L’autrice tient à remercier Éléonore Challine pour ses encouragements, Sylvie Aubenas et Flora Triebel pour leurs indications précieuses sur les photographies teintées relevant du département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France, Manuel Charpy pour son suivi lors de la rédaction de cet article et Laureline Meizel pour son aide et sa disponibilité.
« Le visage de la jeune femme gardait toujours une immobilité absolue. La stupéfaction des visiteurs était à son comble, lorsque Gédéon dit tout haut en riant :
“Ne voyez-vous donc pas que c’est au portrait de notre bienfaitrice que vous vous adressez en ce moment ?”
Terrier s’approcha du cadre et, après quelques instants d’hésitation, se retourna en disant :
“Je n’ai jamais vu d’œuvre aussi parfaite, j’ajouterai même que je ne crois pas que celle-ci sorte des mains d’un artiste.
– Messieurs, c’est de la photopeinture” dit tout à coup à côté d’eux un homme encore jeune, qui venait de pénétrer dans le salon, en soulevant une portière de velours1. »
La photopeinture, si ressemblante qu’elle en devient troublante, si juste qu’elle parvient à tromper, est un art de l’hybridation naissant avec la photographie du xixe siècle. Là où l’appareil ne peut donner qu’une image monochrome, une couche de peinture permet la couleur ; là où la photographie insiste sur les détails disgracieux, la retouche picturale adoucit les imperfections de la peau, verrues ou rides, ces défauts que Charles Baudelaire appelait « trivialités du visage2 ». L’idée de recourir à la peinture pour améliorer ces images se voulant miroir de la réalité se répand rapidement. Quelques semaines seulement après le célèbre discours de présentation du daguerréotype par François Arago devant l’Académie des sciences le 7 janvier 1839, les premières tentatives de colorisation par intervention manuelle ont lieu. Suivent une ribambelle de procédés destinés à colorer les épreuves.
Photopeinture, le terme est parlant : les deux genres artistiques ne sont pas seulement accolés mais se fondent l’un dans l’autre. Rarement employée aujourd’hui, cette appellation est remplacée dans les inventaires par les périphrases « photographies coloriées », « photographies teintées », « photographies peintes à la main »… « Photopeinture » est pourtant le terme courant sous la plume des publicitaires, photographes, critiques et romanciers entre 1860 et 1900. Le mot comme l’objet photographique lui-même sont ensuite occultés par la naissance de la photographie en couleurs. Malgré son succès indéniable, cet art populaire est méprisé par l’élite artistique de son temps, puis oublié, ou presque. Deux études spécialisées lui ont été consacrées. La première, The Painted Photograph, 1839-1914 : Origins, Techniques, Aspirations de Bridget et Heinz Henisch3, est centrée sur la pratique américaine et aborde par ordre chronologique les différents types d’overpainting, peinture sur photographie. La seconde est la thèse d’art plastique de Sylvie Treille, « La photo peinte. Propositions plastiques et références historiques4 », dans laquelle la chercheuse et plasticienne explore la technique des photographies peintes, des débuts de la photopeinture jusqu’au pop art en passant par la carte postale. Dans les histoires de la photographie, cette pratique est au mieux évoquée de manière fugitive. Ceux qui en parlent sont hésitants : comment mentionner ceux qui la pratiquent ? Photographes, coloristes, peintres ou, pire, badigeonneurs, barioleurs ? L’historien québécois Michel Lessard évoque cette ambivalence en 1986 dans sa thèse consacrée au studio Livernois :
Nos musées abondent de tableaux qui sont en fait des épreuves photographiques rehaussées de couleur. Des maîtres de la palette se sont convertis à ces procédés. Il est temps qu’une étude scientifique présente ces techniques largement décrites dans les imprimés spécialisés ; il est également temps de reconnaître comme pratique artistique signifiante d’une époque les œuvres issues de ce courant, toujours refusées par les historiens de l’art et les historiens de la photographie ; les premiers la considèrent comme de la fausse peinture, les seconds comme de la photographie maquillée5.
Dès le xixe siècle, ces épreuves en couleurs que la bourgeoisie s’enorgueillit de posséder souffrent de la même hésitation : tantôt encensées par les critiques qui leur promettent un succès durable et sans pareil, tantôt décriées et assimilées à des objets d’un sous-art imposteur, détaché des questions de talent et de mérite. Mot fourre-tout à bien des égards, « photopeinture » désigne autant un daguerréotype teinté qu’une photographie légèrement rehaussée de couleurs transparentes, ou encore qu’une peinture masquant le dessin photographique sur lequel elle s’appuie. Réception en demi-teinte, matérialité multiple : les hésitations de cet art hybride font son succès et sa raison d’être, bien que cette ambiguïté caractéristique justifie également les mépris et reproches qui l’accompagnent de sa naissance à son déclin.
Regards passés, regards actuels : définition(s) d’un art aux contours flous
Un amateur de photographie de la fin du xixe siècle définit la « photo-peinture » ainsi : « dénomination qui, par malheur, embrasse de nombreux procédés très peu artistiques et avec lesquels il est impossible de tenter quelque chose de sérieux6. » Le flou autour de la pratique interdit sa considération. Lorsque son procédé n’est pas décrit dédaigneusement, elle est dépeinte comme une bête curieuse, « riante et curieuse combinaison7 ». Cette confusion entre deux médiums fait pourtant partie intégrante de son histoire. Photopeintres, écrivains de traités enseignant la pratique, inventeurs en tout genre : partout surgissent des spécialistes et des méthodes pour apprivoiser cet art. Les brevets d’invention notamment témoignent d’une intense activité créative, aussi bien d’amateurs que de professionnels ayant pignon sur rue8, servant tant les activités domestiques que les ateliers.
