Une belle antilope royale, des pêcheurs Sorko, un fleuve sinueux vu du ciel, le bureau de Théodore Monod, Georges Balandier au volant d’une Jeep, l’habitat chez les Somba ou une danse Sénoufo : autant de sujets, autant d’images piochées au gré des tiroirs, qui peuplent aujourd’hui la photothèque de l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN) à Dakar. Ce sont près de 100 000 photographies, tous supports confondus, qui y sont conservées : outre quelques albums et près de neuf cents cartes postales, le fonds historique contient plusieurs centaines de diapositives, environ soixante mille tirages et soixante mille négatifs de différents formats, dont cinq mille plaques de verre1. Cette structure, dont les matériaux sont aujourd’hui peu exploités, a vu le jour dans les années 1940, et s’avère encore largement héritière de la période coloniale qui l’a impulsée et l’a façonnée. Le sigle de l’Institut, dont la vocation a toujours été interdisciplinaire, témoigne déjà d’une forme de continuité : d’abord Institut français d’Afrique noire, il est devenu Institut fondamental d’Afrique noire plusieurs années après l’indépendance, en 1965. Toujours logé dans les mêmes bâtiments, il a également conservé une partie de son mobilier, y compris celui de la photothèque. Là, le classement des images rappelle également le temps de l’Afrique-occidentale française (AOF) et son découpage géographique. Ce gouvernement général, créé en 1895, a progressivement regroupé les colonies d’Afrique de l’Ouest, depuis la Mauritanie jusqu’au Togo, en passant par le Sénégal, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Niger, le « Soudan », la « Haute-Volta » et le « Dahomey », dont on retrouve les noms à la photothèque. Les tiroirs sont, aujourd’hui encore, libellés par ces désignations parfois anciennes, alors que les trois derniers pays ont respectivement été requalifiés depuis les indépendances en Mali, Burkina Faso et Bénin.
Cet ensemble et ce lieu procurent, de ce point de vue, la sensation d’une capsule temporelle involontaire, au sein de laquelle se condenseraient un temps et un regard colonial suspendus. Les collections se sont néanmoins enrichies depuis l’indépendance du Sénégal, et surtout, elles ont fait l’objet d’usages qui n’avaient pas été anticipés2, comme leur mise à contribution lors du Festival mondial des arts nègres de 19663. Le cadre original n’a pas été aboli, pas plus que la matérialité des clichés n’a été repensée ; pour autant, le stigmate colonial de ces images, à l’usage, s’est quelque peu émoussé.
L’objectif de cet article n’est pas de raviver la dimension coloniale de cette photothèque, de recouvrir les images de leur histoire et ce faisant, de contester ou d’amoindrir leurs potentialités contemporaines. Il s’agit plutôt d’adopter un autre point de vue, qui consiste à historiciser l’ensemble photographique et à nuancer ainsi la naturalisation dont le contenu peut faire l’objet. En plus d’être des sources susceptibles de renseigner sur des enjeux historiques, scientifiques, culturels et patrimoniaux propres à l’Afrique de l’Ouest, les images de la photothèque sont également le résultat d’un processus complexe, guidé par les priorités scientifiques et coloniales de l’IFAN, qui a façonné les contours, les creux et les pleins d’une Afrique de l’Ouest qu’elle voulait à son image. Prendre comme sujet cette photothèque, et avec elle, le projet visuel de l’Institut invite dès lors à cerner leur genèse et leurs enjeux historiques. Cela permettra, chemin faisant, d’éclairer la façon dont ils s’inscrivent dans une histoire de la recherche en terrain colonial, de la documentation photographique et des processus techniques et matériels de constitution des savoirs.
