises difficiles à surmonter47.
Décroissances
La nudité manifeste également le dépouillement de l’individualisme possessif, le détachement vis-à-vis des biens matériels. Reprenant à leur compte le cri d’alarme lancé par les scientifiques du Club de Rome en 1972 dans leur rapport intitulé Halte à la croissance, les communautaires fuient les artefacts modernes. Leur nostalgie d’un âge d’or préindustriel s’exprime dans un imaginaire vestimentaire « rétro » – le plus souvent d’avant les années 1960 et les années « plastiques » – qui sélectionne dans les garde-robes du passé des détails pour les amplifier, les déformer et les investir d’un pouvoir : col « pelle à tarte » des chemises cintrées et blousons étriqués, col rond des petits pulls « débardeurs » multicolores, revers épanouis des vestes à poches plaquées, à buste court, à épaules étroites et droites, chaussures bicolores, casquettes vissées sur des crânes chevelus et énormes nœuds papillon fleurissant sous les barbes et moustaches48.
Enfin, dans le contexte de l’opposition à la guerre du Vietnam, au militarisme et à la menace nucléaire, la nudité traduit l’attitude du pacifiste désarmé49 et la non-violence exprimée également au travers d’une attitude corporelle nonchalante et sans vigueur apparente, le sport, considéré comme fasciste, étant proscrit.
Cela est lié à la recherche de la frugalité et de la non-consommation50, encouragée par la parution de nombreux ouvrages, notamment Savoir revivre (197351), le Manuel de la vie du pauvre (197452), le Catalogue des ressources (197553), et Revivre à la campagne (197854) énonçant dix conseils de base pour réduire sa consommation55.
Le corps devient sujet à part entière puisqu’ « il » parle. Nu, il métaphorise la bienveillance de la communauté : la bonté de ce genre de vie, les échanges mutuels et la proximité de la terre56.
L’artisanat et le contact de la matière
Le rapprochement avec la nature passe aussi par le contact avec les matières naturelles via la pratique de l’artisanat. Les vêtements sont ainsi confectionnés pour l’usage personnel ou du groupe ou encore pour être proposés à la vente afin d’en tirer un revenu principal ou complémentaire. À l’aide d’un métier à tisser récupéré ou bricolé, peu onéreux, on travaille des matières « nobles » (lin, laine, coton…), bannissant l’emploi de toute fibre synthétique. La nécessité de vivre de cette seule activité pousse les plus sérieux à occuper des créneaux délaissés par l’industrie : voilage en lin en grande largeur, mohair et fabrication de certains tissus de très haute couture. La matière première est souvent achetée au prix de gros chez les chiffonniers, les brocanteurs ou dans les vieilles merceries de village ou encore récupérée dans les décharges municipales et fait l’objet d’échanges avec les artisans de la région ou de projets d’association via une boutique. Par convictions écologistes, d’autres tiennent à acheter la laine aux bergers, à la traiter sur place. Parfois, ils entreprennent de reconstituer l’ensemble de la filière, à l’instar du collectif Ardelaine à Saint-Pierreville, en Ardèche. Une grande importance est attachée aux relations avec les voisins dont les conseils sont fortement sollicités – et auxquels sont rendus de menus services – pour retrouver les traditions et savoir-faire perdus. L’artisanat doit procurer la joie de toucher des matériaux nobles, d’innover en effectuant par exemple des recherches sur les teintures naturelles, d’harmoniser ses créations avec les caractères du « pays » et d’instaurer un dialogue avec les fournisseurs et les acheteurs57.
« Bric-à-brac planétaire »
Au cœur des « années utopiques58 », les vêtements constituent le choix majeur des « hippies » car ils illustrent des conduites d’évasion et expriment l’aspiration à la spiritualité de toute une génération fascinée par les mysticismes orientaux (soufisme, bouddhisme ou hindouisme), doublée d’une révolte contre le matérialisme et l’individualisme du monde occidental59. Cette subversion à l’égard de la norme occidentale est donnée à voir de deux manières qui parfois se combinent. D’abord, par une fantaisie qui transgresse clairement les limites du conventionnel : pantalon de brocart, manteaux-tentures, longues chemises de nuit blanches, pieds nus à même le sol…
Voyages
Enfants de Marx et de Coca-Cola, les baby-boomers acteurs du « retour à la terre60 » inventent aussi un syncrétisme idéologique et culturel où se rencontrent vents d’Ouest et vents d’Est, à travers l’exotisme et l’éclectisme des tenues et des allures, mélange hétéroclite de pièces venues d’horizons lointains rattachés à des peuples « premiers » ou à de très anciennes civilisations. Même si la terre est depuis longtemps « rincée de son exotisme » comme le dit Michaux61 et qu’il n’existe plus guère de contrées inexplorées, le désir d’ailleurs se cristallise à nouveau à travers la « mode hippie », révélatrice d’une époque caractérisée par son aspiration post-matérialiste62. Son « esthétique de bric-à-brac planétaire63 », assemblage de pièces disparates, est marquée par une forme d’orientalisme64 mêlant inextricablement des objets du Far West, du Mexique et d’Asie. Elle emprunte indiscrètement beaucoup aux costumes locaux du Maroc (caftans, sarouals, djellabas), d’Afrique noire (boubous), de l’Inde (robes indiennes, tuniques hindoues), de l’Afghanistan (manteaux afghans) ou de l’Amérique des Indiens (clochettes, bandeaux au front, mocassins et colliers). Cependant, désintégrés par quelques détails aberrants – colliers ou tours de cou en gaze multicolore65…, ceux-ci évoquent des voyages dans des pays avant tout imaginaires.
