En 1904, Archer M. Huntington fonde à New York l’Hispanic Society of America, devenue aujourd’hui l’Hispanic Society Museum and Library (HSM&L), institution états-unienne chargée d’encourager la connaissance de la culture hispanique1. Ses vastes bibliothèque et collection d’objets d’art couvrent une immense région du globe, allant jusqu’aux confins des territoires occupés par l’Espagne et le Portugal durant les siècles d’expansion coloniale, notamment les Philippines.
C’est en 1929 que Charles G. [Griswold] Massa fait don à l’HSM&L d’une collection de photographies et de documents afférents. Massa est le neveu de Charles Griswold (c. 1816-1867), l’un des plus importants associés de l’entreprise américaine Russell & Sturgis aux Philippines. Pendant des décennies, celle-ci eut le monopole de la production du célèbre chanvre de Manille (abacá), employé dans la fabrication des cordages de bateau. Ingénieur né à New York, Massa hérite de cette collection après la mort de son frère aîné, Louis Ferdinand Massa, qui n’avait pas d’enfant2.
Ce don comprend les dix-huit daguerréotypes qui font l’objet de cette étude, neuf ambrotypes réalisés entre 1855 et 1860 qui, comme les daguerréotypes, réunissent des vues de Manille, ainsi que deux albums d’épreuves à l’albumine de Manille, principalement dues au photographe Albert Honiss (1831-1874) et datant du tournant des années 1860 et 1870, et l’ouvrage Manual del viajero en Filipinas de Ramón González Fernández, publié à Manille en 1875.
Les archives de l’HSM&L sont à ce titre exceptionnelles : elles possèdent en effet le plus grand nombre de daguerréotypes des Philippines parvenus jusqu’à nous au sein d’une seule collection, laquelle est d’autant plus rare par la taille des plaques et leur excellent état de conservation, mais aussi par l’ancienneté de ces pièces. Il s’agit d’une source majeure pour l’étude de l’arrivée et du développement de la photographie en Asie et dans une région, les Philippines, qui reste encore largement à étudier dans ce domaine. En effet, l’invention du daguerréotype suscita aussitôt un grand intérêt qui lui promit un développement rapide aux quatre coins du monde. Par exemple, selon Juan Guardiola, trois traductions en espagnol du traité de Louis Daguerre furent publiées dès 1839 et le premier daguerréotype espagnol dont nous ayons la trace fut réalisé par Ramón Alabern à Barcelone le 10 novembre de la même année3. Dès cette époque, l’ensemble du monde hispanique eut connaissance de ce procédé. Pour autant, que savons-nous de l’arrivée du médium aux Philippines et de l’auteur (ou des auteurs) des daguerréotypes de cette collection ?
Je dresse ici un panorama des informations disponibles sur l’introduction de la photographie aux Philippines dans les années 1840, des photographes dont la présence est documentée – William Wightman Wood (1805-après 1857), José María Peñaranda (1806-1850) ou encore Jules Alphonse Eugène Itier (1802-1877) –, ainsi que des daguerréotypes qu’ils y ont réalisés. À partir de l’étude détaillée de documents historiques et d’expertise, mon enquête vise à analyser l’apport de ces images en termes de documentation sur le pays, mais aussi à tenter d’identifier leur auteur.
Le plus ancien point de vue photographique sur les Philippines
Dès la fondation de Manille par Miguel López de Legazpi en 1571, les Philippines figurent parmi les colonies espagnoles les plus rémunératrices, en raison de leur situation au carrefour des routes maritimes commerciales de l’Extrême-Orient. Les cartes, gravures, peintures et, en l’occurrence, les daguerréotypes conservés dans les collections du fondateur de l’HSM&L, Huntington, nous permettent de savoir à quoi ressemblaient le pays, ses villes, sa campagne, son architecture et la population qui y vécut du xvie siècle aux premières décennies du xxe. Les Espagnols ne sont par ailleurs pas les seuls Européens à s’être rendus dans l’archipel. Au tournant des xviiie et xixe siècles, des groupes de colonisateurs non hispaniques, provenant principalement d’Europe occidentale et des États-Unis, débarquent aux Philippines, attirés par leurs riches ressources naturelles et leur position stratégique dans l’océan Pacifique. Ainsi Manille s’ouvre-t-elle au commerce international à partir de 1834. Réalisés, semble-t-il, dans les années 1840, nos dix-huit daguerréotypes offrent des vues de différentes provinces philippines comme La Laguna, de la ville de Manille et de ses paysages, notamment du quartier de Mariquina (Marikina).
Si les principaux changements dans l’aménagement urbain de Manille ont eu lieu au début du xviiie siècle, de sorte que l’aspect général de la ville sera presque entièrement défini au début du siècle suivant, les daguerréotypes de l’HSM&L donnent à voir de nombreux détails nouveaux de l’urbanisme de Manille que les autorités espagnoles réalisent au milieu du xixe siècle. Il s’agit de quartiers bien conçus, du nouveau dessin des rues, de la création de places, de la construction et de la réparation des ponts et des travaux d’amélioration du bras de mer menant au fleuve Pasig [Carte 1]. On voit également l’édification d’églises, de couvents, d’écoles, de bâtiments administratifs et de maisons particulières en grand nombre, sans parler des motifs dessinés par les champs et vergers situés non loin du centre de la ville.
Carte 1 Plan de Manille et de ses environs, tiré de Francisco J. de Gamoneda, Plano de Manila y sus Arrabales, Manille, Imprimerie lithographique de Ramón Montes, 1898.
