Débutés en 2019, le récolement et l’inventaire des photographies des collections d’anatomie pathologique Dupuytren1 ont mis au jour un riche ensemble majoritairement issu de la collecte d’un couple de médecins spécialistes de neuropathologie, Augusta Klumpke (1859-1927) et Jules Dejerine (1848-1917). Ces collections photographiques formaient le cœur du musée Dejerine, musée de neurologie inauguré en 1923 et accessible au public jusqu’en 1937, avant qu’il ne soit officiellement intégré au musée Dupuytren. Ce célèbre musée de l’Université de médecine de Paris, visité tant par les médecins que par le grand public, avait acquis, depuis la fin du xixe siècle la réputation d’être un « musée des horreurs », jouant sur la fascination pour l’aspect spectaculaire et parfois monstrueux des pathologies montrées. Du fait de ce voisinage dans la rue de l’École-de-médecine – Dupuytren, au no 15 et Dejerine, au no 21 – puis de son versement au musée Dupuytren, l’histoire du musée Dejerine a longtemps été occultée et perdue dans la complexité de l’ensemble institutionnel du couvent des Cordeliers [Fig. 1].
Fig. 1 : Pierre Emonts, Ancien réfectoire du couvent des Cordeliers, 6e arrondissement, 1881
Paris, Musée Carnavalet, Histoire de Paris. Paris Musées / Musée Carnavalet.
La création du musée Dejerine s’inscrit dans un mouvement général de muséification des sciences médicales à Paris. Si l’histoire des musées de l’Assistance publique reste lacunaire, nous pouvons affirmer qu’au moins onze musées ont été créés dans les hôpitaux parisiens entre le xixe et le xxe siècle. Dans le contexte de l’émergence d’une multitude de nouvelles disciplines réparties en spécialités distinctes2, cette pulsion patrimoniale répond au besoin des sciences médicales d’écrire des histoires spécialisées et de préciser leurs frontières3, tout en préservant les traces de leurs grands noms et de leurs travaux. Ces histoires, traversées par des démarches honorifiques et mémorielles, longtemps marquées par le positivisme, se sont souvent construites autour des récits hagiographiques de grandes personnalités du corps médical. Mais, si l’histoire du musée Dejerine se confond en partie avec l’histoire des musées de médecine, et plus particulièrement des musées photographiques médicaux, elle s’en distingue également. En effet, à l’inverse de la majorité des collections photographiques des sciences médicales, celle des Dejerine a fait l’objet d’un phénomène de patrimonialisation spécifique qui a abouti à la création d’une institution muséale dont le fonctionnement est resté relativement indépendant des institutions universitaires et hospitalières. La renommée du couple, son travail, son influence, son réseau de sociabilité ont justifié la volonté de créer une institution autour de leur collection. Celle-ci regroupait trois types d’ensembles photographiques : les souvenirs des événements de leur carrière ; les supports d’enseignements, objets d’expositions et illustrations pour des publications ; enfin les beaux-cas pathologiques, c’est-à-dire dans le vocabulaire du corps médical un cas rare ou dont la symptomatologie correspond parfaitement à sa description dans les tableaux cliniques4.
Aujourd’hui, au moment où cet ensemble est redécouvert, de nombreux débats entourent ce patrimoine médical photographique et plus particulièrement ces objets, qui ont porté la spectacularisation de la maladie, voire de « l’horreur » et de la monstruosité, si l’on reprend les termes souvent employés depuis le xixe siècle pour dire les émotions ambiguës ressenties par les visiteurs en proie à cette « attraction-répulsion », oscillant entre fascination et dégoût. Ainsi, cette institution, par la place spécifique qu’y occupe la photographie, est un cas d’étude particulièrement heuristique pour comprendre le rôle du médium photographique dans le mouvement de patrimonialisation que connaît le monde médical dans les années 1920.
