L’exposition « Photographies en guerre » proposée par le musée de l’Armée du 6 avril au 24 juillet 2022 témoignait d’une avancée considérable dans les choix de présentation des images de conflits dans les musées d’histoire. Elle fut marquante par sa méthodologie rigoureuse et une approche critique stimulante, élaborées depuis un certain temps déjà en sciences humaines et en histoire de l’art, mais encore trop souvent absentes des manifestations destinées à un large public.
L’intention des trois commissaires, Sylvie Le Ray-Burimi, Mathilde Benoistel et Anthony Petiteau, était clairement assumée dès la première photographie de l’exposition qui nouait un pacte ambitieux avec le visiteur. Prise par l’artiste Émeric Lhuisset en Irak en 2011-2012, dans le cadre de la série « Théâtre de guerre, photographies avec un groupe de guérilla kurde », elle fut acquise par le musée de l’Armée en 2018. Par une mise en scène ultra-réaliste des guerriers, inspirée du langage des tableaux épiques, le photographe nous incite à interroger la rhétorique du photojournalisme et la construction de la vérité en temps de guerre.
L’attention portée à cette distance critique salutaire et à l’apprentissage du regard était confirmée tout au long d’un vaste parcours qui retraçait dans des dispositifs ingénieux plus d’un siècle et demi d’histoire de la photographie : des calotypes de Stefano Lecchi qui témoignent des dégâts causés durant le siège de Rome en 1849 jusqu’à la série « Heat Maps » de Richard Moss réalisée sur l’île de Lesbos en 2016-2017, ou encore les selfies des combattants kurdes diffusés sur les réseaux sociaux. Malgré l’immense diversité des contextes historiques évoqués, dont la cohabitation pouvait parfois ébranler nos habitudes, le fil rouge du questionnement proposé restait cohérent : à quelle distance, comment et pourquoi regarder ces images souvent bouleversantes ? Quels outils mobiliser pour faire surgir du sens dans les ténèbres du Mal ?
Pour la première fois, les riches collections photographiques du musée de l’Armée, étaient non seulement exposées au grand jour, mais pleinement exploitées et mises en relation avec les avancées historiographiques de notre temps. La centaine d’images provenant du musée était complétée par environ deux cents œuvres empruntées à des institutions ou à des collections privées. Bien sûr, certaines périodes très largement étudiées sont plus difficiles à appréhender dans leur totalité et avec justesse, ce qui a fait la faiblesse de certaines tentatives de synthèse – exercice toujours périlleux. Mais l’exposition a brisé des certitudes, interrogé des mythes et transmis des outils pour façonner des regards vigilants. Elle a ainsi redonné ses lettres de noblesse à l’une des fonctions essentielles de tout musée : une éducation populaire ambitieuse, ouverte sur le monde de la recherche.
Cette ambition se concrétise dans un catalogue impressionnant qui a le mérite de prolonger la démarche pédagogique de l’exposition et de consolider ses propositions historiographiques. Comme le rappelle dans son brillant propos introductif Françoise Denoyelle, historienne de la photographie et présidente du conseil scientifique du musée de l’Armée : « Dès leur origine, les arts s’emparent de la guerre, exaltent les combats, les héros et leurs exploits, fustigent les carnages, les horreurs, pourfendent une inutile tragédie, tracent la fracture entre instinct de vie et pulsion de mort. » (p. 13) Cependant, leur compréhension varie en fonction de nombreux paramètres car « le statut, la fonction et la réception d’un document ne sont pas immuables. Le temps, les usages, la recherche font leur ouvrage. » (ibid.) Au fil de ses 336 pages, l’imposant catalogue réussit à faire dialoguer l’ensemble de ces paramètres en variant habilement les échelles et les formats d’analyse.
Saluons d’abord ses qualités éditoriales. Au-delà du soin extrême apporté à la publication des photographies et à leurs légendes complètes, l’ouvrage marque par une mise en page fluide qui respecte la matérialité des images reproduites. Les formats divers, mais surtout les albums dans lesquels ces photographies ont été insérées, sont en effet de formidables sources d’information sur les mises en récits des images. La mention des annotations personnelles manuscrites tout comme les reproductions d’appareils utilisés pour la prise de vue ou le tirage, ou encore des boîtes de classement, présentes dans le catalogue, correspondent aux récents apports des historiens et historiennes de la photographie et dialoguent avec leurs questionnements sur l’à-côté et l’au-delà des images.
En accord avec les récentes publications en histoire de l’art, l’intention de l’ouvrage est également de faire la lumière sur des photographes femmes, moins exposées dans le passé et donc moins connues du public. C’est le cas de la journaliste norvégienne Gerda Grepp, première reporter scandinave sur le terrain, morte prématurément d’une tuberculose à 33 ans après avoir couvert la guerre d’Espagne. Ou encore de la photographe polonaise Julia Pirotte, connue pour ses images des maquis prises à Marseille pendant l’Occupation, puis celles du pogrom de Kielce dans la Pologne d’après guerre.
Un apport particulièrement appréciable du catalogue est l’éclairage documenté qu’il offre sur les divers métiers qui animent le monde de la photographie et leurs frontières poreuses : les archivistes, les tireurs, les éditrices et les graphistes, les photojournalistes et les artistes, les galeristes, les collectionneurs et les marchands. Les dix entretiens de qualité qui servent d’interlude aux dix séquences de l’ouvrage font ainsi se croiser les expériences et les propositions de nombreux professionnels de la photographie qui se nourrissent eux aussi des avancées de la recherche. Ils font entendre les débats qui animent le quotidien des experts et plus largement le monde de la création contemporaine. Enfin, le catalogue est aussi une invitation à penser les imaginaires de guerre en croisant les arts. Les films de Terrence Malick, ceux de Brian De Palma ou encore le cinéma des premiers temps : autant d’œuvres majeures qui ouvrent sur un dialogue fécond entre septième art et photographie par exemple.
Face à la surabondance des images de guerre et à leurs usages propagandistes, Photographies en guerre propose un outillage critique ambitieux qui réaffirme la capacité à voir ce qui menaçait auparavant de nous submerger. Un catalogue passionnant qui nous fait traverser les cercles de l’enfer avec pour seule arme possible l’intelligence humaine.