Man Ray est l’un des rares artistes du xxe siècle à avoir créé une image entrée dans l’imaginaire collectif : Le Violon d’Ingres (1924) présente le dos nu d’Alice Prin, dite Kiki de Montparnasse, souligné de deux ouïes, rapprochant ainsi le corps de Kiki avec celui de l’instrument de musique. Depuis le 23 mai 2022, cette œuvre est devenue la photographie la plus chère du monde : l’exemplaire de la collection Jacobs [Fig. 1] a en effet été vendu chez Christie’s, à New York, au prix historique de 12,4 millions de dollars (avec les frais). On pourrait s’attendre, dès lors, à ce qu’un tel tirage soit unique. Pourtant, c’est une œuvre qui existe en plusieurs exemplaires, sans que l’on sache précisément combien ont été réalisés. Rappelons qu’à l’époque les artistes ne numérotaient pas leurs tirages – c’est une pratique qui s’est généralisée à partir des années 1970.
Fig. 1 Man Ray, Le Violon d’Ingres, 1924. Tirage gélatino-argentique contrecollé sur carton, signé et daté à l’encre « Man Ray 1924 » (en bas à droite), tamponné à l’encre rouge « ORIGINAL » (au revers sur le montage), 48,5 × 37,5 cm (tirage).
Collection privée (ancienne collection Jacobs, épreuve vendue chez Christie’s à New York le 14 mai 2022, lot no 615). © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris, 2023.
Pendant longtemps, était admis le fait qu’il existait un seul et unique exemplaire original du Violon d’Ingres : ayant appartenu à André Breton, il est conservé au Musée national d’art moderne, Centre Georges-Pompidou1 [Fig. 2], et ne pourra jamais être vendu puisque les collections publiques françaises sont inaliénables. Tous les autres exemplaires connus ont été considérés jusqu’ici comme des tirages tardifs. La présente étude vise à faire le point sur cette œuvre emblématique de l’histoire du nu en photographie et ses variantes connues. Elle se fonde sur la comparaison physique des tirages du Centre Pompidou et de la collection Jacobs mis pour la première fois l’un à côté de l’autre2 [Fig. 3], avec une troisième version étrangement oubliée, datant pourtant de l’entre-deux-guerres et qui avait été exposée et reproduite à l’occasion du Premier Salon international du nu photographique. Rappelons en effet que d’après Lucien Treillard – qui fut l’assistant et le collaborateur de Man Ray de 1960 jusqu’au décès de ce dernier –, interrogé en 1993 sur la question, il existerait trois épreuves du Violon d’Ingres réalisées vers 1931, en plus de celle ayant appartenu à Breton3.
Fig. 2 Man Ray, Le Violon d’Ingres, 1924. Tirage gélatino-argentique retouché à l’encre de Chine et à la mine de plomb, signé et daté à l’encre « Man Ray Paris 1924 » (en bas à droite), 31 × 24,7 cm.
Paris, Centre Georges-Pompidou, Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle, AM 1993-117.
© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris, 2023. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI.
Fig. 3 Hervé Veronese, [Les deux épreuves du Violon d’Ingres (collection Jacobs et collection du Centre Pompidou) juxtaposées l’une à côté de l’autre le 15 mars 2022 dans les locaux du Centre Pompidou].
© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris, 2023. © Hervé Veronese.