Échelle d’origine 1:10 000. Perry-Castañeda Library Map Collection. Philippines Maps.
Avec l’aimable autorisation des University of Texas Libraries, The University of Texas at Austin. © Agnès Dahan Studio.
Il est possible de dater ces daguerréotypes d’avant 1846 en les comparant à des dessins réalisés par l’artiste philippin José Honorato Lozano pour un album de 1847 intitulé Vistas de las Yslas Filipinas y trages de sus abitantes, fruit d’une commande de Gervasio Gironella, écrivain, directeur d’ouvrages et éditeur madrilène. On peut notamment comparer les aquarelles Plaza Mayor de Manila [Fig. 1] et Desembocadura del Rio Pasig en la Bahia [Fig. 2] aux daguerréotypes de l’HSM&L intitulés respectivement Cathedral in Manila with a statue of Charles 4th on the left [Fig. 3] et San Fernando from Gaskells lookout [Fig. 4]. Dans le premier daguerréotype, la statue de Charles IV se trouve encore à gauche, alors qu’elle vient d’être déplacée au centre de la place et que les quatre angles de la grille métallique l’entourant sont munis de lampes, comme le montre l’aquarelle de Lozano. Dans le second daguerréotype, la placette située devant la Garita del Resguardo (le corps de garde) donnant sur la baie n’était pas encore dégagée lorsque la photographie a été prise, alors que le dessin de Lozano témoigne des améliorations qui y ont été apportées par la suite. Ces changements indiquent que la date des daguerréotypes doit être antérieure à 1846, étant donné le temps nécessaire à l’achèvement de ces différents travaux. À partir de ces éléments, on peut dire que les plaques de l’HSM&L sont les plus anciennes photographies existantes – ou même documentées – des Philippines.
Fig. 1 José Honorato Lozano, Plaza Mayor de Manila, planche 3 de l’album Vistas de las Yslas filipinas y trages de sus abitantes, 1847.
Aquarelle, 21,7 × 30 cm. Madrid, Biblioteca Nacional de España, Dib/15/84.
Image provenant des fonds de la Biblioteca Nacional de España.
Fig. 2 José Honorato Lozano, Desembocadura del Rio Pasig en la Bahia, planche 2 de l’album Vistas de las Yslas Filipinas y trages de sus abitantes, 1847.
Aquarelle, 21,7 × 30 cm. Madrid, Biblioteca Nacional de España, Dib/15/84.
Image provenant des fonds de la Biblioteca Nacional de España.
Fig. 3 Attribué à Alphonse Eugène Jules Itier, Cathedral in Manila [proper] with a statue of Charles 4thon the left [hand], 1844-1846.
Daguerréotype pleine plaque, 16,3 × 21,6 cm. New York, The Hispanic Society of America, GRF 175001.
Avec l’aimable autorisation de The Hispanic Society of America, New York.
Fig. 4 Attribué à Alphonse Eugène Jules Itier, San Fernando from Gaskells lookout, Binondo, Manille, 1844-1850.
Daguerréotype pleine plaque, 16,2 × 21,5 cm. New York, The Hispanic Society of America, GRF 175004.
Avec l’aimable autorisation de The Hispanic Society of America, New York.
Au moment de la réalisation de ces daguerréotypes, la ville n’a pas encore subi les destructions du tremblement de terre de 1863. Manille est alors la capitale prospère d’un pays situé dans une région particulièrement stratégique, au carrefour des routes commerciales reliant l’Amérique et l’Europe. Ces photographies constituent le témoignage visuel d’un aspect méconnu de l’histoire des rapports commerciaux entre les États-Unis et la mer de Chine méridionale. La plupart des vues de Manille ont été prises dans le quartier de Binondo [Fig. 5], cœur financier de l’archipel durant des siècles. De nombreuses entreprises commerciales y ont leur siège, lequel peut, dans certains cas, servir aussi de bâtiment consulaire et de résidence privée. D’ailleurs, le tout premier bâtiment à avoir accueilli le consulat américain à Manille est visible sur l’une des photographies [Fig. 6]. Les daguerréotypes représentent des scènes bien connues des négociants étrangers, dont certains des noms ont été identifiés, comme Gaskell ou Dyce [voir Carte 1], ainsi que, bien entendu, des propriétaires de ces images, Russell & Sturgis, l’une des premières entreprises américaines établies aux Philippines.
La collection de l’HSM&L réunit en effet une sélection de vues panoramiques familières de la firme Sturgis, comme l’indique leur provenance à travers les paysages qu’elles donnent à voir, mais aussi les légendes à l’encre et au crayon qui y figurent. Selon moi, il y a deux écritures différentes, l’une au dos du passe-partout, l’autre dissimulée sous du papier sulfurisé. Il faut aussi mentionner les initiales « C. G. », également inscrites sous le papier sulfurisé de trois daguerréotypes4. La comparaison avec la signature de Charles Griswold présente dans des lettres officielles laisse penser qu’il s’agit de ses initiales.
Fig. 5 Attribué à Alphonse Eugène Jules Itier, [Calle del Rosario and the Binondo Church, Manila], 1844-1846.
Daguerréotype pleine plaque, 16,3 × 21,5 cm. New York, The Hispanic Society of America, GRF 174998.
Avec l’aimable autorisation de The Hispanic Society of America, New York.
Fig. 6 Attribué à Alphonse Eugène Jules Itier, Seat of the first American consulate in Binondo, Manila, Plazuela San Gabriel, 1844-1846.
Daguerréotype pleine plaque, 16,4 × 21,6 cm. New York, The Hispanic Society of America, GRF 175002.
