L’autrice tient à remercier ses deux relectrices Anaïs Mauuarin et Carolin Görgen pour leur précieuse collaboration à la rédaction de cet article.
Fin novembre 2017, un mois et demi après la parution dans The New York Times de l’article à l’origine de l’« affaire Weinstein1 », une pétition est adressée au Metropolitan Museum de New York pour interpeller l’institution sur « l’idéalisation de la sexualisation de l’enfance2 ». Son instigatrice, la militante féministe Mia Merrill, ne demande pas que le tableau visé ici, Thérèse rêvant peint par Balthus en 1938 [Fig. 1], soit « censuré, détruit ou plus jamais visible3 », mais que le musée s’interroge sur son dispositif de monstration. Elle commente la dimension voyeuriste de la composition, redoublée par des cartels feignant d’en ignorer l’érotisme. Cette toile de Balthus, choisie parmi les sept que conserve le Metropolitan Museum, avait été particulièrement mise en valeur lors d’une exposition sur le thème des « jeunes filles aux chats » organisée dans le même musée en 2013-2014. Dans son catalogue, la conservatrice Sabine Rewald rappelait l’âge et l’identité du modèle, Thérèse Blanchard, 13 ans, tout en soulignant la « métaphore érotique4 » d’un chat lapant du lait aux pieds de l’enfant. La participation du modèle, ainsi que la recontextualisation des conditions de production du tableau, sont au cœur de la démarche de Mia Merrill. En plaçant l’expérience vécue au centre du discours – qu’il s’agisse du consentement du modèle ou de la perception du public –, la question n’est plus de débattre de l’érotisme du tableau, mais d’en interroger les manifestations en tant qu’objets culturels. La saisie de l’œuvre de Balthus par une critique d’art féministe, dont les premières manifestations sont à chercher sous la plume de Linda Nochlin en 1988, trouve trente ans plus tard un puissant écho. La place centrale qu’occupait Balthus dans la réflexion de l’autrice de Femmes, art et pouvoir sur les femmes « spectatrices et consommatrices de l’art5 » reste de premier ordre dans la remise en cause d’un système de représentations dans le sillage du mouvement #MeToo.
Fig. 1 Balthus, Thérèse rêvant, 1938.
Huile sur toile, 150,5 × 130,2 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art, 1999.363.2. Jacques and Natasha Gelman Collection, 1998.
© Balthus.
Il est possible qu’un autre facteur ait contribué à faire de Balthus un exemple éclairant de la réflexion contemporaine sur l’art comme agent de l’objectification du corps des jeunes filles. Au lendemain de l’ouverture de l’exposition du Metropolitan Museum en septembre 2013, la galerie Gagosian inaugurait à New York « Balthus : The Last Studies », réunissant autour de quelques toiles inachevées les « dessins6 » photographiques produits avec un appareil Polaroid dans les années 1990. Une sélection de 150 clichés dévoilait ainsi les huit années pendant lesquelles le dernier modèle du peintre, Anna Wahli, a pris la pose face à l’appareil [Fig. 2]. Peu après leur révélation, ces polaroids ont fait l’objet d’une polémique distinguant l’image peinte de l’image photographique dans les représentations de l’enfance. L’annulation par ses organisateurs d’un projet d’exposition de ces polaroids au Museum Folkwang d’Essen en 20147 fut alors pour son ancien directeur, Tobia Bezzola, le signe que « la photographie est toujours un art illégitime8 ». Si le Metropolitan Museum n’a jamais accédé à la demande de ses près de 12 000 pétitionnaires, un seul article a en effet suffi à suspendre le projet du Museum Folkwang. Hanno Rauterberg, éditorialiste et, depuis, auteur d’un ouvrage sur la liberté de l’art9, portait dans les colonnes de l’hebdomadaire allemand Die Zeit un jugement esthétique et moral sur les polaroids, dont la faible qualité échouerait à « justifier que le musée exploite la jeune Anna10 ». Ce sont pour lui des « photos pleines de désir pour la jeune Anna, à moitié nue, la poitrine souvent découverte11 ». Sa position est toutefois radicalement différente lorsqu’il s’agit de défendre, face à la pétition de 2017, « le refuge du musée12 » et les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art d’une « censure par le bas13 ». Pour Hanno Rauterberg, la différence majeure entre photographie et peinture dans la représentation du nu réside dans la présence tangible du modèle : « Balthus n’a pas seulement imaginé ces images, il a allongé sur son divan une véritable jeune fille, Anna14. »
Fig. 2 Balthus, [Anna Wahli posant pour Le chat au miroir III], c. 1993.
Polaroid, 10,2 × 10 cm. Lausanne, musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Fonds Balthus, Ph3846.
© Balthus.
