L’auteure tient à remercier Éléonore Challine, Audrey Leblanc, Sylvie Le Goëdec et Laureline Meizel pour leur aide et conseils.
« Une politique vivante de la photographie ancienne devrait évidemment préserver les usages, et si l’on peut dire, les usagers, avant de préserver les objets produits pour cet usage. »
Michel Melot, « Connaissance et conservation du patrimoine photographique de la France », Rapport au ministre de la Culture, 1982.
« Faut-il tout garder1 ? » Le 8 octobre 1987, la question est au centre des débats du colloque organisé sous l’égide du centre interministériel d’études Interphotothèque et de la Documentation française ; elle est une préoccupation majeure des acteurs institutionnels et privés, à un moment d’intense patrimonialisation de la photographie en France. Face aux masses d’images argentiques et à leur accroissement, des choix et sélections semblent s’imposer afin de définir, ou du moins circonscrire, ce qui est amené à constituer « le patrimoine photographique2 » français. Largement construite dans le temps, cette notion varie du point de vue institutionnel et en fonction des approches : complémentarité de collections pour les bibliothèques et musées ou respect des fonds pour les archives. Les multiples manifestations de la photographie prennent place dans un véritable écosystème, pour reprendre l’expression d’Elizabeth Edwards3, entre collection et « non-collection », entre patrimonialisation et rejet, ou mise de côté temporaire. Pour les archives, la patrimonialisation de la photographie passe par la définition progressive d’une spécificité du médium élaborée dans les décennies précédant le colloque de 1987, et notamment par un groupe de travail sur les archives audiovisuelles réuni à l’initiative du ministère des Affaires culturelles en 19724. La photographie y est encore englobée sous la catégorie d’« image fixe » comme une manifestation générale de l’image et du son :
« Nous appelons “documents audio-visuels”, par opposition à d’autres formes d’expression (et notamment, aux documents écrits) l’original et les diverses reproductions de tous les témoignages iconographiques ou sonores enregistrés par des procédés mécaniques. Cette définition englobe : les photographies, les diapositives, les films cinématographiques, les bandes magnétiques “son” et “image-son” […]5. »
Outre les conceptions alors fondamentalement différentes de la notion d’« archives audiovisuelles » entre la Bibliothèque nationale de France et les Archives nationales, les débats de ce groupe de travail rendront compte d’une forme d’irréductibilité de la photographie à une conception audiovisuelle globale et marqueront un intérêt pour des archives spécifiquement photographiques, mises en évidence notamment par de premiers recensements. Si la photographie reste intégrée à la catégorie archivistique « audiovisuel » tout au long des années 19706, voire au-delà, les réflexions se poursuivent pour tenter de caractériser ses modes de présence entre « archives photographiques et photographies dans les archives7 » et de rendre compte de la complexité et de la spécificité de sa gestion, tout en y adjoignant progressivement une dimension patrimoniale.
À l’appui de récits majoritairement professionnels, les discussions ayant eu cours sur la question des choix ou sélection à opérer dans une perspective de patrimonialisation de la photographie lors du colloque de 1987 seront le point de départ de notre étude. À partir d’exemples et des réflexions antérieures à cet événement, nous observerons ensuite la construction progressive de la notion institutionnelle mais fragile d’archives photographiques. Enfin, dans un monde, celui des archivistes, où domine une culture de l’écrit, l’analyse des adaptations et des négociations à l’œuvre sur la question de la conservation et du tri des photographies rendra compte d’un nécessaire pragmatisme adopté jusqu’en 2010 face aux masses d’images argentiques.
Tout conserver et pourtant faire des choix en 1987 ?