Dès ses origines, et plus encore avec son exposition, deux dynamiques traversent cette collection photographique Dejerine. L’une est mémorielle et s’attache à préserver la collection en tant qu’ensemble afin d’honorer la mémoire d’une personnalité importante pour le corps médical, l’autre est émotionnelle et se situe à l’échelle de l’objet singulier et fascinant, qui joue de la spectacularité du monstrueux. Nous pourrions ajouter que ces deux parties sont photographiquement et dialectiquement liées par une troisième dynamique : celle du rapport que les dispositifs qui exposent et font circuler ces photographies instaurent entre les deux parties, notamment dans le cas du musée. Ce tiraillement semble avoir joué un rôle majeur dans le destin patrimonial de la collection, qui va osciller entre lieu de commémoration honoré, relégation hors des lieux de visibilité et oubli. C’est pourquoi en partant de l’histoire de cette institution et de la réception de ses collections photographiques, nous chercherons à comprendre les effets de cette triple dynamique. Comment les émotions projetées sur ces ensembles d’objets ont modifié leur destin de conservation, mais peut-être aussi leur statut en tant qu’objet de musée ?
Notre cas d’étude, celui de la collection aujourd’hui attribuée à Augusta Dejerine-Klumpke et son mari Jules, est composé majoritairement de photographies qui n’ont jamais fait l’objet d’une recherche spécifique. Selon une approche microhistorienne, nous regarderons successivement les conditions de sa collecte, de son institutionnalisation, de son exposition et de sa relégation hors des lieux de monstration. Nous brosserons ainsi l’histoire patrimoniale d’une collection photographique de la médecine par le prisme des émotions et intentions que les différents acteurs y ont projetées.
Sociabilité, légitimité et autorité
Augusta Klumpke et Jules Dejerine pratiquent la médecine et se rencontrent dans le service du Pr. Vulpain. Tous deux vont mener de brillantes carrières consacrées à la neuropathologie et la neuro-anatomie. Augusta Klumpke est la première femme interne de France ; elle le devient suite à l’intervention de l’impératrice Eugénie de Montijo et du préfet de Paris qui l’autorise à passer le concours d’internat en 1886. Quant à Jules Dejerine, il monte de 1887 à 1894 un laboratoire de neuropathologie à l’hôpital Bicêtre – l’un des deux grands centres parisiens de recherche dans cette spécialité, avec la Salpêtrière –, où sa femme, Augusta Dejerine-Klumpke, va également jouer un rôle central. Dans ce laboratoire à l’activité prolifique, la photographie comme le dessin d’anatomie prennent une place déterminante. C’est de cette période que sont issues la majeure partie des illustrations photographiques des traités de médecine des Dejerine, ainsi que celles qui sont présentes dans leurs archives.
En août 1893, à la mort de Jean-Martin Charcot, la question de sa succession à la tête du service de neurologie de la Salpêtrière expose au grand jour les rivalités déjà existantes entre les différentes écoles de neurologie à Paris. Par leur renommée, les Dejerine, tous deux élèves de Vulpain et exerçant à Bicêtre, vont se retrouver en concurrence avec certains élèves de Charcot, dont Pierre Marie, au point de se provoquer en duel5. Jules Dejerine n’obtiendra la chaire de Charcot en clinique des maladies du système nerveux qu’en 1911. Lorsqu’il meurt, en 1917, et alors que son implication dans le service lui a valu de nombreuses distinctions6, Pierre Marie lui succède et évince manu militari Augusta Dejerine-Klumpke du laboratoire de la Salpêtrière, lui demandant de repartir avec toutes ses archives7. Commence alors un processus de patrimonialisation de cet ensemble composé d’une multitude d’objets qui sont le résultat de ses activités médicales, mais aussi de plusieurs décennies d’enseignement.