Apparition et disparition d’une œuvre : la singulière diffusion du Violon d’Ingres
André Breton publia Le Violon d’Ingres en 1924 dans le dernier numéro de Littérature4 [Fig. 4], parce que l’œuvre matérialisait à elle seule toute la pensée surréaliste naissante : « C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles5. » En effet, la locution populaire qui sert de titre à la photographie suggère à la fois la référence picturale à Jean-Auguste-Dominique Ingres, le fait que le dos de Kiki ressemble à l’instrument de musique, et que le violon d’Ingres de Man Ray est le corps de la femme. Celle-ci occupe une place toute particulière chez les surréalistes, que Paul Éluard relève en choisissant de mettre en exergue la fameuse phrase de Charles Baudelaire dans le premier numéro de La Révolution surréaliste en 1924 : « La femme est l’être qui projette la plus grande ombre et la plus grande lumière dans nos rêves. » Le Violon d’Ingres, dont la pose de dos laisse supposer autant qu’elle cache le corps voluptueux de Kiki, est une œuvre propre à éveiller l’imaginaire ; on s’étonne donc d’en perdre la trace pendant près de dix ans, de juin 1924 à janvier 1933. Elle ne figure en effet pas dans les expositions de Man Ray, ni dans celles du mouvement surréaliste. Plus surprenant encore, au moment de l’élaboration par le photographe de son fameux ouvrage rétrospectif publié par James Thrall Soby en 19346, l’œuvre n’est pas incluse dans l’album, alors qu’un chapitre entier est dédié à la femme.
Fig 4 Man Ray, « Le Violon d’Ingres », Littérature, Nouvelle série, no 13, juin 1924, planche hors texte.
Paris, Bibliothèque nationale de France, 840.509 1 LITT2 <Nouv. série : no 1-13 (1922-1924)>.
© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris, 2023.
Cette « disparition » relève d’une conjonction de différentes composantes. Le Violon d’Ingres, considéré aujourd’hui comme le chef-d’œuvre absolu de Man Ray, constitue peut-être à l’époque un exemple très – voire trop – classique, et donc peu représentatif de l’originalité, de la modernité, bref de tout ce qui fait le succès de l’artiste au cours des années 1920 et 1930. La révolution que ce dernier opère à l’époque vient en effet principalement des nouvelles techniques qu’il met en place : la surimpression et la rayographie dès 1922, et la solarisation à partir de 1929. Or, aucune des trois n’est constitutive du Violon d’Ingres. En tout cas, pas de son premier exemplaire donné à Breton en vue de sa publication dans Littérature, et acquis par le Centre Pompidou en 1993.
Ce n’est donc qu’en janvier 1933 que Le Violon d’Ingres réapparaît, lors du Premier Salon international du nu photographique organisé à Paris par Daniel Masclet, et dans l’album qui l’accompagne7 [Fig. 5], une publication curieusement méconnue et non mentionnée par les commentateurs de l’œuvre. Photographe, critique et théoricien, Masclet est un personnage central de la photographie française de l’entre-deux-guerres, qui réalisa des expositions et publia des ouvrages sur les grands thèmes du médium (paysage, portrait, nu). Incidemment, il se trouve qu’il était aussi un violoncelliste chevronné. C’est à sa demande – comme l’indique l’album – que Man Ray accepte d’exposer cette œuvre, sans doute alors pour la première fois.
Fig. 5 Man Ray, « Le Violon d’Ingres », dans Daniel Masclet, Nus. La beauté de la femme, album du Premier Salon international du nu photographique, Paris, Daniel Masclet, 1933, p. 93.
Album gravé et imprimé chez Braun & Cie, Paris et Dornach. Paris, Bibliothèque nationale de France, KC-43 (K)-4.
© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris, 2023.
Puis Le Violon d’Ingres disparaît à nouveau pendant près de trente ans, jusqu’en 1962, date de l’exposition « Man Ray. L’œuvre photographique » à la Bibliothèque nationale de France [Fig. 6]8. C’est à ce moment que Rosalind Gerstein et Melvin Jacobs acquièrent ce tirage auprès du photographe. Après cette première grande rétrospective, l’œuvre sera diffusée largement, par des publications puis des expositions, la suivante étant celle du musée du Louvre sur « Le Bain Turc d’Ingres » en 1971. Y est exposé l’un des huit exemplaires de l’édition réalisée cette même année par la Galleria Il Fauno à partir du négatif du tirage des Jacobs, et provenant de la collection de Man Ray comme l’indique le catalogue9.
Fig. 6 Man Ray, Exposition « Man Ray. L’œuvre photographique » à la Bibliothèque nationale de France, 1962. Image positive obtenue par inversion des valeurs de la numérisation du négatif gélatino-argentique sur support souple original, 6 × 6 cm.
Paris, Centre Georges-Pompidou, Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle, Nég. a, AM 1994-393 (3688).
© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris, 2023. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI.
Un tirage original, toujours manquant : la version Masclet
C’est en janvier 1933 que Masclet propose à Man Ray de participer à son Premier Salon international du nu photographique. Les images de l’album publié à cette occasion, « sélectionnées au double point de vue technique et artistique » comme l’indique le frontispice de l’ouvrage, révèlent un goût assez inégal, allant du plus mièvre au plus avant-gardiste. Dans cet ouvrage didactique, le volet « technique » de la thématique est représenté avec une solarisation de Man Ray, Natacha (1930)10, et l’aspect « artistique » incite sans doute alors Masclet à choisir Le Violon d’Ingres car il fait directement référence à la peinture classique. Kiki porte ainsi sur la tête un turban orientalisant semblable à celui de La Grande Odalisque d’Ingres de 1814, et la pose ressemble de près à une autre toile du peintre, La Baigneuse de Valpinçon de 1808, prouvant que l’effet recherché était bien de se rapprocher des canons de la peinture d’histoire.
On sait à ce titre que lorsque Man Ray rencontra le célèbre modèle de Montparnasse, l’un des préférés des peintres de l’époque, il fut impressionné par sa beauté classique. Or Kiki refuse catégoriquement de servir de modèle à un photographe, considérant que sa discipline n’est pas de l’art. Pour la convaincre, Man Ray lui assure donc qu’il « photographie comme il peint, transformant le sujet comme le ferait un peintre11 ».
Le Violon d’Ingres apparaît donc comme l’exemple parfait du nu académique pour Masclet, qui l’a sans doute découvert dans Littérature. Mais quand il demande cette œuvre à Man Ray, ce dernier ne sait comment faire, puisque l’original n’est pas reproductible – les ouïes ne figurent pas sur le négatif. En outre il n’est plus en possession de cet original, ayant confié l’épreuve à Breton, et l’on ne reprend pas une œuvre que l’on a donnée au chef de file du mouvement surréaliste…
Il fallait donc trouver une solution, si possible reproductible facilement. Utilisant son négatif – disparu sans doute pendant la seconde guerre mondiale, comme nombre d’entre eux –, Man Ray réalise alors un nouveau tirage, sur un très beau papier, grand format, propre à l’exposition, et destiné à être monté ensuite probablement sur papier ou sur carton, comme c’est souvent le cas à l’époque pour les manifestations publiques. Puis il crée un cache, de la taille du tirage, percé de deux ouïes soigneusement découpées, au travers desquelles il va pouvoir laisser passer la lumière et donc réaliser, autant de fois que nécessaire, un photogramme, original puisque chaque fois légèrement différent.
La preuve dans l’album du Premier Salon international du nu photographique de 1933 : non seulement le tirage n’est pas celui de la collection Jacobs, puisque la signature en bas à droite sur l’image ne correspond pas, mais l’emplacement des ouïes sur le dos de Kiki n’est pas non plus le même, comme le montre leur superposition [Fig. 7]. Sur l’exemplaire reproduit dans cette publication, les ouïes sont situées quelques millimètres un peu plus à gauche sur le dos, par rapport à l’épreuve de la collection Jacobs. Et ce n’est pas non plus le même cache qui a été utilisé, puisque les deux ouïes ne sont pas tout à fait espacées de la même manière.
En réalisant une rayographie à partir d’une œuvre antérieure, Man Ray, tout en parvenant à atteindre son objectif de manière très pragmatique – réaliser un nouvel original de cette œuvre qu’il n’a plus en sa possession – l’adapte pour l’occasion en la revisitant à l’aune de sa technique personnelle qui fit de lui le chef de file de la photographie surréaliste pendant près de quinze ans : la rayographie. Il réalise d’ailleurs à plusieurs reprises au cours de sa carrière cette combinaison d’une image issue d’un négatif avec une rayographie, en particulier en 1931 pour Électricité, un album publicitaire publié par la Compagnie parisienne de distribution d’électricité avec une introduction de Pierre Bost, comprenant dix rayographies, dont quatre sont composées selon ce double procédé.