Entre 1975 et 1987, période particulièrement réformatrice dans le domaine de la culture, une politique très dynamique en faveur de la photographie a vu le jour. En effet, la fondation de plusieurs institutions qui lui sont dédiées dans les domaines de la formation, du soutien à la création, de la valorisation, de la recherche et de la conservation – comme l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles (dont l’ambition est de former les photographes, iconographes, directeurs d’agence, directeurs artistiques), le Centre national de la photographie, les archives photographiques installées au fort de Saint-Cyr ou encore la Mission du patrimoine photographique, toutes créées, affectées ou inaugurées autour de 1980-1982 – en sont les signes marquants. Ce « foisonnement institutionnel8 », analysé par Gaëlle Morel, place la photographie au cœur des actions menées par le ministère de la Culture pour l’asseoir comme une priorité en matière de politique culturelle. Parallèlement, une réflexion interinstitutionnelle et interprofessionnelle sur la collecte et la conservation du patrimoine photographique se met en place, notamment au sein des « États généraux de la photographie », tenus du 12 au 19 septembre 1981. Les travaux de la commission « Mémoire et patrimoine9 » pointent notamment les nécessaires investissements à faire en matière de conservation et de valorisation, de recensement et de normalisation pour la description. Pour les aspects concernant la recherche et la conservation matérielle, un colloque international et une revue marquent en particulier les débuts d’institutions qui font référence aujourd’hui encore10, à la suite de travaux novateurs coordonnés par la Documentation française11. Enfin, du point de vue politique, plusieurs rapports confiés par le ministère de la Culture à des professionnels du patrimoine, acteurs de terrain au cœur des problématiques, attestent de la recherche de propositions concrètes et applicables12.
Dans ce contexte bouillonnant en faveur de la photographie et de sa patrimonialisation, se tient pourtant un colloque séditieux et inédit, qui questionne les modalités et le sens de sa conservation et bouscule ainsi les idées d’une injonction à « tout garder ». Sous l’égide d’Interphotothèque, centre d’étude et coordination interministérielle en matière de photographies, dépendant de la Documentation française depuis 196813, il confronte en effet les points de vue parfois contradictoires de responsables institutionnels, d’historiens de la photographie, de directeurs d’agence, d’iconographes, de conservateurs d’archives et de bibliothèques, et de restaurateurs de photographies sur la conservation et son pendant le tri, ou encore la sélection et l’élimination [Fig. 1]. Rétrospectivement, ces échanges pointent les difficultés, encore présentes aujourd’hui, d’archiver l’acte photographique en tant que tel, ses usages et ses représentations symboliques, à un moment d’intense patrimonialisation et avant même l’ère numérique, censée cristalliser la profusion photographique incontrôlable14.
Fig. 1 : Première de couverture des actes du colloque « Patrimoine photographique », organisé par Interphotothèque (Documentation française le 8 octobre 1987)
Publié dans Interphotothèque Actualités, nos 37-38, juin 1988.
Dès l’introduction de ce colloque, Geneviève Dieuzeide, responsable du service iconographique de la Documentation française, pose le problème d’une conservation des photographies « laissée au hasard » et envisage une possible maîtrise dès la production. Elle s’interroge : « Doit-on sélectionner dès la production ou lors de la diffusion, comment conserver les documents photographiques et doit-on tout restaurer15 ? ». Elle évoque alors des solutions à chercher du côté des « nouvelles technologies » de l’époque, dont Interphotothèque se fait le porte-drapeau16. L’historien Michel Frizot plaide pour la conservation de corpus « les plus complets possibles », sans aucun tri, pour pouvoir analyser l’acte photographique dans tous ses aspects, contraint ou spontané, commercial ou engagé. En insistant sur le rôle de l’historien dans la fabrication du goût, il propose une analyse éclairante sur la modification des valeurs attribuées aux photographies dans le temps en fonction de leurs usages. Il appelle ainsi à une réflexion sur l’oubli pour penser la conservation : « Il nous faudrait savoir comment se propage l’oubli, comment ce qui forçait l’admiration il y a cinquante ans finit par être oublié dans un placard17. »