Si aucun inventaire n’a alors eu lieu, il est possible aujourd’hui d’en évaluer la teneur, à partir du nombre de pièces actuellement dans les collections et des archives du musée. En effet, le musée Dupuytren conserve les registres de comptes du musée Dejerine8. Ces derniers, très détaillés, permettent de faire le décompte de toutes les pièces et plaques produites ou acquises après la mort de Jules Dejerine. Si leur soustraction à l’ensemble actuel ne livre qu’une approximation de l’état de la collection en 1917, elles nous permettent cependant de comprendre comment la politique d’acquisition du musée a transformé les archives personnelles d’un médecin en une collection à vocation muséale. Des plaques photographiques sur verre au gélatino-bromure d’argent vierges constituent l’essentiel des acquisitions du musée. Plusieurs milliers ont ainsi été tirées dans le musée, afin de reproduire les cas pathologiques non représentés jusqu’alors dans les collections. D’autres, déjà développées dans les catalogues des ateliers de photographes commerciaux, ont également été achetées. Aujourd’hui, on compte environ 14 000 plaques photographiques au gélatino-bromure sur verre9 dont certaines montées sur support de présentation, 450 tirages de photographies cliniques, des centaines de dessins et schémas anatomiques, 600 dossiers de patients (comprenant des descriptions, photographies, résultats d’analyse et graphiques), deux malles de photographies personnelles et de famille, une large collection de plusieurs milliers de lames histologiques, de quelques pièces anatomiques, d’un fonds de bibliothèque, de la correspondance et des documents personnels. Quelques ensembles remarquables sont à signaler, comme l’intégralité des planches photographiques qui ont servi à l’édition des deux versions du traité phare des Dejerine : Sémiologie des affections du système nerveux10 [Fig. 2 et 3]. L’ingéniosité et l’esthétisme des retouches, les différentes inscriptions, les modalités des prises de vues et des cadrages permettent d’analyser l’évolution des pratiques et conventions de la photographie médicale entre la première (1900) et la seconde édition (1914), comme de constater sa multiplication exponentielle. Elles sont également les traces d’un travail collaboratif dont il est possible de percevoir les arbitrages, les choix et les débats à travers un temps relativement long.
Fig. 2 : Hémiatrophie linguale, 1908
tirage gélatino-bromure et rehauts de peinture. Paris, collections d’anatomie pathologique Dupuytren – Sorbonne Université.
Lors du départ forcé d’Augusta Dejerine-Klumpke en 1917, les archives sont séparées en deux. Les documents personnels et les dossiers des patients sont entreposés au domicile d’Augusta Dejerine-Klumpke – et demeuraient jusqu’à cette année chez des particuliers – tandis que le reste est conservé à la Faculté de médecine, grâce au concours de Maurice Letulle. En effet, anatomo-pathologiste, ce dernier vient alors d’être nommé à la chaire d’Anatomie pathologique de Paris et se trouve de fait responsable en partie du musée Dupuytren de l’Université de médecine de Paris. Dès lors, commence la transformation de cette part des archives Dejerine en collection à vocation patrimoniale, autour de laquelle sera bientôt bâtie une fondation et un lieu d’exposition. Cette institutionnalisation est le résultat d’une double volonté : celle de conserver la trace des pratiques médicales d’une personne influente et celle de légitimer certaines spécialités ou « écoles ». Elle s’inscrit dans le contexte plus large d’une construction du corps médical comme corps social, à un moment de réforme de son organisation11.
L’intérêt des médecins pour l’histoire de leurs spécialités connaît un renouveau à la fin du xixe siècle, qui s’incarne notamment dans la seconde création de la chaire d’histoire de la médecine à la Faculté de Paris en 187012. Si, au début du xxe siècle, Charles Richet déplore qu’elle soit devenue une chaire d’attente, une « chaire marchepied13 », « la chaire antichambre14 », il n’empêche que sa création s’accompagne d’enseignements qui marquent et forment le corps médical à l’écriture et à la connaissance de son histoire. Cela est d’autant plus important que Jules Dejerine lui-même sera le titulaire de la chaire durant cinq ans, entre 1901 et 190615.
Cette communauté savante a pour nécessité de construire son propre récit afin de s’organiser comme institution et pour cela, a recours à la patrimonialisation de ses objets. Cela rejoint les dynamiques mises au jour par Anne Rasmussen et Soraya Boudia, dans leur ouvrage Patrimoine et communautés savantes16. Elles y démontrent notamment le rapport d’autorité et de construction corporatiste que permet la patrimonialisation pour une discipline scientifique, mais y interrogent aussi la tension qui émerge entre le positivisme de la science et la nécessité patrimoniale de préserver un passé archaïque. En effet, les disciplines scientifiques, par leur croyance en un progrès continu, auraient tendance à évincer les traces d’un passé qui ne seraient que les marqueurs de théories désormais obsolètes. Cela entre en contradiction avec le phénomène même de patrimonialisation dont la vocation est de préserver les traces historiques d’une science, qu’importe que sa valeur scientifique perdure ou non à l’époque contemporaine.