Nous avons donc la preuve qu’il existe au moins trois tirages originaux, datant des années 1920-1930, du Violon d’Ingres : celui de Breton, publié en 1924 et appartenant aujourd’hui au Centre Pompidou ; celui qui est reproduit dans l’album du Salon international du nu photographique que nous avons nommé « Masclet », datant au plus tard de janvier 1933 – mais non localisé – ; et celui de la collection Jacobs, conservé par Man Ray jusqu’en 1962, exposé à cette date à la Bibliothèque nationale et re-photographié pour créer un internégatif qui servira de matrice notamment à l’édition à huit exemplaires de 197112. Ce constat étaye l’hypothèse selon laquelle Man Ray réalisa à l’époque plusieurs tirages, ou – pour être plus juste – plusieurs versions du Violon d’Ingres, toutes originales puisque toutes légèrement différentes, rendant chacune d’elles unique [voir Fig. 7].
Une comparaison physique des deux originaux connus, enfin rendue possible
Le 15 mars 2022, ont pu être juxtaposées pour la première fois l’une à côté de l’autre deux versions du Violon d’Ingres : celle du Centre Pompidou, dont les ouïes sont dessinées à l’encre de Chine sur le tirage, et celle de la collection Jacobs dont les ouïes ont été réalisées par rayographie13.
Il s’agissait d’une occasion unique de comparer ces deux épreuves connues car l’exemplaire américain, de passage à Paris seulement une semaine pour son exposition dans les locaux de la maison Christie’s, devait repartir à New York en mai pour être revendu et certainement disparaître à nouveau dans une collection privée. L’idée de cette comparaison est née au moment de la publication en 2009 de deux articles de Francis Naumann et Paul Messier dans le catalogue de l’exposition de la collection Jacobs à la Pace Gallery de New York14. Il y était rapporté l’analyse du support du Violon d’Ingres réalisée par le Museum of Modern Art (MoMA), révélant qu’il s’agit d’un papier datant du milieu des années 1920. Malgré ce constat, Francis Naumann et Paul Messier laissent alors planer un doute sur la date de réalisation du tirage, envisageant la possibilité selon laquelle il aurait pu être effectué en 1962 à partir d’un papier ancien, à l’occasion de la rétrospective organisée par la Bibliothèque nationale.
Paul Messier indique pourtant à propos du montage : « sa construction, sa composition, son état de conservation donnent l’impression qu’il a été réalisé dans les années 1950 ou 1960 ; cependant il a été ajouté plus tard : des petits renflements apparaissent à la lumière spéculaire dans les coins hauts droit et gauche du tirage, laissant présumer que ces déformations correspondent à du papier et des résidus de colle au revers de l’image laissés par un ancien montage. » Et à propos du tirage : « Les fibres du papier ont été analysées. Composé de coton/chiffon : 55 %, résineux blanchi au sulfite : 28 %, raphia/chiffon : 15 %, bois dur blanchi au sulfite 1 % et résineux blanchi à la soude : 1 %. Cette composition est caractéristique des papiers du milieu des années 192015. » Tous ces éléments confirment donc bien que cette épreuve du Violon d’Ingres fut réalisée avant guerre pour une exposition.
Lors de la réunion du 15 mars 2022, nous avons pu comparer le tirage de la collection Jacobs à une autre œuvre des années 1920 du même format, en considérant qu’il s’agit d’une rayographie : la grande Rayographie datant de 1925 et mesurant environ 50 × 40 cm16. Mais malheureusement les papiers ne se ressemblent absolument pas.
Commençons par détailler ce qui distingue ces deux épreuves du Violon d’Ingres [Fig. 8 et 9]. Sur le tirage ayant appartenu à Breton, c’est à la main, et à l’encre de Chine, que Man Ray a tracé deux ouïes. Puis il a aussi dessiné les contours du corps de Kiki, avec un trait de crayon qui souligne tout le côté gauche de son buste, du haut de l’épaule au bas de la hanche, tandis qu’un aplat au crayon vient arrondir la forme de la hanche du côté droit pour la rendre parfaite. C’est cette première épreuve, clairement reconnaissable dans Littérature en 1924 et que Breton conserva toute sa vie, qui est ce que l’on considère comme le « premier » original, dont témoigne la publication.
