« Retouches en tous genres » annoncent les enseignes des petits couturiers. Ceintures, ourlets, boutons déplacés : nous sommes habitués à négocier avec les produits industriels standardisés1. Et l’expérience de l’essayage en cabine nous rappelle que les normes de tailles fixées par le prêt-à-porter sont bien souvent en conflit avec la diversité des corps. Même retouchés, et sauf moyens exceptionnels et dédain aristocratique des gens « tirés à quatre épingles », nos vêtements, le plus souvent sur cinq tailles, flottent, pochent, plissent… Ce sont les corps qui sont invités à habiter le corps idéal des standards industriels. L’expérience ordinaire de l’essayage – marronnier de la presse avant l’été – est aussi l’expérience intime des normes qui pèsent sur le corps et ses mensurations.
La question surgit dès la naissance de la confection industrielle au XIXe siècle. Car produire par avance des vêtements nécessite de définir un corps-étalon, avec des proportions fixes et selon une série de tailles. Or, tout le siècle est tiraillé entre corps idéal, désir de confort – nouvelle valeur – et culture du vêtement ajusté par les tailleurs aux singularités des corps.
Définir une norme corporelle qui sert de repère à la confection bute sur des difficultés à la fois théoriques et pratiques. D’un côté, la norme est, comme le note Le Dictionnaire de l’Académie en 1835 à l’entrée « normal », ce « qui sert de règle ». D’un autre côté, l’« état normal », dit le même dictionnaire, est l’« état d’un être organisé ou d’un organe qui n’a éprouvé aucune altération ; état ordinaire et régulier ». L’homme qui sert de référence à la confection, par définition abstrait, oscille ainsi entre l’homme idéal des canons artistiques et l’homme moyen, inventé par les nouvelles sciences que sont la statistique et l’anthropométrie. Mais en l’espèce, discours théoriques, techniques et pratiques industrielles sont intimement liés : les brevets déposés comme les instruments en usage montrent que tailleurs et confectionneurs sont aux prises, en pratique, avec cette question théorique. Car on le devine, les standards – c’est-à-dire les normes de fabrication comme les définissent le traité de la fin du XIXe siècle – que met en place la confection ne peuvent se passer d’une norme partagée aussi bien par les industriels que par les consommateurs.
Dans le vêtement se joue aussi de l’incorporation individuelle des normes sociales. Autrement dit, la question des tailles, de l’adéquation entre les corps et leurs vêtements, relève aussi d’une histoire sociale et culturelle. L’avènement tardif de la confection masculine sur taille fixe au début du XXe siècle – et aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour la confection féminine – tient aux résistances des corps et aux nombreux détours qu’empruntent les normes de tailles pour cheminer dans le paysage vestimentaire.
La résistance des corps
Conformismes et conformations ou l’art du sur-mesure
Au milieu du XIXe siècle, tout semble en place pour que la confection sur tailles fixes emporte les sociétés occidentales : emporte-pièces, machines à coudre, avènement des grands magasins et population de consommateurs de plus en plus large en attente de vêtements à bas prix. Pourtant, la résistance est forte.
Elle est d’abord culturelle et somatique : se vêtir, quand on en a les moyens, c’est le faire sur-mesure, au prix d’essayages et d’ajustements. Le vêtement fait chez les tailleurs et les couturières passe par le coupeur qui prend les mesures et coupe, par l’apprêteur qui pose boutons et doublures, par l’apiéceur qui, à domicile et à façon, confectionne les grandes pièces – pardessus, redingotes, habits, vestons et jaquettes – alors que culottiers et giletières assemblent les « petites pièces », puis par un presseur qui repasse2. Intervient enfin le « pompier » pour les derniers ajustements en boutique. La norme est donc la singularité et la confection artisanale le royaume du particulier. Le Roret de 1833, après des indications sur la coupe pour « des individus de différentes tailles, mais toujours assez bien proportionnés », souligne au chapitre « Exceptions » : « On conçoit combien ces difformités sont variables et communes, et qu’il est impossible de les classer et de les soumettre à aucune règle : c’est donc à l’habitude seule qu’il appartient de les apprécier et de les couvrir convenablement »3. Et de proposer cependant des patrons pour une « grosse taille », un « bossu », « un homme fortement penché de côté » et pour les enfants qui « ne sont pas une réduction exacte […] des hommes faits ». L’année suivante, le tailleur Barde note dans son traité « que la forme des différentes parties du corps donne à chaque individu une physionomie particulière » et que de ce fait, « le tailleur doit étudier son modèle, comme l’artiste étudie son sujet »4. En pratique, cela engage à prendre au moins 32 mesures.
Conformations « très-renversée », « bossue », « voûtée », « demi-voûtée »...
in F. Ladevèze, Cours de coupe du tailleur de Paris ou L'art d'apprendre à couper et ... les habits d'après le système actuel de mesurage..., Paris, Musée des tailleurs illustré, 1874.
Mais l’art du tailleur est l’art du compromis entre les singularités d’un corps et des canons. Un tailleur note ainsi : « Un habit fait selon les règles de l’art, en 1828, doit élargir la poitrine et les épaules ; il doit donner à la taille une forme conique »5. Gautier, trente ans plus tard, souligne le paradoxe : « Antinoüs serait ridicule aujourd’hui […], il s’agit seulement d’éviter la lourdeur, la vulgarité, l’inélégance, et de cacher le corps sous une enveloppe ni trop large, ni trop juste »6. Les clients attendent, chez les tailleurs comme les portraitistes, qu’ils parviennent à tirer les corps vers une norme collective tout en préservant leur individualité. Barde tente de rationnaliser la question en brevetant en 1832 à la fois un épaulimètre et un dossimètre pour mesurer les corps et une série de « patrons-modèles » avec lesquels « il devient possible de couper plus d’un millier de vêtements […] propres à habiller toutes les conformations particulières non difformes des corps, suivant tous les âges et toutes les tailles »7. Vertigineuse diversité qui paraît alors impossible de standardiser.
Brevet de Charles Chevallier, « Appareil propre à prendre la mesure du corps de l'homme, dit néomètre », 1844.
(1BA3707), détail © INPI.
Mécanique de précision.
Fulerand-Antoine Barde, « Trois instruments destinés à prendre la mesure des habits, nommés par l'auteur triple décimètre, épaulimètre et dossimètre », 1832.
(1BA3874) © INPI.
Cette attention aux particularités des corps est présente dans toutes les couches de la société. Les nombreux brevets déposés par des tailleurs populaires l’indiquent : en 1839, un « Acribomètre » saisit « les formes du corps quelqu’imparfaites qu’elles soient » et en 1864 un « conformateur-tailleur » sert « à donner les mesures parfaites et les différences qui se présentent à chaque personne, ce qui varie à l’infini [car] si tous les hommes grandissaient avec des proportions régulières, la coupe ne présenterait aucun embarras ; mais il s’en faut qu’il en soit ainsi »8. Le Cours de coupe du tailleur de Paris, présent jusque chez les tailleurs populaires, réserve lui des planches aux « conformations » provenant des mauvaises habitudes, maladies et accidents9. Attention similaire dans la haute couture naissante : il s’agit d’adapter à la corpulence des clientes des modèles présentés depuis les années 1860 sur des mannequins vivants10. Seule nouveauté afin d’éviter à cette clientèle élégante et souvent étrangère les essayages, des bustes personnalisés « moulés d’après nature » comme le fait la maison Stockman11.
Mesures intimes
Si dans la bourgeoisie la culture du sur-mesure est la norme, aussi bien pour le vêtement masculin que féminin, cette sensibilité est la même dans les classes plus populaires. Le fait-main domestique et sur mesure demeure la référence. Le Manuel des dames destiné à la petite-bourgeoisie le souligne en 1833 : chez soi il ne faut pas se soustraire à l'essayage des robes mais plus encore « il est bon […] de le réitérer jusqu’à ce que l’on soit certaine que la robe va parfaitement bien […]Vos observations doivent porter principalement sur le dessous du bras, sur le devant du corsage et sur la coupe du devant de la jupe […] afin qu’elle prenne convenablement le contour des hanches. […] Les tailles, et les tailles collantes surtout, voilà ce qui doit captiver votre attention. »12
Si les machines à coudre conquièrent tous les intérieurs, bourgeois, où l’on fait coudre, comme populaires, où l’on coud, c’est pour produire des vêtements ajustés ou pour en ajuster de tout faits13. C’est vrai pour les « dessus », visibles, et qui ne doivent pas faire de faux plis, comme pour les sous-vêtements féminins. « Le sur-mesure reste largement la règle chez la femme, note le confectionneur Dusautoy en 1867, pour toute une série de pièces qui requiert sur le corps un ajustement précis », soit la quasi-totalité de la garde-robe en dehors des mantelets et des châles14.