Face à cette tension, le corps médical articule son discours historique autour de la célébration de ses grands noms. Poursuivant la passion du xixe siècle pour la mise en récit des grands hommes, la médecine détourne le problème non pas en écrivant l’histoire de ses disciplines scientifiques, mais en conservant la mémoire de certaines carrières individuelles. La mise en patrimoine des objets matériels des collections personnelles de ces protagonistes est ainsi la conséquence de cette nécessaire construction d’une identité communautaire. Dans le cas des Dejerine, ces dynamiques s’incarnent tant par la réorganisation d’archives singulières en fonds patrimoniaux, que par leur conservation, exposition et publicisation.
Transformations muséales (1917-1923)
Lorsqu’en 1917, Maurice Letulle décide de conserver la collection Dejerine dans son laboratoire, au deuxième étage de l’École pratique17, le monde parisien de la médecine a déjà proposé et créé de nombreux musées notamment photographiques. Maurice Letulle lui-même est le porteur d’un projet de musée photographique auprès de l’administration de l’Assistance publique. Il constitue en effet une collection d’anatomo-pathologie faite d’autochromes afin d’en faire la base du musée, qui sera officiellement inauguré en juillet 1927 à l’hôpital Boucicaut18.
Ainsi, en 1920, un décret du président de la République officialise la création de la fondation Dejerine dans le cadre de la Faculté de médecine de Paris. Le musée Dejerine se distingue du reste des institutions semblables par le degré de précision des conditions accompagnant sa création, qui laisse apparaître la conscience patrimoniale de ses fondatrices, Augusta Dejerine-Klumpke et sa fille. Les conditions sont énoncées dans Paris médical, qui en publie en 1920 le règlement intérieur19. Celui-ci précise notamment la création d’une commission de la fondation devant présenter, pour nomination au recteur de l’Académie de Paris, un conservateur-directeur. Nommé pour quatre ans, son rôle est « d’installer, d’entretenir, de compléter les collections, d’en organiser de nouvelles et de diriger le laboratoire annexé au musée20 », mais aussi d’organiser un enseignement sur les questions neurologiques. La fondation Dejerine institutionnalise ainsi de façon précoce cette fonction de conservateur. Le règlement précise également la mise en place d’un budget annuel pour l’enrichissement de la collection et la consécration de tous les revenus à cette tâche. Les carnets de comptes des archives démontrent la place prépondérante laissée à la confection et à l’achat de photographies auprès de grands ateliers notamment celui de Nadar ou de la Maison Ch. Verax21. Enfin, la mission de diffusion et d’exposition est complétée par la clause qui impose l’estampillage de toutes les collections, mais également de tous les travaux du laboratoire faits à l’aide de pièces du musée de la mention « Musée Dejerine ». C’est selon ces termes que le musée Dejerine est inauguré en grande pompe en 1923.
Deux boîtes de douze négatifs au gélatino-bromure d’argent sur verre22, retrouvées récemment dans les collections, datées du 14 janvier 1923, soit dix jours avant l’inauguration du musée au public, montrent son agencement et sa muséographie [Fig. 4, 5, 6 et 7].
Fig. 4 : Musée Dejerine, 1923
Négatifs au gélatino-bromure sur verre [inversions numériques], 13 x 18 cm, 1923. Paris, collections d’anatomie pathologique Dupuytren – Sorbonne Université.
Fig. 5 : Musée Dejerine, 1923
Négatifs au gélatino-bromure sur verre [inversions numériques], 13 x 18 cm, 1923. Paris, collections d’anatomie pathologique Dupuytren – Sorbonne Université.
Fig. 6 : Musée Dejerine, 1923
Négatifs au gélatino-bromure sur verre [inversions numériques], 13 x 18 cm, 1923. Paris, collections d’anatomie pathologique Dupuytren – Sorbonne Université.
Fig. 7 : Musée Dejerine, 1923
Négatifs au gélatino-bromure sur verre [inversions numériques], 13 x 18 cm, 1923. Paris, collections d’anatomie pathologique Dupuytren – Sorbonne Université.