Fig. 8 Hervé Veronese, [Emmanuelle de l’Ecotais et Darius Himes (directeur international du département photographies chez Christie’s), comparant les deux tirages du Violon d’Ingres le 15 mars 2022, dans les locaux du Centre Pompidou].
© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris, 2023. © Hervé Veronese.
Fig. 9 Hervé Veronese, [De gauche à droite : Xavier Rey (directeur du Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle (MNAM-CCI), Darius Himes (directeur international du département photographies chez Christie’s), Élodie Morel-Bazin (directrice du département photographies chez Christie’s à Paris), Julie Jones (conservatrice au cabinet de la photographie du MNAM-CCI), Anne Cartier-Bresson (restauratrice et conservatrice honoraire du patrimoine), Véronique Landy (restauratrice de photographies au MNAM-CCI) et Florian Ebner (chef de service du cabinet de la photographie au MNAM-CCI) comparant les deux tirages du Violon d’Ingres le 15 mars 2022, dans les locaux du Centre Pompidou].
© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris, 2023. © Hervé Veronese.
Le tampon « Original » présent au revers du montage de l’exemplaire de la collection Jacobs ne constitue pas une preuve d’antériorité de ce tirage par rapport à celui du Centre Pompidou [Fig. 10], mais confirme simplement qu’il s’agit bien d’une rayographie originale : en effet, ce tampon n’a jamais été utilisé par Man Ray pour distinguer deux tirages d’une même photographie, l’œuvre tamponnée devenant ainsi de manière présupposée un original plus que l’autre. Il existe exclusivement sur les rayographies originales – pour les distinguer de leurs reproductions, qui apparaissent dès 1922 avec la publication de son album Champs délicieux. Cette précision est absolument fondamentale, car elle établit le fait que Le Violon d’Ingres de la collection Jacobs n’est pas plus « original » que l’exemplaire du Centre Pompidou. En revanche, ce tampon d’une part certifie que la version de la collection Jacobs est bien une rayographie originale, et d’autre part sous-entend que d’autres tirages ont été réalisés à partir de lui. Enfin, nous pouvons avancer l’hypothèse que ce tampon, apposé sur le montage, a pu être ajouté au moment du re-montage de l’œuvre, et avant sa vente en 1962 au couple Jacobs.
Fig. 10 Hervé Veronese, [Les deux épreuves du Violon d’Ingres juxtaposées le 15 mars 2022 dans les locaux du Centre Pompidou : à gauche, le tirage de la collection du Centre Pompidou, à droite le revers du tirage de la collection Jacobs].
© Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris, 2023. © Hervé Veronese.
Des tirages de nature très différente
Au vu des analyses du papier du tirage de la collection Jacobs, de son extraordinaire qualité, mais aussi au vu de sa taille exceptionnelle (50 × 40 cm environ), il est certain que celui-ci a été réalisé pour une exposition. Or il ne s’agit pas, comme démontré plus haut, de l’exemplaire présenté lors du Premier Salon international du nu photographique de 1933. L’hypothèse avancée par Francis Naumann et Paul Messier selon laquelle le tirage Jacobs aurait été réalisé dans les années 1960 sur un papier ancien est envisageable, mais plusieurs raisons incitent à l’écarter. Tout d’abord, tous les tirages réalisés à l’époque pour la Bibliothèque nationale sont encore aujourd’hui conservés dans ses collections. D’autre part ils ne sont pas réalisés sur des papiers anciens, mais sur des papiers des années 1960 (fluorescents). Il n’y a donc pas de raison pour que ce tirage en particulier ait été réalisé sur un support différent.
