La photographie est-elle nécessairement une image durable ? Ce questionnement est au cœur de The Night Albums de l’historienne américaine Kate Palmer Albers, qui emprunte son titre à un article publié à Paris dans le Journal des artistes en 1836. Alors que court la rumeur de la mise au point du daguerréotype, un architecte nommé Eugène Hubert imagine ironiquement que Louis Daguerre vanterait son invention avant même d’être parvenu à fixer l’image de la chambre noire, « dût-il faire un album de nuit, en enfermant ses résultats entre du papier noir et en ne les montrant qu’au clair de lune1 ». Cet album de nuit imaginaire, aux photographies non fixées dont la visibilité est soumise à condition, est peu ou prou le livre que propose Kate Palmer Albers.
Dès son introduction, l’autrice adopte une approche uchronique : que serait l’histoire de la photographie si la fixité des émulsions n’avait pas été prise pour horizon technique ? Si « l’un de ses inventeurs avait décidé que la fugacité était la définition même de ce qu’ils recherchaient, et qu’au lieu de traquer la permanence, ils s’étaient mis à la recherche d’une gamme de paramètres temporels pour la photographie ?2 » (p. 5). Ce héros de la fugacité, qui prend à rebours l’un des principes fondamentaux et structurants de l’histoire de la photographie, Kate Palmer Albers ne le cherche pas parmi les pionniers du médium, mais dans l’art conceptuel des années 1970. Le livre s’ouvre en effet sur le récit intime d’une consultation des archives de l’artiste Robert Heinecken au Center for Creative Photography de Tucson, où sont conservées ses Vanishing Photographs. Cette œuvre de 1973, composée d’images photographiques toujours sensibles à la lumière, permet à l’autrice d’introduire son propos sur l’erreur volontaire et l’étude d’un corpus de textes, de pratiques et de propositions artistiques portant sur la « visibilité et la photographie éphémère ».
L’ambition de The Night Albums est double. D’un côté, retracer l’histoire de cette photographie éphémère, de ses premières manifestations expérimentales à ses actualisations conceptuelles. De l’autre, mener une réflexion contemporaine sur la visibilité, qu’elle soit d’ordre matériel – comment conserver et reproduire des images peu ou plus visibles ? –, sociologique – comment penser les modes de consommation des images numériques et en réseau ? – ou politique – comment rendre visibles les corps trans ou montrer le racisme des violences policières ? L’ouvrage nous convie donc moins à une étude historique sur l’image fugace qu’à un feuilleté de tentatives éparses, qu’il s’agisse d’expériences techniques ou d’œuvres contemporaines. Bref, il s’agit plus d’un album que d’un livre d’histoire.
Trois périodes chronologiques font l’objet d’une attention particulière : les années 1800-1890 relues à l’aune de l’impermanence des émulsions et des tirages ; les années 1970 et les réflexions artistiques sur la matérialité et la valeur de l’œuvre d’art, en particulier lorsqu’elle emploie le médium photographique ; et l’extrême contemporain vu comme moment paroxystique d’une fugacité des modes de visibilité des images en réseau – dont l’exemple canonique est l’application Snapchat.
Le premier chapitre remonte ainsi aux origines de ce que l’on pourrait nommer l’idée fixe de la fixité. Plusieurs épisodes sont rappelés pour tisser ce récit alternatif : le goût pour la fugacité optique du diorama (p. 8), les enquêtes de 1855-1856 du bien nommé Fading Committee au sein de la Royal Photographic Society (p. 17), ou encore les démonstrations publiques d’Humphry Davy vers 1800. On s’étonne de l’absence d’autres moments majeurs tels le concours du duc de Luynes en 1856, les évolutions techniques dont le tirage charbon dit « inaltérable » ou les procédés photomécaniques. Seule la mention d’un colloque sur la conservation des tirages couleur à la George Eastman House en 1980 souligne la continuité d’un problème débattu au sein des institutions. Le constat de l’évanouissement des images s’applique ainsi indifféremment aux objets de l’ouvrage, et pour cause : la durée de stabilité des photographies étudiées variant de quelques secondes à un quasi-infini (voir The Last Picture de Trevor Paglen, p. 97), toute photographie est par nature éphémère.
Les lacunes de cette introduction historique se comprennent à la lecture des chapitres 2 et 3, consacrés respectivement à quatre études d’artistes (Heinecken, Adrian Piper, Cassils et Oscar Muñoz) et à la conservation des images numériques. Là se trouve le véritable objet d’étude de Kate Palmer Albers, qui enseigne l’histoire de l’art contemporain, de la photographie, des nouveaux médias et de la culture visuelle au Whittier College de Los Angeles. Les dispositifs d’exposition qu’elle étudie ici dialoguent avec ceux de l’image en réseau, et la manière dont ils produisent des représentations intermittentes, permettant de souligner les phénomènes d’invisibilisation de groupes sociaux dénoncés par des artistes (Cassils) et les dispositifs de domination agissant pour leur maintien (les biais algorithmiques). Si le sujet ne manque certes pas d’intérêt, on parvient difficilement à le relier au discours ontologique de l’ouvrage, à moins de souscrire à l’idée de « la disparition comme thème conceptuel unifié pour penser le médium » (p. 105).
La question de la disparition ouvre toutefois sur le dernier chapitre de The Night Albums, revenant à l’approche matérielle de trois des plus anciennes photographies conservées. Les calotypes de William Henry Fox Talbot d’abord, qui, « pour durer, ne doivent plus être vus » (p. 98), soulignent un paradoxe de la conservation des images photographiques. L’exemple du fonds Hippolyte Bayard conservé à la Société française de photographie, dont les positifs directs ne sont que stabilisés et non fixés, en offrirait d’ailleurs un pendant pertinent. L’écart entre les reproductions actuelles du Point de vue du Gras de Nicéphore Niépce conservées à Austin et celle retouchée par Helmut Gernsheim en 1952 est ensuite abordé pour pointer une histoire de la photographie davantage attachée à l’image visible qu’à la matérialité de ses supports. Le cabinet de curiosités de Daguerre enfin, dont l’image a été en partie effacée depuis sa reproduction dans le catalogue de Beaumont Newhall en 19373 qui l’a popularisée pour le public américain, sert la conclusion d’un médium intrinsèquement fragile, dont la numérisation – et donc la dématérialisation – n’offrirait qu’une durabilité hypothétique.
Pour qui regrette que ces problématiques soient trop brièvement traitées par Kate Palmer Albers, nous nous permettons de renvoyer à la session « Fixing and Fading : The Material Photograph Over Time » organisée par Chitra Ramalingam et Lauren Waycott pour le congrès annuel de la College Art Association of America en 2020, ainsi qu’au colloque de mars 2023 à la Bibliotheca Hertziana de l’Institut Max-Planck pour l’histoire de l’art : « Archival Absences : An Incomplete History of Photography ».