Dans cet espace, c’est la démultiplication de l’image photographique, qu’elle soit macro- ou microscopique, qui frappe d’abord. La collection comporte quelques pièces anatomiques qui semblent s’effacer face au foisonnement des images. L’omniprésence de ces dernières du sol au plafond et l’absence quasi totale de texte démontrent la conception d’un musée dont le propos semble être intégralement porté par le visuel. Cela s’explique en partie par l’hégémonie de la théorie de l’enseignement pour les yeux sur laquelle s’appuient nombre de formations à la médecine dans ce second quart du xxe siècle. L’idée qu’un regard perçant et entraîné est la qualité primaire et primordiale de tout bon médecin existe depuis plusieurs décennies23. Cependant, elle jouit d’une nouvelle fortune théorique en ce début de xxe siècle puisque la pose de diagnostic est de plus en plus médiatisée par l’image. En effet, l’échange de photographies cliniques, son usage pour illustrer les traités, ainsi que l’utilisation de plus en plus massive de l’imagerie médicale, qu’elle soit microphotographique ou radiographique, permet à l’œil de faire son retour comme siège de l’apprentissage de la médecine.
Cette explication théorique ne justifie cependant pas l’aspect spectaculaire de la muséographie du musée Dejerine. Ce cabinet de curiosités photographiques permet au visiteur d’entrer visuellement dans un corps disséqué, agrandi, démultiplié, réorganisé, et reconstitué. Le squelette qui trône au centre est ainsi décomposé et recomposé en une multitude d’images qui envahissent tout l’espace disponible. Celles-ci séquencent le corps en un nombre infini de fragments dissociés en couches pénétrant l’organisme et permettant de l’observer, de la surface de la peau à la coupe histologique des cellules de ses os.
Pour arriver à ce résultat, le musée, qui s’appuie sur une collection iconographique issue d’une pratique médicale (le soin, la consultation, l’enseignement et la publication), a dû l’adapter afin d’en proposer une version en adéquation avec les logiques de monstration au public. L’analyse des vues du musée fait apparaître l’ingéniosité dont le Dr Joseph Jumentié, neurologue, premier conservateur-directeur et ancien élève des Dejerine, a fait preuve pour transformer cette collection personnelle et d’études en une collection muséale24. Les schémas d’enseignement, de très grands formats, occupent la partie haute des cimaises, tandis que les radiographies sont accrochées en-dessous sur des étagères qui semblent rétroéclairées. À hauteur des yeux, se trouvent des tirages qui ont été contrecollés sur des cartons normés, probablement à cette période. Sur les tables enfin, les petits formats sur verre de photographies macro- ou microscopiques, ainsi que les plaques histologiques complètent cet agencement muséographique.
Pour cela, la collection a subi des modifications. En effet, lors du premier inventaire de la collection de plaques de projection sur verre de photographies cliniques que nous avons dressé, il fut surprenant de constater le nombre de plaques dont les deux parties étaient séparées. Ces dernières ne se composaient alors plus que d’une plaque de verre, la seconde qui sert de protection ayant été retirée, laissant la couche de gélatino-bromure à l’air libre. Le scotch qui protégeait alors les bords, faute de servir à maintenir les deux plaques ensemble, avait été recollé avec précaution. Le soin apporté à cette séparation ne pouvait laisser penser à un accident de conservation. C’est lors de la découverte de cet ensemble de photographies négatives sur verre, représentant le musée et sa muséographie, qu’il nous est apparu que ces plaques de projection avaient été détournées de leur fonction d’origine, c’est-à-dire celle d’être projetées dans un amphithéâtre à des fins d’enseignement, pour devenir des objets muséaux. Elles avaient donc été dédoublées, puis collées sur un support rétroéclairé afin d’être présentées inclinées sur une table25 [Fig.8]. Au-delà de l’ingéniosité du geste, celui-ci laisse apparaître la transformation des objets par la patrimonialisation de la collection et son exposition. L’usage autant que la matérialité des photographies se voyaient ainsi modifiés.
Fig. 8 : Musée Dejerine, 1923
Négatifs au gélatino-bromure sur verre [inversions numériques], 13 x 18 cm, 1923. Paris, collections d’anatomie pathologique Dupuytren – Sorbonne Université.