Ce nomadisme est vécu comme un défi supplémentaire à l’ordre établi incarné par la sédentarité, comme l’expliquent Jean-Pierre Bouyxou et Pierre Delannoy :
« Au fil des seventies, au fur et à mesure de l’irrémédiable déréliction de nos espoirs, la Route, tel un insidieux et irrésistible frisson, s’impose auprès de tous les rebelles d’une génération comme le seul moyen de rompre une bonne fois pour toutes avec le système, de se découvrir vraiment et de vivre enfin66. »
Cet anti-voyage qui est d’abord une route intérieure, puisque l’on part plutôt se faire visiter en renonçant aux itinéraires balisés et en allant au contact des odeurs, des senteurs et des populations du monde67, se traduit au retour en France dans leur allure saddhuisée et sannyanisée, leurs tenues (dhotis de chanvre, bagues, colliers…) et leur démarche. Le contraste est alors brutal lorsque, éblouis, étiques et beaux comme des Indiens pauvres, ils doivent remballer pyjamas, chemises légères, longues jupes rose indien pour se « repayser68 » dans les espaces désertifiés du territoire français où ils ont élu domicile.
Vêtements spirituels
Le voyage répond aussi à une recherche de spiritualité chez des peuples perçus comme en communion avec la nature, comme porteurs de sagesses anciennes et d’enseignements permettant d’accéder au bonheur. Du Mexique, les « hippies » rapportent les hallucinogènes (mescaline, psilocybine, peyotl, cannabis) principaux véhicules de la transe. Cuzco (Pérou), construite sur les ruines de l’ancienne capitale inca, est le Katmandou des Andes où vivent plus de 6 000 hippies, tandis que le Machu Picchu, la cité perdue des Incas, incarne le rêve grandiose en raison de la magie du lieu. En Orient, ils découvrent l’harmonie et la sensation de vie pacifiée baignant le quotidien (incarnée par le rituel du thé), le sacré (Kancheepuram à côté de Madras, le Boddanath près de Katmandou, le temple de Kataragama à Ceylan69), la tentation mystique et la dérive sectaire avec Auroville « la cité radieuse » fondée en 1968 selon les principes du sage et philosophe hindou Sri Aurobindo70. Ils en rapportent le sentiment religieux, incarné en Bouddha, Gandhi et Lao-tseu, d’autant plus admirés que mal connus ; ainsi qu’un paganisme ludique, où le cosmos est sacralisé par l’ouverture de la conscience psychédélique71, l’initiation au végétarisme fondé sur la lecture du Zen macrobiotique du Dr Ohsawa72, au Yi King (livre divinatoire chinois) et la lecture du Livre des morts tibétains73 donnant le sentiment d’avoir atteint le sommet du monde et les sources de l’Histoire. Des gourous sont sollicités depuis que George Harrison en a lancé la mode en 1967, en entraînant les Beatles auprès de Maharishi Mahesh Yogi (alias J. N. Srvastaka). En Inde, où peu de hippies parviennent, le mythe importe plus que sa réalité74, tout comme à Katmandou depuis que l’arrivée du premier hippy en 1964 dans la vallée éponyme a suscité le grand rush deux ans plus tard avec l’installation de 2 000 « enfants-fleurs » dans les vallées népalaises75. Des monastères et ashrams fleurissent ainsi en France :
« Dans la Drôme, David Allen et son groupe pop le Gong vivent dans une bergerie. L’été, les beatniks de passage dorment en plein air, dans le parc. On y médite ferme, en absorbant des plantes macrobiotiques, pousses de soja ou de bambous. Quelques disciplines religieuses lointaines essaiment ici ou là dans le Midi76. »
L’attention au corps et à l’esprit touche à la philosophie, voire à la métaphysique et s’alimente à des sources aussi diverses que la médecine chinoise, la mystique soufie, les visions hindoues, ou encore la symbolique chrétienne. Le mouvement néo-rural serait ainsi, en matière religieuse, le précurseur de cette tendance, à l’ « éclatement du croire », analysée par Danièle Léger et à l’œuvre dans la société : les individus recomposent leurs pratiques selon leurs convictions intimes et leurs expériences personnelles, sans attendre d’être guidés par les institutions religieuses77.