Une photothèque à contre-courant
L’IFAN est officiellement créé en 1936, à une période où, à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931 et de l’Exposition universelle de 1937, plusieurs voix expriment la nécessité de doter les colonies de lieux de recherches scientifiques, à l’image de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) dévolue à l’Indochine depuis la fin du siècle précédent. L’AOF bénéficie ainsi de la création relativement précoce de l’IFAN. La situation dans les autres colonies évolue surtout à partir de 1943 et la reconnaissance de l’Office de la recherche scientifique coloniale (ORSC), futur Office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer (ORSTOM4). Il est appelé à devenir « l’organisme le plus important [des] institutions de recherches françaises en direction des pays d’outre-mer5 » en implantant des instituts de recherche dans une grande partie des territoires colonisés à la sortie de la guerre. L’IFAN a alors pour mission de « constituer dans les musées, les archives, les bibliothèques, les collections scientifiques, la documentation nécessaire à la connaissance et à l’étude des questions intéressant l’Afrique occidentale6 ». Ces prérogatives s’énoncent au moment où l’idée de recourir à de nouveaux outils pour gérer une « documentation », selon une notion encore récente7, s’impose dans les sciences humaines : cet horizon est déjà palpable au musée d’Ethnographie du Trocadéro (MET) au début de la décennie, où l’on rationalise les collections d’objets, où l’on modernise la bibliothèque, et où l’on donne corps à l’une des toutes premières « photothèques8 ».
L’avènement de ce type de structures, dont Georges Henri Rivière donne une première définition en 1937, s’inscrit dans une longue histoire de la gestion de l’information9. Les photothèques perpétuent l’objectif de conserver un vaste ensemble de photographies, à l’instar des archives photographiques10, mais accentuent l’ambition de leur exploitation et de leur mise en circulation : c’est en vue de faciliter les recherches, de les rendre plus efficaces, que les photographies, classées individuellement, sont soumises à une « méthode rationnelle de classement et de signalisation11 ». Malgré l’inauguration précoce de l’IFAN, il faut attendre le début des années 1940 pour que se déploie, au sein de l’Institut, un réel dynamisme sous l’impulsion de son directeur, Théodore Monod. Les recherches menées par l’équipe qui se constitue peu à peu portent autant sur des sujets de sciences naturelles que de sciences sociales12. D’un côté, la création de l’IFAN répond en effet à l’ambition d’implanter en Afrique de l’Ouest une filiale du Muséum national d’histoire naturelle de Paris13. Parallèlement, la nouvelle génération d’ethnologues qui passe par l’Institut – dont certains, comme Balandier, se qualifient davantage de sociologues –, renouvelle les préoccupations de l’africanisme en prenant pour objet les effets de la modernité, les villes et les mutations contemporaines. La photothèque voit le jour dans ce contexte scientifique où les préoccupations sont multiples. Elle n’est officiellement créée qu’en 1950, mais dès 1942 une petite collection de clichés commence à se former. Elle prend pour base ceux rassemblés depuis 1921 dans la collection photographique constituée par le Comité d’études historiques et scientifiques de l’AOF14. Elle atteint environ 10 000 photographies aux alentours de 1947. Cette année-là, la notion de « photothèque » apparaît pour la première fois dans les documents administratifs de l’Institut, un règlement est rédigé dès janvier15, et la structure commence à se matérialiser.
Dès cette période, des mesures sont en effet prises à l’IFAN pour « faciliter les manipulations et parer au désordre16 » des images. Un système de rangement, s’appuyant sur un mobilier spécifique, est ainsi mis en œuvre; « les photos sont désormais collées sur fiches trouées [de 12,5 × 20 cm environ] retenues par une tringle » [Fig. 1 et 2]. Au même moment, un double classement se construit selon deux critères, d’une part « géographique » et de l’autre thématique, désignée par le terme de « matières17 ». Toujours en vigueur actuellement à la photothèque de l’IFAN, il se matérialise par deux grands ensembles de tiroirs, disposés face à face, sur deux pans de murs distincts [Fig. 3 et 4]. D’un côté se déploient les tiroirs libellés selon les noms de pays constitutifs de l’AOF, de l’autre, se déclinent les différentes « matières » traitées : « habitat », « médecine », « préhistoire », « portrait », « recherche scientifique », « religion », « transport », « vie familiale », « anthropologie », « voyages officiels », etc. Chaque photographie était ainsi tirée en deux exemplaires et doublement classée. Ce système anticipait différents types de requêtes de la part des membres de l’Institut, de collaborateurs ou d’éventuels clients ; il multipliait les voies d’accès aux images, tantôt thématiques, tantôt géographiques, et les rendait de fait plus facilement repérables.