La diffusion de cet art semble elle aussi prendre des chemins variés. En France, il se répand d’abord rapidement dans la capitale, puis lentement dans les villes de province. À Paris, c’est à l’Exposition universelle de 1855 que les visiteurs découvrent des portraits photographiques entièrement recouverts de peinture à l’huile, notamment ceux de Marcel Gustave Laverdet qui dépose un brevet d’invention en 1854 pour la « photographie animée par l’application sur la peinture9 ». Ernest Lacan y devine un travail de peintre expert maniant parfaitement le pinceau et note la surprise des visiteurs. Définitif, il ajoute : « quelle que soit la méthode employée par M. Laverdet, on ne peut classer ses œuvres parmi les productions photographiques10 ». Le Courrier de Lyon relate au début des années 1880 la réaction des Lyonnais : « Les spécimens des photopeintures […] ont obtenu un véritable succès, beaucoup de personnes stationnaient continuellement pour admirer ce nouveau genre de photographie avec des couleurs naturelles. Cette attraction nouvelle apportée à l’art photographique assure à cette industrie une campagne nouvelle, car tout le monde voudra avoir son portrait avec de la couleur11. » Le journal souligne, paradoxalement, le caractère « nouveau » du procédé présenté par l’atelier Joguet frères et appelle à sa présentation à la bourgeoisie de Montélimar, soulignant la diffusion à deux vitesses du procédé.
Certains, comme Léon Dormoy – auteur féru de photographie et de sciences naturelles –, admettent d’emblée la difficulté à définir la photopeinture : « il existe un grand nombre de méthodes différentes, certaines et éprouvées12 » confie-t-il au début de son manuel avant d’essayer de les classer et de préciser qu’il ne décrira pas les « innombrables procédés » mais se contentera d’indiquer les méthodes qu’il juge les plus simples. Cette difficulté à délimiter le champ de la photopeinture demeure aujourd’hui. S’il est tentant d’envisager la pratique comme une quête de la couleur où le moyen importe peu tant que l’objet final est une photographie manuellement colorée, Sylvie Treille propose en 1988 une définition pour cerner un domaine à la fois vaste et précis : « La photopeinture est issue de la conjugaison d’une épreuve photographique de quelque nature que ce soit (une feuille d’acétate, papier, toile) avec une matière colorante pigmentaire ou non appliquée a posteriori13 ». La chercheuse et plasticienne s’empresse de préciser que toutes les techniques ne se valent pas, n’échappant pas à une forme de jugement : à ses yeux, les deux médiums doivent s’équilibrer, la peinture ne doit pas recouvrir le support photographique, sans quoi il s’agirait d’« une falsification ou plutôt un acte de faussaire : une tromperie qu’un néophyte prendra pour du talent. […] Facilité sans doute mais pas grand mérite14 ». Ce jugement de Sylvie Treille fait un étrange écho à ceux qui apparaissent dès les premières années de la photopeinture : entre retouche et métamorphose, la photopeinture a toujours peiné à trouver sa place.
La photopeinture au rythme des innovations techniques
Comme l’écrit Maddalena Parise15, le daguerréotype est ramené à l’exactitude tandis que, par opposition, la photographie sur papier est associée à ses capacités artistiques. C’est pourtant sur daguerréotypes qu’ont lieu les premières retouches et mises en couleurs. Faut-il considérer que ce sont là les premières photopeintures ? Faut-il balayer les affirmations d’Eugène Disdéri qui se vantait d’avoir imaginé la photopeinture en 186516?
Le désir des photographes de mettre en couleurs leurs images naît en même temps que les premiers projets photographiques. Conquérir la couleur était déjà une frustrante obsession pour le pionnier Nicéphore Niépce : « Il faut que je parvienne à fixer ces couleurs17 » écrit-il dans une lettre du 19 mai 1816. Le monochrome surprend mais déçoit. On admire un temps l’exactitude avec laquelle les masses et détails sont rendus, avant de reprocher au nouveau médium sa froideur. On tente de remédier à ce manque en colorant artificiellement les daguerréotypes. Cette demande qui traverse les pays occidentaux et vite au-delà empêche aussi bien de désigner un pays d’origine pour cette pratique que de mettre en avant le nom d’un inventeur. Le répertoire d’Henri de La Blanchère18 identifie plusieurs noms sans parvenir à trancher. Tôt, conseils et techniques circulent entre Paris, Londres et New York. Nombre de photographes tentent, parfois par voie de presse, de revendiquer le procédé. Des pionniers de la pratique se distinguent : M. Claudet en France, Carl Ferdinand Stelzer en Allemagne, Richard Beard en Angleterre, Henry Hunt Snelling aux États-Unis ou encore Johann Baptist Isenring en Suisse.