La société est d’autant plus attachée au sur-mesure qu’il est associé au « fait-main » et que la défiance contre la piqure à la machine, réputée moins robuste, perdure. Encore en 1906, le professeur de droit lillois et enquêteur social Aftalion indique que la production des sous-vêtements est peu industrialisée « à cause des exigences de la clientèle féminine qui réclame des objets de lingerie exclusivement cousus à la main. Les grands magasins parisiens refusent systématiquement, sans examen, d’admettre dans leurs rayons les articles de “blanc” piqués à la machine »15.
L’arrivée des grands magasins populaires comme bourgeois ne change que peu la donne. Même les plus populaires qui proposent des vêtements à tailles fixes vendent avant tout de la confection sur-mesure et en demi-mesure. Jusque dans les années 1920, passer commandes dans ces grands magasins revient souvent à prendre à domicile près de 30 mesures, à l’aide d’un guide-feuillet. Mesures nombreuses et intimes – on les prend chez les tailleurs par-dessus le vêtement au moins jusqu’au milieu du siècle – et essayage sont la base d’un vêtement de qualité.
« Feuille de mesures à remplir, affranchir et jeter à la Poste », Catalogue de La Belle Jardinière, années 1870.
Collection particulière
Le mal ajusté, stigmate social et signe de ralliement
À revers, le mal ajusté est synonyme de pauvreté ou de marginalité. Avant même les blouses amples de la confection bon marché, la coupe est un marqueur social : aux élégants vêtements ajustés, répondent les fripes, par définition à tailles fixes, portées depuis le début du siècle par la majorité de la population16. Venues pour l’essentiel des administrations – uniformes militaires réformés, vêtements abandonnés dans les hôpitaux… –, elles familiarisent la population avec l’achat de vêtements préfabriqués et non ajustés. L’administration comme le marché confondent encore dans les années 1860 « vêtements confectionnés » en neuf et « en vieux », c’est-à-dire d’occasion17. Au Carreau du Temple et dans les milliers de marchés et boutiques à travers la France, les clients fouillent pour trouver les vêtements les mieux ajustées, l’essayage se faisant sans cabine. Même retouchés à domicile, ils pochent, baillent ou serrent car déformés par d’autres corps18.
Le mal ajusté trahit ainsi une origine modeste – et souvent provinciale19. Un romancier se souvient de son arrivée honteuse à Paris au milieu du siècle habillé d’une redingote « coupée par le tailleur de la famille, dans l’ampleur d’un manteau de mon grand-père […] ; trop courte de taille et trop longue de jupe, [elle] m’engonçait »20. « Il avait l’air d’un ouvrier endimanché, écrit un autre auteur en 1861 à propos d’un paysan monté à Châlons. Il portait un long chapeau en tuyau de poêle qui ne lui entrait pas bien dans la tête, une redingote […] trop courte des manches, un pantalon à carreaux trop court aussi »21. Jambes de pantalons et manches trop courtes ou ourlets, épaules tombantes ou trop étroites deviennent des stigmates de la pauvreté. C’est aussi que nombre d’indigents s’habillent dans les vestiaires et que dans les asiles, avant l’uniforme, « les malades sont réduits à porter des vêtements mal taillés, mal ajustés, qui froissent leur dignité et blessent les convenances. Ils finissent d’user fréquemment la défroque d’indigents que la mort a frappés. »22 Mais jusque dans la petite-bourgeoisie, le vêtement trop court devient la métaphore des fins de mois difficiles, signe d’achats de seconde-main ou dans la confection industrielle et dans les soldes où les tailles disponibles sont limitées.
L’uniformité du vêtement masculin fait que la distinction repose sur les détails de la coupe. « Rien de théâtral écrit Gautier en 1858 à propos du costume bourgeois. La finesse du drap, la perfection de la coupe, le fini de la façon, et surtout le bien-porté de tout cela constituent la distinction. Ces nuances échappent […] au plus grand nombre, [mais] c’est comme si l’on demandait pourquoi à Venise toutes les gondoles sont noires. Cependant rien n’est plus facile à distinguer dans l’uniformité apparente que la gondole du patricien de la gondole du bourgeois. »23
Avec le développement de la confection dans les années 1850, on annonce le temps du « paletot-sac » généralisé et on y voit une « américanisation » qui menace l’élégance du tailleur français24. Il faut dire que les deux secteurs alors en développement, les sarreaux, blouses, bourgerons et salopettes – « camelote » fabriquée dans le Nord – et les paletots sont sans véritable forme. Du Marroussem écrit encore en 1896 que « le genre anglais » a eu « des effets désastreux. La mode des vêtements amples, non ajustés, semblait créée pour favoriser cette industrie qui tend à envelopper de quelques types, régulièrement espacés en leur grandeur, l’infinie diversité des corps humains. »25 Regard condescendant ordinaire de la bourgeoisie sur les mises maladroites que confèrent les vêtements de confection. Lacroix peut ainsi écrire en 1878 que « bien que les numéros de tailles soient multipliés, chacun correspond à une moyenne rationnelle sans être toujours absolument et exactement approprié dans toutes ses parties à la personne qui le porte ; mais l’acheteur y trouve de l’économie […] et il est servi instantanément d’un vêtement qui lui va convenablement bien »26.
Stigmate, le mal ajusté peut être revendiqué. Étudiants et artistes à partir des années 1830 portent volontiers, pied de nez au sur-mesure bourgeois, des redingotes et des pantalons trop courts ou trop longs27. Jules Lecomte raille ainsi Hugo « qui a un pantalon trop court et des cheveux trop longs »28. Si dans L’Éducation sentimentale, les clercs d’huissiers médiocres ont « des manches de redingote trop courtes », les étudiants du Quartier Latin portent eux volontairement « une redingote trop courte des poignets ».
Rien de surprenant à voir représenter les Apaches du début du XXe siècle avec pantalons trop courts et vestes étriquées qui rejettent tout à la fois l’ordre vestimentaire bourgeois et ouvrier. Cette association entre vêtement mal ajusté, pauvreté et marginalité participe, sans nul doute, à freiner la diffusion du vêtement à tailles fixes.
L’industrie du hors-norme
De la règle et de l’empreinte
Si les tailles fixes s’installent si lentement, c’est aussi que se développent des systèmes de prises de mesures plus précis et rapides. C’est d’abord le cas du mètre-ruban qui se diffuse, avec le système métrique, au début du XIXe siècle. Souple, marqué en chiffres connus – un côté en nouveaux centimètres et l’autre en inchs –, il remplace vite, dans les ateliers et les foyers, les bandes de papier marquées. Il devient alors possible d’archiver et de communiquer, y compris par courrier, des mensurations et le tailleur peut calculer des rapports de proportions et concevoir des patrons-modèles à réduire ou agrandir à l’aide de « tables de réduction »29.
Toise perfectionnée : Mornas, « Système de coupe de vêtements d'après nature », 1852.
(1BB13873) © INPI.
Toises, fils à plomb et compas : Bassie, tailleur, « Instrument propre à la mesure des habits pour homme, dit basiomètre », 1848.
(1BB7705) © INPI.
Cette objectivation par le chiffre laisse entrevoir, non pas une industrialisation, mais une mécanisation de l’art des tailleurs. À l’âge des « machines à portraits »– physionotraces, appareils à daguerréotypes puis à photographies –, les tailleurs rêvent à des dispositifs qui permettraient en un mouvement, afin d’éviter « les poses fatigantes du sujet à mesurer », de prendre les mesures et de les transposer en tracés30. À l’opposé de « l’œil du tailleur », la mécanique semble infaillible et quasi instantanée31.
Reprenant les toises employées par l’armée, la médecine et l’anthropométrie naissante – « science qui traite des proportions du corps humain » disent les dictionnaires de 1830 –, quantité de tailleurs déposent dans la première moitié du siècle des brevets pour saisir les conformations. Inspirés des instruments des mécaniciens de précision et des géomètres, ces systèmes combinent règles, compas et fils à plomb pour saisir les corps dans les trois dimensions, notamment ceux « anormaux » et qui sont les plus courants32. Les brevets se comptent par dizaine et ces instruments deviennent ordinaires dans les ateliers.