La pétition de Mia Merrill a ainsi placé l’œuvre de Balthus au cœur d’un débat très actuel15 sur les conditions de monstration des œuvres d’art considérées comme violentes et/ou sexistes, voire pédophiles, qui traverse également la production photographique de l’artiste avec, semble-t-il, davantage de véhémence. Peinture et photographie ne bénéficient pas de la même légitimité et constituent chez Balthus deux catégories d’objets distinctes : d’un côté une production signée, où la part de sublimation permettrait d’évacuer la présence d’une jeune fille face au peintre ; de l’autre, des clichés de jeunes modèles dont on souligne l’amateurisme et le caractère utilitaire. Or la valeur de l’œuvre est un critère essentiel, dans la mesure où la dimension artistique ou fictionnelle peut légalement préserver une image mettant en scène une nudité infantile du qualificatif de pédopornographie16. Ces photographies, enregistrées pour n’être jamais vues, engagent de plus la participation d’enfants qui sont aujourd’hui des femmes adultes, exerçant leur droit à l’image et rapportant de leur expérience de modèle des récits contrastés.
Ces vues suscitent le trouble depuis leur redécouverte après la mort du peintre. En 2001, Jean Clair dévoilait publiquement les premières d’entre elles dans son article « Balthus photographe » et se questionnait déjà sur les conditions de leur visibilité : « Fallait-il les montrer ? Les révéler ? Les exposer ? Fallait-il les cacher ? Fallait-il les détruire17 ? » Balthus a photographié ou fait photographier assidûment ses modèles entre 1954 et 2000. On dénombre plus de 3 000 photographies, en dépôt au musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne et dont les droits d’exploitation sont gérés, pour les polaroids, par la galerie Gagosian. Ces images abondantes permettent de prendre la mesure du rôle joué par les jeunes filles, modèles de Balthus, dans les conditions matérielles de la production de l’œuvre de l’artiste. Néanmoins, par ce qu’elles montrent, par les corps qu’elles dévoilent, par leur sérialité, il s’avère délicat de les constituer en tant que simples « photographies de peintre », selon la désignation désormais classique en histoire de l’art, d’en faire les sources et les témoins du geste créatif, de la co-production et de la relation entre modèles et peintre. La présence des jeunes filles déborde dans ces images, dont l’enjeu, ce faisant, dépasse le rapport à l’œuvre picturale.
Cet article entend revenir sur les questions que soulèvent ces photographies de modèles en s’interrogeant sur la façon dont ces images ont effectivement été montrées ou invisibilisées depuis leur découverte. Après avoir mis en lumière la place de la photographie dans le travail de Balthus, le rôle des jeunes filles qui lui ont servi de modèles et les relations qui se tissaient autour du médium et dans les séances de poses, il s’agira de montrer dans un second temps les débats et les hésitations qu’ont suscités les redécouvertes et publicisations de ces clichés de Balthus, sous forme de publications autant que d’expositions. Il en ressort un questionnement profond concernant le statut des photographies prises par les peintres et la part publique qui doit leur être accordée, face en particulier à la parole et aux souhaits des modèles photographiés.
Il importe enfin de souligner l’acuité des interrogations de Jean Clair, non seulement car elles resurgissent fréquemment avec les corpus de nus conservés dans les fonds d’atelier, mais surtout car elles interpellent les historiennes et historiens qui étudient ces photographies. Comment étudier un corpus à la fois partiellement inédit et non reproductible ? Est-il besoin de révéler, d’illustrer, pour commenter ces objets placés à la lisière de ce que Laurent Bihl et Bertrand Tillier ont récemment désigné sous la catégorie d’images « non-montrables18 » ? Afin d’évoquer ces photographies sans réactiver les troubles qu’elles peuvent susciter, nous avons ici fait le choix de ne reproduire, lorsque les modèles sont visibles et identifiables, que celles qui ont préalablement été diffusées, avec l’accord des photographiées. Les ressorts de la description textuelle et de la proximité visuelle avec des dessins ou des peintures permettent en outre de faire l’histoire de ces images-modèles, sans avoir à les reproduire. Il n’en demeure pas moins que les photographies de modèles sont toujours des objets de curiosité, qui révèlent la part cachée de l’atelier en dévoilant les corps qui l’habitent. Et qu’en dépit de la précaution avec laquelle nous entourons ces reproductions, la part visible de ce corpus ne peut manquer d’augmenter le mystère de celle qui ne l’est pas.
Les modèles photographiés par Balthus
Fin 2013, le Metropolitan Museum de New York proposait une exposition de l’œuvre balthusienne où, pour la première fois, les modèles et leurs histoires occupaient un rôle de premier ordre. Le peintre que Jean Clair a classé parmi les représentants français des « réalismes19 » est en effet resté célèbre pour les coups d’éclat de ses toiles dites scandaleuses20 dans les années 1930, puis « pédophiles21 » et « sexuellement perverses et provocantes22 » à partir des années 1980. Dans son catalogue, la commissaire de l’exposition, Sabine Rewald, à qui l’on doit la première thèse monographique sur Balthus, y retraçait non seulement la continuité d’un motif iconographique, mais la participation active de petites et jeunes filles qui interviennent comme modèles dans l’atelier dès les années 1930. La première d’entre elles est Thérèse Blanchard qui prend la pose entre ses 11 et 14 ans pour une dizaine de toiles. Viennent ensuite Georgette Coslin en 1941, Jeannette Aldry deux ans plus tard, et Odile Bugnon ; toutes sont des enfants que le peintre remarque dans son voisinage. Entre la fin des années 1940 et 1950, interviennent les modèles avec lesquelles Balthus a entretenu une relation, telles Laurence Bataille – la fille de son ami Georges Bataille – puis Frédérique Tison – sa nièce par alliance –, toutes deux âgées de 16 ans lorsqu’elles rejoignent le peintre.
