L’exposition « Qui êtes-vous ? Retrouver les identités perdues des personnes photographiées », a eu lieu au Musée du quai Branly - Jacques Chirac, du 9 mai au 12 septembre 2022. D’un format modeste, elle avait pour objectif de montrer comment restituer des noms et une histoire à des visages devenus, avec le temps et les usages, anonymes sur les photographies. Cependant, elle présentait aussi au public un enjeu professionnel et disciplinaire de taille : celui du travail de recherche et de documentation, en particulier d’identification et d’attribution, concernant des collections photographiques complexes, traversées dans certains cas d’histoire coloniale, de conflits, de violence et de dominations. Cette démarche croise, alors, la nécessité de démêler les différents récits et strates de sens attribués aux photographies depuis leur production jusqu’à leurs usages par l’institution, qui amènent parfois à l’effacement d’informations. L’entretien proposé ici avec Carine Peltier-Caroff, commissaire de cette exposition mais aussi responsable de l’iconothèque du Musée du quai Branly - Jacques Chirac, nous permet de comprendre l’actualité et l’acuité de cette proposition et le long travail d’enquête mené, progressivement et au cas par cas, pour la diffusion et la mise en ligne des collections photographiques du musée.
Présentation
Carine Peltier-Caroff est historienne de la photographie et responsable de l’iconothèque, chargée de la gestion des collections de photographies, au Musée du quai Branly - Jacques Chirac depuis 2004. Elle dirige un groupe de recherche de master 1 à l’École du Louvre lié aux collections du musée depuis 2012. Co-directrice avec André Delpuech et Christine Laurière de l’ouvrage Les Années folles de l’ethnographie. Trocadéro 28-37 (Paris, Éditions du Muséum national d’histoire naturelle, 2017), elle a assuré le co-commissariat des expositions « Génération Rivet. Ethnologues, missions et collections dans les années 1930 » au Musée du quai Branly - Jacques Chirac (2017-2018), « Greetings from America. La carte postale américaine 1900-1940 » à l’Institut pour la photographie de Lille (2019), ainsi que le commissariat d’expositions, notamment « Thérèse Le Prat » (2014), « Des photographes à Madagascar » (2018-2019), « Qui êtes-vous ? Retrouver les identités perdues des personnes photographiées » (2022) au Musée du quai Branly - Jacques Chirac. Elle est associée aux projets de recherche PhotIFAN et EyCon.
Entretien
Marie-Ève Bouillon : Pourriez-vous nous rappeler d’où proviennent ces collections photographiques du Musée du quai Branly - Jacques Chirac ? Pour quoi et pour qui sont-elles constituées, ce qu’elles comportent, quel est leur destin institutionnel ? Quelles ont été leurs circulations antérieures ?
Carine Peltier-Caroff : La collection de photographies du Musée du quai Branly - Jacques Chirac compte environ 710 000 photographies provenant des photothèques de deux institutions, le Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (MNAAO) et le Musée de l’Homme (MH), ce dernier ayant hérité de collections plus anciennes du Laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Il s’agit de photothèques d’institutions dédiées aux sciences humaines1 et d’une photothèque de musée liée à l’histoire coloniale de la France. La collection couvre les cinq continents depuis 1842 à aujourd’hui dans des contextes extrêmement variés, et s’est largement enrichie grâce à une politique dynamique d’acquisitions.
Au Laboratoire d’anthropologie du Muséum, les photographies sont collectées, enregistrées ou produites par des préparateurs devenus photographes, comme Louis Rousseau et Jacques-Philippe Potteau. Les voyageurs scientifiques sont incités à rapporter des photographies pour constituer un fonds documentaire, servant aux anthropologues et à l’anthropologie physique, lequel est inventorié dès la fin des années 1850 au même titre que les dessins, les sculptures et les moulages.
Créée en 1929, la photothèque du Musée d’ethnographie du Trocadéro, devenu Musée de l’Homme en 1938, est un service conçu dans une visée documentaire servant autant les professionnels, chercheurs et scientifiques ou personnels des musées, que les amateurs2. Ouverte à tous les publics jusqu’en 2003, elle a aussi une fonction commerciale importante qui se ressent dans son organisation dès sa conception. Elle s’apparente en cela à une agence de photographies au sein d’un musée3 : tirages rangés selon un classement géographique et thématique, rendus feuilletables en tiroir par leur montage systématique sur carton, structure administrative et juridique avec trois types de collections et de contrats pour les auteurs4, dépôts, etc. L’ensemble a été estimé à 580 000 pièces.
Comprenant 66 000 pièces, la photothèque du MNAAO est un ensemble plus épars qui s’est constitué autour du noyau historique collecté par l’Agence générale des colonies, en vue de l’Exposition coloniale internationale de 1931, au Musée permanent des colonies. Le service de la photothèque n’a pas connu dans ce musée la même organisation, ni le même essor, ni le succès du Musée de l’Homme pour ses collections, malgré le fait que les deux structures soient nées presque en même temps.