Avec l’aimable autorisation de The Hispanic Society of America, New York.
C’est à la fin de 1828 qu’est fondée l’entreprise Russell & Sturgis par Henry Parkman Sturgis (1806-1869) et son cousin George Robert Russell (1800-1866), lequel réside à Manille depuis 1825. Une nouvelle génération leur succède lorsque George Sturgis (1817-1857) devient le directeur de la firme en 1848 et que Charles Griswold, cousin de la famille Sturgis ayant grandi à New York où son père possède plusieurs entreprises, devient associé de Russell & Sturgis. Ce dernier arrive aux Philippines vers 1841, quitte Manille en mars 1861 pour des raisons de santé et ne retournera jamais aux Philippines. Il est, on l’a vu, l’oncle de Charles G. [Griswold] Massa qui fera don des daguerréotypes à l’HSM&L en 1929.
Contrôlant la majeure partie de la production et de la commercialisation du précieux chanvre de Manille, Russell & Sturgis dispose des seules machines à vapeur de Manille capables de traiter ces fibres végétales. La firme est également en relation avec plusieurs autres entreprises, notamment comme représentante de diverses sociétés maritimes et d’assurance, et possède des parts dans une flotte de navires à vapeur et de remorqueurs naviguant entre les Philippines et Hong Kong. La puissance commerciale et l’influence politique de Russell & Sturgis sont étroitement liées. Henry P. Sturgis et Griswold seront consuls des États-Unis à Manille pendant plusieurs décennies5. L’entreprise restera en activité à Manille jusqu’en 1875, année de sa faillite. Ramón González Fernández, chroniqueur de l’époque, affirme que cette banqueroute ébranla la situation économique du pays et suscita un « grand désarroi commercial6 ».
La famille Sturgis conserva les daguerréotypes de l’HSM&L afin de pouvoir montrer les lieux où ses membres avaient résidé aux Philippines, très probablement au milieu des années 1840. Il s’agit notamment du consulat, de la résidence privée de Meisic et de la propriété louée à la campagne, à Mariquina. Les Sturgis ont ainsi pu rapporter en Occident les paysages lointains de leur vie dans le Pacifique. Griswold garda les vues des propriétés et des lieux concernant la famille Sturgis. Aucune documentation ne permet de savoir ce que devinrent les daguerréotypes après sa mort, si ce n’est qu’ils finirent par être transmis à ses neveux.
Ces daguerréotypes présentent aussi des exemples de maisons indigènes, de bateaux de commerce, de méthodes traditionnelles de pêche et de costumes locaux. Ce genre de paysage est inconnu de bien des Occidentaux et même des Philippins d’aujourd’hui, dont beaucoup ignorent à quoi ressemblait la ville dans laquelle ils vivent, avec ses canaux, l’architecture originelle des bâtiments étatiques, des institutions religieuses et des résidences privées. Les scènes de ces photographies montrent aussi des types traditionnels comme le balayeur de rues et les mestizos7 chinois, qui restent assis inoccupés au bord de l’esplanade, portant des tenues indiquant leur profession [voir Fig. 6]. Les hommes coiffés d’un haut-de-forme sont peut-être des cochers, tandis que celui qui est assis à côté d’eux est vêtu comme un porteur. Dans le daguerréotype réalisé à Tondo [Fig. 7], on peut aussi observer des bateaux chargés de riz, indiquant que les canaux servaient au transport, détail d’une grande importance pour l’économie de la ville.
Fig. 7 Attribué à Alphonse Eugène Jules Itier, Indian Houses Suburb of Tondo, Binondo, Manille, 1844-1846.
Daguerréotype pleine plaque, 16,3 × 21,5 cm. New York, The Hispanic Society of America, GRF 174993.
Avec l’aimable autorisation de The Hispanic Society of America, New York.
La valeur documentaire et historique de ces daguerréotypes ne fait guère de doute : ils enrichissent notre connaissance de la géographie, de l’architecture et des aspects ethnographiques des îles Philippines, le paysage et l’architecture de Manille ayant considérablement changé depuis le xixe siècle. Ils constituent un ajout précieux aux collections existantes d’images de l’archipel au milieu du xixe siècle, témoignant de l’architecture du pays, mais aussi de sa population de tous les jours qui s’immisce dans les paysages urbains et ruraux.
Ces images ont également une importance capitale pour l’histoire des origines de la photographie en Asie du Sud-Est, en particulier aux Philippines. Alors que, depuis quelques années, les chercheurs et chercheuses s’intéressent spécifiquement à l’histoire de la photographie en Asie (notamment en Inde, au Japon, en Chine, au Viêtnam, etc.), on sait encore fort peu de choses de l’introduction ou de la première diffusion de ce médium aux Philippines. La plupart des études portant sur cette région s’intéressent à la période 1860-19208, et il reste à étudier l’utilisation de la photographie avant les années 1860. Qui sont les premiers photographes à s’être installés dans l’archipel ou à y avoir séjourné temporairement ? D’où venaient-ils ? Comment ont-ils appris la photographie ? Malgré l’absence de documents écrits, pouvons-nous émettre une hypothèse quant à l’identité du ou des auteurs des daguerréotypes de l’HSM&L, et à partir de quelles pièces à conviction ?