Cette enquête sur les modèles, informée par la correspondance de Balthus et les entretiens menés par Sabine Rewald dans les années 1980, permet de tirer quelques conclusions : le peintre favorise un travail d’après (très) jeune modèle, il cherche ses sujets parmi les enfants du voisinage et n’a pas recours à des modèles professionnels – aucune forme de rétribution n’est d’ailleurs signalée. Plusieurs de ces femmes évoquent en outre la difficulté des séances et les poses « incroyablement inconfortables23 ». Les modèles photographiés entre la fin des années 1960 et 1990 appartiennent à deux milieux sociaux : elles sont soit les filles de familiers du monde de l’art ou de l’aristocratie, soit celles du personnel au service du peintre. Elles rapportent également les mêmes récits, que deux types de sources permettent de retracer. Les textes signés par les sœurs Colle en 2000, Michela Terreri l’année suivante et Anna Wahli en 2013, ainsi que les entretiens que nous avons menés auprès de quelques autres anciens modèles et témoins prolongent ainsi l’enquête de Sabine Rewald. Ils viennent conforter certains éléments d’un rituel immuable – la lenteur voire l’ennui de la séance et l’inconfort des poses, la « cérémonie24 » du thé qui s’ensuit, l’inclusion des fillettes dans le cercle familial du peintre et la « féerie25 » des lieux qu’il habite. Le témoignage de l’une d’entre elles, fille d’une journaliste qui a interviewé l’artiste, précise aussi que leur collaboration s’est arrêtée avec l’adolescence, lorsque la gêne de la pose s’est fait ressentir. Comme d’autres anciens modèles, elle a accepté d’évoquer son expérience auprès du peintre mais ne souhaite pas que son nom, ni ses photographies, soient divulgués.
L’identification de ces jeunes femmes grâce aux témoignages de la veuve et de la fille de Balthus nous a permis de les retrouver, de leur donner la parole, et bien souvent de rappeler à leur souvenir des images oubliées. Les photographies, systématiquement prises dans l’enfance, n’avaient parfois jamais été vues des modèles, et ont été, lors de ces entretiens, autant des objets de remémoration que les documents d’une séance à commenter. Béatrice Saalburg et Sylvia Lorant-Colle, rencontrées soixante-cinq ans après la prise de vue, ignoraient encore leur existence lorsqu’elles écrivaient sur leur expérience de modèle26. La petite-fille de Balthus, Anna Klossowski, qui avait posé pour un projet de portrait en 1997, s’est aperçue en découvrant ses photographies de leur très grande proximité avec un tableau représentant sa grand-mère. Au cours de ces entretiens consécutifs d’un travail d’inventaire dans les archives du fonds Balthus, les photographies évoquaient ainsi aux modèles autant un fragment intime de l’enfance que le témoignage de leur contribution à l’œuvre du peintre.
Des modèles qui ont posé dans les années 1990, parce qu’elles sont nombreuses et qu’aucun dessin ni peinture ne mentionne leur identité, seuls les polaroids révéleraient la participation. C. B., que nous appellerons par ses initiales pour des raisons d’anonymat, a ainsi posé, parfois nue, entre 1994 et 1998, ce qu’elle considérait comme un réel travail, pour lequel quelques cadeaux et polaroids donnés pourraient constituer une forme de rétribution. Elle évoque en particulier sa ressemblance avec Anna Wahli – au point que leurs polaroids se confondent – et, plus largement, la manière dont Balthus reconstitue sur la toile un « cocktail de modèles27 », aux identités multiples, que la photographie permet seule d’identifier. Pour Anna Wahli, « beaucoup dépendait de [sa] présence28 » et les images en témoignent : Balthus réalise des centaines de polaroids de la même scène, qui se rejoue malgré l’absence de la jeune fille, que sept autres, parmi lesquelles C. B., viennent remplacer. Un polaroid illustre particulièrement cette appétence pour la réitération [Fig. 3]. On y observe les éléments qui constituent le cadre de l’atelier de pose installé dans la chambre 17 du Grand Chalet de Rossinière : un tapis turquoise, un guéridon recouvert d’une nappe en damier noir et rouge, et une méridienne de la même couleur. Un pan de tissu y est posé : c’est la « robe turque » dont Balthus a enveloppé Anna Wahli et les autres. La manche tombante dessine un bras ballant, et les coussins le haut de cette silhouette invisible. La séance paraît se poursuivre, sans le corps du modèle.