Aujourd’hui rassemblées dans un musée national, qui considère les ensembles de photographies d’un autre point de vue, comme une collection patrimoniale, la question du statut est prégnante. Les photographies héritées de ces institutions ne sont pas inscrites à l’inventaire des musées de France – le Musée de l’Homme dépendant du ministère de l’Enseignement et de la recherche. Les photographies acquises par le Musée du quai Branly - Jacques Chirac depuis la préfiguration en 2000 le sont quant à elles majoritairement.
Marie-Ève Bouillon : Ces différentes provenances sont-elles repérables dans la matérialité des photographies ?
Carine Peltier-Caroff : Les provenances sont repérables pour un œil averti car l’organisation et le classement de ces ensembles considérés comme documentaires – ainsi que leur fonction, puisqu’ils doivent être manipulables dans le temps par de multiples mains –, ont entraîné une uniformisation des supports et des modes de consultation. Les tirages sont montés par deux sur des cartons épais portant des légendes pour exposition par le Laboratoire d’anthropologie du Muséum. Des cartons gris foncé au Musée d’ethnographie du Trocadéro, puis gris clair au Musée de l’Homme, portent des informations manuscrites puis tapuscrites, ainsi que des systèmes de gommettes de couleur pour les données géographiques, thématiques et juridiques. D’autres traces de classement peuvent être repérées, comme celles de la photothèque de l’Institut français d’Afrique noire (IFAN) créé à Dakar en 19375, ou les cartons verts du fonds de l’Agence des colonies partagé avec les Archives nationales d’outre-mer, etc. C’est ainsi que l’observation matérielle, non de l’image mais de ses contours, de la manière dont elle a été collée, référencée, marquée, timbrée, est au cœur de nos missions de documentation des collections. Nous collectons consciencieusement les traces de la vie institutionnelle de ces objets photographiques, qui nous permettent de reconstituer ou tenter de reconstituer des ensembles particuliers, comme celui du service iconographique du Musée de l’Homme par exemple, collection d’images en tout genre (photographies, cartes postales, dessins et images de presse) connue uniquement par des registres d’inventaires datés de 1937 à 1957. Cette collection a été ensuite dispersée entre les différents départements du Musée de l’Homme.
Marie-Ève Bouillon : Quel est votre parcours, en quoi consistent vos missions, et comment décririez-vous votre expérience de la gestion de ces ensembles aux histoires variées dans leurs approches, leurs objectifs, leurs classements ?
Carine Peltier-Caroff : Lors de mes études à l’École du Louvre, puis à Paris 1, comme historienne de l’art et de la photographie, j’ai connu de premières expériences professionnelles dans des structures privées ou publiques qui m’ont permis d’avoir une approche de la photographie dans toute sa complexité, des types d’organisation, des classements et usages. J’ai par exemple travaillé comme iconographe dans une agence de photographies spécialisée en reproductions d’œuvres d’art.
C’est en 2004 que j’ai rejoint le musée du quai Branly, alors dans une phase de préfiguration, au cœur du chantier des collections, élaboré dès 2000 pour les objets, puis pour les bibliothèques et les archives. L’institution souhaitait que ce principe de traitement de masse soit appliqué aux collections de photographies dans la perspective de l’ouverture en juin 2006. À mon arrivée, dans l’ambiance controversée de la création du musée, nous avons procédé, en équipe avec une restauratrice du patrimoine6 notamment, au déménagement de la photothèque du Musée de l’Homme et à la réflexion sur de nouvelles réserves. J’ai d’ailleurs fermé la porte de cette vénérable institution.
Une chaîne de traitement avec dépoussiérage, conditionnement, restauration pour certaines pièces, inventaire et numérisation, a été appliquée à des lots homogènes. Actuellement, 599 000 photographies sont récolées et 523 000 numérisées. Une même méthodologie s’est mise en place depuis pour les nouvelles entrées et c’est le service de l’iconothèque, que je dirige, qui est chargé de ce traitement de conservation préventive et de documentation7. Les photographies sont inventoriées, numérisées en prenant en compte leur complexité matérielle et diffusées en ligne au fur et à mesure de leur description informatisée, mais restent consultables pour les chercheurs, au sein d’un cabinet des fonds précieux.
Marie-Ève Bouillon : Justement, comment les méthodes de traitement ont-elles évolué dans votre institution ?
Carine Peltier-Caroff : Le traitement documentaire est un véritable enjeu pour ces collections : le niveau d’exigence d’informations dans les notices s’est accru au fil du temps, en particulier sur tous les sujets sensibles – les termes de l’anthropologie physique et de l’anthropométrie du xixe et du début du xxe siècle, les photographies de guerres coloniales ou de domination et de violences –, et le musée ne peut plus se contenter et se satisfaire de notices de première génération avec des mentions très laconiques, parfois simplement héritées des musées et inventaires précédents. Ainsi, tout en intégrant l’évolution des normes de catalogage, plusieurs axes prioritaires ont été définis pour mettre en œuvre une véritable politique documentaire.