On rêve d’une machine qui les condenserait tous pour prendre des mesures en un instant, comme la « machine-mesure-statuaire » de Mornas qui peut saisir aussi bien « la saillie du jarret, des hanches, de la taille, du dos [que] de la nuque ». Elle prend des mesures « dans un temps très court et avec une exactitude telle que toute difformité, même invisible à l’œil se trouve reproduite »33. Des systèmes de ce type sont déposés tout au long du siècle : Ogliastro brevète par exemple en 1888 « Le Corporismètre, instrument donnant exactement la forme du corps indispensable pour habiller sans retouche […] de la taille 38 jusqu’à 64. »34 Encore dans les années 1900, des mécaniques « pour prendre les mesures de la conformation variable des personnes » sont à base de toises articulées et coulissantes35.
Ces systèmes s’accompagnent de tableaux de correspondances. Mornas propose ainsi « un tableau de chiffres sur lequel figurent toutes les différences proportionnelles, attribuées à chaque mesure prise dans la machine ». Le chiffre devient le pivot de l’art du tailleur et ouvre la possibilité de penser des tableaux de proportions36.
Les machines s’inspirent des « machines à portraits » qui, comme le physionotype, cherchent à enregistrer en un instant et en volume l’individualité des corps. Tailleurs et couturières rêvent de ces machines, fruits de la rencontre entre mécanique et Beaux-Arts. La corsetière Fournier propose par exemple dès 1827 le Saumamètre, châssis avec 24 tablettes mobiles qui permet d’obtenir « la forme et la proportion du corps humain de manière à pouvoir former sur ces mesures prises des moules en carton ou en plâtre »37.
Système de tableau de chiffres : Richard Wiltz, « Perfectionnements apportés dans l'art du tailleur », 1837.
(1BA6483) © INPI.
Fournier, « Appareils nommés par l’auteur saumamètre destinés à reproduire les formes et les proportions du corps, et applicables à la confection des vêtements d’hommes et de femmes... », 1827.
(1BA2826) © INPI.
Nombre de maisons d’orthopédie, s’inspirant des moulages sur vif, proposent elles de mouler les corps en plâtre afin de réaliser des corsets ajustés et confortables38.
Pour échapper à la contrainte des moulages, on met au point des formes enveloppantes. À la raideur de la toise et de la vision mécaniste du corps, ces systèmes opposent la logique du vêtement épousant un corps plus organique. Le plus souvent, un ensemble de rubans métriques forme une sorte de vêtement à enfiler « pour saisir d’une manière mathématique les formes du corps »39. Les nombreux systèmes déposés assurent prendre les mesures exactes et en un « instant »40. À la différence des systèmes de toises et de fils à plomb qui nécessitent des rudiments de géométrie, ils sont en outre utilisables par des ouvriers non qualifiés, voire analphabètes41.
Car au-delà de la prise de mesures, le projet est de permettre leur transposition la plus précise et rapide des mesures sur le tissu à couper. Alors qu'avec les toises, des tableaux de calculs permettent de tracer les formes, il suffit avec les vêtements-mesureurs d’appliquer ces dépouilles sur le tissu à couper pour réaliser un tracé42. Le « rapide-essayeur » de Fontaine, déposé en 1880, condense les attentes quant à ces dispositifs : « on passe l’essayeur au client, on boutonne les caoutchoucs devant, et le veston prend immédiatement la forme des corps ; on a qu’à tracer, avec la craie […] et le patron est reproduit, essayé, et complétement corrigé. Trois minutes sont suffisantes pour cette opération. »43 En complément, les tailleurs s’ingénient à trouver des machines à tracer les coupes44. Associés à la machine à coudre efficace depuis la fin des années 184045, ces dispositifs doivent permettre une coupe et un montage quasi immédiats du sur-mesure. Mesures rapides et précises par une main-d’œuvre peu qualifiée et mécanisation : c’est un modèle industriel que les tailleurs cherchent à appliquer au sur-mesure.
Dirieckx & Bonnely, « Appareil propre à prendre la mesure et à couper les habits qu'ils nomment : Appareil juste à tous les corps », 1840.
(1BA8052) © INPI.
Planches des brevets de Maillier, tailleur à Bordeaux.
Exemple d’« échelle corporimétrique » qui permet de calculer des proportions de tailles. Ses tables sont basées sur les données militaires et « les proportions de l’homme parfait d’après Mrs Le Poussin, David et Jean Cousin ». Il dépose deux brevets : Maillier, « Instrument qu’il nomme acribomètre, propre à prendre d’une manière mathématique les formes du corps de l’homme, quelque imparfaites qu’elles soient », 1839 (1BA7451) et « Instrument dit corporomètre-conformateur, nécessaire à l'art du tailleur », 1849 (1BB7880) dont il dépose une version pour « les habits militaires » en 1851.
© INPI
Tout indique que ces « conformateurs » ne restent pas que de papier46. Le chemisier Claude indique partout dans la presse des années 1850 faire usage du « Patronomètre pour la coupe », de sorte que « ces objets ne remontent plus et ne tirent nulle part ». Les nombreuses additions de brevets de la seconde partie du siècle – trois pour l’Himamomètre-Janet qui prend « la forme exacte du corsage de l’homme » – laissent imaginer un relatif succès. De façon significative, les Expositions universelles à partir de 1855 ouvrent une section dédiée aux appareillages de mesure. Même si on note en 1878 que ces systèmes « toujours fort compliqués » ne sont pas à encourager, le rêve d’une mécanisation du sur-mesure dure et on dépose quantité de brevets jusque dans les années 193047. La Belle Jardinière elle-même ne fait-elle pas encore dans les années 1960 sa publicité sur son « Bodygraph » qui photographie les corps en « trois dimensions » ?48
À défaut de pouvoir mécaniser la prise de mesures, les industriels s’attèlent à la retouche. En 1910, « The automatic fitting machine », parmi tant d’autres, facilite « l’ajustement des jupes, robes et vêtements, en repliant rapidement un ourlet autour du bas du vêtement, à une distance uniforme au-dessus du sol, et en introduisant ensuite, automatiquement, des épingles »49.
Cette industrialisation, en quelque sorte à contre-courant de la confection sur tailles fixes, contribue à faire que longtemps le sur-mesure demeure la règle. La norme sociale et culturelle et les traditions professionnelles l’emportent sur le standard industriel.
Ajustements industriels : la semi-confection
Dans cette logique qui veut croiser industrie et sur-mesure, grandes maisons de couturières et grands magasins développent la « semi-confection » ou « mi-confection. La clientèle peut commander des boîtes qui contiennent les pièces de tissus prédécoupées, les éléments de finition, un patron et une gravure colorisée qui donne une vue du résultat50. Avantage considérable sur le plan industriel : les pièces sont coupées en série selon quelques tailles. L’approximation est sans importance, l’ajustement étant réalisé par les clientes qui font coudre l’ensemble par une couturière ou une domestique.
Les grands magasins intègrent cette logique, pour les hommes comme pour les femmes. Les clients choisissent leur modèle sur catalogue ou en vitrine puis commandent en communiquant leurs mesures par la Poste ou de visu. Ce système domine longtemps, y compris à La Belle Jardinière, car il permet de couper d’avance et en série des pièces. Grâce aux mannequins réglables – et non personnalisés – inventés dans les années 1830 pour « permettre l’essayage des vêtements sans que la présence de la personne à laquelle ils sont destinés soit nécessaire », les apiéceurs peuvent ajuster les pièces aux mesures des clients51. « Squelette » réglé au moyen de vis ou mannequin avec parties gonflables prétendent, grâce à des repères métriques, convertir des mesures en « une représentation exacte du corps de la personne »52. Le montage du vêtement est alors réalisé le plus souvent à façon, à domicile. En 1896, Du Marroussem le souligne : « Les confectionneurs parisiens remarquèrent […] que les vêtements confectionnés d’avance et dits de série présentaient [l’] inconvénient de ne convenir que fort mal à la plupart des acheteurs […]. Ils prirent l’habitude de laisser à leurs clients (petits marchands revendeurs), des carnets d’échantillons […] ; moyennant une légère majoration de prix sur les costumes de série ordinaire, il suffit […] d’envoyer les mesures de l’acheteur, pour que celui-ci reçût dans le délai le plus bref un costume coupé à sa taille »53.
Mannequin modulable. De Dunin, « Procédés mécaniques propres à prendre et à conserver la mesure des vêtements d'hommes et de femmes », 1850.
(1BB9912) © INPI.
Ce système permet en outre le développement de réseaux internationaux : les confectionneurs allemands expédient ainsi « en Angleterre leurs pièces de draps dont ils font tirer pantalons, gilets et jaquettes qui viennent en France à peu près terminés, sauf ce qui concerne les parties essentielles ayant besoin d’être ajustées à la taille du client […]. Un client vient-il dans une de ces maisons, […] on lui prend mesure et on cherche ensuite dans le stock de vêtements à demi confectionnés celui qui se rapproche le plus des mesures relevées. Le vêtement est alors achevé à Paris, mais l’industriel bénéficie de la main-d’œuvre [anglaise] à prix inférieur »54.