Fig. 1 : Pierre Potentier, Section photo : la clichothèque, Dakar, 1949
Tirage argentique, 12 × 9 cm, Dakar, photothèque de l’IFAN, casier « Recherche scientifique », B.49.2330 © Université de Dakar.
Fig. 2 : Pierre Potentier, Section bibliothèque-documentation : la photothèque, Dakar, 1949
Tirage argentique, 12 × 9 cm, Dakar, photothèque de l’IFAN, casier « Recherche scientifique », B.49.2348 © Université de Dakar.
Du point de vue de l’histoire de la documentation, la création d’une telle structure s’inscrit dans l’air du temps. La fin des années 1940 amorce une période où se multiplient les photothèques dans de nombreuses institutions en France : au sein de la Documentation française, des ministères de l’Agriculture ou encore du Tourisme. La notion de « photothécaire » fait son apparition. Dans le cas de l’IFAN, l’influence est aussi à chercher du côté du musée de l’Homme ; Monod, rattaché au Muséum national d’histoire naturelle, naturaliste de formation, est proche du musée et de ses acteurs. Sa photothèque pionnière, inaugurée en 1938, est en plein essor à la fin des années 1940 et représente sans doute une référence pour Monod, comme pour de nombreux visiteurs18. Dès 1947, il prend d’ailleurs attache, en tant que directeur de l’IFAN, avec le musée de l’Homme en vue de procéder à un échange de photographies entre les deux institutions19. La photothèque de l’IFAN s’inscrit ainsi à plein dans une dynamique contemporaine.
Si l’on regarde cette photothèque du point de vue de l’institutionnalisation des sciences en territoires coloniaux, elle semble en revanche plutôt aller à contre-courant d’une tendance de fond : les instituts qui voient le jour sous la tutelle de l’ORSTOM au lendemain de la guerre ne font que peu de place aux photographies et n’inaugurent pas de photothèques. Les volontés ne sont certes pas absentes : l’Institut français d’Océanie (IFO), dirigé par Maurice Leenhardt, possède par exemple un laboratoire photographique et certains de ses membres, comme Jean Guiart, sont d’assidus photographes. On confie d’ailleurs très rapidement à ce dernier le soin « d’installer un fichier photothèque aussi complet que possible20 ». Pour autant, les archives de l’Institut ne comportent aucune trace de cette structure, ni même de son projet ; très peu de photographies sont par ailleurs conservées et toutes sont postérieures aux premières années de l’IFO. Ce projet est le seul du genre énoncé au sein de l’ORSTOM, qui ne met pas non plus en œuvre de photothèque centrale vers laquelle convergeraient les productions de ses chercheurs. Ce n’est que dans les années 1990 que l’Institut de recherche pour le développement (IRD), qui prend sa suite, crée une telle photothèque et incite les chercheurs à léguer leurs collections photographiques ; certains d’entre eux se sont d’ailleurs distingués depuis par leur travail photographique historique, tel que le géographe Edmond Bernus, dont les images ont été valorisées par Bernard Plossu et Jean Rouch21.
L’AOF un « vaste domaine » à représenter
La systématisation de l’accumulation de photographies à l’IFAN à la fin des années 1940 est rapidement associée à l’idée que la photothèque doit être représentative du territoire de l’AOF couvert par l’Institut. En 1954, les collections comportent déjà 31 000 photographies – contre 16 000 en 1949 – et Monod clarifie l’objectif : « Ce chiffre qui peut paraître, à première vue, considérable est bien faible en réalité si l’on considère le vaste domaine que la photothèque doit représenter. L’effort entrepris devra être poursuivi de nombreuses années encore avant de pouvoir satisfaire toutes les demandes22. » La photothèque n’est donc pas conçue comme un simple lieu d’enregistrement et de conservation des photographies produites au gré des missions par des chercheurs et collaborateurs de l’Institut : elle est guidée par une ambition d’exhaustivité. À l’évidence, elle a pour objectif de rendre compte visuellement de toute l’AOF.