L’attitude générale consistait alors à s’éloigner le moins possible de la réalité produite par l’optique photographique et à limiter toute prise d’initiative fantasque. Snelling, s’adressant en 1848 tant aux amateurs qu’aux professionnels voulant se mettre à la peinture sur daguerréotype, livre dans The History and Practice of the Art of Photography un chapitre extrêmement précis où chaque visage, cheveu, tissu est associé à une teinte19. La couleur n’existe que pour donner l’illusion de la vie, sans s’éloigner de l’exactitude du médium fraîchement découvert. Le daguerréotype signé J. Garnier, daté de 1850 [Fig. 1], souligne bien ce désir de fidélité mais à des couleurs idéales davantage qu’à celles prises dans la lumière d’un moment. La ressemblance demeure une qualité primordiale des portraits photopeints, non sans entretenir avec elle un certain paradoxe. Si elle est trop marquée, le portrait en devient déplaisant et l’on essaiera d’atténuer à coups de pinceaux, de pastels, de crayons les imperfections. Si elle est bien dosée, elle est un atout, elle est même « toute idéale, d’autant plus quand il s’agit de créer une image pour l’éternité20 » comme le note Manuel Charpy. Moyen de garder une trace et de prévenir de l’oubli, « la photographie, avec une perfection inaccessible aux autres arts graphiques, nous donne l’exacte ressemblance des êtres aimés, précieux souvenirs que les parents conservent de leurs enfants figurés à chaque étape de leur existence, et chères reliques parfois, si la mort les a enlevés21 » s’enthousiasme Dormoy avant de déplorer un manque : « ce quelque chose qui ravive le souvenir et le précise pour les moindres détails de la personne, des vêtements et des accessoires : la couleur22 ».
Fig. 1 J. Garnier, [Portrait d’une petite fille], c. 1850. Daguerréotype colorié à la main, 21,3 × 16,8 cm.
Rochester (New York), George Eastman Museum, don de la Eastman Kodak Company, ex-collection Gabriel Cromer, 1969.0265.0092. Avec l’aimable autorisation du George Eastman Museum.
Moyen privilégié de l’anamnèse, la couleur est parfois requise pour redonner vie. Certains daguerréotypes post mortem le soulignent en entreprenant de réchauffer le teint des êtres perdus, souvent des enfants morts prématurément. Un semblant de vie traverse alors les lèvres que l’on reprend en rouge-orangé, les oreilles rougissantes aux extrémités ou les pommettes rehaussées de rose, signant la circulation du sang et espérant atténuer les paupières tombantes, le regard immobile et le corps rigide. Dans un daguerréotype de 1850 finement retouché à la main [Fig. 2], une couverture fleurie où se mêlent fleurs blanches, roses, orange ou bleutées tente d’égayer la scène, de baigner la jeune femme de couleurs vives et chaudes plutôt que celles froides accompagnant tout décès. L’hybridité de la technique correspond à ces images qui hésitent entre vie et mort. La grande majorité des daguerréotypes colorés restent sobres. Recouvrir ou transformer l’image est alors inenvisageable.
Fig. 2 Photographe anonyme, [Portrait post mortem d’une jeune femme recouverte de fleurs], c. 1850.
Daguerréotype colorié à la main, 7,5 × 6,3 cm (image), 10 × 8,5 cm (écrin).
Paris, Collection Serge Kakou.
De plus, les techniques ont leur limite : la plaque de métal coûteuse est souvent petite, l’ensemble est fragile, d’autant que dans les débuts, les pigments appliqués n’ont pas de vernis protecteur comme on le retrouvera quasiment systématiquement une dizaine d’années plus tard. La pratique de la photopeinture s’est élargie au fil des ans, tout comme se sont affirmées les possibilités de retouche. Jusque-là, dans l’ombre, cette dernière réparait les lacunes (trous, points, rayures…) et masquait minutieusement d’éventuelles imperfections. Mais, si la photopeinture passe pour une forme de retouche, elle la dépasse en revendiquant son intervention, en la rendant visible jusqu’à la mettre en évidence. Le daguerréotype cohabite un temps avec le calotype, puis l’ambrotype et le ferrotype, avant d’être balayé par le positif sur papier albuminé. Sur ce dernier, la retouche est plus aisée, la finesse du papier permet de contrecoller l’image sur un panneau de bois ou une toile, revêtant ainsi l’aspect plus prestigieux d’un tableau. Nombre de recherches visent le perfectionnement des supports – l’épaisseur du papier et sa résistance à la matière picturale23.
L’agrandissement permet en outre de transposer les images sur des supports variés, enduits de collodion. « Agrandir les épreuves, et d’un cliché de 6 cm ou 8 cm obtenir une image de 20 cm ou 30 cm de côté, tel est le desideratum que l’on entend formuler de toute part24 » confie Eugène Trutat en 1897, affirmant la supériorité artistique des grandes photographies. L’agrandissement et la retouche vont souvent de pair : le processus de grossissement endommageant la précision de l’image, la peinture devient impérative. À partir des années 1890, on reprend ainsi les photographies des années 1860 en les agrandissant et les colorant pour mieux honorer les aïeux et leur donner une nouvelle présence, « brin coloré d’immortalité25 » comme le dit Sylvie Treille. Agrandi, un portrait peut devenir objet d’art, et cela est particulièrement vrai lorsque l’image s’imprègne dans le corps de l’étoffe. Précurseurs du transport de l’épreuve sur textile dès la fin des années 185026, Mayer frères et Pierson enchantent le public avec leurs œuvres hybrides. L’effet produit ainsi par L’Empereur Napoléon III et le Prince impérial [Fig. 3a et 3b] émerveille : Lacan s’enthousiasme pour ces photographies colorées, véritables chefs-d’œuvre « que nos meilleurs peintres pourraient signer27 ». Si même un empereur est digne d’être traité en photopeinture, celle-ci devient digne et désirable pour n’importe quel bourgeois.
Fig. 3a Anonyme, L’Empereur Napoléon III et le Prince impérial, c. 1862.
Huile sur photographie préalablement agrandie sur toile, 73 × 59 cm. Château de Compiègne, musée du Second Empire, C.49.111.
Photo © RMN-Grand Palais (domaine de Compiègne) / Franck Raux.