Au final, division du travail, préfabrication et mécanisation – qui réduisent de deux tiers le coût de production – conquièrent le vêtement par le sur-mesure.
De l’homme canon à l’homme moyen
Drapé d’un idéal
La tension entre les singularités des corps et la quête d’une standardisation industrielle traverse tout le siècle, mettant en jeu de façon pratique et théorique la manière de concevoir le corps. En l’espèce, tailleurs et artistes marchent de conserve, confrontés aux mêmes contradictions entre un corps idéal et des corps réels. Dans la culture néoclassique, le peintre qui est un dessinateur doit voir derrière les corps imparfaits l’ordre géométrique. Les dictionnaires de Beaux-Arts déconseillent donc le modèle vivant et recommandent, pour apprendre « les proportions les plus parfaites du corps humain », l’étude des plâtres moulés sur l’antique pour échapper aux « misérables détails d’une nature défectueuse »55. Toutes les méthodes de dessin indiquent donc des rapports de proportions stables56. Les proportions du corps humain mesurées sur les plus belles figures de l’Antiquité, publié au XVIIe siècle, réédité et plagié au début du XIXe siècle, sert de modèle57. Le discours préliminaire dit le projet : pour « la justesse & la noblesse des proportions » et pour ne pas « faire que des figures estropiées ou monstrueuses », il faut se tourner vers les figures antiques aux « justes proportions. » Ces systèmes canoniques délivrent les rapports « normaux » de proportions, les accidents du réel étant laissés à l’appréciation des artistes. Mais les divergences entre l’anthropométrie naissante, l’anatomie médicale et ces canons ne laissent pas insensibles les théoriciens. L’Anatomie des formes extérieures du corps humain, appliquée à la peinture, à la sculpture et à la chirurgie reprend, en 1829, les mesures de l’Antiquité mais propose une perspective nouvelle : « Les proportions de l’homme adulte offrent de nombreuses et d’assez grandes différences chez les divers individus, néanmoins il y a des limites à ces variations chez les hommes bien constitués […]. C’est donc chez eux que les arts doivent étudier l’amplitude de ces variations pour y choisir les proportions les plus belles et en même temps les plus générales. »58 Autrement dit, l’homme « normal » devient la base du canon. C’est le cas du traité de Schadow, sculpteur et graveur néoclassique et fils d’un tailleur qui détaille les proportions à tous les âges de la vie et aussi bien pour des statues grecques, pour l’homme moyen contemporain que pour des cas singuliers – un juif de Lituanie, un soldat du Brandebourg…59 Jusqu’à la fin du siècle, les traités tentent de définir des canons qui concilient enseignements de l’Antiquité, de l’anatomie et de l’anthropométrie60.
Cette culture se diffuse d’autant plus chez les tailleurs que le dessin y devient essentiel pour tracer, voire esquisser, un vêtement. Le Journal des tailleurs ouvre ainsi en 1838 une rubrique intitulée « Proportions normales » qui tente de résoudre le paradoxe entre proportions idéales et réalités des corps : « nous prenons pour modèle […] l’Apollon et l’Antinous, l’homme de trente ans, arrivé au développement de toutes ses facultés physiques, se tenant droit, ayant 5 pieds 3 pouces […]. En partant de ce point régulier, il sera toujours facile aux artistes intelligents de se rendre compte des différences de conformation qu’ils pourront rencontrer »61. Nombre de brevets font ainsi appel aux canons de l’Antiquité et de la Renaissance comme le tailleur Maillier qui propose une « Échelle corporimétrique […] donnant les proportions de l’homme parfait d’après Mrs Le Poussin, David et Jean Cousin » illustrée de bourgeois plus réalistes62.
Mesures de la sculpture d'Antinous : Les proportions du corps humain mesurées sur les plus belles statues de l’Antiquité, vingt-six planches dessinées par De Rinmon, pour l'usage des peintres, sculpteurs et dessinateurs, Paris, Delarue et Lille, Castiaux, 1810, pl. XIV.
Collection particulière
Tailleurs et canons antiques : « Nouvelle méthode pour prendre soi-même sa mesure et l'envoyer par écrit à F. A. Barde », tailleur rue Vivienne à Paris, vers 1840.
BnF
À côté des références aux Beaux-Arts, ce sont aussi les proportions chiffrées sous forme de tables qui intéressent tailleurs et artistes. Elles font naître dans les traités de tailleurs un homme « universel » abstrait, d’autant que les coupes se conforment de plus en plus à des figures géométriques. C’est toute l’ambiguïté du traité fondateur de Compaing de 1828 dédié à l’« Application de la géométrie à la coupe de l’habillement »63. Les corps sont réduits à des solides géométriques emboîtés, abstraction s’il en est, qui peuvent donc être couverts par des formes géométriques. Si le « coup-d’œil et le goût » sont indispensables, « les principes de géométrie, applicables à la sculpture et à la peinture, le sont aussi à l’art qui nous occupe ». Même si l’auteur souligne que « le tailleur est assujetti à une foule d’inconvénients […] tels que les disproportions ou les difformités », il croit possible de définir des « principes » géométriques et de proportions et propose une série d’équations – « la grosseur de haut du corps – la largeur de l’écarrure = à la longueur de l’avant-bras », soit des formulations de traité de dessin. Cette vision d’un corps géométrique construit sur des proportions fixes perdure sur tout le siècle64. On rêve à un « nombre d’or qui permettrait en prenant une seule mesure, le plus souvent la « grosseur du haut du corps », d’en déduire toutes les autres, ouvrant ainsi une industrialisation du sur-mesure65.
Au final, si dans l’art du tailleur comme dans celui du dessinateur l’Homme idéal sert de repère, l’application à la réalité contingente est laissée à l’observation de l’artisan, de l’artiste ou à des machines dédiées aux « corps anormaux »66. Mais même si cette abstraction d’un « corps platonique »67 est inopérante, elle rend acceptable l’idée de tailles fixes définies sur un corps abstrait et normé.
La taille moyenne de l’homme normal : entre anthropométrie et statistique
M. Compaing, L'art du tailleur, ou Application de la géométrie à la coupe de l'habillement ; ouvrage précédé d'un cours élémentaire de géométrie..., Paris, Dondey-Dupré père et fils, 1828, planche 35.
BnF
Dans le monde des arts comme dans celui du vêtement, des définitions divergentes de la norme sont à l’œuvre. À une approche canonique où la norme est une série de règles chiffrées qui surplombent le réel, répond une norme faite de la moyenne statistique que l’on cherche dans le foisonnement du réel. Au début du siècle, Laplace et Gauss définissent pour la statistique la « loi normale » – ou courbe de Gauss – qui donne la distribution « normale » d’un phénomène et permet de repérer des « déviances ». La logique est vite appliquée à la question des tailles, des masses de données étant disponibles grâce à l’armée qui institue la toise des conscrits sous l’Empire. Cette question a d’autant plus d’importance que médecins et statisticiens s’interrogent sur la croissance « normale » et cherchent à identifier les facteurs qui influent sur la taille68. L’essai du statisticien Quetelet Sur l’homme et le développement de ses facultés ou Essai de physique sociale publié en 1835 qui cherche les raisons de la variation des tailles selon le climat, la nourriture, le travail ou le libertinage, devient une référence69. Il s’agit à revers de saisir, par la taille, des types nationaux – naît ainsi un « homme moyen » français, italien ou anglais qui sert de témoin pour observer toute une population. Nouvelle abstraction où « tout ce qui est fortuit ou individuel » est éliminé, il est la moyenne du « corps social » remplaçant la norme du canon.