Cette fascination pour les cultures jugées plus authentiques est cependant ambivalente car essentialiste, les Amérindiens et les Noirs par exemple étant idéalisés, les premiers pour leur spiritualité, leur rapport à nature, leur organisation tribale et la longueur de leurs cheveux, les seconds pour leur indépendance indomptable et leur masculinité triomphante…
Le grand voyage agit comme un voile d’illusions, en matière d’ascétisme et de communication avec d’autres mondes, n’aspirant en réalité qu’à consommer78. En effet, les caractères de l’anti-mode inventée par les « hippies » contre la civilisation occidentale, étant ceux de la pauvreté, transplantés dans des pays du tiers-monde confrontés à la vraie pauvreté, ils cessent d’être des symboles réactifs participant d’un jeu pour devenir un déguisement, forme du narcissisme culturel. Le contexte économique renverse alors le sens de leur contestation, marquant ainsi l’impasse d’une critique de la culture coupée de son argument politique79.
Le grand voyage se réduit à des séjours prolongés en Orient, en Afrique ou dans les Andes, destinés à s’approvisionner en produits exotiques, vendus ensuite en Occident où ils sont à la mode et où l’on va visiter les copains vivant en communauté avant de repartir80.
Les vêtements de la tribu
Les attributs extérieurs du corps, les tenues et les allures expriment tout autant que la contestation, l’individualité et la créativité, l’appartenance au groupe, un ensemble de signes de reconnaissance de l’entre-soi et vis-à-vis de l’extérieur81. Sur les hauts lieux de rassemblement (festivals, manifestations, concerts), sur les aires d’auto-stop à la sortie des villes ou sur les marchés ruraux des Vans en Ardèche, de Die dans la Drôme, de Forcalquier dans les Alpes de Haute-Provence, de Foix ou de Saint-Girons en Ariège, se donne à voir une uniformité sauvage et hirsute, image inversée de celle de la société dominante82.
Cheveux longs, barbe clairsemée sur le modèle de Clint Eastwood dans les westerns spaghettis, chemise de cotonnade indienne, longue et flottante, aux couleurs vives pâlissant au premier lavage, sans col ni poignets (par analogie aux torques et menottes perçues comme des signes de servilité, de soumission à l’autorité), pantalon de toile ample, sandales de cuir ou sabots artisanaux et parfois pataugas (chaussures montantes en toile identifiant les marcheurs c’est-à-dire les pessimistes selon Jean Rouaud, à l’inverse de ceux qui pratiquent l’auto-stop) et le sac couleur sable, modèle scout, bosselant dans le dos, inversement proportionnel à la distance parcourue, et qui rappelle l’imagerie de la route, les hobos de London et le barda de Jack Kérouac83.
La place du marché
Moment de sociabilité important, le marché hebdomadaire dans la bourgade la plus proche constitue une rencontre avec la population mais aussi une sorte de cérémonial de reconnaissance, de l’entre-soi. Pour cela, les néo-ruraux arborent des signes créant un sentiment d’unité rassurant et distinctif par rapport à la population locale : par leur tenue vestimentaire, assemblage hétéroclite d’habits et d’accessoires indiens, népalais, afghans, arabes, américains ou mexicains mais aussi épaisses chemises à carreaux, blousons rembourrés, vestes canadiennes, manteaux de mouton doré, « moumoutes » dites afghanes, grasses au toucher, en mouton retourné ou en poil de lapin, gros pulls de laine du « pays », bottes en caoutchouc et godillots montants84 ; par leur attitude décontractée et la crasse exposée ; enfin par leur gestuelle et leur langage simple et grégaire, au pouvoir magique, réduit à l’expression d’émotions fondamentales, à la façon des ugh indiens : « cool, speed, flasher, flipper, ça craint, ça déménage, s’éclater tu vois85… » Le tout tranche avec un monde dans l’ensemble assez terne, comme s’en souvient Jean-Pierre Martin, ayant vécu dans une communauté du Livradois-Forez à Maziaux (Puy-de-Dôme), aux confins de la Loire et de la Haute-Loire, dans les années 1970 :
« Tout montrait que nous venions d’un autre monde : notre plaque d’immatriculation, la camionnette déglinguée où nous étions entassés, la neige éternelle accrochée à son capot, nos chevelures de grand vent, notre vêture à la fois tibétaine et déboutonnée, nos futals rouge et jaune, nos joues romantiquement écarlates, nos mines de ciel brouillé, nos paupières somnolentes, notre peau pierreuse, nos grolles, nos rangers, nos bottes de pompiers achetées au stock américain, nos jupes rose indien, nos petits gilets, nos chemises de trappeurs, nos tuniques brodées à la Hendrix, nos châles, nos moumoutes afghanes, nos dentelles blanches, nos boucles d’oreilles, nos pochettes indiennes, nos bagouses népalaises, nos colliers arabes, nos bracelets mexicains, notre khôl, notre dégaine de barbares hétéroclites […], curieux mélange de pieds nickelés, de cow-boys, de squaws et de saddhus86. […] Notre allure renouait avec les imageries des époques anciennes : nous avions en ce temps-là des tronches, des dégaines, un air de liberté et de détachement assez rare dans l’histoire de l’humanité. Jeunes hommes, avec nos gueules de Jésus, de disciples, de Judas ou de saint-Sébastien, nous semblions sortir de tableaux du Moyen Âge ou de la Renaissance. Jeunes filles, notre visage évoquait les portraits peints par les préraphaélites. Notre corps était plus désirable que la moyenne. Une certaine beauté se dégageait de l’ensemble, une beauté collective, spirituelle, que nos fêtes manifestaient, telles des communions mystiques. Le spectacle que nous donnions comme malgré nous était à la fois naïf et réfléchi87. »
Café de la place
Dans l’arrondissement de Largentière (Ardèche), le marché du mercredi à Joyeuse88 ou du samedi aux Vans, cette « micro-capitale du retour à la terre89 », voit 150 « marginaux », « hippies » ou néo-ruraux tenter de vendre leurs productions (légumes, fromages, petits fruits, miel…), base de leur économie. « Les cafés de la grande place sont le point de passage obligé pour tout routard venu chercher asile […]. On zone, on clope, on boit le pastis, on échange des adresses. Dans cette région de villages microscopiques, Les Vans, c’est la ville90 ». Le Café de la Bourse est le seul à accepter les « hippies » qui s’y pressent sur trois rangées pour consommer des bières. Les patrons, exigeant d’être payés comptant et sur le champ, servent aussi de point de contact pour les parents désireux de s’informer discrètement du sort de leurs enfants venus expérimenter le « retour à la terre91 ».