Ce projet, ainsi énoncé, réactive la quête d’une archive visuelle totalisante reposant sur les potentialités associées à la photographie, formulée dès la fin du xixe siècle et dont les Archives de la Planète, notamment, furent un précieux avatar23. Néanmoins, la mention des « demandes » renvoie également aux enjeux plus prosaïques et économiques qui participent à cette volonté de totalité et dont la photothèque du musée de l’Homme a déjà montré toute la portée24. L’exhaustivité ne vaut pas seulement pour elle-même, mais peut contribuer à satisfaire clients et visiteurs, et vice versa. L’expérience, menée dès 1938 au musée de l’Homme, témoignait de ce que l’association de ces enjeux, d’ordres scientifique, historique et patrimonial d’une part, d’ordres économique et médiatique d’autre part, pouvait avoir de convergent et de vertueux. Ce modèle dual est adopté à l’IFAN dès la fin des années 1940 : la photothèque répond à des demandes, provenant à la fois des chercheurs de l’Institut, des services du gouvernement général de l’AOF – nous y reviendrons –, ainsi que d’éditeurs extérieurs et de revues. Des images de l’IFAN paraissent ainsi dans l’Encyclopédie coloniale et maritime, le Guid’AOF, la Revue AOF, France illustration ou encore Les Bois tropicaux.
La volonté de constituer et d’accroître les collections photographiques se manifeste dès la fin des années 1940 par l’implication des chercheurs dans cette entreprise. Avec les règlements de la photothèque édictés en 1947, puis 1950, il devient obligatoire pour ceux qui bénéficient d’un soutien matériel de l’IFAN de contribuer en retour à l’accroissement des collections : « Les photos prises […] sur des plaques ou pellicules fournies par l’IFAN seront incorporées à la photothèque. » Cela concerne les chercheurs statutaires, mais également ceux de passage qui ont recours au service photographique. Il n’est toutefois pas évident de garantir l’application d’une telle mesure, comme le suggèrent les relances envoyées à Jean Rouch après sa mission en Gold Coast :
« Un nommé Rouch d’abord qui, brusquement frappé d’amnésie une fois sur le sol de France, reste sourd aux promesses faites au passage à Dakar, puis et surtout [Gilbert] Rouget, qui devait légender les clichés sur le bateau et me les retourner dès le débarquement en France, n’a plus jamais donné signe de vie. […] Nous faisons tous vos travaux aux conditions suivantes : vous doublez vos négatifs, moitié pour vous ½ pour l’IFAN […]. Pour les photos prises antérieurement qui n’ont pas pu être doublée, vous nous en laissez quelques-unes25. »
Sans requérir une forme d’exclusivité, la photothèque entend toutefois mettre en œuvre des mécanismes capables d’enrichir son fonds.
Parallèlement, Monod continue à en appeler aux « bonnes volontés », susceptibles de contribuer à l’entreprise colossale de l’IFAN26. Il s’inscrit là dans la longue tradition des sciences naturelles, déjà réactivée par l’ethnologie de l’entre-deux-guerres27. Dans les faits, cependant, l’œuvre scientifique menée à l’Institut s’est largement resserrée sur son personnel, et à la photothèque, les positifs et les négatifs sont essentiellement le fruit « des chercheurs, des photographes et des techniciens de l’IFAN28 ». Certains auteurs sont des ethnologues de passage, comme Gilbert Rouget, Marguerite Dupire, et des boursiers de l’École française d’Afrique tels que Jean Rouch, Pierre Verger ou Monique de Lestrange. Plus fréquemment, ce sont les noms des chercheurs de l’Institut qui apparaissent : Georges Duchemin (ethnologie), Alexandre Sènou Adandé (ethnologie), Guy Le Moal (ethnologie), Maurice Houis (linguistique), Raymond Mauny (archéologie), Paul Pélissier (géographie), Georges Brasseur (géographie), Michel Condamin (zoologie), André Villiers (zoologie) ou encore Jean Cadenat (biologie marine). Le nombre de photographies qui leur est associé est toutefois sans commune mesure avec les ensembles produits par le personnel chargé de la photographie à l’IFAN.