Cette manipulation d’un ensemble patrimonial, auquel on a pourtant apporté tant de soin, interroge quant au statut de la photographie dans ces musées de médecine. Il faut tout d’abord préciser qu’il n’a pas été question de faire un musée de photographie en tant que médium, mais de faire un musée « par les photographies26 », pour valoriser et publiciser27 les collections photographiques des médecins que l’on souhaitait honorer. Mais alors, si un attachement fétichiste aux collections photographiques a lieu parce qu’elles sont des fragments d’une expérience plus grande – celle de la carrière d’un maître –, nous pouvons nous demander s’il est à la fois possible de fragmenter ces objets et de conserver cet héritage intact ?
Une hypothèse serait que ces gestes dénotent un transfert du souvenir et une fétichisation qui ne se situe pas à l’échelle de l’objet photographique considéré comme documentaire, mais de la collection, et même plus généralement de l’institution qui porte la trace et le nom du médecin. Ce transfert de la fonction mémorielle au musée Dejerine se remarque également dans le fait qu’à sa création il soit présenté comme un lieu de recherche autant que de mémoire. Le laboratoire annexé au musée permet alors de créer un lieu où se poursuit l’héritage intellectuel et scientifique du maître. Il inscrit ainsi l’institution dans le projet positiviste des sciences médicales en rendant possible, par la patrimonialisation, un hommage à Dejerine sans prendre le risque de devenir le conservatoire de ses découvertes passées et obsolètes.
Ainsi, lors de l’annonce de sa création, Jean Camus, membre de la première commission de la fondation Dejerine, précise que ce qui fait l’intérêt de cette fondation à ses yeux, est cette idée que la collection permet non seulement de garder trace des travaux de celui qu’il nomme « l’illustre Maître », mais surtout de servir de socle à de futures découvertes :
« Ce n’est pas un musée de souvenir qui va être ainsi constitué, c’est une œuvre féconde en plein rendement, commencée vigoureusement par un rude travailleur, qu’il s’agit de continuer. C’est le travail de Dejerine, “l’œuvre des Dejerine” comme l’appelait le grand érudit Jules Soury, qu’il va falloir poursuivre et mener à bien. […] N’est-ce pas lui encore qui va vivre dans cette fondation ? […] la voix puissante de Dejerine va encore se faire entendre dans ce nouveau centre d’études : heureux ceux qui sauront le comprendre28. »
Du succès de ce programme, nous ne savons que peu de choses. Quelques publications scientifiques estampillées du cachet du musée paraîtront29. Le livre d’or du musée laisse apparaître des visites régulières et nous savons, par les archives, qu’Augusta Dejerine-Klumpke accueille les visiteurs chaque vendredi jusqu’à sa mort, en 1927.
Dans le sillage du musée Dupuytren
Cette volonté de créer un lieu de recherche autant que de mémoire est probablement compromis à cause de la proximité de la fondation Dejerine avec les multiples musées de la rue de l’École-de-Médecine. En effet, le musée Dejerine est confondu dans l’ensemble alors dénommé abusivement musée Dupuytren. Ainsi, avant même la fermeture du musée en 1937 et le versement officiel de sa collection au musée Dupuytren, ce musée et sa réception s’inscrivent en partie dans l’histoire de cet ensemble. « Tout le monde connaît, pour en avoir tout au moins entendu parler, ce musée des horreurs qui a nom [sic] : Musée Dupuytren30. » Cette réputation était étendue au point que le nom même du musée était devenu une appellation générique donnée à tout stand de fête foraine montrant des difformités, et autres maladies spectaculaires, ou encore, un nom attribué à toute chose dégoûtante et inesthétique dès le milieu du xixe siècle, en littérature comme dans les arts plastiques31. À cet élargissement sémantique s’est ajoutée une confusion institutionnelle. Comme le précise un guide touristique daté de 1908 à la Faculté de médecine, sous le nom « Musée Dupuytren » sont regroupées pas moins de quatre institutions : le musée Orfila et sa collection d’instruments de chirurgie, la Société d’anthropologie et son musée d’ossements, de squelettes et de moulages de cerveaux, la Société de biologie, et enfin, le musée Dupuytren et ses six mille pièces anatomiques.