Dans ce sillon, la taille masculine – les données viennent de l’armée – devient pour les statisticiens, médecins et anthropologues, l’indice pour mesurer l’effet des conditions de vie sur la population. À rebours, elle devient pour les racialistes le moyen de trouver des « peuples » et des « types », à la manière de Paul Broca découvrant l’Armoricain ou le Breton à partir des écarts à l’« homme moyen » de 1,649 cm…70
L’ouvrage qui connaît le plus grand retentissement est l’Anthropométrie ou Mesure des différentes facultés de l’homme de Quetelet, publié trente ans après ses premiers travaux71. Il tente une histoire des tailles moyennes et note, non sans paradoxe, que « l’anthropométrie ou la théorie des proportions humaines appartient […] à la fois à la science et à l’art », convoquant Dürer pour définir le type allemand, Alberti et Vinci pour l’italien, Jean Cousin et Poussin pour le français…72 Comparant l’Hercule de Farnèse et les conscrits Belges, il définit scientifiquement, à la différence de l’« arbitraire des artistes », « la fixité du type humain, malgré la variété des individus »73. Se dessine ainsi un nouveau corps-type qui veut condenser ce qu’est l’homme contemporain moyen. À partir de lui, Quetelet, adepte des probabilités, observe dans la population l’« admirable régularité dans la répartition des tailles »74. De là, il s’attaque aux proportions : « Les hommes, pris individuellement, sont si divers entre eux, qu’il semble inutile au premier abord de rechercher un type ou module de ce qu’ils doivent être dans l’état normal, écrit-il. Cependant ce type existe », si on élimine « les particularités qui les caractérisent », en comparant Belges, Français, Indous, Egyptiens, Grecs, Romains…75
Cette pensée se diffuse chez tous ceux qui s’intéressent au corps. Jacques Bertillon, statisticien à la Ville de Paris et frère de l’inventeur de l’anthropométrie judiciaire, condense dans les années 1880 le savoir sur les tailles, compilant, au hasard des données disponibles sur des hommes « adultes normalement constitués », les tailles des conscrits suédois, des Nègres de Guinée, des Iroquois, des soldats américains, des Fribourgeois…76 De la norme et de ses écarts, naît une théorie sociale des tailles, Bertillon établissant une corrélation notamment entre tailles et instruction.
À la fin du siècle, on cherche d’autres données que celles de l’armée, des hommes le plus souvent entre 19 et 21 ans : la « série de 5 584 mesures [des] prisonniers qu’on amène au Dépôt de la Préfecture de police » ou les cadavres reçus à l’École de médecine – à l’exception des étrangers et des corps sans « tare pathologique » – devraient permettre de fixer « l’homme moyen français »77. Cette dernière enquête est une des seules à mesurer aussi des femmes, « l’homme moyen » étant presque toujours un homme et « dominé » de même que la confection industrielle est alors avant tout masculine et pour les populations les plus modestes.
Cet « homme moyen » contamine les arts eux-mêmes : médecins et anthropologues proposent dans les années 1880 aux artistes le « canon de l’homme moyen européen adulte » sur la base des « chiffres brutalement alignés » de l’anthropologue Paul Topinard78. Les manuels d’anatomie enregistrent ce changement de paradigmes, comme ceux de Paul Richer, très diffusés, qui prétendent « réunir les commodités des canons artistiques à la précision des recherches scientifiques »79.
L'homme moyen artistique : Dr Paul Richer, Anatomie artistique. Planches / description des formes extérieures du corps humain au repos et dans les principaux mouvements, Paris, Plon et Nourrit, 1890.
Collection particulière
Cet « homme moyen » est tôt mobilisé par les tailleurs et les confectionneurs. Dès 1839, Le Dictionnaire technologique offre des tableaux de « Mesures d’un habit fait pour une taille proportionnée de 1 m. 75 c. », jugée « ordinaire »80. Les brevets de tailleurs comprenant souvent des tableaux de proportions construites sur un homme moyen confirment cette diffusion. Ils ouvrent la possibilité de penser quelques tailles moyennes judicieusement distribuées. En 1864, un anonyme du Sentier, probable tailleur, publie avec force détails les « Proportions ordinaires du corps humain », par sexe et de la naissance à la fin de la croissance, et selon trois “types” qui sont des “groupes” : “élancée”, “ordinaire” et trapue »81. L’« ordinaire » est ici une moyenne qui vaut pour norme. Ces considérations rencontrent rapidement l’intérêt des confectionneurs qui tentent de trouver une série de tailles à proportions fixes qui couvriraient l’essentiel de la clientèle. Rien de surprenant à voir les magasins de confection populaires proposer dès lors des modèles distribués en quintiles – sur 5 tailles –, modèle venu de la statistique et des probabilités. Et à côté des canoniques mannequins d’artiste et des mannequins réglables de tailleurs, apparaissent des mannequins sur cinq tailles venues des « normes ou principes anthropométriques »82.
Des corps normalisés
Cette définition du corps « moyen » doit donc permettre d’épouser les corps de la foule. Dans le même temps et à l’inverse, la normalisation des corps est à l’œuvre pour les faire coïncider aux canons comme aux nouvelles moyennes. Tout d’abord, les progrès des traitements des maladies infantiles et de la chirurgie font qu’ils sont moins marqués. Ensuite, après les guerres napoléoniennes, le siècle traumatise moins les corps. Enfin, les développements de l’orthopédie au sens large conforment les corps aux vêtements, autant que l’inverse83. Se multiplient les corsets infantiles qui visent à redresser et corriger les corps – des instruments allongent des membres – pendant la croissance, identifiée comme le moment où naissent les difformités et où elles peuvent être corrigées84. Rien d’étonnant à trouver dans les traités de tailleurs des considérations sur le rôle du vêtement dans la formation des corps. Barde peut écrire en 1834 que pour les jeunes gens qui sont « portés à prendre une attitude disgracieuse », « le tailleur doit tenir l’habillement assez étroit au dos et assez aisé à la poitrine, pour que celui qui doit le porter ne puisse se courber sans qu’il s’aperçoive qu’il se tient mal »85.
L’orthopédie se fait aussi a posteriori, les tailleurs proposant des vêtements « qui corrigent les défauts [d’]attitude » provenant de « mauvaises habitudes »86. Cette logique est présente dans le vêtement ordinaire – dans la bourgeoisie, le haut-de-forme, les gants beurre frais et les souliers vernis interdisent une série de gestes, tout comme les corsets. Dessous comme dessus empêchent de se voûter ou de se cambrer à l’excès. Cette orthopédie, redoublée par les techniques du maintien dans la bonne société – danse, gymnastique, etc. – et celles du monde scolaire fabriquent des corps de plus en plus homogènes.
Cette orthopédie est aussi esthétique : nombre de fabricants de bandages herniaires proposent dès la première partie du siècle de conformer les corps aux canons. Bienaimé commercialise ainsi en 1839, outre un « corset redresseur de jour » un « bandage qui, exerçant une pression douce et graduée sur le bassin et la région hypogastrique », remodèle la silhouette87. Après les années 1850, le corset pour les femmes et les ceintures ventrales pour les hommes deviennent la norme88.
À partir des années 1830, rembourrages et postiches au « naturel » rencontrent un large succès : faux seins, faux mollets, coussinets, épaulettes ou talonnettes redessinent les corps89. Les manuels domestiques recommandent pour le manque de gorge de faire des faux seins à l’aide de coton ou de raclures de baleine90 et même les costumes de bain sont à « rembourrer habilement pour suppléer à certaines défectuosités naturelles »91. Ces prothèses esthétiques doivent apparaître, à la différence de celles du XVIIIe siècle, « naturelles », comme les dents ou les perruques.
Les prothèses médicales elles-mêmes se veulent plus naturelles et, de plus en plus souvent en caoutchouc teint, elles sont censées se confondre avec les corps. Ainsi complétés, ils doivent sembler « normaux ». L’orthopédie rejoint l’art du tailleur en comblant l’écart entre la singularité d’un corps et les canons. Cependant, en conformant les corps à des normes – médicales, esthétiques… –, elle ouvre la possibilité de penser un corps normalisé et donc habillé par des vêtements normalisés.
Vêtements redresseurs. Publicité de la Maison Châne, orthopédie, bandages, bandes, bas-varices, ceintures & corsets, boulevard Saint-Denis, vers 1900.
Collection particulière
Publicité pour les « bretelles orthomorphes » brevetées, vendu par Cahun, rue Taitbout, 1907. On trouve ce type de vêtement à partir du milieu du siècle chez tous les vendeurs de bandages et de sous-vêtements.
Collection particulière
Corps docile, mode moyenne : la diffusion des tailles fixes
Par ordre de tailles : « tailles normales » pour uniformes militaires
Si de multiples résistances culturelles expliquent la difficile diffusion des tailles fixes, c’est aussi qu’elles sont d’abord établies pour des publics « dominés », le plus souvent habillés par l’administration : enfants, prisonniers, pensionnaires des asiles, et surtout soldats.