Par ailleurs, les analyses citées plus haut prouvent qu’il y a eu un montage antérieur à celui existant aujourd’hui, daté des années 1950 ou 1960. Or Man Ray rentre à Paris en 1951, après dix ans d’absence. S’il n’a pas exposé Le Violon d’Ingres en 1944 pour sa première rétrospective à Pasadena (Californie)17, c’est que, obligé de partir de Paris en catastrophe en 1940, il avait tout abandonné derrière lui, sous la surveillance de sa compagne de l’époque, Adrienne Fidelin, dite Ady18. Il aura la chance de retrouver la plus grande partie de ses affaires plus tard en deux étapes : lors d’un voyage éclair à Paris en 1948, puis à son retour définitif en 1951. Il est donc très probable qu’à cette date il ait retrouvé cette œuvre, et qu’il ait dû changer le montage, peut-être abîmé entre-temps – comme beaucoup de ses plaques de verre, retrouvées cassées.
Mais revenons à l’œuvre elle-même et à sa comparaison avec celle du Centre Pompidou. La première différence qui frappe, bien sûr, c’est la différence de format, et donc d’emblée, la différence d’usage pour sa réalisation. Il y a aussi le cadrage, qui est plus large pour l’épreuve du Centre Pompidou, notamment dans le bas de l’image, partiellement coupé dans l’épreuve Jacobs. Cette dernière est par ailleurs contrecollée sur carton, confirmant l’objectif d’exposition. Mais ce qui est apparu surtout à la comparaison des deux œuvres décadrées, c’est l’extraordinaire qualité du tirage de la collection Jacobs, dans un velouté et des tonalités de gris très douces, exacerbées par le papier chamois, texturé, alors que le tirage ayant appartenu à Breton est très contrasté, plus lumineux aussi, sur un papier mat et lisse.
Une même retouche, visible sur les deux tirages, apparaît dans l’image, prouvant qu’elle a été effectuée sur le négatif : celle sur la courbe gauche des hanches de Kiki. Le négatif original a malheureusement disparu, mais la retouche sur négatif est une pratique courante chez Man Ray, comme le montrent ceux conservés au Centre Pompidou19. Il opérait ainsi comme le faisaient avant lui les photographes du xixe siècle, allant à l’encontre de tous les préceptes affirmés de la nouvelle vision en vigueur dans le monde de la photographie de l’époque. Il grattait la gélatine du négatif, de sorte que, sur le tirage, la retouche apparaît comme un trait noir. Les différents négatifs de la marquise Casati conservés au Centre Pompidou en sont un parfait exemple. Toutes les autres retouches au crayon sont en revanche absentes du tirage de la collection Jacobs.
Les ouïes, peintes à l’encre de Chine sur l’exemplaire de Breton, ont été réalisées par photogramme sur le tirage des Jacobs, qui constitue de fait une version moins classique, moins traditionnelle de l’œuvre d’origine, laquelle – rappelons-le – avait été élaborée en tenant compte des conditions posées par Kiki pour accepter la séance de pose : faire de la peinture avec la photographie. Le Violon d’Ingres de la collection Jacobs constitue donc une version plus automatique de l’œuvre dans tous les sens du terme, à la fois plus surréaliste, et plus facilement reproductible : si Man Ray réalise plusieurs caches légèrement différents – voir la Fig. 7 prouvant le léger écart entre les versions Jacobs et Masclet –, le mode opératoire exclut l’intervention de la main de l’artiste, à l’exception de la signature et de la date. À ce propos, il faut souligner que 1924 n’indique aucunement que le tirage a été réalisé cette année-là. Comme toujours, il s’agit de la date de la prise de vue, que Man Ray reprend partout, y compris en 1971 pour l’édition à huit exemplaires. Néanmoins, nous n’avons pas retrouvé la trace de la première exposition pour laquelle l’œuvre des Jacobs aurait été réalisée et exposée – dans les années 1930 –, et il n’en existe pas de reproduction non plus à l’époque. Mais les salons de photographie sont nombreux, et rares sont ceux qui sont accompagnés d’une publication, illustrée ou non. Même pour l’exposition de la Bibliothèque nationale de 1962, le catalogue ne permet pas de confirmer qu’il s’agit bien de l’exemplaire des Jacobs qui a été montré au public, puisque le format n’est pas renseigné. Seule une photographie des salles de l’exposition nous permet de confirmer sa présence, notamment grâce à la taille du tirage [voir Fig. 6].