Les Philippines, carrefour commercial et photographique dans les années 1840 et 1850
Le 19 août 1839, Daguerre rend public son procédé. Bientôt, le nombre de photographes croît de manière exponentielle, à tel point que le marché européen est vite saturé. Beaucoup quittent l’Europe pour trouver du travail dans des contrées lointaines, comme en Extrême-Orient. La situation géographique des Philippines fait de Manille une escale pratique pour les nombreux navires qui vont et viennent entre l’Europe, l’Inde, la Chine, la Malaisie, le Japon et les Amériques. Parmi les premiers photographes qui visitent le Sud-Est asiatique, on compte le portraitiste français Gaston Dutronquoy, qui est actif à Singapour à partir de mars 1839 et réalise des daguerréotypes à partir de 1843 ; d’autres Français, ainsi que des Américains, comme un médecin de la marine qui aurait photographié un panorama de Singapour au daguerréotype vers 1841, et Eliphalet Brown qui accompagne l’expédition Perry au Japon et prend des photographies à Singapour en 1853 ; des professionnels itinérants ; des négociants britanniques, français et américains opérant à Canton, Shanghaï, Singapour et Hong Kong, comme Herman Husband à Singapour en 1853 ; ainsi que des photographes néerlandais ou allemands qui travaillent à Batavia (actuelle Jakarta), comme Cesar Düben, lequel visite aussi Manille au milieu des années 1850, et Ludovik Saurman9.
Nous avons connaissance de personnes établies aux Philippines, ou ayant visité l’archipel, qui savaient réaliser des daguerréotypes ou étaient photographes professionnels. C’est le cas de Sinibaldo de Mas y Sanz (1802 ou 1809-1868), diplomate espagnol dont les spécialistes ont toujours estimé qu’il avait été le premier à utiliser le daguerréotype dans le pays en 184110. Mas y Sanz est un homme politique, scientifique, écrivain de voyage, humaniste, théoricien politique, anticolonialiste, poète et artiste. En 1838-1839, il se trouve bloqué dans la ville indienne de Calcutta car, à la suite d’un changement de gouvernement en Espagne, il est privé de son allocation de voyage (pensión) et ses lettres de créance sont annulées. Il a certainement travaillé comme portraitiste, « transformant en ressource ce qui, auparavant, avait servi de distraction et de passe-temps11 », selon ses propres mots. Toutefois, jusqu’à maintenant, il ne m’a pas été possible de trouver des documents confirmant son activité de photographe aux Philippines. L’auteur d’un article qui lui est consacré dans la presse catalane indique que Mas y Sanz a été photographe de daguerréotypes à Calcutta en 183812, date manifestement discutable puisque le procédé n’a pas encore été divulgué à cette date.
Les journaux de l’époque constituent une source précieuse d’information sur les premiers photographes des Philippines car leurs pages sont illustrées de lithographies et de dessins d’après photographie – signalés en espagnol par la mention « a partir de fotografía » –, ainsi que d’images publicitaires. Dans ces publications, comme dans la plupart des revues illustrées de l’époque, le nom du photographe est généralement omis, mais pas celui du graveur. La gravure est en effet considérée comme une entreprise artistique, fruit d’un travail manuel réalisé à partir d’un dessin, tandis que la photographie est perçue comme un processus purement mécanique. Des revues, comme La Ilustración Filipina qui paraît à Manille du 1er mars 1839 au 15 décembre 1860, sont illustrées de dessins du Britannique Charles W. Andrews, d’E. Evans et de l’Espagnol Baltasar Giraudier, auteur de quinze lithographies effectuées d’après photographie. Ces journaux mentionnent également les noms de photographes itinérants, comme Alonso Bertrand qui, en 1844, proposent ses services pour réaliser des daguerréotypes dans une auberge de Manille13.
En dehors de la presse, l’État philippin conserve d’importantes archives, notamment le Guía de Forasteros en las Islas Filipinas et le Guía oficial de Filipinas, publiés chaque année sous la forme d’un registre des résidents de l’archipel, qui permet d’identifier les photographes établis dans le pays. Un formulaire administratif conservé à l’Archivo Histórico de Madrid nous apprend que Roberto (Robert) Peters Napper (1818 ou 1819-1867), photographe anglais ayant travaillé ensuite avec Francis Frith, travaille comme employé de bureau aux Philippines de 1844 ou 1845 à 185614. Cet élément d’information soulève plusieurs questions auxquelles nos recherches ne nous permettent pas de répondre pour le moment : Napper possédait-il un appareil photographique à son arrivée dans le pays ? A-t-il pris des photographies pendant son séjour ? Si oui, a-t-il réalisé des vues de l’archipel comme il le fit plus tard en Espagne en tant que photographe professionnel ?
Né dans l’État américain du Maine en 1805, William Wightman Wood est l’un des étrangers qui résident aux Philippines avant l’invention du daguerréotype15. Aux États-Unis, il était peintre, scientifique, entomologiste et membre de l’Académie des sciences naturelles à Philadelphie. Wood arrive à Canton en 1827 et y crée un quotidien en anglais, The Canton Register (1827-1842), il collabore avec William C. Hunter et imprime des affiches pour Russell & Co. À la fin des années 1820, il regagne les États-Unis et compose un ouvrage intitulé Sketches of China : With Illustrations from Original Drawings, qui paraît en 1830. Après son retour à Canton, il travaille en 1831 pour Russell & Co., fonde deux autres journaux et aide Nathan Dunn, homme d’affaires américain établi dans cette ville, à organiser sa collection de « curiosités chinoises » à l’occasion d’une exposition qui doit se tenir à Philadelphie en 1838.