En Angleterre, les outfitters produisent dès le XVIIIe siècle pour l’armée et la Marine des masses de vêtements tout faits, jusqu’à 120 000 par an92. Dans l’Europe de la fin du XVIIIe siècle, c’est encore pour l’armée que sont mises en place à très grande échelle les tailles fixes. Les besoins sont gigantesques, du fait des changements de régimes et donc d’uniformes – en particulier en France – et de la mobilisation militaire de masse. L’armée considère que les corps des conscrits qui n’ont pas leur mot à dire sont malléables. En outre, elle dispose, grâce à la toisée, de données qui permettent de définir des groupes de tailles. La chose est d’autant plus aisée que les conscrits en « défaut de tailles » sont écartés – en dessous de 1,55 – et que seuls les « non bossus » et « complets de leurs membres » sont retenus93. La ventilation des hommes par corps – artillerie pour les grands, etc. – facilite d’autant plus la définition de moyennes. La distinction sociale se maintient : aux officiers le sur-mesure, à la troupe le vêtement préfabriqué sur seulement trois tailles94.
Dès les années 1820, on déplore cette armée aux vêtements mal ajustés95. « On doit, note un cours d’administration militaire en 1824, prendre mesure à chaque homme, mais la chose, déjà impossible sous peine de n’avoir aucun approvisionnement en effets confectionnés, devient illusoire du moment où l’habit porté par un homme doit passer sur le corps d’un autre » et de conclure qu’il faut s’en tenir aux trois tailles96. Logique semblable pour tous les corps soumis aux uniformes : ceux des Sapeurs-pompiers ordinaires de la Ville de Paris sont produits par des confectionneurs civils sur deux ou trois tailles97. Ces fabricants fournissent aussi la Gendarmerie nationale, la Garde Républicaine, le Service du corps de garde, la Garde municipale…98 Au milieu du siècle encore, la question est traitée de façon expéditive pour la troupe, cette « masse » qui n’est pas en mesure de rechigner : « les confections d’habillement ont lieu à raison de trois tailles et ce mode convient et suffit ; quelquefois, le maître tailleur prend mesure mais cela entraîne une complication qui donne plus d’embarras qu’elle n’a d’utilité »99. Durant les années 1860, et face à l’immense demande créée par les « campagnes » – Crimée, Italie, Mexique, Cochinchine, Algérie100… –, les trois tailles dominent, d’autant qu’on oblige les adjudicateurs à avoir d’avance des dizaines de milliers de vêtements prêts101.
Car les tailleurs de l’administration ne parvenant pas à répondre à la demande, l’armée multiplient les marchés avec des ateliers civils pour lesquels les uniformes doivent être décrits avec précision, fixant des tailles – entre trois et cinq. L’anthropométrie vient au secours de l’administration et de l’industrie : grâce au traitement statistique des mesures, on définit le soldat « moyen » ou « modèle-type » ainsi que les principaux groupes de tailles et de « grosseurs » afin, écrit le Ministère de la guerre en 1865, d’« habiller d’une manière parfaitement appropriée à leur taille tous les hommes de l’arme. […] Ces types sont numérotés 1, 2, 3, 4, etc. […] Les effets d’habillement seront confectionnés dans les proportions convenables, d’après ces différents types »102. Si l’on indique encore des dizaines de mesures à prendre, la réalité est plus simple : les types sont la combinaison de la taille et de la « grosseur du torse » sous les bras.
Mais, à l’usage, l’armée prend conscience que vêtements et chaussures mal adaptés posent problème. Des tailleurs et des cordonniers sont maintenus dans les compagnies pour procéder aux « retouches et ajustements » nécessaires « aux sous-officiers ou aux hommes d’une conformation particulière »103. Pour les chaussures, les médecins enregistrant plus d’un tiers des soldats incapables de combattre car blessés aux pieds, on augmente la palette des pointures – on commande à Godillot 24 tailles104. Une enquête suite à la débâcle de 1870 permet d’apercevoir ces difficultés105. À Rennes rapporte un officier, « les pantalons manquaient surtout d’ampleur, on n’y pouvait entrer. […] On était obligé de donner à des hommes de moyenne et de petite taille des pantalons de la plus grande dimension dans lesquels ils pouvaient entrer et dont on coupait le bas des jambes. » Dans les Landes, « la confection était d’une très petite taille, de sorte que nos hommes étaient plutôt fagotés qu’habillés et avaient leurs mouvements gênés ». Quant aux souliers, dans le Nord, « sur cent paires […], il s’en trouvait au moins trente dont il était impossible de se servir faute de taille ». L’imposition des tailles a un coût physique. L’armée étend à la fin du siècle la « variété des mesures », jusqu’à 40 tailles différentes pour les tuniques, pour « habiller un homme convenablement à son arrivée »106.
En quittant le régime des trois tailles, les vêtements doivent être « marqués du numéro qu’ils occupent dans la série des tailles » pour l’intendance107. Le capitaine Couture (sic) précise : « chaque effet porte sur la doublure deux rectangles qui donnent immédiatement les mesures […] ; le rectangle du haut donne le type », celui du bas la grosseur de poitrine108. Le système perdure sur tout le XXe siècle, un « typomètre » permettant à la fois de prendre la mesure et de déterminer le « type ». Si l’on recommande encore de prendre 14 mesures, en réalité deux mesures fixent les tailles : huit numéros qui désignent des types – synthèse de la grosseur sous les bras, la ceinture, la largeur de la carrure et l’encolure – et cinq lettres qui désignent la grosseur de la taille – de A (48) à E (40). En combinant ces paramètres, soit 40 à 45 modèles, l’armée habille dorénavant presque sans retouche toute la troupe109. Mais, on écrit encore en 1900 qu’« on ne prend pas toujours le soin de rechercher la [bonne] taille et on préfère, quelquefois, allonger ou raccourcir, ce qui a toujours un résultat fâcheux »110. Bricolages ordinaires à partir de standards.
Mesures du soldat au début XXe siècle.
Service de l'habillement (masse) : administration et comptabilité intérieures des corps de troupe, Paris, R. Chapelot et Cie, 1907, p. 137.
Les commandes massives font naître une industrie nouvelle dans son ampleur et son organisation. Dès les années 1820, on cherche à introduire « dans les ateliers une meilleure division des travaux » sur le modèle des ateliers militaires de Bordeaux avec leurs « trois mille ouvriers à couture où chaque genre de pièces était le travail exclusif d’une partie des ouvriers »111. Les premiers essais de machines à coudre sont réalisés dans les années 1830 « pour confectionner par mécanique tous les pantalons à l’usage des militaires »112. À partir des années 1860, la confection des uniformes par les ateliers civils bouleverse la confection dans son ensemble, souvent composée de petits ateliers disséminés. L’armée demandant à ce que ses uniformes, pour ne pas être détournés, soient concentrés en un lieu, naissent de grandes usines, en particulier celles de Dusautoy et de Godillot, à Paris, rue Rochechouart113. La Guerre de Crimée de 1854 montre la nécessité de grandes usines capables de produire rapidement et en masse, ce que confirment les campagnes du Second Empire et les guerres coloniales114. Les commandes sont colossales : l’usine Dusautoy confectionne 300 000 uniformes en 1859 et Godillot qui capte le quasi-monopole dans les années 1860 s’engage à fournir annuellement au minimum 300 000 paires de souliers et 400 000 effets d’habillements115. Il faut vêtir 350 000 hommes, soit pour les seuls pantalons et vestes, produire 870 000 pièces par an et le phénomène ne cesse de s’accentuer du fait d’un renouvellement plus fréquent des pièces – douze mois pour les caleçons, six pour les chemises, quatre pour les souliers…116 Il faut ajouter que nombre de confectionneurs exportent des centaines de milliers d'uniformes par an vers la « Turquie, l’Égypte, l’Italie et plusieurs des républiques de l’Amérique du Sud »117. Les usines sont immenses : Godillot demande au Ministère d’acheter au moins 60 000 effets par an pour « tenir constamment en haleine » ses 2 000 ouvriers118.
Par la « subdivision du travail […] poussée jusqu’aux extrêmes limites » et grâce aux scies et massiquots actionnés à la vapeur qui coupent plusieurs pièces à la fois – 12 dans les années 1860 et plus de 200 dans les années 1880119 – et aux machines à coudre et à finition motorisées, la mécanisation et la standardisation sont très avancées120. Contre la main « imparfaite », Godillot prône la « coupe et couture mécaniques » pour faire travailler « les premiers ouvriers venus »121. La standardisation est d’autant plus avancée que l’armée veut pouvoir faire, selon l’expression qui se fixe au début du XXe siècle, des « échanges standards » de pièces pour réparer les vêtements.
Le passage de ces modèles au vêtement civil est concret : ces usines sont rentabilisées en produisant, entre les commandes de l’armée, des uniformes pour « les agents de la Poste, des Douanes, des différentes compagnies des chemins de fer, les élèves des lycées »122.