L’identification des photographes, tout d’abord, est centrale car elle permet de reconstituer des trajectoires individuelles et institutionnelles : des éléments de décors peints de studio, des motifs de tissus du décor, des timbres à sec, des tampons, des typographies de légendes, des signatures, des sigles, des monogrammes sont intégrés dans notre base de données pour faciliter l’attribution et la datation.
Le renseignement des contextes de production des photographies, prises lors de voyages d’exploration, de missions scientifiques, d’exhibitions, d’expositions dans des musées ou lors d’expositions internationales et coloniales, est à l’origine de la création de notices d’événements historiques, actuellement 750 dans la base de données.
L’identification des personnes représentées, souvent « anonymisées », est également centrale depuis quelques années car elle permet d’enrichir la connaissance des parcours et de saisir la situation des individus notamment dans leur rapport à l’image, contraint ou négocié.
Enfin, l’historicisation des pratiques documentaires des institutions précédentes est un axe qui permet de donner à voir les pratiques antérieures, historiques, sans jugement. Elle se fait par l’enregistrement des différentes strates de données produites sur l’objet photographique : son traitement documentaire (indexations historiques) par les multiples institutions ainsi que les légendes des époques successives sont précisés progressivement.
Marie-Ève Bouillon : Dans votre récente et passionnante exposition intitulée « Qui êtes-vous ? Retrouver les identités perdues des personnes photographiées » [Fig. 1], vous reconstituez des histoires individuelles, des trajectoires variées, des relations nuancées entre modèles et photographes, qui peuvent tout à la fois relever de l’amitié ou de la domination. Pour ce faire, vous avez mis en valeur à la fois le processus de re-documentation de plusieurs portraits photographiques ou de séries de portraits, ainsi que le résultat de ce processus. Pourriez-vous nous raconter la genèse de ce projet et ses évolutions ? Comment avez-vous fait vos choix sur ces quatorze cas que vous présentez ? Quelle en a été la temporalité ?
Fig. 1 Julien Brachhammer, Vue de l’exposition « Qui êtes-vous ? Retrouver les identités perdues des personnes photographiées », 9 mai-12 septembre 2022, Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, Cabinet d’arts graphiques.
© photo Julien Brachhammer / Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Carine Peltier-Caroff : De très nombreux portraits du xixe siècle comme du xxe siècle, pris dans des contextes très différents, sont présents dans les collections. Personnalités publiques et historiques (rois, reines, chefs, etc.) ou personnes inconnues (groupes exhibés au xixe siècle et au xxe siècle dans les capitales occidentales, ou interprètes et guides autochtones des missions ethnographiques au xxe siècle) : il s’agit de clarifier ces informations, notamment les histoires de parcours individuels qui renseignent sur la complexité des circulations, et de les diffuser de manière plus explicite.
L’exposition « Qui êtes-vous ? Retrouver les identités perdues des personnes photographiées » permet cela, mais présente aussi les processus d’effacement des informations et les méthodes de recherche qui mènent à l’identification de quatorze personnes, souvent considérées comme anonymes.
Si cette question des identités des personnes portraiturées est présente depuis longtemps en filigrane dans le travail réalisé avec différents collègues, océanistes et africanistes, sur le renseignement des personnalités autochtones, elle a pris forme en 2018 dans le cadre d’un autre accrochage dédié aux premiers photographes à Madagascar8, où nous faisions le constat de l’hétérogénéité de ces informations de noms en fonction des auteurs, contextes et périodes. Les travaux de Denise Murell et d’Anne Lafont sur les modèles noirs – dont l’exposition au musée d’Orsay en 2019 – ont aussi constitué une influence9.
Un an et demi a été nécessaire pour concrétiser cette exposition, qui est le fruit d’une réflexion longue basée sur le croisement de données anciennes et d’échanges avec des chercheurs, artistes, auteurs et leurs familles, descendants des personnes photographiées et représentants de communautés.
Quatorze cas de portraits anonymes ont été sélectionnés pour leur intérêt historique et esthétique, et présentés dans l’exposition selon un même modèle : le tirage « anonyme » est le point de départ de l’enquête. Les photographies qui ont servi à l’élucidation sont disposées autour, matérialisant le travail documentaire. Quelques documents textuels complètent les démonstrations : un récit de voyage, une revue d’époque, ou des objets photographiques présentés devant, dans la vitrine.
Les photographies prises par Roland Bonaparte (1858-1924) des Amérindiens membres de la troupe du Buffalo Bill’s Wild West font partie de ces premiers cas qui ont fait l’objet de recherches sur le temps long sans être pleinement résolus [Fig. 2, 3 et 4]. Ces portraits en buste de trois hommes, classés en 1933 dans les tiroirs de la photothèque du Musée d’ethnographie du Trocadéro, portent pour seule information la légende : « Peau-Rouge de Buffalo, États-Unis ». La présence d’un éventail « Souvenir de la tour Eiffel », arboré par l’un d’eux [voir Fig. 4], a permis de comprendre que les prises de vue étaient réalisées dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris de 1889, pour laquelle la tour avait été inaugurée. Deux hommes portent sur eux une étoile « Indian Police B.B. » et une médaille de cuivre « Souvenir de mon ascension à la tour Eiffel, 1889 », dont une face dispose d’un cartouche pour le nom à graver, mais cette indication reste peu lisible. Si leur nom n’a pu être restitué, on peut supposer par recoupement qu’ils étaient membres de la troupe du Buffalo Bill’s Wild West lors de sa première venue à Paris en 1889.