Fig. 3b Attribué à Édouard Delessert, L’Empereur Napoléon III et le Prince impérial, c. 1862.
Portrait carte de visite, collé sur la planche XIII d’un album photographique consacré à la famille impériale, 45 × 30 cm (planche). Château de Compiègne, MMPO.2225.
Un portrait peint pour tous
La photopeinture n’échappe pas à la règle énoncée par Gisèle Freund voulant que le succès d’une technique tienne à une demande sociale et politique28. Emblématique du système d’ateliers se développant au xixe siècle, sa réussite commerciale est largement attribuable à l’ascension de la bourgeoisie et à sa portraituromanie29. « O vanité ! Tu es donc le plus inguérissable des vices qui affectent l’espèce humaine30 » se lamentait déjà Amaury Duval passant devant les portraits amassés au Salon de 1795. Le besoin de se faire valoir donne alors naissance au physionotrace, entre 1786 et 1830, qui automatise la reproduction des profils avec un procédé proche de la gravure, et rend possible l’obtention de portraits vendus par série, à prix modérés31. Puis vient le portrait miniature, sous forme de couvercles de boîtes ou de pendentifs. C’est finalement le portrait photographique qui leur porte un coup fatal, véritable chamboulement dans le domaine de la représentation. « La photographie, qui ne garantit pas la ressemblance, mais qui la donne, a tué les barbouilleurs de portraits32 » affirme Edmond About, conférant au médium le pouvoir d’éradiquer la mauvaise peinture grâce à une technique garantissant « les promesses d’une peinture n’impliquant pas de talent33 », selon les mots d’Érika Wicky, historienne de la photographie.
Dans le nouveau paysage commercial de la photographie34, et du fait du prestige associé au portrait peint, la photopeinture apparaît comme un nouveau potentiel commercial pour les ateliers photographiques, peu coûteux mais séduisant une clientèle rêvant de couleurs, nostalgique des portraits luxueux esquissés au pinceau. Or, comme le note Freund « le luxe à bon marché était pour le commerçant la plus sûre garantie de bonnes affaires35 ». Les publicités vantent un prix modéré, légèrement plus élevé du fait du temps accordé au traitement coloré, mais la photopeinture reste abordable, loin de la somme qu’exigent les tableaux peints. Des publicitaires soulignent la magie du procédé : « j’ai peur qu’on m’accuse de ne parler que de prodiges sans vraisemblance […]. Qu’est-ce donc que la photo-peinture ? C’est l’art de faire un portrait à l’huile, de grandeur naturelle, en une seule séance. Vous ne me croyez pas, – naturellement36. » Les ateliers photographiques s’adaptent à la petite bourgeoisie et se rangent à ses goûts. Alexandre Ken peut ainsi écrire en 1864 au sujet d’un daguerréotypiste – qu’il s’abstient de nommer – qui aurait amassé une belle fortune grâce aux daguerréotypes coloriés : « Au point de vue de l’Art, c’était laid, c’était atroce ; les gens de goût et un peu nerveux hurlaient en les voyant, mais cela plaisait fort au bourgeois qui, pour six ou dix francs, possédait un portrait sur argent et colorié ; un monument de famille37. »
La photopeinture s’affirme ainsi au sein du marché très compétitif de la peinture de portrait. En plus de son prix attractif, facilité artistique et rapidité se font arguments de vente. La pose – même si elle est un rituel aristocratique recherché – peut se limiter à une seule séance, contrairement aux nombreuses sessions nécessaires pour les portraits à l’huile. Ainsi, Le Monde illustré faisant la promotion de Disdéri n’hésite pas à mettre en évidence cet avantage : « reprendre une attitude, un port de tête, un sourire exactement au point où on l’a laissé la veille ou l’avant-veille me paraît être un tour de force assez joli et assez rare. Ce sont ces ennuis, ces tâtonnements, ces déplacements que vous épargne la photo-peinture38. » Une seule séance de pose suffit et Disdéri est capable de livrer une photopeinture en moins de douze jours, une véritable révolution. Certains vantent une production plus rapide encore : Découflé et Dutkiewicz espèrent produire des photopeintures « au rythme de deux par jour par opérateur39 » et l’atelier de MM. Joguet frères pourrait livrer « 40 à 50 douzaines de portraits par jour40 ». Surenchérissant dans la rapidité d’exécution, les ateliers tendent à l’industrie, et sont moqués pour cela par les détracteurs de la photopeinture.
Le plus souvent, il n’y a pas de rencontre entre la ou le coloriste et la personne photographiée. La mise en couleurs n’est donc pas réellement sur mesure : le retoucheur se base sur des notes prises au sujet du modèle photographié. Le rôle du peintre est diminué, on n’hésite d’ailleurs pas à recourir à une main-d’œuvre bon marché, sans formation artistique, comme le rapporte Despaquis dès 186641. Nadar, qui finira pourtant par céder aux photographies reprises à la peinture à l’huile [Fig. 4], condamne dans un premier temps cette mode facile et de mauvais goût, y voyant une pratique commerciale et mercantile. Se penchant sur le cas de Mayer frères et Pierson, il décrie leur manière de photographier « à la va comme-je-te-pousse » et de prendre en note les informations nécessaires au coloriste : « l’épreuve à peine lavée passait aussitôt sur l’établi du peintre assermenté de la maison, lequel avait pris ses notes, notes sommaires comme celles d’un passeport : teint ordinaire, yeux bleus ou bruns, cheveux châtains ou noirs, et la chose, payée d’avance, vous était livrée tout encadrée et ficelée, sous enveloppe. À peine avait-on le droit d’ouvrir le paquet avant d’avoir regagné la porte42. » Nadar fustige ceux qui abusent de la retouche transformant les photographies en de mauvaises peintures : « il fallait sans autre délai que la Photographie se dégageât des Infidèles et des travestissements infligés, qu’elle se montrât telle qu’elle avait à se laisser voir, sans voiles comme la vérité43. »
Fig. 4 Nadar (Félix Tournachon, dit), Miniatures Photographiques Inaltérables peintes à l’Huile, c. 1889.