Au rassemblement sur le plateau du Larzac contre le projet d’extension du camp militaire, les nippes sont bariolées et flottantes ; les garçons arborent des cheveux pas si longs, excepté chez partisans du retour à la nature ou les adeptes du groupe de rock Jethro Tull. Les filles, quant à elles ont la chevelure lâchée, souvent frisée, portent des jupes de cotonnade, d’amples chemisiers découvrant une épaule. Le port du soutien-gorge et du maquillage (sauf le khôl sur les paupières) y est prohibé et les parfums sont exclusivement faits d’ambre et de patchoulis92.
Sous le regard du monde paysan
Le refus systématisé de la mode n’en demeure pas moins rapidement perçu comme caractéristique d’un « style hippy » par le reste de la population qui en est choquée mais aussi par les intéressés eux-mêmes qui en fabriquent et commercialisent les éléments constitutifs, rapidement captés par les créateurs. Avec la population de « souche », les différences culturelles concernant le mode de vie, les mœurs et l’éducation contribuent à créer des barrières fortes.
Les « bourrus »
Leurs cheveux longs et leurs barbes93, le laisser-aller de leur attitude, le manque d’hygiène corporelle et leurs propos insolites leur valent le qualificatif péjoratif de « bourrus » renvoyant à la pilosité mais aussi au manque de civilité et à une dimension « sauvage ». Ils engendrent également des réactions négatives de la part d’une population locale habituée à l’entre-soi94 et à considérer les gens en fonction de leur statut et de la dignité qui s’y attache, dignité exprimée par l’habit, marque du respect que chacun doit porter à sa personne et à autrui. En contrevenant à cette règle, les néo-ruraux se mettent au ban de la communauté villageoise qui ressent cela comme une marque de mépris ou tout au moins d’indifférence à son égard. L’absence d’hygiène cristallise ce choc culturel – cafetiers et hôteliers ouvrant les fenêtres après leur passage ou priant certains d’aller consommer en terrasse, en raison de l’odeur de bouc des vêtements et de crasse95. Selon Jean-Marie Roux, ancien député-maire des Vans, « les hippies étaient “crades”, avaient les cheveux longs, n’étaient pas rasés et portaient des tenues peu engageantes96 ». Pour les habitants du cru, les néo-ruraux sont, par leurs cheveux et leurs vêtements, des Africains, des sans-caste, des intouchables, des néo-romanos, des immigrés sans origine qu’ils appellent les « hippies » ou les « zippies », tant ils leur sont complètement étrangers97. Certains habitants auraient préféré livrer le « pays » aux buses, aux corbeaux et aux sapins Douglass plutôt que de les accueillir, comme le rapporte Jean-Pierre Martin pour le Livradois-Forez98.
Par ailleurs, la féminisation des hommes va à l’encontre des représentations de la masculinité du monde rural. La psychosociologue Michèle Salmona rapporte ainsi que les paysans, adoptant ce que le sociologue du travail Christophe Dejours appelle la « position virile », disent des « hippies » qu’ils « tricotent » pour signifier qu’ils ne sont pas des leurs99.