Fig. 2 Roland Bonaparte, [Légende de la photothèque du Musée de l’Homme :] Peau-Rouge de Buffalo, États-Unis [Portrait d’un Amérindien membre de la troupe du Buffalo Bill’s Wild West, Paris (France)], 18 mai-13 novembre 1889.
Tirage sur papier baryté monté sur carton gris réalisé en 1932 par la photothèque du Musée d’ethnographie du Trocadéro à partir d’un négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, 29,5 × 22,5 cm (planche).
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, PP0081910. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Fig. 3 Roland Bonaparte, [Légende de la photothèque du Musée de l’Homme :] Peau-Rouge de Buffalo, États-Unis [Portrait d’un Amérindien membre de la troupe du Buffalo Bill’s Wild West, Paris (France)], 18 mai-13 novembre 1889.
Tirage sur papier baryté monté sur carton gris réalisé en 1932 par la photothèque du Musée d’ethnographie du Trocadéro à partir d’un négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, 29,5 × 22,5 cm (planche).
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, PP0081756. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Fig. 4 Roland Bonaparte, [Légende de la photothèque du Musée de l’Homme :] Peau-Rouge de Buffalo, États-Unis [Portrait d’un Amérindien membre de la troupe du Buffalo Bill’s Wild West, Paris (France)], 18 mai-13 novembre 1889.
Tirage sur papier baryté monté sur carton gris réalisé en 1932 par la photothèque du Musée d’ethnographie du Trocadéro à partir d’un négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre, 29,5 × 22,5 cm (planche).
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, PP0081884. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Marie-Ève Bouillon : Pourriez-vous nous en dire davantage sur les processus d’effacement institutionnels et scientifiques à l’œuvre pour les « portraits anthropologiques » ? Proviennent-ils de cette volonté disciplinaire de faire « type » et « typologie » ?
Carine Peltier-Caroff : Nous avons pu constater des effacements, des oublis, de différentes natures, volontaires, involontaires, ou des pertes de transmission dans la chaîne orale entre les institutions et les photothécaires. Du côté des fabricants des images, si les photographes ont souvent toutes les informations, les individus qui font circuler sous d’autres formes ces images ne vont pas nécessairement transmettre les légendes et identités pour chacun des usages – notamment les éditeurs de cartes postales.
Le classement géographique du service de la photothèque du Musée d’ethnographie du Trocadéro, qui a perduré jusqu’aux années 1990, gomme la date et le lieu de prise de vue exact, s’il était connu, au profit du lieu d’origine supposé de la personne photographiée, dont les noms ne sont pas systématiquement reportés. Dans un souci d’efficacité et de facilitation des recherches, la mise en place de ces méthodes documentaires considérées comme modernes pour organiser les masses d’images, a causé des confusions. Notre approche pour l’exposition donne la possibilité d’un processus inverse de celui de la collection originelle : au lieu de lisser l’information pour l’adapter aux besoins de l’institution et de son fonctionnement, nous faisons réémerger l’histoire des photographies prises dans des contextes et en séries, dans un but qui n’est pas celui de la volonté d’une représentativité assignée.
Le premier cas de résolution présenté dans l’exposition était démonstratif de ce double effacement possible, par les photographes éditeurs puis par l’institution elle-même qui ne s’encombre plus de détails dans les années 1930, en gommant les individualités au profit d’une image typologique des peuples.
Le cas de Lhamu Wangdu [Fig. 5, 6 et 7] est particulièrement révélateur de cet effacement institutionnel. Le portrait de cette jeune femme, posant en studio devant un décor peint et un rocher en carton, porte sur la bande de papier ajoutée à la verticale sur le côté droit, la légende « Femme tibétaine ». Le nom du photographe apparaît sur le timbre sec en bas à gauche du tirage « Johnston & Hoffmann, India » [voir Fig. 5]. Fondé par P. A. Johnston et Theodore Julius Hoffmann, en Inde britannique, ce studio connaît un véritable succès commercial. Établi d’abord à Calcutta dès 1882, il ouvre ensuite plusieurs succursales.
Fig. 5 Theodore Julius Hoffmann, [Légende de la photothèque du Musée de l’Homme :] Femme tibétaine [Portrait de Lhamu Wangdu], Darjeeling, Inde, 1884.
Tirage sur papier albuminé monté sur carton, 29,4 × 22,5 cm (planche).
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, don au Laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle, PP0020374. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Un autre montage a permis d’identifier le modèle qui pose, grâce à une étiquette originelle encore présente [voir Fig. 6]. Prénommée Lhamu, cette jeune femme âgée de 19 ans et originaire du Tibet est l’épouse de Tasi. Le carton sur lequel ce tirage est collé a été coupé pour obtenir le format des tiroirs servant au rangement des photographies au moment de son intégration dans un nouveau service de photothèque. L’étiquette du studio de photographie au bas du tirage n’est plus lisible.