Pour les producteurs et gestionnaires d’images, l’impossibilité matérielle et financière de tout conserver impose un tri. La sélection des photographies est qualifiée « d’angoissante18 » par Christian Caujolle, du fait de la réévaluation permanente de leur statut, d’un point de vue commercial et artistique. Le directeur de l’Agence Vu place le photographe et son intentionnalité au cœur de ces choix, et prône une double sélection pour la conservation : une première liée au marché, à la commande et aux qualités documentaires d’une image – en somme à son potentiel commercial –, une seconde, plus restreinte, qu’il qualifie de « photographique », plus esthétique donc. Pour sa part, le rédacteur en chef de l’agence de presse Sygma, Jean-Claude Criton, confirme que « nous nous retrouverions submergés si nous ne faisions pas ce premier “élagage19”». Il décrit ainsi les différentes strates de sélections effectuées par la rédaction. Quantitatives puis qualitatives, elles impliquent la mise de côté d’un tiers de la production. La sélection des photographies et leur diffusion sont stratégiques et dépendent plus généralement d’une économie médiatique : aux critères documentaires et esthétiques soulevés pour l’Agence Vu, s’ajoute ici la rareté, syndrome d’un marché basé sur l’offre et la demande20. Quoique les supports soient majoritairement rendus aux photographes, leur élimination est parfois inévitable :
« Pour aborder le thème de l’archivage et de la conservation des documents, nous sommes obligés, une fois nos sélections faites, de nous débarrasser d’une partie importante des originaux non sélectionnés. Certains d’entre eux passent aux archives dans ce que l’on nomme le non-choix, et les autres originaux sont redonnés à leurs auteurs […]. Il y a effectivement des rédacteurs en chefs qui détruisent des photos, soit en les coupant à la paire de ciseaux, soit en les écrasant dans les poubelles, mais ce sont des cas limites : mauvaise qualité, ou désir de ne pas garder certaines photos21. »
La photographie est aussi une matière exploitée et maîtrisée pour une activité attendue. Du côté des usagers, l’iconographe Jacques Ostier insiste sur le caractère informationnel de l’image ; il défend une conservation intégrale, à condition de documenter précisément les photographies accompagnées de textes et légendes. Dans un élan utopique, il souhaite anticiper les besoins futurs, à travers une collection rêvée :
« Nous devons réfléchir dès maintenant aux solutions qui permettront que, dans 50 ou 100 ans, il puisse y avoir dans la production photographique actuelle un certain nombre de documents susceptibles d’intéresser les besoins et les goûts d’une époque future qu’il nous est difficile d’anticiper avec exactitude22. »
Enfin, le conservateur du patrimoine aux Archives nationales, Michel Quétin, reprend et commente les données d’une étude contemporaine de l’Américain William Leary intitulée Le Tri des photographies en archivistique23 et réalisée sous l’égide de l’Unesco en 1986. Celle-ci tente de codifier les critères de tri (ancienneté, sujet, originalité, identification, qualité technique, quantité, communicabilité et personnalité du photographe) après avoir circonstancié les choix d’après les types de photographies présentes dans les services d’archives. « La recherche consciente milite en faveur des choix, car elle est autant gênée par l’encombrement que par le manque24 », dit Michel Quétin. Il conclut sur l’intérêt de cette étude par sa proximité avec les principes archivistiques déjà connus et pratiqués en France, tout en s’en éloignant sur deux points : celui d’un intérêt à conserver la répétitivité et celui de l’impossibilité d’un échantillonnage systématique en matière de documentation photographique.
En 1987, cette riche initiative d’un colloque sur la question des processus de patrimonialisation, et donc de sélection de la photographie en France, montre que son institutionnalisation s’accompagne d’une analyse du support en tant que tel et de ses usages, permettant aussi une distinction des différents types et contextes de production des images. Il ne s’agit plus simplement de sauvegarder, mais de différencier ce qui est à conserver. À une ère du tout patrimonial institutionnel succède – apparemment – une ère plus pragmatique après 1987.