À partir de 1923, il y faut ajouter le musée Dejerine et le musée Landouzy, dont on n’a aujourd’hui que peu de traces, mais dont le carton d’inauguration retrouvé dans les archives précise qu’il s’agit d’un musée de thérapeutique32. Du fait de son emplacement à proximité de l’ensemble du couvent des Cordeliers, le musée Dejerine devient l’une des extensions de ce « musée des horreurs » qui avait pourtant lui aussi revendiqué sa vocation à être un lieu d’études, d’enseignement et de présentation des avancées de la nouvelle science médicale de l’anatomie pathologique, situé juste en face de l’École pratique de chirurgie, au 15, rue de l’École-de-médecine. Si en 1900, on parle encore d’une certaine scientificité de son propos, on note déjà les reconstitutions spectaculaires :
« Musée Dupuytren de Paris
Toujours beaucoup de monde au musée Dupuytren. Cette superbe collection d’anatomie est fort curieuse à visiter et justifie sa vogue auprès du public.
La reconstitution de la chambre funèbre de M. F. Faure à l’Élysée, attire beaucoup l’attention des visiteurs33. »
Finalement, c’est le musée qui a été transformé au xxe siècle pour correspondre aux attentes d’un public habitué aux présentations foraines et à ses mises en scènes. Les guides touristiques précisent alors que les visiteurs sont nombreux et férus de ces curiosités et ignominies : « L’entrée, réservée, dit-on, aux élèves et aux médecins, n’est, en fait, refusée à personne34. » Ainsi, dans les années 1920-1930, le musée Dupuytren semble avoir relégué toute intention scientifique liée à l’anatomie pathologique et s’être calqué sur ces pastiches de foires : reconstitution de cire, pathologies générales dégoûtantes et scènes de crimes [Fig. 9 et 10]. Cette scénographie particulièrement fascinante semble avoir été adoptée par d’autres institutions avec lesquelles on le regroupe, comme le montrent les photographies du musée de la Société d’anthropologie en 1930 [Fig. 11].
Fig. 9 : Gaston Paris, Marie Regnault et sa femme de chambre assassinées (crime de la rue Montaigne). Mannequins en cire, Paris, musée Dupuytren, vers 1930
Négatif au gélatino-bromure sur pellicule souple [inversion numérique], 6 x 6 cm vers 1930. Paris, Roger Viollet. © Gaston Paris/Roger-Viollet.
Fig. 10 : Marcel Bovis, Baraque du musée Dupuytren, série Fêtes foraines, 1948
Négatif au gélatino-bromure sur pellicule souple [inversion numérique], 6 x 6 cm. Paris, donation Marcel Bovis, ministère de la Culture (France), Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, diffusion RMN-GP.
Fig. 11 : Agence de presse Meurice, Cinquantenaire de l’école d’anthropologie, 1926
Photographie négative sur verre [inversion numérique], 13 x 18 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et Photographie.
C’est dans ce contexte que le musée Dejerine est associé au musée Dupuytren. Cela a probablement eu pour effet de transformer en partie sa réception. Il ne s’agit alors plus tout à fait de s’inscrire dans l’action commémorative et mémorielle liée à la volonté de garder la trace, de rendre hommage à un maître, mais également de jouer de la spectacularité des collections mises en exergue par leur présentation dans le dispositif, lui-même spectaculaire, du musée. En maniant cette ambivalence, les réactions peuvent être celles d’un rejet tant épidermique – de dégoût face aux pathologies représentées – que moral de la part d’une frange conservatrice de la population, comme par le corps médical lui-même qui voit là un travestissement de la science.
Nous ne pourrions attester formellement de l’utilisation et de la réception de la collection Dejerine à des fins spectaculaires. Son inscription dans l’ensemble du couvent des Cordeliers, sa muséographie et le fait que certaines photographies particulièrement marquantes montrent des traces d’accrochages nous permettent cependant de faire l’hypothèse de la mise en spectacle de cette collection. Le contexte muséal dans lequel la collection Dejerine s’inscrit, au-delà de sa perception par les visiteurs, va conditionner la suite de son parcours patrimonial.