Tirages sur papier albuminé coloriés à la peinture à l’huile, 16,2 × 10,7 cm (14 tirages au format dit cabinet), 21,7 × 13,2 cm (2 tirages) et 31,7 × 20 cm (tirage central).
Bièvres, Musée français de la photographie, inv. 64.88.1 © Musée français de la photographie / Conseil départemental de l’Essonne, Benoît Chain.
La photopeinture comme loisir : démocratisation d’un savoir-faire
La pratique de la photopeinture tend à devenir un passe-temps artistique pour la bourgeoisie de la fin du xixe siècle. Divers manuels entreprennent l’enseignement de la mise en couleurs des épreuves. Celui de Dormoy adapte sa définition à son lectorat composé d’amateurs pratiquant la photopeinture comme loisir. Ainsi la technique qu’il distingue dans son ouvrage44 comme étant la « photopeinture proprement dite », la technique de photopeinture par excellence, est celle où l’intervention est légère, la photographie est « seulement » teintée ou partiellement recouverte. Le risque de la dénaturer, de la gâcher irrémédiablement, est ainsi écarté. En procédant par glacis colorés pour se servir de l’image comme d’un guide, on en préserve les valeurs. Sur la carte de visite signée C. Basset [Fig. 5], le photopeintre se contente ainsi d’apposer grossièrement les teintes sur quelques zones, dépassant par endroits, et laissant la commode de l’arrière-plan, en brun, inachevée. L’idée est de raviver la photographie, d’égayer une robe sûrement trop terne, sans souci de réalisme. Abel Conte considère que « cette façon d’opérer est à la portée de tous [et] l’on arrivera rapidement à faire œuvre passable45 ». Simple, rapide, efficace : la photopeinture a un véritable succès chez les amateurs : « de quelles miniatures charmantes ne pourra-t-on pas décorer son home, d’autant plus admirées et aimées qu’on les aura faites soi-même46 ! » s’enthousiasme Dormoy. L’accessibilité de « petit art » est l’occasion de développer rapidement un commerce : vente de pigments, de palettes, d’ustensiles, de pupitres à retoucher… Il n’est d’ailleurs pas rare que les auteurs des traités pratiques ciblent une clientèle désirant se divertir et « employer agréablement de longues heures, parfois bien vides47 » et leur conseillent d’acheter en particulier certains produits : les leurs. Ainsi, Conte signale-t-il avoir composé une palette de couleurs, un enduit et une colle adhésive dont il vante les prix modiques et dont il encourage à « en faire usage de préférence à toutes autres48 ».
Fig. 5 C. Basset, [Portrait d’une fillette], entre 1850 et 1880.
Tirage sur papier albuminé colorié, 10,5 × 6,5 cm (montage).
Paris, Bibliothèque nationale de France, EO2-1 (BASSET, C.)-BOITE FOL.
Karl Robert, dans son Traité pratique de la photominiature, rassure les débutants après avoir énoncé quelques précieux conseils : « le bon goût peut suffire à guider la main la plus inexpérimentée en matière de dessin49 ». C’est un loisir qui s’adresse « même » aux femmes : dans l’encyclopédie pratique destinée aux loisirs de ces dernières, Émile Bayard décrit la photopeinture aquarellée comme un art presque inné : « nous pourrions donner, dans notre fin, quelques puérils conseils de couleur, mais nous nous en abstiendrons, puisque l’intelligence supplée avantageusement à d’inutiles indications50. » La mise en couleurs est une opportunité artistique facile pour les dames : c’est une femme – de dos et affairée à sa tâche – qui orne la couverture de H. Wurtz, La retouche, théorie et pratique publiée en 190551 [Fig. 6]. La main féminine la plus inexpérimentée, bourgeoise comme ouvrière, est capable de coloriser des photographies. Les ateliers le savent et embauchent volontiers des ouvrières sans qualification mais réputées minutieuses52. « Les femmes, en particulier, ont trouvé un emploi facile en tant que coloristes », analyse Stanley Burns. « La nouvelle industrie n’avait pas encore établi de conventions les excluant […] il est probable qu’une partie importante des photographies en couleurs ont été peintes par des femmes53. » Denis Pellerin avance d’ailleurs qu’en France, entre les années 1855 et 1868, ce sont des femmes qui auraient coloré l’essentiel des images érotiques illégales54.
Fig. 6 H. Wurtz, La retouche. Théorie et pratique, Paris, H. Desforges, 1905, couverture.
Bièvres, Musée français de la photographie, inv. 90.7312.3. © Musée français de la photographie / Conseil départemental de l’Essonne, Barbara Fernandez.
La photopeinture opaque, entre illusion picturale et subterfuge
Le but de la photopeinture est de donner l’apparence d’un tableau, grâce à des artifices de couleurs qui cacheront ou dénatureront la photographie et encore de laisser croire que le tableau que nous semblons peindre se présente dans les conditions ordinaires, c’est-à-dire sur toile ou sur panneau55.