Fig. 6 Theodore Julius Hoffmann, [Légende de la photothèque du Musée de l’Homme :] Jeune femme tibétaine de 19 ans [Portrait de Lhamu Wangdu, Darjeeling], Inde, 1884.
Tirages sur papier albuminé montés sur carton, 22,5 × 29,5 cm (planche). Étiquette du studio : « No. 233 – Tibet, Lhamu, Wife of Tasi, Pheroopa of Tibet, age 19 years. Photographed by Messrs. Johnston & Hoffmann, Calcutta. Orders received by Messrs Marion & Co. »
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, don au Laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle, PP0020373.1-2. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
L’étude d’un album intitulé « Types d’indigènes du Népal, de Sikhim et de Tibet » de l’officier écossais de l’armée britannique Laurence Austine Waddell (1854-1938) précise encore davantage le contexte de prise de vue. Également professeur de pathologie à Calcutta et chirurgien, cet officier organise la venue de trente personnes au studio, probablement celui de Darjeeling dirigé par Hoffmann. Ensemble, ils réalisent ces portraits pris de face et de profil sur un arrière-plan neutre, suivant les indications en anthropologie de l’époque, que Waddell annote d’informations (nom, âge et origine) et de commentaires sur les vêtements. Lhamu, née à Tashilhunpo au Tibet, s’installe à Darjeeling avec son mari Tashi (ou Tasi) Wangdu, également photographié ce jour-là. Elle ne porte pas les habits de sa région natale, mais ceux du style de Lhassa, précise Waddell.
Enfin, une carte postale montre une autre prise de vue de Lhamu, en pied cette fois-ci, réalisée lors de la même séance [voir Fig. 7]. Produite par l’éditeur britannique The Beds Times Publishing Co. (actif en 1906-1918), pour la compagnie Cooper & Co. de Londres, elle invite à soutenir l’économie anglaise en achetant du thé indien. La légende présente la jeune femme de manière anonyme, comme originaire de Darjeeling.
Fig. 7 Theodore Julius Hoffmann, Hill-Woman from Darjeeling, a place famous for its tea, India tea for economy, Cooper Cooper & Co. [Portrait de Lhamu Wangdu], Darjeeling, Inde, 1884.
Carte postale imprimée en phototypie et coloriée, 14 × 9 cm.
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, PP0201493. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Toutes ces générations d’images et leur circulation permettent, au-delà de la restitution des histoires individuelles des sujets, de voir comment l’effacement d’informations se fait au profit de récits, ici de type commercial, fabriqués à partir de l’image, et parfois en amont de l’intégration de la photographie dans la collection. Le traitement normatif et anthropologique de la photothèque du Musée de l’Homme génère ensuite confusion et contresens, avec son classement géographique.
Marie-Ève Bouillon : Cette perspective, le cas de Lhamu Wangdu notamment, permet de mieux comprendre les relations photographes/modèles, qui ne sont pas linéaires ni unilatérales, avec une multitude d’autres acteurs, ou encore de saisir l’importance des contextes commerciaux de prise de vue par exemple. Y a-t-il un cas qui vous a marqué ?
Carine Peltier-Caroff : Nous n’avons pas souhaité utiliser le terme « modèle » dans l’exposition, mais à défaut « personne photographiée », pour ne pas limiter le sujet aux portraits réalisés en studio par des professionnels supposément de manière consentante dans un échange à égalité, et l’ouvrir à toutes les circonstances de personnes photographiées possibles. Certains cas plus rares montrent à rebours une co-construction de l’image entre photographe et personne représentée. C’est le cas de Rafael Solaris photographié par E. J. Hayward et H. W. Muzzall [Fig. 8 et 9]. Les portraits de cet homme posant devant un décor arrivent dans les collections du Laboratoire d’anthropologie au Muséum national d’histoire naturelle de Paris en 1881, grâce à un don de l’ethnologue Léon de Cessac (1841-1891). Les tirages sont alors légendés comme on peut les voir reportés a posteriori sur le carton de montage de la photothèque du Musée de l’Homme à la verticale : « Indien Chumash de la région de Samala, prés de la Mission Santa Inès. Photographie prise par Léon de Cessac, en 1877-78. » [voir Fig. 9]
Fig. 8 Hayward & Muzzall, [Légende de la photothèque du Musée de l’Homme :] Indien Chumash, avec arc et flèches. Photographie prise par Léon de Cessac, en 1877-78, à Samala, prés de la Mission Santa Inés [Portrait de Rafael Solaris], Santa Barbara (Californie, États-Unis), automne 1878.
Tirage sur papier albuminé monté sur carton, 28,8 × 22,4 cm (planche).