Arrivé aux Philippines vers 1833 ou 1834, Wood dirige une plantation de canne à sucre à Jala-Jala, dans la province de Rizal – pendant plusieurs années, selon Hunter16 –, puis est employé par Russell & Sturgis, peut-être après la mort de sa femme dans les années 1840. Une communauté de Français, dont Wood aurait été proche, est installée à l’époque dans la région de Jala-Jala et Jules Itier, dont il sera question un peu plus loin, la visitera également – serait-il celui qui a initié Wood à la daguerréotypie ? Wood meurt à Manille à une date inconnue, après avoir créé un studio photographique avec ses fils, qui fonctionnera jusque dans les années 1860 et 1870.
Hunter attribue à Wood l’introduction de la photographie aux Philippines, ainsi que l’enseignement de cet art aux mestizos, mais sans plus de précisions17. Certes, Hunter ne dit pas faux car un médecin de Boston, Benjamin L. Ball, a commandé divers daguerréotypes au studio Wood lors d’un passage aux Philippines en 184818. Louis Manigault, visiteur originaire de Caroline du Sud qui a rencontré Wood en 1850, a écrit sur ses rapports avec Russell & Sturgis, notamment avec Griswold et Wood, lesquels lui ont servi de guides et l’ont invité dans leur « hacienda » à Mariquina19. Deux vues de cette résidence figurent d’ailleurs parmi les daguerréotypes de l’HSM&L. Cependant, d’après ce que l’on sait de sa biographie, il est difficile de voir comment Wood aurait appris à réaliser des daguerréotypes au début des années 1840. Quand bien même il y serait parvenu, il est inconcevable qu’il ait atteint seul le niveau technique dont témoignent les images de l’HSM&L.
Autre candidat possible, José María Peñaranda, grand amateur de photographie, militaire de carrière et secrétaire de Don Narciso Clavería y Zaldúa, gouverneur des Philippines de 1844 à 1849 et comte de Manille. En 1850, Peñaranda écrit à Clavería une lettre personnelle, riche de nouvelles et s’enquérant de la santé de ce dernier qui, victime de dysenterie, a dû se retirer :
Et je vous serais donc très reconnaissant si vous pouviez m’envoyer des épreuves [fol. 2r] daguerréotypées de cette transformation car, étant donné l’état dans lequel vous vous trouviez, je n’osai pas vous supplier de mettre ici [à Manille] votre patience à l’épreuve. […] Depuis que vous êtes parti, j’ai beaucoup délaissé cette occupation et, bien que j’eusse emporté l’instrument à Ilocos, dans le but d’y prendre quelques vues et des portraits de plusieurs races de l’Abra, je fus dépité par un temps pluvieux les jours où je m’y trouvais, puis j’eus d’autres choses à faire. Mes seules réussites furent des vues du chemin d’Agayayos, qui est désormais terminé, et du pont de Clavería qui y passe ; mais j’ai donné les meilleures à Llamos, qui les voulait obstinément, et celles qui me sont restées ne peuvent servir, le cas échéant, qu’à être copiées20.
De cette lettre et d’autres correspondances, nous pouvons déduire que Peñaranda s’illustre comme daguerréotypiste amateur à la fin des années 1840 et prend des photographies dans des endroits reculés. La collection Clavería contient également trois petits portraits de guerriers philippins, probablement réalisés pour le comte par Peñaranda, ce dernier rêvant d’effectuer ce genre de portraits ethnographiques21. Fait plus intéressant, la lettre signalant l’achèvement d’une des constructions de Clavería indique que Peñaranda a aussi réalisé des vues de paysages. C’est en décembre 1844 que celui-ci rencontre Itier pour la première fois22.
Le cas du photographe anglais Albert Honiss, qui fonde un studio commercial à Manille au début des années 1860 – certainement avant 1865 –, est également intéressant car il entretient, lui aussi, des rapports avec la firme Russell & Sturgis. L’importance de ses photographies ultérieures et la date incertaine de son arrivée aux Philippines font de lui un autre pionnier potentiel du médium dans ce pays. Honiss confectionne des photographies au format carte-de-visite ainsi que des portraits réalisés en studio et tirés sur papier qui constituent d’importants témoignages de la société philippine du milieu du xixe siècle, sans parler des images d’une beauté stupéfiante des paysages naturels de l’archipel, effectuées vers 1870-1872, et des vues de Manille [Fig. 8]. Mais nous ne disposons actuellement d’aucun document antérieur à 1860 concernant son travail. Honiss a réalisé divers albums sur mesure pour Russell & Sturgis – figurant également dans la collection Massa et, aujourd’hui, dans celle de l’HSM&L –, qui rendent compte des résidences et des usines de l’entreprise. Après sa mort en 1874, son studio et toutes ses photographies ont été transmis au photographe Francisco van Camp.
Fig. 8 Albert Honiss, une planche de l’album Vistas de Manila, vers 1860-1870.
Tirage sur papier albuminé, 24,6 × 32,5 cm.
New York, The Hispanic Society of America. Avec l’aimable autorisation de The Hispanic Society of America, New York.
Mais l’un des véritables pionniers de la photographie en Asie orientale et du Sud-Est est Jules Itier, peut-être l’un des premiers daguerréotypistes à être allé en Chine. Membre des douanes françaises et photographe professionnel, il parcourt la Chine et les Philippines comme membre d’une mission commerciale et scientifique dirigée par le diplomate Marie-Melchior-Joseph-Théodore de Lagrené de 1843 à 1846. Avec cette mission, Itier quitte le port de Brest le 20 février 1844 et fait escale à Singapour le 5 août, à Manille le 18, puis à Macao le 24. Le portrait daguerréotypé qu’il réalise en 1844 de Lagrené et Qiying – un homme d’État chinois de la dynastie Qing avec lequel Lagrené a conclu un traité commercial – est un document historique important23. Itier retourne à Manille et dans ses environs en février 1845, puis à nouveau en juin-juillet de la même année. La mission Lagrené va et vient en mer de Chine méridionale, de Manille à Java et Batavia, puis regagne la France le 14 mai 1846.