Tout nus
La vie en groupe, dans le cadre de communautés, ainsi que les mœurs, le mode de vie libertaire et la liberté sexuelle afférente, constituent une cause majeure de rejet car ils s’opposent radicalement au modèle familial, même élargi, qui prévaut dans ces villages100. Le « Y a de l’amour libre, là-haut, c’est sûr101 », lancé par le boulanger à propos de la communauté de Rochebesse à Chanéac en Ardèche, traduit bien toute la distance culturelle séparant les « hippies » de la population locale. Celle-ci, très imprégnée des valeurs chrétiennes de honte et de péché et ne comptant pas dans ses rangs de couples non mariés102, y voit, en effet, une atteinte à l’institution sacrée du mariage et un retour aux instincts « primitifs ». Avoir des enfants hors mariage, et éventuellement de pères différents, porte à son comble la condamnation, alors même que la femme divorcée est assimilée à une femme de mauvaise vie. L’accusation de prostitution est plus que sous-jacente, comme à Rochebesse où les allées et venues de femmes font même soupçonner une « traite des blanches » comme le dit un hôtelier d’un village voisin103. Cela suscite des réactions diverses de la part des paysans, allant du dénigrement, comme celui d’une vieille femme rapporté par Marie-Noëlle Bat, la sage-femme de Privas (Ardèche) spécialisée dans l’accouchement à domicile des femmes « hippies » : « Ne me parlez pas de cette race ! Ils se montrent tout nus ! Je les vois tout nus, moi, vous rendez-vous compte ? Ils me font tout voir104 ! », jusqu’au voyeurisme et à l’exhibitionnisme :
« Notre vie communautaire, se souvient Jean-Pierre Martin, intriguait les indigènes, ainsi que les allées et venues étranges auxquelles elles donnaient cours. La présence féminine de la babette105, en particulier, présence tout à coup multipliée dans un pays d’hommes, réveilla des voyeurismes et des exhibitionnismes qui ne demandaient qu’à s’exprimer106 ».
De manière plus positive, des relations entre jeunes des deux populations autour de sujets intimes, contribuent à faire reculer ces préjugés comme le constatent les communautaires de Rochebesse107 :
« Ils ont un peu peur de la façon dont on vit. Mais ils sont attirés aussi, parce qu’il y a des filles chez nous. Certains sont même venus raconter leurs problèmes sexuels parce qu’on a la réputation de baiser beaucoup. D’ailleurs c’est vrai108. »
La libération du corps, n’est toutefois pas le seul fait des hippies. La population locale est aussi heurtée dans sa sensibilité par les touristes qui, venus en nombre croissant, notamment du nord de l’Europe, pratiquent volontiers le nudisme, en particulier dans les gorges de l’Ardèche, et souvent en dehors du périmètre alloué à cette pratique109.
L’absence de contrainte imposée, notamment aux enfants, est aussi source d’incompréhension comme lorsqu’un couple de « hippies » s’offusque des reproches émanant des patrons du Café de la Bourse, aux Vans en Ardèche, après que leur enfant, à moitié nu, eut uriné sur la table : « Comment ! Vous n’avez pas dû avoir d’enfants pour rouspéter comme ça, parce qu’un gosse a fait pipi sur la table110 ! »
L’usage et le trafic, effectif ou supposé de drogues (essentiellement du cannabis, mis en culture en vue d’une consommation personnelle), viennent parachever l’opposition des représentations en matière de mœurs111 et, en cas d’affrontement, comme à Rochebesse, justifier le rejet des nouveaux venus112. Cela est notamment le cas à partir de 1973-75, lorsque les fils de bourgeois étant rentrés dans le rang, apparaissent des cas de misère ou de déchéance intellectuelle et corporelle ainsi que des décès par overdose113.
Les traditions réinventées
Si, à la différence de simples touristes, les « hippies » partagent avec les gens du « pays » la rude expérience de l’hiver, leurs habitudes de mobilité, souvent liées aux aléas des aventures amoureuses114 mais aussi aux voyages exotiques, introduisent un doute sur leur présence à long terme dans le pays qui freine leur acceptation115. Ainsi, en Cévennes ardéchoises, Pierre Bouvarel (Dompnac) effectue chaque année un séjour identique en Inde, et Tom, avant de rejoindre un village de tipis créé à La-Croix-de-Comte à Malarce-sur-la-Thines dans les Cévennes en 1975, est parti en Inde en 1973 pendant un an afin de participer à l’utopie d’Auroville116.
Reste que la proximité géographique et générationnelle engendre, outre quelques mariages, une certaine acculturation parmi la jeunesse locale, évoquée non sans nostalgie : « on a découvert ce que c’était de fumer un joint117 ». Les paysans découvrent aussi le monde « hippie » et sa mode par le biais du commerce. Dans l’esprit des néo-ruraux, la vente d’objets et de vêtements artisanaux doit transmettre à l’acheteur, englué dans la monotonie des productions industrielles, toute une vison écologique du monde et l’illusion d’un retour aux sources de la tradition paysanne. En effet, acheter un châle tissé en laine de mouton du Causse c’est s’approprier les châtaignes cuites dans l’âtre, les toits de lauzes et l’herbe rase des pâturages mais aussi se conforter dans sa vision du « naturel » et de l’« authentique » – et pour les touristes, sans avoir besoin de changer de mode d’existence118. Ainsi, comme le note Jean-Claude Guillebau, le mythe d’un antihéros poilu, de « l’agrégé de quelque chose parti élever des moutons sur un plateau de l’Ardèche », exerce une fonction consolatrice et une manière « d’opium du peuple […]. On supportera mieux le présent si l’on entretient la certitude qu’une autre vie est possible. L’Ardèche, de ce point de vue, aidera à supporter Champigny ou Billancourt et il ne sera même pas utile d’aller plus loin119 ».