Fig. 3 Balthus, [La robe turque dans la chambre 17, à Rossinière], c. 1993-1996.
Polaroid, 10,2 × 10 cm. Lausanne, musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Fonds Balthus, Ph4086.
© Balthus.
La petite histoire des modèles de Sabine Rewald se refermait pourtant après le directorat de Balthus à la Villa Médicis (1961-1977), à un moment où « les modèles vivants cèdent la place aux polaroids29 ». Entre-temps, et alors qu’il vit dans le petit village suisse de Rossinière, le peintre poursuit son travail d’après les photographies qu’il a rapportées de Rome. Le fonds Balthus conserve de cette période 352 épreuves et 16 planches contact représentant Katia et Michela Terreri, filles d’une employée de la Villa Médicis. De cette importante collaboration étalée sur près de huit ans, un seul cliché est peut-être encore visible [Fig. 4]. Il appartient à une planche contact où le peintre et son modèle, Michela Terreri, posent tous deux pour un projet de toile intitulée La Séance de pose, et dont il reste quelques ébauches. Cette vue d’un décor déserté par ses protagonistes dessine en miroir une image « non-montrable » : le modèle, aujourd’hui adulte, se refuse à la diffusion de ses photographies.
Fig. 4 Balthus et Brigitte Courme, [Étude pour La Séance de pose], c. 1975-1976.
Planche contact, 24 × 18 cm (détail). Lausanne, musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Fonds Balthus, Ph4248.
© Balthus.
Peu après la mort du peintre en 2001, Michela Terreri publie dans la revue L’Infini le récit de ses séances, co-écrit avec deux photographes, Slavica Perkovic et Lewis Baltz. Elle y décrit la manière dont elle choisit ses propres poses, le déroulé des sessions, les sentiments qui la traversent pendant que Balthus dessine, et son choix d’interrompre leur collaboration, une fois adolescente. Sans dire un mot de la production des photographies, elle mentionne la présence de sa sœur et des « autres30 ». Sous cet indéterminé, peut-être évoque-t-elle l’appareil et son opératrice. À l’époque où sa sœur aînée Katia Terreri commence à poser pour Balthus, en 1968, le peintre propose en effet à Brigitte Courme, une ancienne pensionnaire-graveure avec laquelle il s’est lié d’amitié, de prolonger son séjour à la Villa Médicis. Il l’installe dans l’un des ateliers-jardins, à quelques pas de la chambre noire où elle développe les clichés qu’elle prend des séances de poses avec les deux sœurs Terreri. Cette pratique collaborative, à l’attribution double, est plus tard comparée au duo formé par Eugène Delacroix et Eugène Durieu31 : Balthus dirigeait les poses que Courme prenait au Leica, développait, et tirait en faisant varier exposition, cadrage et inversions. En plus de fournir à l’artiste de nombreux tirages, Courme occupe le rôle de tiers dans le face-à-face avec le modèle. Dans les différentes sources évoquant les séances, on trouve d’ailleurs souvent la mention d’une tierce personne, toujours féminine. Citons la mère de la petite fille de la Leçon de guitare qui tricote dans un coin32, celle d’Odile Bugnon qui la prépare pour Les Beaux Jours33 ou encore celle d’A. K. qui assiste à une séance au polaroid en 199734.
La plus âgée des deux sœurs, Katia Terreri, nous est connue par le titre d’un tableau, Katia lisant, sur lequel Balthus travaille entre 1968 et 1976. Les dessins préparatoires laissent entendre qu’elle pose entre 1967-1968 et 1970-1971, puis pour deux portraits en 197535. Sa collaboration photographique se limite très certainement aux années 1968-1970, lorsque sa sœur cadette la remplace à l’atelier. De Michela Terreri, que le suffixe diminutif affectueux « -ina36 » a constitué́ en personnage balthusien, on dénombre 293 tirages. Les premiers portraits dessinés de « Michelina » datent de 1970, et ceux clairement fondés sur un modèle photographique de 1971 et 197237. À la même période, Balthus, qui avait l’habitude de détruire ses dessins, entame une production graphique en série, sur des papiers au format double raisin qu’il expose dans la galerie parisienne de Claude Bernard. Sur les 35 planches reproduites dans le catalogue de l’exposition de 197738, une quinzaine a été réalisée d’après photographie. Les dessins, vendus pour les « frais de représentation39 » du directeur de la Villa Médicis, nécessitent un modèle à disposition ; le travail avec Michela Terreri est ponctué par ses retours à Rome pendant les vacances et interrompu le reste de l’année scolaire qu’elle passe en pension à Florence. Malgré le silence de la jeune femme sur l’existence de ces clichés, cette indisponibilité́ du modèle paraît pouvoir expliquer le recours à l’appareil.