Les noms d’André Cocheteux et Pierre Potentier reviennent très régulièrement dans les années 1950, de même que celui de Georges Labitte pour les années antérieures. Ce dernier a été un très grand producteur d’images d’Afrique de l’Ouest, qu’il a en partie réalisées pour le compte de l’IFAN jusqu’en 1948, année de sa retraite29. Cette même année Cocheteux est désigné chef de la nouvelle « section photo », au sein de laquelle s’organise un laboratoire photographique qui bénéficie d’une petite équipe [Fig. 5 à 9]. Cocheteux n’a pas pour seul rôle de faire fonctionner ce service, ni de garantir la conservation et la diffusion des images : il lui revient également de les produire. Outre les prises de vue des collections dans le studio dédié [Fig. 10], il accompagne, comme Labitte avant lui, les chercheurs sur le terrain. Il arpente ainsi le « Dahomey, le Togo et la Côte d’Ivoire » aux côtés de Paul Mercier en 1951, où il mène une « enquête photographique sur l’habitat chez les Somba, les modes de cultures [et photographie en couleur] quelques scènes rituelles30 ». Il rapporte de cette « mission photographique […] plus de 200 pellicules31 ». Potentier, pourtant chargé de la « section ciné-son », produit lui aussi des photographies lors des missions, en marge de ses enregistrements cinématographiques : en 1951, il accompagne par exemple Maurice Houis en Guinée « en vue d’un inventaire photographique sur les Meneni32 ».
Fig. 5 : Pierre Potentier, Section photo : le bureau, Dakar, 1949
Tirage argentique, 12 × 9 cm, Dakar, photothèque de l’IFAN, casier « Recherche Scientifique », B.49.2323 © Université de Dakar.
Fig. 6 : Pierre Potentier, Section photo : le laboratoire de tirage, Dakar, 1949
Tirage argentique, 12 × 9 cm, Dakar, photothèque de l’IFAN, casier « Recherche Scientifique », B.49.2334 © Université de Dakar.
Fig. 7 : Pierre Potentier, Section photo : la sécheuse-glaçeuse électrique, Dakar, 1949
Tirage argentique, 12 × 9 cm, Dakar, photothèque de l’IFAN, casier « Recherche Scientifique », B.49.2332 © Université de Dakar.
Fig. 8 : Pierre Potentier, Section photo : le choix des négatifs leica, Dakar, 1949
Tirage argentique, 12 × 9 cm, Dakar, photothèque de l’IFAN, casier « Recherche Scientifique », B.49.2324 © Université de Dakar.
Fig. 9 : Pierre Potentier, Section Photo : la retouche et le repiquage, Dakar, 1949
Tirage argentique, 12 × 9 cm, Dakar, photothèque de l’IFAN, casier « Recherche Scientifique », B.49.2326 © Université de Dakar.
Fig. 10 : Pierre Potentier, Section photo : le studio, Dakar, 1949
Tirage argentique, 12 × 9 cm, Dakar, photothèque de l’IFAN, casier « Recherche Scientifique », B.49.2327 © Université de Dakar.
Au fil des missions, la pratique assidue de ces photographes vient documenter le travail des chercheurs et contribue ainsi à accroître les collections de la photothèque. Ils sillonnent l’AOF et en rapportent des images rassemblées à Dakar [Fig. 11 et 12]. Cette centralisation possède néanmoins une contrepartie intéressante, relevant d’un mouvement inverse : des séries d’images sont régulièrement envoyées vers les différents territoires de l’AOF, auprès des centres de recherches locaux installés par l’IFAN, les Centrifans. Instaurés progressivement à partir de 194433, la majorité de ces centres entreprend la création d’une photothèque locale en 1950 – comme en réponse à la constitution officielle de la photothèque fédérale – et certains possèdent également leur propre laboratoire photographique. Ces centres se veulent alors des prolongements locaux de l’IFAN, pleinement dédiés au territoire auquel ils sont rattachés : ils s’inscrivent en effet dans la perspective de l’inventaire monographique et ont pour vocation à être des « condensés de la colonie34 ». Les séries de photographies que leur envoie l’Institut fédéral sont ainsi systématiquement en lien avec le territoire en question : chacune des photothèques est appelée à se spécialiser dans le territoire de l’AOF sur lequel elle est implantée et à posséder, concernant ce domaine, un caractère d’exhaustivité.