*
En conclusion, il nous est possible d’affirmer que Le Violon d’Ingres conservé au Centre Pompidou est bien le « premier » original, et qu’au moins deux autres originaux, bien différents l’un de l’autre, ont été réalisés par photogramme à la fin des années 1920 ou au début des années 1930, en vue d’être exposés dans des salons. À partir de l’un d’eux, le seul qu’il avait conservé, qu’il retrouvera lors de son retour à Paris et qu’il rephotographiera, Man Ray produira toutes ses éditions futures.
À partir des années 1960 en effet, l’artiste s’emploie à valoriser son œuvre en choisissant une quarantaine d’images qu’il fait circuler. Esprit créatif en perpétuel mouvement, il réinvente alors à plusieurs reprises Le Violon d’Ingres, devenu emblématique, en créant de nouvelles versions : un objet surréaliste, enrichi de véritables cordes d’instrument tendues sur l’œuvre (vers 1962-1965), un dessin (puis une lithographie), et même une version pop inspirée d’Andy Warhol sous forme de sérigraphies couleurs sur celluloïd grand format (une noir et blanc, une cyan et une magenta, vers 1965-1970). D’autres éditions non numérotées semblent avoir été produites dans les années 1950-1960 en petit et grand format : l’exemplaire du J. Paul Getty Museum, celui du Worcester Art Museum, mais aussi un petit tirage effectué pour Hans Richter et passé en vente en 1995 et 2021, ainsi qu’une édition à huit exemplaires numérotés (plus des épreuves d’artiste), en 1971. Après la disparition de Man Ray, des tirages posthumes ont été effectués par Juliet, son épouse, avec Pierre Gassmann, son dernier tireur, chez Picto, tous datés et identifiés au revers par des tampons du laboratoire – une pratique qui prit fin avec l’arrivée du fonds de négatifs par dation au Centre Pompidou en 1994. Ces multiples éditions, qui ont pu être réalisées avec des internégatifs, sont probablement à l’origine de nombreux tirages d’origine douteuse qui circulent encore aujourd’hui.
Mais il reste à retrouver, peut-être dans un grenier ou au fond d’un tiroir, Le Violon d’Ingres exposé au Premier Salon international du nu photographique en 1933.
Le Violon d’Ingres, 1924
État des lieux des tirages existants
1 - Exemplaire du Centre Georges-Pompidou, Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle, AM 1993-117. Épreuve gélatino-argentique d’époque, retouchée, ouïes dessinées à l’encre de Chine sur le tirage, retouches à la mine de plomb sur l’image, 31 × 24,7 cm.
Provenance : André Breton, 1993.
Bibliographie : reproduit dans Littérature, nouvelle série, no 13, juin 1924, hors texte.
2 - Exemplaire non localisé. Technique et dimensions inconnues.
Exposition : Premier Salon international du nu photographique, 1933.
Bibliographie : reproduit dans Daniel Masclet, Nus. La beauté de la femme, album du Premier Salon international du nu photographique. Paris : Daniel Masclet, janvier 1933, p. 93.
3 – Exemplaire de la collection Jacobs, vendu chez Christie’s à New York le 14 mai 2022, lot no 615. Épreuve gélatino-argentique d’époque contrecollée sur carton, ouïes réalisées par photogramme, tampon « ORIGINAL » au revers du montage, 48,5 × 37,5 cm.
Provenance : Man Ray, 1962.
Expositions : « Man Ray. L’œuvre photographique », Bibliothèque nationale de France, Paris, 1962, no 24 du catalogue. Nombreuses expositions après 1962 : « Perpetual Motif. The Art of Man Ray », André Emmerich, New York, 1988 ; National Museum of American Art, Washington, etc.
Bibliographie : aucune à l’époque, mais c’est l’exemplaire qui a servi à l’édition de 1971 à huit exemplaires.
4 – Exemplaire du Getty Museum, 86.XM.626.10. Épreuve gélatino-argentique, signée au crayon sur l’image en bas à droite, tampon « rue Campagne Première » au revers, 29,6 × 22,7 cm.