La patrimonialisation de la photographie se fait à plusieurs niveaux, plusieurs strates et plusieurs temporalités, du producteur à l’exploitant commercial ou au commanditaire, puis à l’archiviste et à l’historien. À partir de la seconde moitié des années 1980, une forme de responsabilisation semble s’imposer pour la conservation : « Nous sommes tous des archivistes » pour reprendre l’expression de Michel Melot, conservateur du Patrimoine alors directeur de la Bibliothèque publique d’information, qui affirme que « la question n’est pas dans la quantité exponentielle des documents à conserver, mais plutôt sur le principe d’en conserver, finalement, certains25 ». Reprenant cette idée dans sa conclusion du colloque de 1987, il en détourne la question initiale qui n’est plus « faut-il tout conserver ? », mais plutôt « que conservons-nous en fait ? ». Après avoir appelé à la transparence des pratiques de conservation, il trouve « sain aujourd’hui de poser le problème tel que les faits nous le posent et de maîtriser, plutôt que de le nier, celui de l’élimination, du choix, de la sélection des documents photographiques26 ». Il légitime ainsi l’objet même du colloque. Alors que les débats s’ouvrent à la diversité des voix de professionnels, les approches fécondes et lucides des représentants d’institutions comme Geneviève Dieuzeide (Documentation française), Michel Melot (auparavant à la Bibliothèque nationale de France) et Michel Quétin (Archives nationales) incitent à de nouvelles modalités de conservation comme d’oubli et amènent à s’interroger sur le sens même de la patrimonialisation de grands ensembles d’archives photographiques dans le giron de l’État. Ces paroles fortes engagent à aller au-delà de la fiction qui consisterait à considérer toute photographie comme patrimoine de fait et à déplacer le rapport entretenu avec la photographie du sensible au symbolique. Elles concourent aussi à ancrer la notion de patrimoine spécifiquement photographique dans le monde des archives.
Dans les années qui suivent le colloque, force est de constater que cette réflexion globale sur les archives photographiques, tendue entre désir de patrimonialisation et impératifs de gestion, englobant aussi les productions privées dans leur rapport aux institutions, a peu de suites visibles dans le cadre interinstitutionnel en France. Au cours des années 2000, certains ensembles photographiques considérables mis en lumière en 1987 font même l’objet d’une relative dispersion ou voient leur conservation remise en cause.
Pour les fonds d’origine publique, les collections de la photothèque de la Documentation française, qui dépend des services du Premier ministre, sont par exemple réparties entre trois institutions après dissolution en 2005 et dès lors séparées de fait des archives écrites explicitant l’activité administrative liée à ces images. Dans les organisations privées, même si les objectifs commerciaux, spéculatifs et le statut d’aliénabilité diffèrent, le statu quo dans lequel se trouvent aujourd’hui les collections photographiques de Corbis Sygma, dans un entrepôt à Garnay, vendues et revendues27, montrent aussi un devenir encombrant de ces ensembles. Cette situation s’oppose à l’imaginaire du « trésor » historique qui leur est souvent associé, largement construit pour accentuer leur valeur économique.
En résumé, si la qualité patrimoniale de ces ensembles très conséquents d’images photographiques n’est que rarement discutée, leur conservation, description, communication et transmission, dans les faits, restent problématiques et rarement pleinement résolues. Ces destinées posent aussi la question du statut patrimonial de ces collections lorsqu’on les soustrait à leur valeur d’usage, c’est-à-dire à leur condition d’existence même. Les strates de sens des photographies, prises dans une chaîne d’intentionnalité28, peuvent être évacuées ou au contraire mises en valeur au sein des structures ou institutions qui les conservent, dont les pratiques, traditions professionnelles et les modes de valorisation diffèrent pourtant.
Conquête de la notion de patrimoine photographique dans les Archives
Aujourd’hui, s’agit-il de conserver uniquement des images ou également des pratiques professionnelles de mise en image ou de mise en visibilité de ces images ?
Joan M. Schwartz, chercheuse en histoire de la photographie aux Archives nationales du Canada, identifie depuis une vingtaine d’années l’approche archivistique comme pertinente pour la compréhension de cette multitude de sens assignée à la présence des images, qui permet de déterminer les raisons de leur conservation.