Il arrive souvent, dans un coin d’Ardèche, remarque-t-il également, que pardessus dix ou quinze générations, un paysan d’autrefois, attablé avec un ancien ingénieur en informatique, discute des choses de la terre. Pourtant, une telle rencontre est extraordinaire dans le siècle tant les obstacles sont nombreux entre anciens et nouveaux paysans « qui ne font souvent que se croiser comme deux trains filant vers deux antipodes120 ».
En effet, les néo-ruraux de la première vague hippie, marginale et communautaire, introduisent dans leurs espaces d’installation une hétérogénéité démographique, sociale, psychologique et culturelle considérable. Jeunes adultes (vingt ou trente ans), majoritairement célibataires (même s’il existe quelques couples mariés), ayant peu souvent une expérience de la vie, ils appartiennent, pour 40 % d’entre eux, aux catégories socioprofessionnelles supérieures (CSP+), dont un certain nombre aux milieux artistique et étudiant alors très politisés121, et viennent plutôt des grandes métropoles, même si beaucoup ont un lien familial encore assez proche avec le monde rural.
Rares et peu poussés au début, en raison de la surprise, de la méfiance et de l’indifférence de la population locale mais aussi du choix effectué par les « hippies » d’un certain isolement122 et d’une spécialisation agricole différente (élevage ovin et caprin, petits fruits, maraîchage) de celles des paysans de souche, ces contacts répondent avant tout aux nécessités quotidiennes et sont évolutifs, variables et ambivalents. En effet, la population locale porteuse d’une représentation négative d’elle-même, éprouve beaucoup de mal à comprendre l’attirance des néo-ruraux pour un certain nombre d’aspects du métier de paysan et pour la vie à la campagne.
Cependant, la méfiance vis-à-vis de ces « étrangers » dans la population qui déplore pourtant l’avancée de la désertification, se transforme en indifférence ou en bonne considération s’ils ne causent aucun préjudice ni ne contractent de dettes123. Parfois même, s’instaurent des rapports cordiaux, les nouveaux venus redonnant vie à des lieux depuis longtemps désertés124. Reste qu’autorités et habitants s’interrogent sur leurs moyens d’existence, sachant qu’ils éprouveront des difficultés à subsister même chichement du seul revenu de leur propriété comme ils en ont l’intention125.
Ces rapports de bon voisinage, plus ou moins forcés, coexistent avec des heurts et des conflits prenant appui sur des sujets récurrents (propriété, travail et exercice du métier de paysan, mœurs et pouvoir politique local). Ceux-ci se manifestent localement dans des proportions variables, en fonction de facteurs clairement identifiables comme la proportion d’autochtones et parmi eux de jeunes, l’attitude face au travail et à la population ou la durée d’installation mais aussi à travers les caractères individuels des uns et des autres. Dès lors, toute tentative de systématisation doit être nuancée car, comme le note le journaliste André Griffon concernant les Cévennes, « chaque néo-rural est un cas. Chaque paysan cévenol, un caractère. La vérité de cette vallée-là n’est pas forcément celle de cette vallée-ci. Et il y a beaucoup de vallées dans un monde clos. L’histoire des soixante-huitards et des ruraux qui les ont accueillis, puis supportés, ne saurait s’écrire à grands traits mais à petites touches, très précautionneusement, à travers des destins singuliers126. » Quelques documents permettent de saisir ces frictions. En 1977, la soixantaine de « hippies » de Malarce-sur-la-Thines où se trouve la communauté de La Blacherette en Ardèche envoie une lettre à chaque habitant, en réponse aux propos tenus par la femme du maire dans un article du Dauphiné libéré intitulé « Le hippy roi » :
On n’a pas du tout aimé l’article du Dauphiné parlant de notre commune : Malarce-sur-laThines. Le racisme, vous connaissez ? Et bien, c’est l’histoire du racisme par ici.
Relisez l’article : on parle des « hippies » : … « ça » retape les vieilles fermes, « ça » vit de quelques chèvres, de l’argent qu’envoie la famille », « ça » bricole, « ça » ramasse les châtaignes à 5 f. le kg (5 f. ça nous plairait bien, pas vous ?). Les hippies « font des petits », alors « ça » pose des problèmes.
« Ça » ? C’est quoi ? Des hommes ou des bêtes ? ?
Nous sommes des gens qui avons choisi de vivre un peu autrement que tout le monde. Et on pense qu’on a le droit. Et on n’accepte pas d’être insultés pour cela.
Cela dit, il y a des différences entre nous ; il y a des différences avec vous, mais on a les mêmes difficultés que vous à vivre ici. Et le même plaisir aussi, on espère. On ne vous porte pas tort, on est en général plus jeunes que vous, et vous avez assez dit que votre pays était en train de crever !
Préférez-vous les maisons mortes entourées de ronces, ou les toits qui fument et les terres cultivées ???