Par-là s’expliquaient déjà les plus anciennes photographies de modèles réalisées ou produites par Balthus. En août 1954, les trois filles de son ancien marchand Pierre Colle posaient pour un triple portrait [Fig. 5]. Jusqu’en 1964, Balthus utilise les cinq tirages représentant Béatrice, Sylvia et Marie-Pierre Colle pour une série de huit tableaux. De même, les clichés des sœurs Terreri prolongent le dialogue avec les modèles bien au-delà de la fin de leur collaboration, et installent durablement la photographie dans le processus créatif. Après 1970, près de 78 % des dessins réalisés par Balthus se fondent sur des photographies40. L’abandon progressif du dessin et l’épuisement des sources iconographiques des épreuves de Courme dans les années 1990 coïncident avec l’arrivée d’un nouveau modèle, Anna Wahli.
Fig. 5 Balthus, [Étude pour Les Trois Sœurs].
Tirage gélatino-argentique, 23,5 × 23 cm. Lausanne, musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Fonds Balthus, Ph4643.
© Balthus.
À l’instar des sœurs Colle41 et de Michela Terreri, Anna Wahli a écrit le témoignage de son expérience de modèle, publié sous le titre « Wednesday Afternoon », dans l’ouvrage qui révèle la pratique tardive du polaroid dans les années 1990. « De l’âge de huit à seize ans, je passais presque chaque mercredi après-midi à poser pour Balthus42 » rapporte-t-elle. Comme Michela Terreri, elle est voisine de Balthus, à Rossinière ; comme elle, ses parents connaissent le peintre. Le père d’Anna Wahli est son médecin et s’amuse que sa fille soit le « meilleur remède43 » de l’artiste. Contrairement aux autres modèles, elle évoque la présence de l’appareil, toutefois réduit à un objet encombrant, un outil de substitution pour poursuivre l’œuvre. La parution en 2013 de The Last Studies révèle plus d’un millier de ces polaroids retrouvés dans l’atelier. L’expérience d’Anna Wahli comme dernier modèle du peintre frappe par sa durée, sa périodicité́ et la somme des images produites. Entre 1993 et 2000, elle est le sujet de 856 épreuves au 35 mm et 1 778 polaroids. Cette quantité est considérable : Anna Wahli représente à elle seule 82 % des photographies de modèles de Balthus.
Malgré la durée de cette pratique et la somme de photographies produites, l’histoire de leur publicisation met en lumière la visibilité complexe d’un tel corpus, difficilement consultable, exposable et diffusable. Trois ensembles sont à distinguer : les polaroids d’Anna Wahli, sélectionnés parmi un échantillon plus vaste mais présentés à la manière d’un fonds exhaustif ; les quelques photographies des sœurs Terreri, publiées contre leur volonté à la mort du peintre ; et plus d’un millier d’images pleinement inédites, où figurent ces deux modèles, et d’autres encore. Si en l’espace de douze ans, de 2001 à 2013, deux découvertes successives ont permis d’entrapercevoir la place du modèle photographié dans le processus créatif balthusien, ce corpus n’a pas bénéficié d’une visibilité croissante, bien au contraire.
Découvrir des images, dévoiler des corps ?
L’ouverture des archives d’artistes permet d’évaluer la présence de photographies de modèles dans les ateliers44. Lorsqu’en 2001 Jean Clair publie son « Balthus photographe », il insère l’artiste dans une tradition de peintres photographes récemment mise au jour et s’interroge sur le statut de ses photographies, entre documents, « images intimes » et œuvres d’art. La légitimité artistique des fonds d’atelier est l’un des traits principaux de l’historiographie des peintres photographes, en même temps qu’une frontière ténue entre académies et corpus pornographiques, dans le cas du nu. Au-delà de coïncider avec la disparition de Balthus, la publication de ces premiers clichés répond à un intérêt croissant pour la photographie des peintres de la part des historiennes et historiens d’art et des institutions culturelles.
Dans les années 1980 et 1990, quelques expositions fameuses ont mis au jour des pratiques de peintres photographes proches de Balthus, comme celles de Pierre Bonnard45, Pablo Picasso46 ou André Derain47. Au tournant du siècle, cette matière d’abord envisagée sous l’angle du document fait l’objet d’un réinvestissement par l’histoire de l’art. Il s’observe dans les tentatives de synthèse48, proposées d’après les pistes ouvertes par l’ouvrage de référence d’Aaron Scharf, Art and Photography49, jamais traduit en français. Plus récemment, Dominique de Font-Réaulx concluait son livre resserré sur le cas français par un chapitre consacré aux « Peintres photographes50 ». Elle y appelait de ses vœux une étude synthétique sur la spécificité des rapports noués entre le peintre, habitué à une représentation en deux dimensions, et l’image photographique. Michel Poivert prolongeait ses réflexions dans Peintres photographes. De Degas à Hockney51, et défendait la thèse selon laquelle la photographie des peintres mettrait en tension une conception élitiste de l’art et l’outil démocratique que représente l’appareil depuis François Arago et capitalisé par George Eastman. Le statut social de l’artiste dialogue avec celui de l’amateur ; de proche en proche, les productions plastiques semblent plus accessibles à mesure que l’intimité et le quotidien de l’atelier nous y sont dévoilés. Le dernier cas étudié dans cet ouvrage est celui de la pratique « obsessionnelle52 » du polaroid chez Balthus. Les photographies d’un peintre, a fortiori lorsqu’elles reparaissent bien des années après sa mort, relèvent ainsi d’une indiscrétion que redouble l’iconographie des modèles. Au-delà de livrer un énième mystère d’atelier53, ce sont des images souvent dissimulées dont sont tissées ces publications, d’autant plus lorsqu’elles portent sur le dévoilement du corps féminin.