Fig. 11 : Georges Labitte, Maures, Baouké (Côte d'Ivoire), avant 1947
Tirage sur papier baryté (8,5 × 11,5 cm) monté sur fiche cartonnée verte (12,5 × 20 cm), Paris, Musée du quai Branly – Jacques-Chirac, PP0178611.
Fig. 12 : Georges Labitte, Marchande de cure-dents, Abidjan (Côte d'Ivoire), avant 1947
Tirage sur papier baryté (8,5 × 11,5 cm) monté sur fiche cartonnée verte (12,5 × 20 cm), Paris, Musée du quai Branly – Jacques-Chirac, PP0178637.
Derrière la photothèque de l’IFAN se dissimule ainsi un vaste réseau photographique, qui couvre autant visuellement que matériellement le territoire de l’AOF. Les différentes collections restent toutefois aujourd’hui délicates à cerner et à restituer : les instituts, le plus souvent, n’existent plus, les photographies n’ont pas été rapatriées au centre fédéral de Dakar (qui en possédait vraisemblablement déjà des copies), et aucune archive connue ne permet de cerner les images détenues dans les années 1950. Certains cas sortent toutefois du lot, comme le Centrifan de Saint-Louis, dirigé par Georges Duchemin, devenu le Centre de recherches et de documentation du Sénégal (CRDS), et qui a hérité, au moins en partie, des collections photographiques organisées par Duchemin.
Produire l’iconographie coloniale
La logique scientifique, documentaire et médiatique qui modèle les pratiques photographiques à l’IFAN se combine toutefois à une logique d’ordre colonial, qui tient à l’ancrage politique de l’Institut et aux prérogatives qui en découlent. L’Institut est en effet administrativement et financièrement placé sous la tutelle de l’administration coloniale ; c’est elle qui rétribue le personnel, fournit le matériel, etc. Or, en retour, elle sollicite régulièrement son service photographique. Jusqu’à la fin des années 1930, l’AOF, comme la majorité des zones coloniales, possédait sa propre agence économique, notamment chargée de la production d’images promouvant l’action coloniale sur le territoire35. Lorsqu’en 1941 une agence économique des colonies se réorganise en métropole36, sa photothèque centralise alors les documents provenant de ces anciennes agences et confie aux gouverneurs généraux des territoires colonisés la mission de lui faire parvenir régulièrement de nouveaux clichés. Les images de l’AOF sont alors parmi les plus demandées37. Si, au début des années 1940, c’est sans doute le service de l’information du gouvernement général de l’AOF qui remplit ce rôle, tout son matériel photographique est transféré à l’IFAN à la fin de la décennie : c’est à cet institut qu’il revient dorénavant de produire – du moins en partie – la matière visuelle que demande l’administration.
Une partie du travail photographique de l’IFAN répond ainsi aux besoins de l’administration coloniale : en 1952, « comme les années précédentes, la collaboration de la section [photo] avec les différents services administratifs s’est poursuivie soit par des prises de vues, soit par des tirages d’épreuves38 ». Le service participe aussi, via le tirage de clichés parfois grands formats, à des expositions organisées par l’administration coloniale. Une partie des missions qu’effectuent les opérateurs de l’IFAN est ainsi commandée par le gouvernement général. En 1950, Cocheteux procède à un reportage photographique au Soudan (actuel Mali) pour le compte de l’inspection générale des services de l’élevage. Quelques années plus tard, il se voit confier une mission plus officielle encore : il accompagne le président Paul Reynaud lors de sa tournée à travers la fédération, afin d’en rapporter des « photos d’actualité39 ». En matière de cinéma, Potentier est lui aussi régulièrement sollicité, parfois pour des actualités du même ordre : « À la demande du chef de service de l’information du gouvernement général, M. Potentier s’est rendu à Abidjan en janvier [1951] pour filmer les cérémonies et fêtes qui y furent données à l’occasion de l’inauguration du port par le haut-commissaire40. »
Néanmoins, les opérateurs n’opposent pas leur travail photographique colonial et celui qu’ils effectuent pour l’IFAN : les déplacements sont souvent l’occasion d’endosser les deux rôles. Lors de sa mission pour l’inspection générale des services de l’élevage, Cocheteux « rapporte de nombreux clichés sur les sites, les scènes de la vie familiale indigène, l’habitat, les curiosités ethnographiques41 », soit « tous les sujets intéressants les différentes disciplines de l’IFAN42 ». À l’occasion de son voyage avec Paul Reynaud, il ne manque pas non plus « de faire un excellent reportage sur les cités lacustres du lac Nokoué au Dahomey43 ». Inversement, les missions scientifiques constituent des occasions de rapporter de la documentation pour les services administratifs, sans qu’elle en soit directement l’objet. Lors de son déplacement en Guinée avec le chef de la section botanique, Cocheteux produit non seulement « une abondante documentation photographique sur la flore d’hivernage, les sites, les scènes de la vie familiale indigène, [mais également] de nombreuses vues sur l’état de la route intercoloniale no 2, des campements et des sites touristiques […] adressées à la direction générale des services économiques44 ».