Parmi ces premiers photographes présents aux Philippines, plusieurs sont donc liés à l’entreprise Russell & Sturgis (Wood et Honiss), mais il est peu probable qu’ils aient appris et maîtrisé le daguerréotype avant 1846. À ce stade de ma recherche, les auteurs les plus susceptibles d’avoir réalisé ces images sont par conséquent un membre important de l’administration espagnole (Peñaranda) et un douanier français de passage dans le pays (Itier).
Un indice décisif
Ce n’est qu’en 2007 que la collection Massa a pu être étudiée avec plus de précision, grâce à une collaboration entre l’HSM&L et le George Eastman Museum (GEM) qui a permis à des conservateurs de ce musée de visiter l’HSM&L, de participer à l’analyse de la collection et d’apporter conseils et recommandations.
Si l’état des images était remarquablement bon, les protections des montages originaux étaient fortement détériorées, ce qui rendait les plaques susceptibles d’être détruites par des processus chimiques ou endommagées. C’est pourquoi elles ont été confiées au GEM pour être traitées. Dans leurs laboratoires, les conservateurs de ce musée ont procédé à des restaurations et réuni des informations précieuses sur les qualités techniques et la réalisation des daguerréotypes. Leur savoir-faire a été essentiel dans la reconstitution de l’historique de ces images. Lors du démontage des cadres, ils ont pu identifier les matériaux et techniques utilisés [Fig. 9].
Fig. 9 Encadrement et verso du montage d’un daguerréotype pleine plaque, attribué à Alphonse Eugène Jules Itier, View in the Mariquina River near Manila, 1844-1846. 21,5 × 16,2 cm.
Photographie réalisée en 2008 au George Eastman Museum à Rochester (N. Y.) par the Advanced Residency Program in Photograph Conservation.
Avec l’aimable autorisation du George Eastman Museum.
Les conservateurs du GEM ont également découvert de petits détails, comme les vestiges de restaurations antérieures et toute une série d’inscriptions qui leur ont permis de recueillir des renseignements indispensables à l’identification. Ils en ont conclu que le mode d’encadrement des daguerréotypes de l’HSM&L visait à en faire un ensemble homogène. Le style, les matériaux employés, le petit format des cadres, la présence de verres de protection des plaques et d’un passe-partout réalisé à l’aide de traits dorés ou noirs finement dessinés contribuent à l’élégance des daguerréotypes, mais souligne aussi l’esthétique française qui leur est commune. Traditionnellement utilisé en France, le passe-partout est particulièrement courant dans la première moitié des années 1840.
Le montage à la française comprend un verre protecteur, un passe-partout jouant le rôle de fenêtre, un carton et la plaque qui y est insérée. À partir du début des années 1840, le verre protecteur est peint pour susciter lui aussi l’effet de fenêtre. Les conservateurs du GEM ont été surpris par l’homogénéité des montages originaux dans la majorité des cas.
Une autre caractéristique unifie les daguerréotypes de l’HSM&L : la répétition de poinçons dans un angle des plaques24. Quinze d’entre eux – sur dix-huit – portent le même poinçon, composé du chiffre 30 et d’une étoile à six branches. Cet élément confirme l’origine commune des plaques. Il s’avère que ce poinçon figure aussi sur une plaque représentant une vue de Paris datant de 1842 [Fig. 10], dont l’auteur est Itier25.
Fig. 10 Alphonse Eugène Jules Itier, [Toits parisiens], vers 1842.
Daguerréotype, 7,5 × 6,3 cm.
Paris, musée Carnavalet, Histoire de Paris, PH2291. CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris.
Jules Itier, auteur des daguerréotypes de l’HSM&L
L’esthétique et le style français des plaques et de leurs accessoires, les détails techniques fournis par les experts du GEM, les poinçons présents sur plusieurs plaques, la date précoce et les sites photographiés, tout porte à croire qu’Itier est l’auteur le plus probable de ces daguerréotypes. Et c’est précisément cette attribution qui permet de confirmer la date de ces œuvres. Même si des plaques françaises étaient disponibles dans le monde entier, aucun des premiers photographes français dont nous savons qu’ils ont voyagé en Asie du Sud-Est n’a visité les Philippines. Les photographies réalisées par Itier en Chine et aux Philippines sont même, à ce jour, les seuls exemples que nous puissions comparer avec les daguerréotypes de l’HSM&L26. Les images qu’Itier a prises en Chine se trouvent principalement au Musée français de la photographie à Bièvres, tandis que celles des Philippines comprennent la vue d’une rue du quartier de San Miguel (à Manille), datant de 1845 et publiée par Gilbert Gimon27, et une vue frontale du bâtiment des douanes à Manille, datant de 1844 et vendue aux enchères en 200628 [Fig. 11]. Cet édifice avait pour Itier une valeur documentaire, mais aussi personnelle puisqu’il y avait travaillé.
Fig. 11 Alphonse Eugène Jules Itier, Vue de la douane à Manille, août 1844.
Daguerréotype quart de plaque légendé par l’auteur au dos du montage, 12,5 × 15 cm (montage).
Collection Frédéric Hoch.