Dans cette bibliographie, la relation du peintre à son modèle est centrale54, et interroge en particulier la « part maudite55 » de l’atelier qu’est la photographie de nu. Chez Balthus, cette part est doublement maudite, puisqu’elle implique la participation du modèle enfantin. Dans son ouvrage Picture of Innocence : The History and Crisis of Ideal Childhood, Anne Higonnet revenait sur de célèbres controverses concernant le nu enfantin, de Lewis Carroll à Sally Mann56. Elles témoignent d’une modification, au cours des années 1980 et 1990, de ce que l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu désigne comme « la hiérarchie du représentable, c’est-à-dire du montrable et du visible57 ». À la même période, le compagnonnage du polaroid est continu chez Balthus, qui l’évoque du bout des lèvres dans quelques-uns des entretiens qu’il accorde. Contraint d’abandonner le dessin avec l’âge, il mentionne son « combat avec [l’]appareil photographique58 », sans qu’aucune image ne soit publiée, exposée, ni commentée de son vivant. Elles appartiennent pour lui au travail de l’atelier, qu’il a par ailleurs sanctuarisé, comme le rappellent plusieurs de ses modèles59. Quelques polaroids apparaissent brièvement en tas dans un plan sur l’atelier dans un documentaire en 199660. Le mystère dont aime à s’entourer l’artiste touche ainsi les photographies qu’il glane, dirige ou réalise pour alimenter son travail préparatoire, et qui ne seront révélées que de manière posthume.
Quelques mois après le décès de l’artiste en 2001, Jean Clair publie en effet dans Connaissance des arts son article intitulé « Balthus photographe » assorti de huit clichés des sœurs Terreri pris entre 1968 et le milieu des années 1970, et dont la découverte est présentée comme « un événement considérable61 » [Fig. 6]. L’article paraît dans le numéro de septembre, alors même que s’ouvre au Palazzo Grassi à Venise une rétrospective balthusienne prévue de longue date, et qui a pris les atours d’une commémoration. Jean Clair, qui en est le commissaire, souhaitait initialement inclure une sélection de ces photographies des années 1970, mais s’est heurté à une double difficulté62 : d’un côté, les tirages de petit format, cornés et maculés de peinture, se prêtaient difficilement à l’exposition ; de l’autre, les sœurs Terreri ont opposé un refus catégorique au projet. Elles n’ont pas davantage donné leur consentement pour la publication des photographies, diffusées malgré elles dans Connaissances des arts.
Fig. 6 « Balthus photographe », Connaissance des arts, no 586, septembre 2001, p. 54-55.
Dessin de Balthus et photographie de Balthus et Brigitte Courme.
© Balthus.
Peu après cette parution, l’artiste François Rouan, associé au groupe Supports/Surfaces, publie un récit de souvenirs en hommage à Balthus, qu’il a connu lorsqu’il était résident à l’Académie de France à Rome entre 1971 et 1973. À cette époque – comme évoqué plus haut –, le peintre dirigeait l’institution et avait entamé une intense production de photographies de modèles avec les sœurs Terreri et Courme. François Rouan se lie alors d’amitié avec Balthus, et devient le compagnon de Courme. À la mort de cette dernière en 1982, il conserve le fonds d’atelier et les négatifs des séances de prises de vues de cette artiste et opératrice que Jean Clair mentionnait sans préciser ni son nom ni son genre. Dans un chapitre de Balthus ou son ombre, François Rouan se penche ainsi sur « La chasse au modèle du Comte de Rola63 », illustré par trois photographies de nus des sœurs Terreri extraites du fonds de Courme, à qui il attribue la paternité de la série. De ces clichés, on peut deviner la teneur en observant la fidèle transcription opérée dans les dessins [Fig. 7]. Aucune des deux sœurs n’a davantage donné son accord pour cette diffusion64 ; par deux fois, ces images ont donc été diffusées sans l’approbation des modèles. Quelques années plus tard, elles sont contactées par la Fondation Balthus qui projette d’intégrer quelques-unes de leurs photographies à une exposition sur les rapports du peintre au couple Henri Cartier-Bresson et Martine Franck65. Leur refus, réitéré et cette fois entendu, semble dès lors définitif, et ce corpus oublié n’a plus reparu, à une exception près.
Fig. 7 Balthus, Michelina endormie, c. 1975.
Crayon et fusain, 70 × 100 cm.
Collection Paola Ghiringhelli. © Balthus.