Provenance : Arnold Crane (acquis auprès de Man Ray). Les ouïes du modèle sont placées au même endroit que l’exemplaire de la collection Jacobs et il est plus petit que l’édition de 1971 (et plus proche en format de celui du Centre Pompidou) ; il est probable qu’il ait été réalisé à partir de l’œuvre des Jacobs, peut-être dans les années 1950.
5- Exemplaire de petit format vendu chez Christie’s à New York le 6 avril 2021, lot no 7. Épreuve gélatino-argentique, supposée des années 1950, 14,6 × 10,8 cm
Provenance : de Man Ray à Hans Richter puis Hans Bolliger, Zurich. Vente Christie’s, New York, l5 octobre 1995, lot 14, reproduit p. 5 du catalogue de vente.
6 – Exemplaire du Worcester Art Museum, inv. 2005-22. Épreuve gélatino-argentique, « E.A. », dédicacée sur le tirage « for Naomi and David » et signée, pas de date de tirage, 25 × 19,5 cm.
Provenance : donné par Man Ray à Naomi Savage, sa nièce.
7 – Exemplaire de la collection Treillard (épreuve d’artiste). Épreuve gélatino-argentique, dédicacée à Lucien (« E.A. à Lucien ») et signée en bas à droite dans l’image, et au crayon sur l’image « Man Ray 1970 », 38,5 × 30 cm.
8 à ? - Édition de 1971 à huit exemplaires par la Galleria Il Fauno. Épreuve gélatino-argentique, 40 × 30 cm ; plus au moins une épreuve d’artiste, épreuve gélatino-argentique, signée « Man Ray 1924 » en bas à droite dans l’image, faite par la galerie Schwarz de Milan.
Édition réalisée à partir de l’exemplaire de la collection Jacobs.
C’est cette édition que l’on retrouve dans la plupart des expositions de Man Ray et dans les catalogues.
Bibliographie : « Le Bain Turc » d’Ingres. Cat. exp. (Paris, Musée du Louvre, 1971). Paris : Réunion des musées nationaux, 1971, no 68 du catalogue ; Janus, Man Ray. Paris et Milan : Hachette et Fabbri, 1973, p. 169, no 1/8 ; Roland Penrose, Man Ray. Paris : Chêne, 1975, p. 93, no 7/8.
Exemplaires probables de 1971, mais non numérotés :
- Collection Paviot. Épreuve gélatino-argentique, 39 × 29 cm. Reproduite dans Manfred Heiting (ed.), Man Ray. Cologne/Londres/Paris : Taschen, 2000, p. 43 ; Man Ray. Rétrospective 1912-1976. Cat exp. (Nice, Musée d’art moderne et d’art contemporain, 1997). Nice : Musée d’art moderne et d’art contemporain, 1997, p. 162.
- Collection Perlstein. Épreuve gélatino-argentique, 39 × 28 cm, signée à l’encre sur l’image en bas à droite. Reproduite dans A Luta Continua : The Sylvio Perlstein Collection, Art and Photography from Dada to Now. Zurich : Hauser & Wirth, 2019, p. 115.
- Collection Francis Naumann (épreuve d’artiste). Épreuve gélatino-argentique, 39,9 × 29,7 cm.
Édition d’une version en objet surréaliste par l’adjonction de quatre cordes, vers 1962-1965, réalisée en trois exemplaires.
Sérigraphie sur plastique, en couleurs : une cyan, une magenta et une noir et blanc, 65 × 55 cm, vers 1970, édition en trois exemplaires pour le noir et blanc, en deux exemplaires pour le cyan et en un exemplaire pour le magenta. Vente Christophe Joron-Derem, « Man Ray et ses contemporains », 28 et 29 juin 2022, collection Edmonde et Lucien Treillard, no 74.
Nombreuses éditions posthumes, notamment en 1977, épreuve gélatino-argentique, 30,5 × 23,8 cm, reproduite dans Man Ray. Cat exp. (Stockholm, Moderna Museet, 4 septembre-19 octobre 2004). Stockholm : Moderna Museet, 2004, p. 42.