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, don Léon de Cessac au Laboratoire d’anthropologie du Museum, PP0023350. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Fig. 9 Hayward & Muzzall, [Légende de la photothèque du Musée de l’Homme :] Indien Chumash de la région de Samala, prés de la Mission Santa Inés. Photographie prise par Léon de Cessac en 1877-78 [Portrait de Rafael Solaris], Santa Barbara (Californie, États-Unis), automne 1878.
Tirage sur papier albuminé monté sur carton, 29,5 × 22,5 cm (planche).
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, don Léon de Cessac au Laboratoire d’anthropologie du Museum, PP0019329. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Durant deux ans, de Cessac documente tous les aspects de la culture des Chumash, communauté amérindienne de Californie, en étudiant les langues, les chants, la médecine, en menant des fouilles archéologiques et en collectant des objets. Mais il ne pratique pas lui-même la photographie.
Des recherches croisées franco-américaines ont permis d’identifier cet homme qui se nomme Rafael Solaris, un chef amérindien Chumash de la réserve de Santa Ynez, qui a joué le rôle de guide, d’informateur et d’interprète et est devenu un proche ami de De Cessac10.
La séance de prise de vue est orchestrée par de Cessac dans le studio des photographes Hayward & Muzzall (actif de 1874 à 1883) installé à Santa Barbara, en 1878. Solaris pose costumé devant un décor de carton-pâte, dans des mises en scène impliquant les objets de diverses origines, parfois non Chumash, recueillis par leurs soins, reconstituant ainsi l’image d’un Amérindien californien tel que conçu par de Cessac, probablement dans le but pédagogique d’un projet d’ouvrage jamais abouti [voir Fig. 8].
Marie-Ève Bouillon : De nombreuses photographies de nus dites « anthropologiques » ont été produites dans ce contexte. Comment gérez-vous leur visibilité lorsqu’il s’agit de communiquer ou diffuser ces photographies ?
Carine Peltier-Caroff : Le musée conserve de nombreuses photographies de nus, complets ou partiels, pris dans des contextes extrêmement variés (photographies de terrain, portraits anthropométriques), dont il est parfois difficile de savoir ce qui relève du portrait subi, pris sous la contrainte. Ce travail de documentation des contextes de prises de vue montre combien il serait vain de plaquer des présupposés, toutefois il serait naïf de penser exclure la violence de ces images. Il y a des cas connus, identifiés, documentés, souvent à mieux étayer. Aussi nous avons opté de manière générale pour une politique de large diffusion en ligne afin de ne pas couper les publics de ces pans des collections tout en poursuivant les recherches. En revanche, nous avons choisi de ne pas diffuser ce qui porte atteinte à la dignité des personnes représentées, de manière générale. Cela nous engage à une veille permanente sur les collections et à réévaluer les sujets sensibles.
Le cas de Molko, jeune femme représentée la poitrine dénudée, est très significatif, car la mise en ligne de cette image a permis d’être contacté par sa descendante et de relier les fils de cette histoire particulière, pour aboutir à une meilleure connaissance d’un corpus de 250 photographies.
Les photographies de Molko [Fig. 10, 11, 12 et 13] sont prises par Roland Bonaparte à l’occasion de l’exhibition ethnographique d’un groupe Kali’na de 32 hommes, femmes et enfants venus de Guyane, qui s’est déroulé au Jardin d’acclimatation à Paris, entre fin février et début avril 1892. Amené en France avec de fausses promesses d’argent, le groupe vécut dans de terribles conditions de vie au Jardin en plein hiver, contraint de faire toute la journée des démonstrations de danse, de musique, de techniques de vannerie et de poterie. Nombre d’entre eux tombèrent malades, huit moururent à Paris. La jeune fille qui pose assise, de face, semble affronter le regard du photographe avec une profonde tristesse et une résignation perceptible. Ce portrait appartient à une série de négatifs et tirages simplement titrés « Caraïbes ». Une plaque de projection, portant le nom Morico a permis d’identifier cette jeune femme, qui se nomme en fait Molko. Si un nom souvent retranscrit phonétiquement, déformé ou attribué sans consentement, ne suffit pas à constituer une identité, il est un premier élément pour la poursuite de recherches. Des descendants de Kali’na ont pris contact avec le musée pour échanger sur ces photographies et pour initier une collaboration permettant de les documenter. Molko est une jeune fille alors âgée de 13 ans, venue à Paris avec sa mère et son petit frère âgé de 3 ans décédé sur place, et sa tante. De retour en Guyane, elle a transmis le souvenir douloureux de ce voyage à ses deux enfants et très nombreux petits-enfants. Par recoupements et comparaisons, les portraits retrouvent petit à petit des noms qui, associés à d’éventuels témoignages et des récits de familles, font émerger des histoires personnelles dans ce contexte colonial.
Fig. 10 Roland Bonaparte, [Légende de la photothèque du Musée de l’Homme :] Femme Caraïbe [Portrait de Molko], Jardin d’acclimatation, Paris (France), mars 1892.
Tirage sur papier albuminé monté sur carton, 29,5 × 22,5 cm (planche).