Dans un ouvrage publié par la suite en trois volumes et intitulé Journal d’un voyage en Chine en 1843, 1844, 1845, 1846, Itier a relaté les événements de son périple en Orient et témoigné de la situation et de la culture de chacun des pays qu’il a visités29. Il y évoque à peine – voire pas du tout dans le cas des Philippines – les circonstances dans lesquelles il a réalisé ses daguerréotypes durant cette expédition30. L’une des rares mentions a été consignée lors de son séjour à Canton, où il rencontra le consul américain, Paul Siemen Forbes31. Ce dernier lui apporta fréquemment son aide, lui trouva plusieurs traducteurs et lui permit même de réaliser au moins un daguerréotype depuis l’une des terrasses de sa propriété, comme on va le voir.
Actuellement, je ne suis pas entièrement certaine qu’Itier ait apporté de France son matériel photographique en Chine et aux Philippines. C’est toutefois plausible, étant donné la durée du voyage et le fait que l’expédition disposait de deux navires. Cependant, les spécialistes soulignent qu’Itier s’est inquiété de trouver le matériel nécessaire dans les pays qu’il a visités lors de cette expédition32. L’ouverture du port de Manille au commerce international en 1834 a pu favoriser l’arrivée d’appareils et d’accessoires photographiques et a certainement coïncidé, au cours de la décennie suivante, avec celle de la photographie et de professionnels qui, comme Itier, ont appris à utiliser un appareil assez vite après l’invention de ce médium.
Itier a visité les Philippines à plusieurs reprises : il fait brièvement escale à Manille à la mi-août 1844, puis il y séjourne plus longuement en février 1845, et ensuite en juin-juillet. Il s’est rendu dans tous les endroits immortalisés par les daguerréotypes de l’HSM&L. Si l’on présume que la date gravée au dos de celui intitulé Pagsanjan vu du Monte San Isidro est le 27 juillet de l’année 1845 et n’est pas ultérieure, alors le voyage d’Itier dans la province de La Laguna coïncide avec cette date. Sa première visite dans cette région a eu lieu en juillet et août 1844. Il y est retourné en décembre de cette même année, puis a beaucoup voyagé jusqu’en janvier 1845, date de son départ pour l’île de Mindanao. C’est au cours de l’été 1845 qu’Itier retourne aux Philippines pour la troisième et dernière fois. Le panorama en plongée de Pagsanjan témoigne de l’intérêt du photographe pour la topographie de l’endroit, mais aussi, là encore, de son style personnel très singulier.
La mission principale d’Itier lors de ce voyage est notamment d’étudier l’industrie textile en Chine et dans les autres pays qu’il doit visiter. Il s’est toujours beaucoup intéressé aux fibres textiles et a découvert aux Philippines des exemples précieux fabriqués avec du chanvre ou de la fibre d’ananas. Pour s’informer davantage sur l’abacá de Manille, il a pris contact avec Russell & Sturgis qui possède le monopole de la production de cette fibre depuis plusieurs dizaines d’années. À Manille, la firme est propriétaire des trois plus grandes usines, toutes équipées de machines à vapeur employées pour le traitement du chanvre. Une fois de plus, Forbes est très utile à Itier car il lui remet une lettre de recommandation avant son départ pour les Philippines33.
Si j’ignore le contenu de cette lettre, qu’Itier mentionne dans son journal, je pense que Forbes l’a peut-être envoyée chez Russell & Sturgis à Manille afin de demander à l’entreprise d’aider le Français dans ses recherches sur les fibres végétales des Philippines. Lors de son séjour à Manille, Itier et Auguste Haussmann, un autre membre de la mission française, ont ainsi visité l’une des usines équipées d’une machine à vapeur.
Itier et l’équipe de l’expédition ont d’ailleurs été souvent en contact avec les Sturgis. C’est pour eux que le photographe a pu réaliser certains daguerréotypes sur commande ou bien en reconnaissance de l’aide qu’il avait reçue, comme il le fit auparavant en Chine34. En tant que dirigeant de la société Russell & Sturgis, puis comme consul, Griswold était chargé d’accueillir un grand nombre de visiteurs étrangers dans l’archipel philippin. Son tempérament cordial est fréquemment cité dans les écrits de voyageurs, ce qui pourrait expliquer la raison pour laquelle les plaques se sont retrouvées en sa possession.
La Chine et les Philippines dans les daguerréotypes d’Itier
La comparaison des daguerréotypes réalisés par Itier en Chine avec ses images des Philippines révèle de nombreuses similitudes35. Le photographe divise ses paysages en consacrant environ deux tiers de la composition à des bâtiments ou à des éléments du premier plan (des étendues d’eau comme des étangs ou des lagons) et environ un tiers au ciel, lequel, dans presque toutes les photographies antérieures à 1900, est souvent surexposé en raison du long temps de pose nécessaire. Autrement dit, la partie supérieure de chaque composition est abstraite, donne une idée de la distance et souligne les formes du premier plan et du plan intermédiaire. Itier a choisi des vues aux formes géométriques, les présentant d’une manière que l’on peut qualifier de « classicisante ».
Même dans une vue plus « naturelle » comme la baie de Macao, les formes des montagnes se répondent sur l’horizon, se reflètent mutuellement et entretiennent un rapport harmonieux avec la silhouette des bateaux sur l’eau. Il semble qu’Itier ait photographié des nuages à gauche et ce qui pourrait être un lever ou un coucher de soleil. Il montre ici sa maîtrise des aspects techniques et artistiques de la photographie de paysage au daguerréotype.