En 1937, la collection Dejerine est intégrée à celle du musée Dupuytren, y faisant ainsi entrer massivement le médium photographique. Ces photographies vont désormais voir leur destin patrimonial scellé à celui du célèbre musée d’Anatomie pathologique. Du moins en partie, puisqu’en 1937, dans la précipitation de la fermeture du musée Dejerine et du musée Dupuytren qui menace de s’effondrer, la collection est entreposée sous un escalier et dans une cave où elle est oubliée quelques décennies avant d’être récupérée et réexposée lors de la réouverture du musée Dupuytren en 1967. Le fonds Dejerine est alors présenté dans une pièce attenante.
À la fin du xxe siècle, le déclin du musée Dupuytren fait émerger des voix en faveur de sa conservation. De nombreux médecins publient des articles d’histoire de leur discipline autour de ses collections, les tribunes en faveur d’un réinvestissement se multiplient35. En 2016, le musée qui était toujours dans les locaux de la Faculté de médecine, rue de l’École-de-médecine, dans le 5e arrondissement de Paris, est fermé. Les collections sont mises en caisses et transférées dans les sous-sols du campus de Jussieu. Une nouvelle réflexion sur ce patrimoine s’engage alors. Quelle histoire faut-il garder, celle d’un lieu d’amusement et de fascination ou celle d’un musée scientifique pour la communauté médicale ? Il semblerait que le détournement spectaculaire du musée ait laissé des traces : aujourd’hui les responsables des collections sont très attentifs à la diffusion des images des pièces de la collection et souhaitent limiter tout usage non scientifique, afin de ne pas refaire du musée Dupuytren un « musée des horreurs ». Les séminaires de recherche proposés autour du musée à Sorbonne Université36 semblent vouloir réaffirmer le poids et l’utilité scientifique de la collection. La fermeture permet ainsi de repenser le musée et son propos. Il semble qu’actuellement l’objectif soit d’en faire une collection d’histoire d’une médecine scientifique, comme en témoignent les quelques expositions temporaires qui sont organisées à partir des collections du musée Dupuytren sur le campus de Jussieu depuis quelques mois. Cependant, les acteurs de la patrimonialisation de ces ensembles peuvent-ils créer un cordon épistémologique afin d’empêcher à nouveau les dérives de la mise en spectacle de ces objets ? La volonté de cacher cette partie de l’histoire de ces objets n’est-elle pas le signe, en creux, du pouvoir de fascination qu’ils exercent encore ?
Le plus étonnant peut-être est le mouvement de réaffirmation de la spécificité du fonds Dejerine dans l’ensemble Dupuytren, qui suscite de plus en plus l’intérêt des chercheurs et chercheuses. Quelques biographies sont parues37 ; les archives personnelles, dont les deux caisses de photographies de famille des Dejerine, vont être désormais accueillies par l’Académie de médecine38, et quelques équipes de recherche étudient actuellement les documents de ce fonds39. Ce dynamisme s’explique par l’émergence d’un nouveau nom à célébrer dans l’histoire de la médecine. Les études actuelles sur l’invisibilisation des femmes dans l’histoire des sciences – menées grâce au renouveau des études de genre et des études féministes dans toutes les sciences humaines et sociales – ont permis l’avènement du rôle d’Augusta Klumpke, et notamment la réévaluation de sa participation dans l’œuvre jusqu’alors considérée exclusivement comme celle de son mari, Jules Dejerine. De nombreux travaux, souvent cosignés avec son mari, lui sont aujourd’hui en grande partie réattribués. Plus encore, son histoire familiale et principalement sa fratrie, qui se compose notamment d’Anna Klumpke, peintre et compagne de Rosa Bonheur, Dorothéa Klumpke, une des premières femmes astrophysicienne, et Julia Klumpke, violoniste et compositrice, ainsi que son inscription dans des réseaux de sociabilité prestigieux, participent à faire d’Augusta Klumpke une personnalité sur laquelle écrire des biographies riches et romanesques. Comme en témoigne l’organisation d’une commémoration du 160e anniversaire de la naissance d’Augusta Dejerine-Klumpke le 15 octobre 2019, sous la forme d’une journée d’étude où se sont succédé les études biographiques sur ce nouveau grand nom de l’histoire de la médecine40, on peut supposer que c’est au prisme d’une nouvelle dynamique honorifique du corps médical que la patrimonialisation de cette collection photographique sera discutée à l’avenir.