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, Don de Roland Bonaparte au Laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle, PP0024004. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Fig. 11 Photographe anonyme, [Légende portée sur la plaque :] Guyane. Morico, 18 ans, femme Caraïbe [Portrait de Molko], Jardin d’acclimatation, Paris (France), mars 1892.
Plaque de projection au gélatino-bromure d’argent anonyme produite par le Laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’histoire naturelle, 1895, 8,5 × 10 cm.
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, PV0030573. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Fig. 12 Vue du verso de la plaque de projection PV0030573 exposée, 2022, Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Fig. 13 Roland Bonaparte, [Légende de la photothèque du Musée de l’Homme :] Caraïbes [Portrait du groupe, Molko pose sur les escaliers à gauche aux côtés de sa mère et Tomo à droite, les enfants sont assis devant elles, les hommes derrière], Jardin d’acclimatation, Paris (France), mars 1892.
Tirage sur papier baryté monté sur carton gris réalisé en 1932 par la photothèque du Musée d’ethnographie du Trocadéro à partir du négatif au gélatino-bromure d’argent sur plaque de verre de l’auteur (PV0080441), 22,5 × 29,5 cm (planche).
Paris, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, PP0079433. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac.
Nous nous sommes interrogées sur l’exposition et la publication de ce portrait avec sa descendante ; et le choix a été, encore, de diffuser le plus largement les photographies de ce triste événement. Les images transmises à l’association fondée par la descendante de Molko11 ont permis de sensibiliser les communautés par des actions pédagogiques en Guyane. Les communautés autochtones sont très impliquées et parfois à la source de recherches documentaires et historiques concernant des personnalités qui ont marqué leur groupe culturel.
Si le droit à l’image est théoriquement opposable dans certains cas, nous tentons de mener une politique de diffusion la plus large possible de la collection dans le respect de tous, des personnes représentées et de leurs descendants. Nous espérons qu’au contraire ce travail vise à revaloriser ces personnes soumises à des systèmes de domination et de contrainte.
Marie-Ève Bouillon : Quelles circulations d’informations existent entre institutions à ce sujet ? Y a-t-il influence d’une « méthodologie anglo-saxonne » dans ce travail de re-documentation institutionnalisé, on pense par exemple à l’ouvrage d’Ilisa Barbash, Molly Rogers et Deborah Willis sur les daguerréotypes dit Zealy12 ?
Carine Peltier-Caroff : Nous travaillons bien sûr en réseau entre institutions, et sommes attentifs aux travaux menés sur des collections semblables. Ainsi, les travaux anglo-saxons comme ceux de Jane Lydon, Elizabeth Edwards et Deborah Poole13 constituent une source importante, mais aussi les réflexions qui traversent le monde muséal à l’heure actuelle, en questionnant davantage ses pratiques, et en s’ouvrant à la co-construction de projets de recherche et d’expositions à plusieurs voix avec les communautés et les artistes.
À travers la documentation précise des collections photographiques, longue et fastidieuse, faite d’enquêtes tentaculaires, accessible en ligne dans la mesure du possible, cette approche était déjà prégnante. En 2014 par exemple, nous avons effectué des recherches autour d’un album de photographies constitué entre 1876 et 1877 par William Henry Jackson (1843-1942), intitulé « Photographs of North American Indians ». Ces 953 tirages sur papier albuminé sont extrêmement précieux pour l’histoire puisqu’ils présentent des portraits des délégations officielles amérindiennes se rendant à Washington, invitées à négocier des accords avec les autorités fédérales – qui les dépossédaient en réalité de leurs terres. Le partage en ligne de ces images numérisées et légendées, comportant les identités des Amérindiens, a permis d’enrichir les connaissances sur l’événement, mais aussi sur les photographies et leur fabrique, pour les collections similaires conservées à la Smithsonian Institution, à la bibliothèque de l’université de Princeton, à l’université de Harvard, à la bibliothèque de l’université de Yale et au Royal Anthropologic Institute en Grande-Bretagne14.
La « désanonymisation » des photographies est une question qui trouve un fort écho chez nos collègues conservateurs et chercheurs comme auprès de représentants autochtones lors des consultations des photographies au cabinet des fonds précieux, et dans des projets d’expositions ou de recherche.
Ce travail contribue à petite échelle aux questionnements autour d’un renouvellement d’une histoire mondiale de la photographie décentrée en donnant à s’interroger sur la personne photographiée, sur son point de vue, en amenant à changer de paradigme15. Le musée est responsable des données qui accompagnent ces images et de la mémoire qu’elles portent. Les contextes de domination et d’oppression dans lesquels une partie des photographies ont pu être produites, doivent être rendus de manière plus claire et transparente.
Marie-Ève Bouillon : De manière générale y a-t-il des photographies que vous ne pouvez ou ne souhaitez pas montrer ? Les barrières sont-elles déontologiques ? juridiques ?
Carine Peltier-Caroff : L’institution doit à la fois répondre à l’obligation des musées nationaux de porter à la connaissance de tous les inventaires des collections et aux injonctions de politiques publiques de démocratisation des collections – comme l’Open Science et l’Open Content –, tout en veillant au respect des personnes représentées et des droits d’auteur.