Sa manière de composer les images – de l’Extrême-Orient, en l’occurrence – associe une ligne d’horizon haute à un point de vue surélevé. Itier prépare soigneusement les images de paysages dont il veut rendre compte. Ses panoramas de Canton ou de Macao ressemblent à des prises de vue cinématographiques à la grue, depuis un point très haut placé, sans être tout à fait aérien. C’est là une grande similitude avec les images des Philippines conservées par l’HSM&L. Itier s’est efforcé d’embrasser tout Canton, en s’installant généralement sur des élévations afin de rendre compte de l’infrastructure urbaine. Ses rapports avec Forbes nous permettent de disposer d’une description de la façon dont Itier a réalisé des vues depuis la terrasse de celui-ci : « […] grâce à son intervention, je me suis établi sur le toit le plus élevé de la factorerie américaine, pour prendre au daguerréotype le panorama de la ville de Canton et de ses alentours36. » À titre d’exemple, on peut comparer la vue de la terrasse de Canton et le panorama de Macao [Fig. 12] avec le panorama en plongée pris de la propriété d’un certain M. Dyce, négociant étranger, dans le quartier de Santa Cruz de Binondo, à Manille [Fig. 13].
Fig. 12 Alphonse Eugène Jules Itier, Vue prise de Macao, octobre 1844.
[Interprétation pour la lecture d’après daguerréotype original], 9,3 × 14,3 cm (image visible), 17 × 21 × 1 cm (montage).
Bièvres, Musée français de la photographie, inv. 76.3000.31. © Musée français de la photographie / Conseil départemental de l’Essonne, Barbara Fernandez.
Fig. 13 Attribué à Alphonse Eugène Jules Itier, Great Bridge from Mr Dyce’s, Barrio de Santa Cruz, Binondo, Manille, 1844-1846.
Daguerréotype pleine plaque, 16,3 × 21,6 cm. New York, The Hispanic Society of America, GRF 174994.
Avec l’aimable autorisation de The Hispanic Society of America, New York.
Les daguerréotypes de l’HSM&L réalisés aux Philippines présentent de toute évidence une maîtrise technique correspondant au savoir-faire d’Itier dans le maniement de l’appareil photographique. De même que les images prises en Chine, celles de l’HSM&L témoignent de l’habileté du photographe à évaluer avec précision la quantité de lumière entrant par l’objectif et l’intensité du soleil agissant sur la plaque d’argent afin d’améliorer la netteté, mais aussi de renforcer certaines couleurs et d’en créer d’autres. Réaliser un daguerréotype est un processus exigeant, notamment en raison du temps de pose et de la fragilité de la plaque, qui est extrêmement sensible aux conditions météorologiques, autant de facteurs contraignants et de sources de difficultés pour le photographe.
Itier s’est servi de la lumière pour obtenir une précision quasi télescopique dans ses représentations de paysages. C’est aussi le cas d’une vue de la Mariquina, rivière qui coule le long de la résidence des Sturgis à la campagne, photographiée là encore depuis une élévation [Fig. 14]. L’appareil a très probablement été placé sur une terrasse ou un toit de la maison. Le panorama se déploie devant l’objectif et donne à voir le cours de la rivière d’un point de vue éloigné, exactement comme dans les photographies de la baie de Macao prises par Itier, par exemple. Le vaste espace de la Mariquina est rendu sans aucune perte de profondeur, ce qui nous permet de voir de nombreux éléments présents dans le champ. Avec les technologies dont nous disposons aujourd’hui, il est possible d’agrandir ces images tout en conservant le moindre détail et, par conséquent, en gardant intacte la précision d’Itier. Dans cette vue prise depuis la résidence des Sturgis, les tons bleuâtres, dus à la surexposition, produisent un très bel effet.
Fig. 14 Attribué à Alphonse Eugène Jules Itier, View from Sturgis’ Residence. Bridge of Misic [Meisic], Binondo, Manille, 1844-1846.
Daguerréotype pleine plaque, 16,2 × 21,5 cm. New York, The Hispanic Society of America, GRF 174997.
Avec l’aimable autorisation de The Hispanic Society of America, New York.
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La collection de daguerréotypes de l’HSM&L témoigne d’un tournant dans l’histoire du développement et de l’expansion de la photographie aux Philippines et, par voie de conséquence, en Asie. La précision et la beauté des vues des milieux naturels donnent à ces images une valeur artistique indéniable. Celles-ci possèdent aussi une grande valeur historique car le patrimoine culturel qu’elles montrent a, dans bien des cas, entièrement disparu.
Les poinçons figurant sur quinze des daguerréotypes, les très nombreux clichés qu’a effectués Itier en Asie et qui sont parvenus jusqu’à nous, la coïncidence des dates, des lieux et des personnes qu’il a rencontrées au cours de ses pérégrinations asiatiques font que ce dernier est l’auteur le plus probable de ces images. Si mon hypothèse est correcte, le fait qu’une partie des toutes premières photographies réalisées aux Philippines soient dues à un Français, dont les daguerréotypes ont été conservés par une famille américaine établie dans cette colonie espagnole pour des raisons commerciales (et politiques), en dit long sur les échanges et les diffusions concernant le phénomène de la photographie. Cela prouve également l’importance de suivre le parcours des individus afin de pouvoir faire une histoire cohérente de la photographie.
Si cette découverte comble certaines lacunes des débuts de la photographie aux Philippines, il reste encore beaucoup d’aspects à étudier. Le présent article est une contribution à notre compréhension de l’apparition du médium en Asie, que les interactions marchandes ont grandement facilitée. Carrefour commercial, les Philippines semblent donc être aussi un carrefour photographique.