Les petits que nous faisons, ce sont aussi des enfants. Ces enfants vous posent des problèmes. C’est bien normal les problèmes pour une commune qui veut exister. Mais il vaudrait mieux en parler avec nous, qu’avec les journalistes, ça nous intéresse figurez-vous ! Nous regrettons que M. le Maire connaisse si mal 20 % de la population de Malarce, et si peu la réalité locale, à moins que ce ne soit le journaliste ?…
Toujours est-il que nous considérons M. Thomas responsable de cet article, tant qu’il n’y aura pas de démenti.
Quelques-uns de vos voisins127. »
Cependant, de nombreux liens se tissent, une osmose se réalise bon an mal an, malgré le fossé culturel et générationnel, entre les autochtones et ces nouvelles populations en rupture avec leur classe d’origine (bourgeoisie et petite bourgeoisie). Des solidarités apparaissent, favorisées par les contraintes de l’isolement, par exemple lorsque la panne d’une pompe menace d’anéantir la récolte de haricots, les villageois, jusque là méfiants, vont chercher de l’aide auprès de la communauté hippie qui réussit à la faire redémarrer, tout le monde, sans distinction, fête l’événement128. Des moments festifs sont également partagés avec la population locale autour de la musique, au hameau du Gua à Beaumont dans les Cévennes ardéchoises où « tout le monde se retrouvait au bistrot de Léon. Léon vendait son vin (de la piquette), il y avait des veillées : les néo-ruraux étaient tous un peu musiciens et apportaient un peu de magie. Ils avaient tous plusieurs cordes à leur arc, étaient un peu artistes (sculptures, poteries, peinture129). »
Les relations entre les deux populations sont complexes et variables car elles mettent en jeu des représentations antinomiques de soi et de l’autre, servant de support à une série de conflits portant notamment sur le foncier ou sur les usages de l’espace, qui s’articulent autour d’un certain nombre de notions fondatrices telles que la propriété, le travail et la conception du métier de paysan, les sources de revenus, les rapports au temps et à l’espace, le mode de vie et mœurs, ainsi que les méthodes et finalités de l’éducation. Ces conflits de représentations s’expriment avec d’autant plus de force qu’au fossé culturel entre anciens et nouveaux paysans vient s’ajouter un fossé générationnel dû au départ des enfants de paysans, dans un milieu rural déprimé économiquement, psychologiquement et démographiquement.
Ayant pour enjeu les représentations autant que la maîtrise du pouvoir local, ils atteignent un paroxysme entre 1976 et 1983, lorsque la volonté affichée des « bourrus » ou « zippis » de s’implanter durablement, suscite de vives inquiétudes chez les autochtones craignant d’être dépossédés du pouvoir local.
Malgré leur caractère parfois aigu, ces conflits ne remettent pas en cause la présence d’un noyau dur de néo-ruraux. Leur intégration, après s’être heurtée à de nombreuses difficultés (foncières, bancaires, statutaires, d’accès à l’information et à la formation), est favorisée par l’arrivée de la deuxième vague néorurale (1975-85) et par le « déplacement de l’utopie130 » d’une partie de ceux de la première vague vers les motivations de la seconde. Constituée de trentenaires ayant un niveau de formation plutôt élevé (ingénieurs, enseignants, techniciens, architectes…), à la recherche d’une vie au contact de la nature et dans un environnement préservé, et malgré leur critique du système, ils sont désireux de s’insérer dans l’économie et la société locales131. Mais l’intégration est surtout favorisée par le nouveau contexte de crise économique qui pousse à partir de 1975, les acteurs nationaux et locaux de l’aménagement du territoire à encourager l’installation de jeunes agriculteurs et entrepreneurs, issus ou non du monde agricole ou rural, afin de préserver l’emploi et de lutter contre la désertification de l’espace rural.
Différents vecteurs permettent l’intégration des néo-ruraux, tels les syndicats, les associations, les expériences de pré-décentralisation (contrats de pays, 1975), la relation ambivalente avec les pouvoirs publics, les élections ou les mobilisations autour de l’école et contre de grands projets menaçant l’environnement et l’indépendance économique locale et qui s’appuient sur la revendication « Volem viure al païs » (« Nous voulons vivre au “pays” »).
L’intérêt des « hippies » et l’engouement des citadins pour l’artisanat débouche sur des tentatives privées, soutenues par les pouvoirs publics, de recréer le mariage qui existait autrefois avec l’agriculture où les activités de transformation des matières premières provenant de l’exploitation (bois, laine, chanvre) se pratiquaient à temps perdu, l’hiver, la vente des objets ainsi fabriqués complétant les revenus. Tel est l’objet de la Coopérative des artisans et paysans de Lozère créée en 1975 qui promeut l’artisanat via l’association Lou Grel ainsi que de l’association Les Compagnons du Gerboul132 créée en Ardèche à Thines dès la fin des années 1950 par une Parisienne avant d’essaimer dans tout le département133.
