Inconfortables nus

p. 6-8

Texte

Dès son apparition au xixe siècle, la crudité des photographies de nu mises en vitrine sautait au visage des contemporains : « Depuis quelque temps on voyait, à la vitre de quelques daguerréotypeurs, de quelques marchands de gravure, des planches représentant les sujets les plus licencieux, reproduits avec toute la vérité que le daguerréotype seul peut atteindre1. » Ce caractère cru devenait un marqueur de la différence entre la photographie et la peinture ou les autres arts graphiques, par sa véracité, par la puissance de ses détails rendus d’une manière fine et précise (la pilosité au premier chef). Aussi anciennes que le médium lui-même – comment en serait-il autrement, lui qui voit le jour avec l’essor du capitalisme ? –, qu’elles soient licites ou illicites, les images de nu sont le fuel autant qu’elles dérivent d’une marchandisation des corps (essentiellement féminins), désormais consommables visuellement et, de plus en plus, industriellement.

Aborder les histoires du nu en photographie revient à se pencher sur un double écran : celui des images elles-mêmes et celui des strates de regards superposés, depuis ceux des contemporains jusqu’à ceux des chercheurs et chercheuses qui s’y penchent aujourd’hui avec une conscience poussée des effets de leur sujet et du poids de leur écriture. Car, après la théorie des années 1980 d’une part – celle des Allan Sekula, Georges Didi-Huberman, Laura Mulvey ou Abigail Solomon-Godeau, qui ont digéré les leçons de Michel Foucault et de la psychanalyse –, et après le mouvement #Metoo d’autre part, comment pourraient-ils, et pourrions-nous, regarder des modèles nus innocemment ? Autrement dit, les yeux aussi ronds qu’amusés d’un Louis Chéronnet2, ou comment un certain milieu artistique et critique observait la photographie de nu de l’époque 1900 dans l’entre-deux-guerres, seraient sans doute mal venus et mal interprétés aujourd’hui. Au risque d’en soutirer la charge érotique, de les « déséroticiser », les images de nu sont ici devenues des objets de recherche, avec la mise à distance que cela implique. Dans ce déplacement, ne perd-on pas quelque chose et comprend-on vraiment ces photographies ? La situation du regardeur-chercheur, ou de la regardeuse-chercheuse – qui met souvent ses yeux dans des images produites par des hommes pour des hommes –, est somme toute inconfortable ; et il n’est pas facile d’accepter ou de faire quelque chose avec le trouble, voire le malaise que provoque ce genre de photographies. C’est également le cas pour une publication.

Aussi le nu photographié est-il toujours un théâtre, au sens où il nous rend spectateur. Fonctionnant à plein régime, il est un lieu paroxystique de l’expression des tensions culturelles, morales et politiques d’une société donnée, de réactions émotionnelles, mais aussi des questions que soulèvent certains types de photographies. Ces questions, nous les mettons à l’épreuve à nouveau ici : elles concernent le choix des images qui accompagnent les textes et la manière de les reproduire, ainsi que la position adoptée par l’auteur ou l’autrice qui les étudie. De ce point de vue, nous pouvons observer un basculement des positionnements méthodologiques, qui ne surplombent pas et se placent plutôt du côté du sujet photographié. Peut-on retracer la vie et le parcours des modèles ? Ces histoires en pointillé étaient déjà abordées dans le numéro 2 de Photographica par l’article de Wendy Grossmann sur la vie d’Adrienne Fidelin dans l’ombre de Pablo Picasso et de Man Ray3, et plus encore figuraient au cœur du numéro 5 « Portraits choisis, portraits subis » dirigé par Alexandra de Heering et Anne Roekens4. Des visages aux corps photographiés, nous tirons les fils, dans cette sixième livraison, d’interrogations qui se poursuivent, rebondissent et parfois achoppent sur l’effet de ces images de nus, leur histoire, et la place des chercheurs et chercheuses face à celles-ci. Des photographies ardentes – et ardues, pourrait-on ajouter.

1 Nom indéchiffrable (Horias ?), sans titre, L’Écho du Midi : journal des intérêts politiques, industriels et vinicoles : paraissant les dimanches

2 Louis Chéronnet, « L’objectif au service de l’art » et « Musée secret », dans Le petit musée de la curiosité photographique. Paris : Éditions Tel

3 Wendy A. Grossman, « Entre l’appareil et la toile : Man Ray, Pablo Picasso et la représentation d’Adrienne Fidelin », Photographica, no2, avril 

4 Alexandra de Heering et Anne Roekens (dir.), « Portraits choisis, portraits subis », Photographica, no 5, octobre 2022.

Notes

1 Nom indéchiffrable (Horias ?), sans titre, L’Écho du Midi : journal des intérêts politiques, industriels et vinicoles : paraissant les dimanches, mercredis et vendredis, 1er août 1851, n. p. (p. 2).

2 Louis Chéronnet, « L’objectif au service de l’art » et « Musée secret », dans Le petit musée de la curiosité photographique. Paris : Éditions Tel, 1945, p. 22-29.

3 Wendy A. Grossman, « Entre l’appareil et la toile : Man Ray, Pablo Picasso et la représentation d’Adrienne Fidelin », Photographica, no2, avril 2021, p. 11-33.

4 Alexandra de Heering et Anne Roekens (dir.), « Portraits choisis, portraits subis », Photographica, no 5, octobre 2022.

Citer cet article

Référence papier

Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert, « Inconfortables nus », Photographica, 6 | 2023, 6-8.

Référence électronique

Éléonore Challine et Paul-Louis Roubert, « Inconfortables nus », Photographica [En ligne], 6 | 2023, mis en ligne le 21 mars 2023, consulté le 08 juin 2023. URL : https://devisu.inha.fr/photographica/1097

Auteurs

Éléonore Challine

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Paul-Louis Roubert

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