Bien souvent, le processus de la photopeinture est pensé pour donner à l’objet fini l’apparence d’un portrait peint. Ainsi, les techniques combinées facilitent l’assimilation du travail du retoucheur coloriste à celui d’un peintre. L’un des aboutissements de ce rêve est la linographie mise au point en 1884 : une toile sur laquelle est projetée une image est rendue transparente par l’huile, on peut alors appliquer au dos de l’image les couleurs sans altérer le dessin et sans maîtrise véritable de la peinture. Paradoxe : l’aboutissement de la conversion en peinture débouche sur le recul des techniques picturales.
Mais en l’absence de toile sur laquelle s’appuyer, on tente d’en parfaire l’illusion. Des conseils sont disséminés dans les traités ou encyclopédies : fixer l’épreuve sur une toile à grain qui permet l’obtention troublante de « l’aspect d’une peinture sur toile, car celle-ci transparaît au travers56 ». L’illusion vient aussi des détails : ainsi l’on invite à amincir les rebords de l’épreuve avec du papier de verre « afin qu’ils ne fassent pas d’épaisseur et, par conséquent, ne trahissent pas votre subterfuge57 » et à multiplier les empâtements de matière pour donner du relief à la toile. La photopeinture dite opaque est celle où l’image est soigneusement couverte par un artiste-colorieur : aucun espace ne doit laisser apparaître la photographie servant d’ébauche. Détails, contours et ombres disparaissent sous la matière picturale. L’œuvre bénéficie ainsi d’un « cachet artistique » puisque « plus l’empâtement sera abondant et bien fondu, plus l’on se rapprochera de la véritable peinture à l’huile58 ». Il s’agit de conférer un caractère unique à une image que l’on sait multiple. En complément, l’on n’hésite d’ailleurs pas à doter ces photopeintures de précieux cadres dorés, rappelant un luxe d’ordinaire accordé aux toiles de maîtres.
Procédé tricheur et dénaturalisant sous la plume de critiques acerbes, cette opération est pourtant décrite comme étant la plus difficile car, note Conte, elle « relève complètement de l’art et un simple amateur qui voudrait l’exécuter risquerait fort de gâcher simplement sa photographie59 ». Il exclut délibérément ce type de photopeinture de son traité, pratique qui, pour lui, relèverait davantage de l’art et dont la difficulté dépasserait les capacités de ses lecteurs. Dormoy le rejoint, refusant à son tour de traiter la photopeinture opaque dans son manuel car elle ne peut être exécutée que par les peintres de talent ; il préfère renvoyer aux ouvrages consacrés à la peinture à l’huile. Pour le portrait de la marquise Aguado de Las Marismas [Fig. 7], la photographie semble effectivement n’être qu’un lointain souvenir, dissimulée sous les couches de couleurs à l’huile.
Fig. 7 Attribué à Olympe Aguado, [Portrait de la marquise Aguado de Las Marismas], c. 1860.
Tirage sur papier albuminé d’après un négatif sur verre, colorié à l’huile, 58 × 43 cm (tirage). Paris, Bibliothèque nationale de France, EO-100-BOITE FOL A.
Pour nombre de photopeintres, laisser croire à un véritable tableau est un gage de qualité : « avec le procédé de l’aquarelle et de la gouache, il réussit à couvrir complètement toute la surface de façon qu’il soit impossible au spectateur de voir qu’il existe sous la peinture une épreuve photographique60 » s’enthousiasme Robert. Et effectivement, Aguado parvient à faire illusion en ne laissant pas le moindre espace vierge d’une minutieuse retouche, de la dentelle ornant le cou de la marquise au relief de la chaise en passant par le reflet doré de ses clés. La même attention est portée aux détails dans le portrait photographié par Louis Pierson et peint par Aquilin Schad de La Comtesse de Castiglione au bal du 17 février 1857 [Fig. 8], ou encore de Charles-Albert Costa de Beauregard en uniforme militaire avec une épée [Fig. 9], photographié par Nadar et peint par Emilio Vieusseux. Dans ces deux exemples, l’origine photographique du portrait est davantage dissimulée : si le personnage central est véritablement capturé au sein de l’atelier photographique, dans une pose conventionnelle, l’opacité de la peinture permet de réinventer le contexte de la photographie : un bal fleuri pour la comtesse où se dessinent des silhouettes et un bois hivernal pour le courageux Costa. Les nombreux fonds peints proposés dans les ateliers prestigieux sont sans commune mesure avec la liberté que permet la peinture appliquée à même l’épreuve, créant des univers sur mesure, uniques et ouvrant sur des espaces inconnus à un moment où la photographie ne sort pas du studio.
Fig. 8 Louis Pierson (photographe) et Aquilin Schad (peintre), La Comtesse de Castiglione au bal du 17 février 1857.
Gouache sur cliché, 72,3 × 59 cm avec cadre peint. Paris, Bibliothèque nationale de France, RESERVE MUSEE OBJ-52.
Fig. 9 Nadar (Félix Tournachon, dit) (photographe) et Emilio Vieusseux (peintre), Charles-Albert Costa de Beauregard en uniforme militaire avec une épée, 1871.
Tirage sur papier albuminé, peint, 55 × 45 cm. Avec l’aimable autorisation de Vintage Works, Ltd. (https://iphotocentral.com/common/detail.php/32/nadar/0/0/0/15901/1).