Confronté très tôt à des questions juridiques16 et éthiques, le musée a mis en place depuis 2006 un « comité de mise en ligne » qui réfléchit aux modalités de diffusion des collections. À l’époque, la réflexion portait autant sur la forme que sur le contenu. Que met le musée en ligne et comment le montre-t-il ? Concernant les photographies, nous nous sommes interrogés sur différents thèmes et aspects. Le contenu iconographique d’une part : la nudité, les mutilations (excisions, infibulations, scarifications, circoncisions), les châtiments corporels (exécutions, pendaisons, décapitations, tortures, calvaires, etc.), les cadavres et les restes humains identifiés ou non et les objets fabriqués à partir de restes humains, la photographie médicale, les photographies de maltraitance animale, celles de la chasse, etc. Il a alors été décidé de publier, pour qu’elles soient repérées par les chercheurs, des notices sans image, 1 300 aujourd’hui. Puis nous avons étudié la question des titres et des légendes des photographies qui peuvent comporter des termes historiques, caduques, propres au contexte de l’anthropologie et de l’ethnographie du xixe et du début du xxe siècle. Les légendes comportent des termes qui peuvent choquer le public et sont considérés comme offensants aujourd’hui. Le musée a fait le choix de les maintenir dans la notice de la photographie sous la rubrique « Légende historique ».
De nouvelles catégories pourraient être discutées, comme les sujets interdits par les communautés (des cérémonies), les photographies volées qui peuvent en résulter, les photographies d’objets sacrés interdits aux non-initiés, les portraits de personnes décédées chez certaines communautés ou dont la reproduction est soumise à l’accord d’une communauté. Tout en maintenant le principe d’une diffusion la plus exhaustive possible des collections, certaines décisions pourraient être révisées à la lumière des réflexions et questions plus actuelles.
Marie-Ève Bouillon : Pourriez-vous nous parler en particulier de la notion de « photographies sensibles » développée lors de la journée d’étude organisée au Musée du quai Branly - Jacques Chirac dans le cadre du projet EyCon17 ? En quoi êtes-vous confrontés aux problématiques de photographies sensibles ? Quelle est votre approche vis-à-vis de ce projet EycCon et en quoi peut-il être utile pour une institution comme le musée du quai Branly ?
Carine Peltier-Caroff : Les questionnements sur les photographies sensibles que nous nous posions au musée avec de nombreux collègues dont Leandro Varison, chargé de la recherche internationale au département de la recherche et de l’enseignement du musée avec qui nous avons co-organisé ces journées en juin 2022, sont venues rejoindre les échanges avec Daniel Foliard qui montait le projet EyCon18 autour des photographies de conflits avant la Première Guerre mondiale. Nous souhaitions proposer un temps d’échange entre professionnels et historiens, sous la forme de workshops fermés afin de pouvoir réellement discuter de ce que chaque institution faisait ou non en matière de diffusion, consultation, reproduction et exposition pour ces photographies. C’était là l’enjeu à mon sens d’avoir mené cela au musée du quai Branly, il s’agissait de ne pas uniquement évoquer des photographies (violentes) de conflits, mais bien d’élargir le débat aux photographies susceptibles de heurter des personnes de toutes les cultures ou de toutes les formes de sensibilité culturelle – surtout celles que l’on n’imagine/connaît pas encore.
Le terme « photographie sensible » permet d’englober aujourd’hui, au sens le plus large, toutes les images qui posent des questions éthiques ou soulèvent des problématiques particulières au moment de leur diffusion, questions qui ne sont pas seulement prises en charge par une réglementation spécifique. En tant qu’individus et professionnels du patrimoine, elles nous invitent à réfléchir sans cesse sur ce qui peut heurter la sensibilité des publics et des différentes communautés concernées. L’interculturalité est au cœur de la réflexion, il s’agit de prendre en compte la sensibilité de chacun, tout en respectant l’accès aux collections et au patrimoine de tous.
La participation du musée à des projets de recherche en photographie, comme PhotIFAN19 et EyCon, a des incidences directes. Après le repérage des corpus concernés dans la collection, nous réfléchissons à l’amélioration de la documentation des photographies et des auteurs mais aussi des outils de description. Cela peut passer par la création de nouveaux termes d’indexation (photographie de conflit, photographie prise en contexte colonial), de notices d’événements historiques, de conflits ou guerres coloniales dans le cas d’EyCon. Par ailleurs, le projet se base sur le développement des humanités numériques, de l’intelligence artificielle et d’outils à la croisée des nouvelles technologies appliquées à la photographie qui sont très prometteuses puisqu’elles permettent de faciliter des rapprochements notamment pour des identifications, ou de bénéficier d’une indexation automatique de certains sujets.
Cela est d’autant plus pertinent pour les portraits : en restituant des noms à des visages, et en clarifiant les contextes historiques complexes de production, les personnes photographiées retrouvent une part d’humanité dont elles avaient été privées durant des décennies. C’est aussi très sensible.