En 2015, Cécile Debray organise à la Villa Médicis et aux Scuderie del Quirinal une rétrospective Balthus, motivée par la récente parution des polaroids. Pour elle,
L’apparition de ses derniers polaroids a suscité une polémique anachronique et pourtant bien actuelle autour de l’univers balthusien, révélateur d’une connaissance sommaire et partielle de son œuvre et surtout d’un climat réactionnaire66.
Après avoir essuyé un nouveau refus des sœurs Terreri, elle a passé commande à François Rouan d’une œuvre relative à un « Balthus photographe67 ». L’artiste y répond par De La Ressemblance, une vidéo de près de 25 minutes. À l’écran, des plans fixes font se superposer des paysages italiens aux corps des modèles, à la manière de la technique du tressage propre à l’œuvre picturale de François Rouan. Le film entend déposer sur les corps « un voile en surimposition formant une [sic] engobe protectrice68 », mais ce sont le pli d’un genou, le tombé d’une mèche sur une épaule, une ombre sur un sein que le cadrage isole et fétichise [Fig. 8]. L’ambiguïté d’un tel objet, qui est aujourd’hui la seule expérience d’exposition du corpus romain, en souligne la complexité : pour montrer ces photographies, il faut qu’elles ne soient pas vraiment lisibles, et intégrées à une œuvre explicitement artistique. Leur très brève apparition, non consentie en 2001, explique leur omission quasi complète par la suite, avec laquelle contraste la mise au jour en 2013 d’un autre ensemble de modèles.
La révélation d’une deuxième collaboration photographique avec modèle prend un chemin bien différent. Le projet d’une publication des polaroids des années 1990 émerge dans le giron familial en 2006, et la petite-fille de Balthus rapporte qu’il avait alors fallu départager deux orientations radicalement opposées69. Ou bien produire un ouvrage scientifique convoquant de grands exégètes balthusiens et des historiens de la photographie, ou bien publier un livre d’images sans autre texte que ceux des éditeurs : Benoît Peverelli, le gendre de Balthus, Setsuko Klossowska de Rola, sa veuve, et Anna Wahli, le modèle des polaroids. Cette dernière option retenue, un luxueux ouvrage intitulé Balthus : The Last Studies paraît chez Steidl fin 201370. Les photographies y sont présentées par les familiers du peintre comme une pratique tardive, palliative et ponctuelle, sans qu’aucune référence ne soit faite aux clichés de Courme et des sœurs Terreri.
Le livre se compose de deux volumes : dans le premier, les polaroids sont classés par thème ou séance et reproduits à l’échelle réelle, sans légendes ; dans le second, certains sont agrandis en pleines voire doubles pages. Afin de produire ses « dernière études », Balthus, aidé de sa seconde épouse, l’artiste plasticienne Setsuko, a utilisé le polaroid et capturé huit années de séances hebdomadaires, où la même scène est rephotographiée à l’envie, à quelques variations près. Seule une donnée évolue : le modèle, Anna Wahli, dont la puberté transforme la silhouette au fil des photographies. Plus de 70 % de ces polaroids sont publiés par les héritiers du peintre dans Balthus : The Last Studies fin 2013. Pour autant, cette sélection participe aussi d’un recadrage du corpus, alors même que le livre se veut une « archive chronologique […] pour comprendre pleinement le lent processus préparatoire du peintre71 ».
La saturation d’images proposée par la mise en page souligne d’autant mieux l’impression d’un ouvrage exhaustif. Plusieurs ensembles en sont pourtant bel et bien écartés, telle cette série de 47 polaroids au flash où la petite fille pose dans une salle de bains, vêtue d’un maillot de bain que l’on a roulé à la taille pour en dégager le buste. Parmi eux, seules deux images sont publiées : elles sont sombres et floues, et paraissent celles d’un début de séance, quand les bretelles du maillot sont toujours sur les épaules de l’enfant. Bien que sa pose rappelle La Sortie du bain de 195772, aucun projet de tableau d’une scène de bain n’est relevé parmi les dernières toiles du peintre. Dans l’ouvrage, et a fortiori dans l’exposition de la galerie Gagosian de New York, les polaroids sont mis en regard des toiles qu’ils ont contribué à préparer. Est-ce à dire que ces photographies dénudées ne peuvent être montrées qu’à la condition de justifier de leur utilité artistique ? C’est très précisément au croisement de la liberté de création et de la législation en matière de circulation des images pédopornographiques que se situent ces clichés d’enfants souvent à demi nues. Sur la plupart des images, le modèle porte une culotte, et la ceinture d’un grand kimono, identifié sur les enveloppes manuscrites qui ont contenu les polaroids comme une « robe turque73 », est nouée sous sa poitrine. Les archives contiennent néanmoins une petite quinzaine de nus de différentes jeunes filles à cette période, parfois en plan rapproché sur l’entrejambe, dont aucun n’est versé à Balthus : The Last Studies.
