Sur la couverture, le portrait noir et blanc en buste d’une jeune fille. Nous sommes dans les années 1970, au Bénin, précise la légende. Ce cliché de format 6 x 6 cm dont on aperçoit les bordures était vraisemblablement destiné, une fois tiré par contact et recadré, à devenir un portrait d’identité. Illustrer ainsi la couverture d’un essai dont le titre est Unfixed et dont le sous-titre revendique le concept d’« imaginaire décolonial » dans la photographie ouest-africaine peut sembler a priori relever du paradoxe. Il annonce pourtant bien la couleur du livre de Jennifer Bajorek qui aborde les relations entre photographie et imaginaire politique décolonial dans les centres urbains ouest-africains au cours des années 1960-1970, juste après les indépendances.
La thèse principale de l’autrice, professeure de littérature comparée et d’études visuelles au Hampshire College (Massachusetts), est la suivante : « les photographes, leurs sujets et leurs publics ont utilisé la photographie pour exprimer de nouvelles expériences, pour remodeler le discours public et politique1 » (p. 5). En effet, selon Jennifer Bajorek, la place grandissante du médium – sous forme de portraits de studio, d’identité, mais aussi de reportages, de presse illustrée –, « par sa plasticité remarquable, son manque de fixité et son ouverture esthétique et référentielle » (p. 9), a permis aux Africains et Africaines de l’Ouest de « réimaginer leur monde » et d’engendrer « non seulement une “image” africaine de la modernité coloniale » (p. 31), mais plus encore une vision de ce qui allait lui succéder.
Pour appuyer sa démonstration, l’autrice analyse une sélection de photographies d’archives collectées numériquement lors d’un terrain de recherche mené entre 2007 et 2014 dans quatre villes : Saint-Louis et Dakar au Sénégal, Porto-Novo et Cotonou au Bénin2. Elle exploite également des entretiens qualitatifs auprès de leurs auteurs, de leurs collectionneurs et de leurs familles.
L’ouvrage est composé de deux grandes parties. Les trois chapitres de la première partie explorent la « démocratisation » de la photographie, principalement de studio. Le chapitre 1 décrit le quotidien de l’établissement de Doudou Diop, ouvert au milieu des années 1950 dans un quartier de Saint-Louis, et se termine par des considérations méthodologiques, notamment sur la place occultée des femmes qui ont activement participé au développement de la carrière de leurs époux. Le chapitre 2 aborde la photographie en tant que médium urbain, dont « l’informalité et l’intermédialité essentielles » (p. 38) ont permis de « [façonner] de nouvelles formes d’affiliation, d’appartenance et d’identité régionales, transcontinentales et transcoloniales en Afrique de l’Ouest » (p. 84). Le chapitre 3, enfin, revient sur le cas du magazine Bingo : l’illustré africain, co-fondé en 1953 par l’homme de lettres Ousmane Socé Diop et propriété de la famille de Charles de Breteuil, et capable de « créer un public visuel résolument transcolonial » à même « de considérer, de débattre, de réimaginer et de visualiser sa propre place [dans le contexte sociopolitique de l’époque] » (p. 120).
Les trois chapitres de la seconde partie abordent la photographie documentaire dite « politique », suivant l’appellation donnée par les photographes interrogés par l’autrice (p. 159). Selon elle, l’avènement de cette « photographie politique » découle en grande partie de « changements dans [la] conscience politique » des photographes (p. 160). Le chapitre 4 traite cette question en s’appuyant sur des échanges avec plusieurs d’entre eux et avec l’homme politique et collectionneur sénégalais Ibrahima Faye, et se conclut par une réflexion méthodologique sur « les archives en danger dans la postcolonie » (p. 194-202). Le chapitre 5 évoque le rôle des portraits d’identité qui, bien qu’instruments de contrôle bureaucratique, ont été, pour nombre d’Africains et Africaines de cette époque, la première et seule occasion de se faire photographier. C’est pourquoi Jennifer Bajorek soutient que les photos d’identité « offraient aux Africains et Africaines de l’Ouest une occasion sans précédent de commander des images vraiment idéales d’eux et elles-mêmes, une image qui pourrait leur servir dans de futurs contextes qui restaient, au moment où ces photographies ont été prises, radicalement indéterminés » (p. 239). Le dernier chapitre étudie deux séries de photographies politiques. La première, tirée de la collection d’Ibrahima Faye, concerne une visite d’État au Sénégal du premier président du Mali indépendant, Modibo Keïta, avec en toile de fond l’héritage de la Fédération du Mali (1959-1960). La deuxième série d’images, provenant des Archives nationales du Bénin, documente la lutte pour l’indépendance du Sahara occidental au milieu des années 1970 – une commande du président d’alors, Mathieu Kérékou. L’essai se termine par le rappel de plusieurs initiatives de sauvegarde des photographies et collections photographiques ouest-africaines.
Richement illustré, ce volume foisonnant offre des pistes de réflexion intéressantes à partir d’un dialogue entre le texte et les images. Toutefois, l’exploitation des sources orales et visuelles m’a semblé parfois problématique. Par exemple, l’autrice qui n’a pas fait d’enquêtes de terrain au Mali n’hésite pas à recourir, pour appuyer sa démonstration, à divers extraits d’entretiens avec le photographe Seydou Keïta, dont certains publiés à l’origine à des fins de promotion de son œuvre et souvent remaniés au fil de sa carrière3. Par ailleurs, l’analyse du corpus photographique ne permet pas toujours à l’autrice d’échapper à la tentation d’extrapoler : dans le chapitre 1 (p. 65-66), elle prête ainsi des intentions décoloniales à Doudou Diop lorsqu’il utilise en 1961 un vaccinostyle – une aiguille de vaccination, outil emblématique de la médecine coloniale –, pour coloriser dans un portrait de soldat sénégalais le drapeau sur son uniforme. Or le vaccinostyle était un accessoire utilisé de longue date dans les arts graphiques, qui permettait notamment de faire de la retouche. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage souligne plus que jamais l’importance de questionner l’historiographie de la photographie africaine, dans une perspective décoloniale.