Margrethe Mather, Untitled [Sans titre], 1927
Tirage gélatino-argentique, 23,8 × 17,46 cm. San Francisco (Calif.), San Francisco Museum of Modern Art. Don de Madame Drew Chidester. Reproduction avec l’aimable autorisation du SFMOMA.
La photographie ci-contre ne semble correspondre à aucun idéal de beauté corporelle, ni à l’iconographie de l’érotisme (masculin). Cette image comporte plusieurs aspects insolites, parmi lesquels la minimisation des signes de différence sexuelle, effectuée par le recadrage (lors de la prise de vue) ou l’escamotage (sur le négatif). L’effet produit est un décalage visuel entre ce que l’on perçoit à première vue et l’identification ultérieure du sujet (un ventre) et du médium (une photographie artistique). Cependant, quelles qu’aient été les intentions conscientes de Margrethe Mather dans la réalisation de cette image1, la rencontre photographique entre celle-ci et la personne qui la regarde est, en fin de compte, subjective, même si cette rencontre s’accompagne d’une familiarité culturelle permettant l’identification.
On est frappé par l’illusion du tactile, la douceur de la peau qui contraste avec la texture rugueuse du tissu, l’impression de rondeur, alors même que le volume et la profondeur de champ sont contredits par une absence programmatique de perspective. C’est ainsi que le point de rencontre de la chair avec la toile de coton grossièrement tissée et l’apparition de formes sombres dans le tissu sous l’effet de l’ombre suscitent un effet de tridimensionnalité, la planéité générale supprimant tout espace externe à la surface corporelle décrite. Il s’agit là de jeux formels courants dans la photographie moderniste. Mais, comme avec d’autres images réalisées par Mather à la même époque, il est plus intéressant de se pencher sur les raisons pour lesquelles la photographe a privilégié l’ambiguïté sexuelle à la confirmation visuelle d’une identité sexuée.
Au milieu des années 1920, Mather s’est déjà éloignée du pictorialisme qui domine les lieux d’exposition et de diffusion de la photographie artistique. Avec Edward Weston, dont elle est le mentor en photographie, qui sera son amant pendant quelques années et avec lequel elle s’associera professionnellement, Mather adopte la nouvelle esthétique de la netteté absolue, ainsi qu’une composition quasi abstraite, qu’accompagne dans cette image la vogue du japonisme qui règne alors sur le Los Angeles bohème. Rares sont les écrits consacrés à Mather – contrairement à Weston, ce qui n’a rien de surprenant –, mais sa biographe, Beth Gates Warren, indique que la photographe a eu des relations lesbiennes et travaillé comme prostituée. Si Mather était effectivement homosexuelle ou bisexuelle, ce pourrait être l’indice d’une prédilection personnelle pour l’androgyne et l’ambigu. Je pense toutefois que l’une des significations de cette image est précisément le refus de céder à la convention. Qu’elle soit consciente ou non, cette signification soulève la question d’une résistance possible, non pas aux normes stylistiques ou de contenu en photographie, mais aux normes de l’hétérosexualité imposant une binarité sexuelle qui irait de soi, incarnée par le nu. Peut-être s’agit-il de l’une des fonctions idéologiques du nu.
Tandis que je rédigeais cet article, je lisais l’essai en forme de manifeste de Paul B. Preciado, Je suis le monstre qui vous parle2, lequel m’a amenée à réviser ma réflexion sur le nu en général. À partir de sa remise en cause cinglante de la croyance « évidente » en l’existence de deux sexes auxquels tous les êtres humains appartiendraient, il est possible de conclure que le « travail » idéologique (et historique) de la culture visuelle est entièrement lié à cet impératif culturel psychosocial. Masculin ou féminin, le nu pictural est mis en scène pour proclamer la caractéristique putative de la différence sexuelle, sur laquelle spectateurs et spectatrices sont susceptibles de s’aligner de manière complexe et subjective. Parmi ces représentations omniprésentes de ce qui est considéré, en un lieu et un temps donnés, comme le sexe et le genre d’un corps, sexe et genre doivent entrer dans un moule binaire. Ils coexistent au sein de mécanismes psychiques (et matériels) de réification et de fétichisation du corps féminin, comme les études féministes l’ont si abondamment mis en évidence.
Il y a donc quelque chose de réconfortant à imaginer qu’au sein du corpus de la photographie de nu, il existe des formes – non reconnues ou non identifiées – de refus, de contestation ou d’occultation qui, consciemment ou non, perturbent l’« évidence » apparente de deux sexes, de deux genres, et s’ouvrent à l’espoir d’émancipation qu’exprime Paul. B. Preciado en faveur d’« une prolifération des pratiques et des formes de vie, d’une multiplication de désirs capables de se déployer au-delà du plaisir génital3 ».