Les photographes prennent ainsi en charge des sujets souvent distincts, ceux pour les administrations coloniales relevant des « actualités » ou étant destinés à rendre compte de la « mise en valeur » coloniale des territoires. Une fois à Dakar, cela vaut à certaines de ces images de se distinguer des autres : les photographies de la tournée de Paul Reynaud sont par exemple regroupées dans le tiroir dédié aux « voyages officiels », dont l’intitulé laisse peu de doutes sur le contenu. Néanmoins, mis à part ce cas précis, la production proprement coloniale ne faisait pas l’objet d’un classement séparé et spécifique. Les photographies, quelle que soit leur destination, étaient toutes réparties selon les thématiques et le classement géographique au sein des tiroirs de la photothèque de l’IFAN. Les corpus scientifiques et coloniaux s’y sont dès lors mêlés, créant une indistinction qui matérialise encore aujourd’hui l’imbrication historique des sciences et de la promotion de l’œuvre coloniale.
Le fonds photographique de l’IFAN, sous son apparente homogénéité, matérielle et visuelle, due au travail assidu du « service photo », recouvre donc des corpus relevant de dynamiques parallèles. À côté de la vaste documentation scientifique rassemblée, qui témoigne de la permanence d’un paradigme de la collecte dans l’africanisme français de l’après-guerre45, se trouve donc un ensemble d’images ayant directement trait à l’entreprise coloniale menée en Afrique de l’Ouest et à sa valorisation. Du fait de leur localisation spécifique et de la permanence de l’IFAN, ces images n’ont toutefois pas été constituées, ni au moment des indépendances ni après, en « archives coloniales46 », comme le furent les images des agences économiques des colonies. Aucune photographie de l’Institut n’a fait l’objet d’un retrait permanent des réseaux de circulation des images, soit d’une « mise en archives » : toutes ont continué à posséder le statut d’une documentation liée aux activités de l’IFAN et sont toujours gérées aujourd’hui par le service audiovisuel de l’Institut, au sein de l’université Cheikh-Anta-Diop. La consultation des images n’y est pas régie par un cadre particulièrement contraignant et des reproductions peuvent être acquises par le biais d’une simple transaction marchande.
Outre la stabilité matérielle des objets photographiques que la perpétuation de la structure a involontairement permise, elle a également préservé les images d’une forme de relégation postcoloniale. Nombre d’archives coloniales, restées sur le continent au moment des indépendances, ont perdu en autorité et ont été négligées par les nouveaux États47. Quelques milliers de photographies, conservées dans les archives nationales d’un pays voisin, la Gambie, sont ainsi dans un état de délabrement avancé48. Des chercheurs constatent aujourd’hui un vide mémoriel et visuel concernant la période coloniale sur le continent tout à fait troublant, tant la production visuelle fut intense49. Paradoxalement, la permanence d’une photothèque au sein de l’IFAN et le maintien des images dans une potentielle dynamique scientifique et médiatique, a sans doute contribué à la préservation de ses milliers d’objets photographiques, qui constituent aujourd’hui une part précieuse du patrimoine de l’Afrique de l’Ouest.