La photopeinture où la matière picturale est couvrante, opaque, est fréquemment décrite comme trompeuse, « artifice », « illusion », « subterfuge ». Bayard, dans son encyclopédie pratique, va jusqu’à comparer la peinture sur photographie à une « intervention magique61 ». Cette intervention doit être cachée, elle est même « inavouable » poursuit-il. Secret d’atelier. Ainsi, Robert paraît presque employer le ton de l’indiscrétion : « Pour notre part, nous pourrions citer un certain nombre de portraits ainsi exécutés [par-dessus photographie] qui ont figuré à nos Salons annuels et qui étaient loin d’être inférieurs à bien d’autres. Indiscret, nous citerions des noms fort autorisés qui, pour des motifs divers, ont usé de ce moyen, et pour ceux-là, certes, ce n’était nullement faute de savoir dessiner62. »
La photopeinture opaque est stigmatisée comme un sous-art tricheur. Difficile à exercer, et également plus artistique si l’on en croit Dormoy, elle nécessite pourtant un véritable savoir-faire de la part des artistes-colorieurs. Ils sont peintres plus que coloristes, artistes plus qu’artisans. D’ailleurs, ce sont souvent des peintres de formation reconvertis : le savoir-faire n’est plus optionnel quand il faut modeler l’image et ne plus seulement la teinter. Signe en matière de genre : si ce sont les femmes qui « colorient » les images, les peintres de photopeintures sont toujours ou presque des hommes. Pour autant, nombre de critiques s’obstinent à n’y voir qu’une pâle imitation du travail du peintre. La condescendance envers cet art se retrouve dans la presse qui félicite les artistes qui y renoncent : « Nous éprouvons un réel plaisir à signaler à nos lecteurs l’initiative intelligente de M. Binaud, peintre. Rompant avec les habitudes et confiant dans notre goût il a mis de côté les traditionnelles photopeintures et les chromos d’antan pour ne plus s’attacher qu’à la qualité63. » La photopeinture apparaît comme une solution de facilité à laquelle il ne faut pas céder. On lui dénie toute prétention d’art : les vrais artistes doivent livrer un dur labeur, des toiles moins nombreuses, plus longues à réaliser, et imprégnées de leur esprit et d’une habilité à manier le pinceau durement acquise. On sait la condamnation récurrente des photographes, aussi bien par Baudelaire que par Nadar lui-même soulignant que les photographes sont souvent à l’origine au mieux des « peintres ratés », au pire « clerc d’étude qui avait un peu négligé de rentrer à l’heure un jour de recette, ténor de café-concert ayant perdu sa note, concierge atteint de nostalgie artistique ou cuisinier64 ». Les photopeintres professionnels, que l’on se contente souvent d’appeler « coloristes », connaissent une dépréciation encore plus forte. Peinturlurant, ils sont regardés comme des sous-peintres et même des « badigeonneurs65 » ou « barioleurs66 ». Quel peintre choisirait de mettre ses pinceaux au service des photographes ? L’appât du gain et le manque de talent sont tour à tour donnés comme justification. Ce n’est que très rarement qu’on leur attribue un mérite particulier, malgré les efforts de certains auteurs comme C. Klary – auteur d’un traité sur la peinture sur photographie – qui les qualifie d’« artistes peintres67 ».
Mêmes masculins, ces coloristes professionnels restent le plus souvent dans les coulisses de l’atelier et leur rôle ne peut qu’être deviné ; rarement leur nom arrive jusqu’au public, rarement leur signature est apposée sur l’image fraîchement peinte68. Pourtant, les photopeintures étaient bien souvent le fruit d’une collaboration, ou d’un partenariat. Dans les grandes maisons, il était fréquent de trouver plusieurs peintres affiliés travaillant dans les ateliers mêmes. S’il est difficile de retrouver la trace de ces artistes coloristes, invisibles dans les notices, ils étaient pourtant une part essentielle du commerce des photopeintures et une attraction pour le public du xixe siècle. Ainsi dit-on au sujet de l’atelier de Nadar rue d’Anjou : « Ce qui intéresse surtout le visiteur, c’est de voir travailler Vieusseux, l’habile peintre attaché à l’établissement. Imperturbable sous les regards qui suivent son pinceau, l’artiste est campé dans un coin de l’immense salon. […] sous sa main, l’épreuve amplifiée sur toile ou sur papier se transforme en une splendide peinture à l’huile ou en une ravissante aquarelle de grandeur naturelle69. » La magie est autant dans la photographie que dans le spectacle du peintre à l’œuvre.
La retouche picturale : réaffirmation artistique ou menace pour l’intégrité du document photographique ?
Pupilles colorées, léger crayonnage de rose sur les joues et pointe de rouge sur les lèvres, cette reprise du visage simpliste est le socle commun de nombre de photopeintures, le strict nécessaire pour donner au teint un caractère frais et vivant. Quelques rares épreuves restent monochromes, se contentant d’être reprises à l’aide de pigments noirs, comme c’est le cas de ce portrait de Bertall [Fig. 10] où le lavis d’encre intensifie le costume, redéfinit la pupille, les lunettes ou encore les quelques cheveux restants – qui auraient pu passer inaperçus sans le rehaut d’encre.
Fig. 10 Bertall, [Portrait de Michel Chasles], entre 1860 et 1870.
Tirage sur papier albuminé repris au lavis d’encre, dimensions inconnues. Paris, Bibliothèque nationale de France, EO-555-BOITE FOL A < Œuvre non montée >.