Une caractéristique formelle propre à la photographie de Balthus est également à envisager pour comprendre cette discrimination entre images montrables ou non : le flou. Composante esthétique aux antipodes de la netteté pornographique, et qui signale une image tantôt maladroite, tantôt esthétique74, le flou s’observe dans de très nombreux clichés et polaroids, et tout particulièrement dans ceux qui ont été publiés. Ainsi l’article de Jean Clair s’ouvrait sur une vue de Katia Terreri évoquant un fusain à l’estompe où la jeune fille serait, sans la référence à Katia lisant, difficile à identifier. De même, la galerie Gagosian, qui gère les droits d’exploitation des polaroids, a modifié la sélection initiale des vues d’Anna Wahli pour la parution de Peintres photographes de Michel Poivert75, au profit d’images aussi floues que celles illustrant le catalogue de l’exposition romaine de 201576.
La parution de Balthus : The Last Studies est concomitante de l’exposition éponyme qui s’ouvre à la galerie Gagosian de New York le 26 septembre 2013, au lendemain de celle du Metropolitan Museum évoquée au début de l’article. Une sélection restreinte – et édulcorée – de polaroids est ainsi montrée dans les différentes adresses de la galerie, et intégrée à plusieurs des rétrospectives balthusiennes qui s’organisent à Tokyo en 2014, à Rome l’année suivante et à Vienne en 2016. Ces photographies n’ont plus été montrées depuis leur présentation, à l’automne 2017, dans la sélection « Curated by Patti Smith » de l’édition de Paris Photo. Dans ce dernier accrochage, la seule série de natures mortes du corpus remplaçait déjà les photographies d’Anna Wahli. Le mouvement #MeToo et la pétition de Mia Merrill opèrent alors une césure, et l’œuvre de Balthus est devenue le « symbole d’un débat culturel ravivé77 ». De ce débat pourtant, la photographie semble absente : aucune mention n’est faite aux clichés des années 1970 dans la rétrospective de la Fondation Beyeler en 2018, où le polaroid est subrepticement évoqué dans son catalogue78 pour le changement d’outil qu’il offre au peintre âgé. Cette disparition est d’autant plus étonnante dans le monde germanophone ; outre le fait que le fonds Balthus soit conservé en Suisse, l’éditeur allemand Gerhard Steidl est à l’origine de la parution de Balthus : The Last Studies, et le seul projet d’exposition muséale des polaroids a été envisagé en 2014 par le Museum Folkwang d’Essen.
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Entre le « Balthus photographe » de 2001 et ses Last Studies douze ans plus tard, les deux principales collaborations photographiques avec modèles sont donc révélées selon deux schémas bien distincts. À la poignée de reproductions des clichés romains répond un corpus massif, que l’on imagine complet et qui n’en dissimule que mieux les photographies écartées pour leur caractère explicite, ou la participation d’autres jeunes filles aux dernières séances. De même, si le consentement des sœurs Terreri est ignoré en 2001, la voix d’Anna Whali est placée, littéralement et symboliquement, au centre de Balthus : The Last Studies. Cette évolution signale une plus grande prise en compte du droit des modèles à s’opposer à la diffusion de leurs images, ou à observer une « position de retrait79 » vis-à-vis de l’expérience de la pose, et parfois à exiger la préservation de leur anonymat.
Au-delà des aspects légaux des droits à l’image et des autorisations légales de reproduction, les photographies de Balthus ne peuvent s’appréhender sans une prise en compte du contexte dans lequel elles ont été diffusées. Leur circulation actuelle semble être prise dans une nouvelle modification de la « hiérarchie du représentable80 » évoquée par Anne-Claude Ambroise-Rendu, ou ce que Pierre Bourdieu désignait sous « l’opposition entre le photographiable et le non-photographiable81 » : dans le cas de modèles mineures photographiées par des artistes, ces frontières ne se sont-elles pas déplacées après de récentes affaires judiciaires touchant à la sexualisation du corps des petites filles ? En 2013, la Tate Gallery et le Victoria and Albert Museum retiraient de leurs collections en ligne les œuvres de Graham Ovenden, jugé coupable d’abus sexuels sur ses modèles mineurs. Deux ans plus tard, Eva Ionesco obtenait auprès de la cour d’appel de Paris l’interdiction de la diffusion des photographies prises par sa mère Irina Ionesco.
La reconduction d’une violence de l’image par sa reproduction relève en outre d’une actualité de la recherche, en particulier lorsque le corps est soumis au contrôle de l’appareil. Face aux toiles balthusiennes, Catherine Grenier notait justement que « le spectateur est troublé par le spectacle des corps réifiés, manipulés et soumis au regard82 ». Si la question a été récemment soulevée du point de vue de l’histoire coloniale83, de l’histoire des images médicales84 face à des objets qui suscitent la répulsion ou des œuvres qui suscitent l’effroi85, elle engage le consentement des modèles et une réflexion sur l’alibi artistique lorsqu’il s’agit de nus rattachés à une tradition académique. Montrables ou non, il demeure que ces images existent, et que penser leur absence empêche d’occulter les modes de production d’une œuvre fondée sur l’observation compulsive et la réification du corps de très jeunes filles.