Terrain d’expérimentation de la norme et du standard, concentration de la production et corps triés et dociles : l’armée est par excellence le lieu des tailles fixes. Outre qu’elle diffuse des modèles industriels jusque dans le civil, elle familiarise une partie de la société masculine avec les tailles standardisées.
Tailles fixes pour corps occultés
À côté des uniformes, un marché se développe dès le XVIIe siècle pour des porteurs pour lesquels, comme pour les conscrits, l’ajustement au corps est jugé secondaire. Ils sont vêtus par leurs maîtres ou accoutrés de vêtements professionnels aux formes élémentaires.
En 1644, le Nouveau théâtre du monde fait état de ventes à Goa de « chemises toutes faites » pour les esclaves et les Portugais les plus modestes123. Presque un siècle plus tard, Savary des Bruslons signale le commerce de « chemises toutes faites » par les pacotilleurs dans les « Ifles Françaises de l’Amérique, Canada, Sénégal & côtes de Guinée, depuis le Cap Ver & jusques au Cap de Bonne Espérance »124. Rien d’étonnant à ce qu’aux États-Unis, les tailles fixes aient été développées au XVIIIe siècle pour les esclaves. Le phénomène s’amplifie au XIXe siècle : les pacotilleurs vendent des « vêtements tout faits » dans les comptoirs puis dans les colonies. Le confectionneur Lémann peut noter en 1857 : « nos vêtements confectionnés parviennent jusqu’à des régions où beaucoup de gens croiraient trouver encore des anthropophages ». Et de préciser : « nous exportons aujourd’hui nos vêtements français dans le monde entier, […] le long des côtes occidentales de l’Afrique, les sauvages mêmes recherchent nos vêtements [et] la maison Régis [de Marseille] fait des échanges d’habillements confectionnés contre des produits naturels ». Pragmatique, il annonce : « afin que mes articles trouvent un plus rapide écoulement à l’étranger, j’ai fait étudier les tenues générales des peuplades appelées à consommer et j’ai élargi l’échelle des tailles »125. Mais on juge que les corps « sauvages » n’ont pas besoin de vêtements ajustés ; la seule décence – civilisatrice – suffit.
La confection civile naissante des années 1840 se développe grâce aux exportations des pacotilleurs, écrit le Dictionnaire du commerce de 1859, « surtout dans l’Amérique du Sud [où] le goût, l’élégance de la coupe, et l’opinion, justifiée ou non, que ces vêtements étaient à la dernière mode de Paris, leur valut dès l’abord une vogue extraordinaire. Les commandes […] centuplèrent. Les confectionneurs envoyèrent des voyageurs, fondèrent des succursales, et leur commerce prit une [considérable] importance ». Les chiffres de la Douane le confirment : en 1859, les premières zones d’export, devant l’Europe, sont l’Algérie, le Brésil, les Caraïbes, l’Egypte, la Turquie…126 Il faut ajouter l’export massif de fripes, à partir des années 1850, vers ces zones et vers l’Afrique subsaharienne, phénomène accentué par la colonisation. Pour les Européens, l’habillement de la main-d’œuvre « indigène » comme de l’élite que l’on croit déguisée en bourgeois est associé aux tailles fixes.
Le phénomène est le même en France : les tailles fixes se diffusent pour des clients qui n’ont pas les moyens du sur mesure, qui ont l’obligation d’acheter leurs vêtements professionnels et qui, comme les conscrits ou les esclaves, ne peuvent faire des choix. Tous les grands magasins de confection – La Belle Jardinière, Le Bonhomme Richard… – ouvrent dès les années 1830 de vastes rayons de « vêtements professionnels ». Ce sont des blouses coupées en trois longueurs et amples pour être portées par grands froids sur des vêtements de corps et des bourgerons faits sur trois tailles, une ceinture dans le dos, parfois en fils élastiques, permettant de les ajuster127. Si à partir des années 1850 la blouse recule, les vêtements se professionnalisent et se spécialisent. Dans ses catalogues, la Belle Jardinière met en avant ses vêtements bourgeois mais la majorité des articles sont des vêtements de travail : blouses pour bouchers, typographes et laborantins, bourgerons pour tonneliers et charbonniers, corsages pour marchands de vin et menuisiers, cottes pour fumistes et tapissiers, vestes pour mécaniciens et pâtissiers… et tabliers en tous genres128. Et à partir de 1889, la maison distribue un catalogue dédié aux « vêtements de travail confectionnés et sur mesure » » pour contrer l’ouverture de dizaines de magasins spécialisés à Paris.
Les vêtements non ajustés ont aussi pour fonction de dissimuler les corps derrière une fonction. C’est le cas des domestiques : le siècle avançant, on leur impose des sortes d’uniformes qui évoquent les livrées de l’Ancien Régime. La Belle Jardinière, avec d’autres, propose redingotes et vestons de livrée, grooms, gilets d’écurie, habits de valet, tabliers de service…, coupés le plus souvent sur cinq tailles129. La logique est la même dans les métiers publics. Outre la police, les confectionneurs habillent « les agents de la Poste, des Douanes, des différentes compagnies des chemins de fer », autant de personnels qui doivent incarner une institution : l’uniforme doit masquer les singularités des corps130. Autres corps qui doit disparaître, ceux du personnel d’Église. La soutane, par définition non ajustée, se prête aux tailles fixes. Si les costumes du haut clergé se font sur mesure, les « articles ecclésiastiques » pour curés et enfants de chœur sont à tailles fixes, proposés sur trois longueurs131.
Derniers corps à supporter les tailles fixes : ceux des « enfants » et des « garçonnets » (de 12 à 18 ans). Si en bas âge, une robe unisexe les enveloppe, dès le début du siècle, des réductions de vêtements d’adultes apparaissent. Ce sont les seules tailles fixées par les manuels de tailleurs qui soulignent cependant, comme les traités de dessins, que les enfants qui n’ont pas les proportions des adultes « demandent à être couverts avec des vêtements de formes dégagées qui corrigent leur lourdeur naturelle. »132.On n’hésite d’autant moins à imposer aux enfants des tailles fixes que leur vêtement a une fonction orthopédique. Les confectionneurs s’emparent de ce nouveau marché et investissent à partir des années 1860 celui des uniformes des collèges, lycées, pensionnats…133 En l’espèce, ils reprennent la nomenclature de l’anthropométrie qui cherche à définir les stades de la croissance et son point d’arrêt : au moins jusqu’à 16 ans, les tailles sont données de deux ans en deux ans, soit six tailles – 6, 8, 10, 12, 14 et 16 ans134. Aux corps des enfants qui ne s’habillent pas mais sont habillés à devoir se conformer à ces réductions de robes, d’uniformes et, après 1880, de « costumes-tailleurs ».
« Mode moyenne » pour classes moyennes ?
Reste le vêtement civil pour adultes. La confection peut gagner du terrain d’abord parce que les vêtements eux-mêmes changent. Dès les années 1820-1830, on condamne le « paletot-sac » ou « sacs-à-manches » comme étant le fruit de la confection mais le phénomène est sans doute inverse : la nouvelle culture somatique appelle ces vêtements confortables qui permettent une confection industrielle. Malgré les condamnations toutes sociales, le paletot, non ajusté et sans couture à la taille, se diffuse massivement135. Pour les employés toujours plus nombreux, le veston – puis le complet-veston – remplace la redingote plus ajustée. L’uniforme sert d’exemple : « La réorganisation des gardes nationales en 1830, écrit Lémann en 1857, l’élan patriotique du moment, qui fait prendre partout l’uniforme […] ont dû contribuer à donner un nouvel essor à l’industrie du vêtement confectionné »136. Les uniformes de la Garde nationale – une spécialité de La Belle Jardinière – font entrer les tailles fixes dans les usages masculins civils. On peut ainsi regretter en 1867 « le temps […] de la redingote ajustée. Le paletot-sac à toutes épaules l’a supprimé. Il n’y a plus de mesures maintenant, il y a des tailles »137. Le paysage vestimentaire change alors du fait de l’essor de la confection – Paris compte 270 maisons pour hommes et la France 1 500138. Pour le seul vêtement civil à Paris, on passe de 190 établissements en 1846 à 420 en 1866139. Mais le vêtement peu ajusté règne avant tout pour les maisons très bon marché où paletots et pantalons sont faits depuis les années 1830 sur quelques tailles et d’autant plus facilement qu’ils sont de plus en plus amples et uniformes dans les coupes et les couleurs140. Les critiques confondent volontiers coupes et esthétique. Aristocratique, un rapporteur de l’Exposition de 1867 déplore : « On n’est plus un client, on est un quatre-vingts. Une centaine d’usines vétissantes nous conduisent à l’uniforme indifférent et absolu ». Et d’insister : « Cette confection a des côtés atroces. Plus de mesure. Au lieu de votre pied, ce sont des points, on chausse neuf ou neuf et demi. Les rôles sont intervertis, c’est à la chair aujourd’hui de s’accommoder au cuir. […] C’est beau et cruel une machine […]. Il lui faut des types ; pourquoi n’êtes-vous pas dans les types ? Elle a son goût cette machine, à vous d’y conformer le vôtre, c’est une face de la loi des majorités »141. Même condamnation en 1878 : les magasins de confection « réunissent des collections de vêtements tout faits […] suivant la mode moyenne du moment »142. Mais les mêmes confectionneurs défendent, non sans condescendance, l’amélioration de la condition populaire grâce aux vêtements standardisés. Lémann qui veut habiller anthropophages comme ouvriers peut ainsi écrire, enthousiaste : « la confection a dû conduire, il me semble, à la moralisation des masses ; l’ouvrier, autrefois vêtu de grosse toile ou de haillons raccommodés, peut aujourd’hui endosser l’habit [qui] le relève et l’oblige à se respecter »143. Lacroix se félicite en 1878 de l’ouvrier en redingote qui, grâce à la confection, « se respecte beaucoup plus que l’ouvrier en blouse »144. L’orthopédie sociale des ouvriers peut s’accommoder de vêtements informes et d’une « mode moyenne » dès lors qu’ils chassent la blouse portée hors du travail.