L’ajout de matière picturale peut être lu comme un dépassement du caractère mécanique de l’image. Eugène Delacroix admettait : « sans intervention de l’imagination, il ne peut y avoir œuvre d’art70 » et la photopeinture signe, avec l’intervention du pinceau, une marque artistique. Elle anticipe, à certains égards, le discours pictorialiste s’attachant à détacher la photographie de son essence purement descriptive en intervenant sur l’œuvre pour se distinguer des simples exécutants. L’intervention n’est pas toujours discrète, ni subtile : le coloriste peut se contenter d’intensifier certains détails ou aller jusqu’à créer un fond ou des accessoires inexistants. La prise de distance avec la photographie originelle peut être poussée encore plus loin avec le processus de la peintre Louise Dugardin : sa technique consistait à découper les corps et visages de ses modèles pour les placer dans un décor peint par ses soins. Une publicité pour son atelier précise « la photographie étant détériorée n’est pas rendue71 ». La nouvelle vérité, celle qui perdurera dans les mémoires, est celle de l’artiste.
Photopeindre, c’est donc réécrire la réalité tout en maintenant le souci de la ressemblance. Robert écrit à ce propos que « le procédé est fort simple, parce qu’il ne demande pas une grande recherche de vérité72 ». À rebours, Conte invite lui à « surtout ne rien changer à la physionomie, la ressemblance doit être parfaite73 » et conseille de s’équiper d’un deuxième cliché, semblable à celui que l’on retouche afin de ne pas oublier le portrait original. Peut-être Felice Beato, voyageur occidental installant son atelier à Yokohama entre 1863 et 1877, se prête-t-il au jeu de réécrire sa réalité, de l’embellir par les coloris, lorsqu’il fournit aux Japonais aisés et aux Occidentaux en voyage des aquarelles sur photographie encensées « pour la beauté, l’éclat et la profondeur de ton, [dont] nous n’avons jamais vu leur égal74 » [Fig. 11]. Beato entretient une forme d’exotisme en reprenant des scènes traditionnelles et en jouant avec la palette de couleurs caractéristique des estampes japonaises. Sylvie Treille, se réappropriant à la fin du xxe siècle les techniques anciennes de photopeinture, questionne ce processus et en fait le propre d’une création : le photopeintre : « ne serait-il pas celui qui se sent insatisfait devant une épreuve photographique ? ou bien est-ce celui qui considère que le seul acte photographique est insuffisant pour caractériser l’acte de création artistique75 ? »
Fig. 11 Felice Beato, A young lady coming from the bath, 1868.
Tirage sur papier albuminé colorié à la main, contrecollé sur l’une des planches de l’album Views of Japan, 36,3 × 49 cm (planche). Paris, Bibliothèque nationale de France, EO-97 (1)-BOITE FOL A.
D’autres, au contraire, sont hostiles à la retouche picturale, d’emblée caractérisée comme illégitime. Nombre de photographes sont désagréablement surpris par la mise en couleurs risquant d’enlaidir la photographie, si ce n’est la gâcher complètement. Edmond de Valicourt qualifie l’apport de coloris de « détestable76 », Auguste Belloc d’« inexcusable77 ». J. Ziegler, photographe français écrivant dans The Photographic Art Journal78, estime la pratique déplorable et surtout orgueilleuse. Il faut la censurer : qui peut avoir l’audace de retoucher la nature ? Un photographe anonyme encourage à la fermeté dans le journal américain The Photographic and Fine Arts Jounal, en 1856 : « j’espère sincèrement que ceux qui pourront être présents lors de la prochaine exposition annuelle de photographie y verront une censure aussi ferme que possible à l’encontre de quoi que ce soit présentant le moindre aspect trafiqué79. » Le débat est passionné et divise les photographes. André Gunthert, analysant le procès-verbal de la Société́ française de photographie, cite Paul Périer qui appelait à garder un équilibre dans l’exposition des œuvres retouchées, car « si la restriction est absolue, il restera bien peu de choses à mettre à l’exposition80 ». Eugène Durieu, photographe amateur français et premier président de la Société française de photographie, appelle lui à une pureté du médium non sans écho au futur modernisme de Clement Greenberg : « chaque art doit trouver sa véritable puissance en soi-même, c’est-à-dire dans l’emploi habile des procédés qui lui sont propres ; et, pour rentrer dans le sujet spécial qui nous occupe, appeler le pinceau au secours de la photographie sous prétexte d’y introduire de l’art, c’est précisément exclure l’art photographique81. »
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Pratique vaste et aux contours incertains par essence, la photopeinture dépasse la retouche en tant que forme d’intervention si poussée qu’elle transforme plus qu’elle n’arrange, manifeste son intervention plus qu’elle ne la cache. Elle bénéfice d’un succès indéniable, répondant à une attente sociale, loin des débats esthétiques sur la pureté du principe photographique. Née à une époque où l’économie de l’image est bouleversée, les reproches qui lui sont adressés émanent aussi bien des peintres, graveurs que des photographes eux-mêmes. Les arts rivaux se mêlent, s’influencent, tout en tentant paradoxalement de se distinguer.
Établir une limite à la retouche est arbitraire. Au siècle où se développe la critique d’art et se forment des clubs d’amateurs, la photopeinture s’intègre parfaitement dans les débats sur l’essence de la photographie et son statut artistique. Son hybridation rend ardue son assimilation définitive à un genre plutôt qu’un autre. Malgré cela, elle s’affirme, non comme un mélange flou et inqualifiable, mais comme une pratique à part entière avec sa propre esthétique, ses propres objectifs et sa propre clientèle. La liberté créatrice devient l’une des caractéristiques majeures de ces photopeintures que Michel Lessard décrit ainsi : « à la rencontre d’un goût et d’une manière, innovatrices en art, la marque d’une période de transition qui fera naître la peinture moderne et… la photographie, rien de moins82. »