Les associations se multiplient comme en Ardèche du Sud, dans le pays de Largentière-Joyeuse-Valgorge, dans le sillage du contrat de pays éponyme (1976-84) dont le comité de pays est piloté et largement investi par les néo-ruraux. Elles sont parfois utilisées comme fer de lance d’une stratégie de conquête de la mairie comme le GAIL134 à Lablachère (élections de 1983) ou de contre-pouvoir face aux pouvoirs publics (CAPAC135 en Ardèche). Sont concernés la musique (chorales, écoles de musique, concerts), le théâtre, le cinéma, le livre et les médias audiovisuels (bibliothèques, médiathèques).
La revitalisation qui en résulte est multidimensionnelle, qu’il s’agisse de systèmes agricoles inédits incluant la transformation et la commercialisation des productions ou de l’accueil ; de l’expérimentation de la multifonctionnalité répondant à la demande patrimoniale et environnementale de l’englobant à l’égard de l’agriculture ; d’entreprises alternatives centrées sur le développement local comme Ardelaine dont l’activité englobe toute la filière, de la tonte à la confection d’articles en laine, créée après le rachat et la réhabilitation d’une filature en ruine, en 1982 à Saint-Pierreville, en Ardèche, emblématique aussi par la création du réseau de compagnonnage REPAS (Réseau d’Échanges et de Pratiques Alternatives et Solidaires) en 1997. Souvent, ces réalisations sont le fruit d’une coopération entre population locale et néo-ruraux permettant de valoriser les complémentarités – connaissance du milieu et de la technique du côté des autochtones, maîtrise de la gestion, du droit et des circuits administratifs chez les néo-ruraux.
Des lignes de clivage subsistent, continuant à séparer les deux populations, même après l’implication des néo-ruraux dans la vie municipale, malgré les services importés par eux et reconnus par tous comme les crèches, garderies, bibliothèques… Elles concernent le domaine culturel pour lequel certaines dépenses sont contestées tandis que les fêtes et les loisirs restent assez distincts : les autochtones fréquentent très rarement les fêtes culturelles des néo-ruraux mêlées de mobilisations politiques altermondialistes et écologistes, préférant s’en tenir aux fêtes votives, aux matchs de foot, aux concours de boules, le plus fort clivage demeurant autour de la question de la chasse136.
Si les communautaires néo-ruraux perdurent sous des formes dérivées avant d’être ringardisées sous le terme de « babas », les formes gestuelles de leur protestation séduisent bien au-delà de la jeunesse contestataire dont ils ne forment qu’une partie. Leur anti-mode rapproche les jeunes de tous les milieux socioculturels avant d’être adoptée par les adultes auxquels elle entendait pourtant s’opposer. C’est qu’elle fait voler en éclats les modèles de la mode, partagés encore dans les années 1960 entre tradition rurale et phénomènes de mode très encadrés en ville. Elle ouvre ainsi une période, celle des années 197080, où toutes les expressions sont permises et où chacun peut – doit ? – écrire sa propre mode, expression réelle de soi-même et moyen d’engager le dialogue avec les autres, les changements étant, non plus imposés de l’extérieur mais uniquement tributaires de ceux de son propre psychisme.
Leurs utopies artisanales inspirent maints emprunts au folklore : bottes de moujiks, djellabas marocaines, ponchos péruviens et gros gilets de laine mexicaine ceinturés et col à châle. Elles trouvent aussi des relais populaires dans le mouvement écologiste de retour à la nature et au terroir qui affuble les lycéens et étudiants des villes de sabots de bois et de cuir, de gilets de vieux complets du dimanche, de bretelles et cotonneuses chemises « grand-père » en pilou qu’on enfile par la tête, avec ou sans col, aux longs pans coupés en U, modèle inscrit au catalogue de la maison Charvet dès 1976137. Leur liberté d’expression démystifie les longueurs (on va du mini au maxi), désacralise la fourrure (teinte en vert par Yves Saint-Laurent en 1971 ou remplacée par de la fausse fourrure devenue une vraie matière avec Agnès B.), généralise la mode unisexe (blouson et ensemble masculin-féminin chez Yves Sant-Laurent et augmentation des achats de pantalons pour jeunes de 3 millions en 1971), universalise le blue jean décliné dans toutes les tendances (brodé, illustré, classique, décontracté, coordonné, romantique et même formalisé chez Hermès), transforme le T-shirt en moyen de communication sur lequel on exprime ses phantasmes par des citations ou des slogans qui permettent d’afficher son style de vie écologique, le licencié français de « Fruit of the Loom », INTERTEX, n’a-t-il pas ainsi vendu des millions d’exemplaires ? Les petites pièces et les accessoires deviennent la base de la garde-robe, tant sur le plan économique que sur celui de la personnalité138. Le désir d’exprimer sa dimension personnelle en ayant une séduction vraie se traduit par la mode « seconde peau » (jean collé à la peau, maillots, tricot, jersey, transparents139) et l’abandon du vêtement protection-pudeur-parure sociale au profit du vêtement confortable, séduisant, multi-usage, porté du matin au soir pourvu qu’il soit accessoirisé différemment140.