Plus discrètement, les tailles fixes s’emparent des sous-vêtements, en particulier de la chemiserie masculine. Le marché des « cols blancs » s’étend dès les années 1830 avec la multiplication des employés des administrations, publiques comme privées. Des personnels des banques aux commis de boutique, ils ont l’obligation de paraître, presque toujours à leur charge pour la chemiserie. Alors que s’effacent pour ces classes moyennes la distinction entre vêtements de ville et de travail, la chemise blanche sur trois ou cinq tailles devient la norme145. Élastiques et fronces permettent de les ajuster. Cette mise en contact des corps avec des tailles fixes est observée par les traités domestiques et d’hygiène. L’un d’eux peut dénoncer dès 1838 les chemises « toutes faites [dont] le diamètre transversal trop peu étendu ou l’épaulette trop en avant » menacent de « congestions cérébrales »146. Mais pour nombre de médecins, elles permettent la diffusion de l’hygiène intime147 et, la laissant publiquement deviner, elles deviennent une nouvelle norme jusque dans la bourgeoisie148. Tous les grands magasins proposent chemises, « gilets, corsages, camisoles, tricots, jupes et jupons » préfabriqués149. Et quand, à domicile, les employés se défont de ces camisoles, ils revêtent une chemise de nuit, grand sac chaste fait sur trois tailles150.
La culture militaire imprègne cette nouvelle culture vestimentaire. Les catalogues soulignent que modèles et prix sont donnés pour une « grosseur » moyenne de 0,88 m à la taille, la même que celle fixée par l’armée151. Mais à observer les catalogues des grands magasins de confection, la logique hésite. Outre le fait que la semi-confection domine, un entre-deux se met en place : les vêtements sont fabriqués sur tailles fixes et des « apiéceurs pompiers » les ajustent pour se vêtir en « cinq minutes », en réalité une demi-heure152. Les choix industriels sont aussi économiques et sociaux : alors que les magasins très populaires réduisent le nombre de tailles pour arriver à des coûts très bas, les autres, forts des réductions des coûts de la production et des matières, proposent un large éventail de tailles. L’Illustration peut écrire à propos de la Belle Jardinière que pour le consommateur « il est bien rare […] que la maison ne puisse trouver un vêtement à sa taille. » Même logique pour les pointures qui courent du « pied mignon du bébé » au « numéro 47 ». Les grandes maisons proposent des tailles faites de combinaisons. S’il devient habituel de donner la taille à partir de la grosseur de la poitrine, chaque taille possède sa série de variantes, d’où le système de notation qui croise, comme à l’armée, lettres et chiffres. À La Belle Jardinière, dès 1875, on s’explique le succès par le fait que « la division des tailles graduées est beaucoup plus étendue »153. La maison propose ainsi au début du XXe siècle ses grandes pièces sur près de 40 tailles. Extension de la gamme des tailles et retouches font que la taille fixe est souvent ajustée. On comprend dès lors qu’on puisse écrire en 1906 que la confection sur tailles fixes « habille environ les deux tiers de la population masculine de la France »154.
Pour la femme, la résistance demeure. Son corps paraît impossible à normaliser, d’autant qu’aucune administration n’a élaboré de données qui permettraient de le penser en termes de moyennes. Outre les vêtements de travail – tabliers, blouses… –, ce sont d’abord ceux « qui n’exigent pas de mesures exactes » – châles, mantelets, jupes longues… – qui sont préfabriqués par les quelques 2 500 entrepreneurs en « confection pour dames » du début du XXe siècle155. Il faut y ajouter les corsets « faits à l’avance sur un certain nombre de tailles » : s’ils sont « le plus souvent mal coupés », fils caoutchouc et laçages les rendent adaptables156. Pour une partie de la clientèle populaire, l’intimité se moule dans des tailles fixes, standardisées jusque dans leur production, alors que les dessus demeurent sur-mesure. La sous-traitance dans les ateliers à domicile permet, en particulier à Paris, d’obtenir des robes sur-mesure en 24 heures et à défaut, les robes achetées en confection sont retouchées, soit en magasin, soit à domicile157. Long chemin encore avant que n’apparaisse une « femme moyenne » qui donne naissance à une série réduite de tailles.
L’histoire des normes de tailles est celle d'une longue négociation, souvent brutale, entre l’industrie et des corps, tantôt dociles, tantôt résistants. Ainsi, l’avènement des standards industriels ne relève pas d’une histoire des progrès techniques comme le montrent les cheminements complexes de la diffusion des normes de tailles. Car pour être opérantes, elles doivent reposer sur un « homme moyen » ; et pour être mises en place, elles doivent rencontrer des corps dociles ou tout au moins socialement contraints. D’où la lente percée de ces vêtements d’un nouveau type qui mettent en jeu aussi bien les hiérarchies sociales que le rapport au corps. Le XXe siècle reste marqué par l’histoire de l’imposition de ces normes et de leurs transgressions. Alors que la confection masculine domine à partir des années 1920 et féminine à partir des années 1960, nombre de mouvements culturels vont jouer du mal ajusté pour refuser l’ordre vestimentaire, à la fois dans ses normes sociales et dans ses normes industrielles. Qu’on songe aux immenses vêtements flottants des Zooters qui refusent le travail manuel et l’ordre économique ou aux pantalons baggy, pantalons-sac qui imposent une démarche nonchalante et empêchent aussi le travail physique. Qu’on songe a contrario aux Teddy boys et aux mods avec leurs vêtements étriqués – le pantalon feu de plancher et moulant – et aux punks aux pantalons trop moulants et trop courts… Tous refusent un ordre social, en particulier celui du travail, et un ordre industriel, celui du prêt-à-porter. Ils refusent le vêtement ajusté au corps et l’ajustement des corps au vêtement mais aussi l’uniformité des tailles définies par l’industrie. Dans ces quelques centimètres qui font un vêtement trop court ou trop long, dans les faux-plis et les ourlets, résident un discours pratique autant que discret sur la mode, le corps et les normes sociales dont l’histoire est à écrire.
Bibliographie sélective
Alison Matthews David, “Made to measure ? Tailoring and the ‘normal’ body in nineteenth-century France” in Ernst Waltraud (ed.), Histories of the Normal and the Abnormal : Social and Cultural Histories of Norms and Normativity, Oxon & New York, Routledge, 2006.
Daniela Döring, Zeugende Zahlen Mittelmaß und Durchschnittstypen in Proportion, Statistik und Konfektion, Berlin, Kadmos Verlag, 2011.
Winifred Aldrich, “History of sizing systems and ready-to-wear garments” in S. P. Ashdown (ed.), Sizing in clothing : developing effective sizing systems for ready-to-wear clothing, Cambridge, Woodhead Publishing / The Textile Institute, 2007.
Farid Chenoune, Des modes et des hommes : deux siècles d’élégance masculine, Paris, Flammarion, 1993.
Patrick Verley, L’Échelle du Monde. Essai sur l’Industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 1997.
Louis Bergeron (dir.), La Révolution des aiguilles, Habiller les Français et les Américains, XIXe-XXe siècles, Paris, EHESS, 1996.