« Il faut reconnaître que les services d’archives sont fondamentalement différents d’autres structures patrimoniales dans leurs missions et méthodes, approches et modèles, leurs questions et leurs réponses. Le fait que les services d’archives conservent des fonds d’une manière particulière pour des raisons spécifiques est essentiel pour comprendre la place des photographies dans les archives, comment les retrouver et ce qu’elles signifient, là où elles sont conservées29. »
À la suite de Joan M. Schwartz30, l’intérêt à focaliser son attention sur les services d’archives, et en particulier ici sur quelques cas aux Archives nationales, permet de comprendre comment la notion d’archives photographiques s’y est progressivement construite et comment des valeurs symboliques de la photographie qui s’y dessinent questionnent les logiques mêmes de l’archivage en France.
Alors que dans le langage courant, le terme « archives » connaît une certaine banalisation, en particulier dans le contexte photographique et audiovisuel pour désigner des documents illustrant un phénomène, et souffre d’une « dilution de sens qui atteint les mots à la mode31 », comme le note dès 1980 l’archiviste Gérard Naud, son acception institutionnelle est plus restreinte. Il s’agit de documents issus de l’organisation et de l’activité de structures publiques ou privées, dans leurs interactions politiques, sociales et économiques32, qui peuvent en outre remplir une fonction globale de communication lorsqu’il s’agit d’audiovisuel33. Pour l’institution des Archives nationales, dont la pratique archivistique sur l’écrit préexiste aux premières photographies, le terme « archives » ne s’entend pas du point de vue du support matériel. Englobées dans des descriptions analytiques de contenus, les photographies témoignent de leur usage conjoncturel par l’administration ou par ses interlocuteurs, la qualité de la représentation n’étant pas une finalité. Un daguerréotype conservé dans le fonds de l’administration des cultes34, un des rares exemplaires identifiés dans les fonds publics des Archives nationales, a par exemple été envoyé par l’architecte diocésain en charge de la cathédrale de Saint-Brieuc pour proposer la restauration de son porche vers 1854 [Fig. 2 et 3]. L’objet photographique est accompagné d’un courrier de l’architecte qui précise : « J’y joins le dessin du Porche dans son état actuel, pris au Daguerréotype, pensant par là mettre la Commission plus complètement à même de juger de son état que par tout autre dessin. » Le versement de ce daguerréotype, comme une relique de cette fonction probatoire, ainsi que des dossiers papier en lien, a été effectué le 20 décembre 1934. Il vient à l’appui d’une demande de financement, en pièce complémentaire, ce qui explique en partie son état de délabrement. Alors que son intérêt visuel est diffus, dévoilant une scène pittoresque utilisée pour des besoins démonstratifs, le dossier qui l’accompagne explicite le contexte de mise en archives. L’apport du daguerréotype dans l’histoire de la photographie réside dans l’analyse de son remploi, de sa circulation entre sphères privée et publique, de la dichotomie fondamentale entre dessin et photographie au milieu des années 1850, ou encore de la pérennité des techniques sur le territoire et dans les régions éloignées de Paris. L’image photographique seule reste quant à elle un vestige difficilement lisible. Les traces du temps, plus que l’image représentée, lui confèrent sa valeur symbolique, c’est-à-dire ce qu’elle exprime ou évoque parmi les documents d’archive qui lui donnent un sens. Les photographies ont donc toujours fait partie des versements, sans être particulièrement distinguées des documents écrits, dessins ou plans. Les mêmes principes de sélection et d’analyse ont été appliqués, à l’écrit et à l’image, depuis les premiers temps de la photographie, puisque le traitement des documents se focalise principalement sur l’organisme qui les produit et sur leur sens au sein d’une multiplicité de documents existants. Ainsi, la notion d’archives spécifiquement photographiques y est plutôt récente et forme une exception archivistique. Confrontés à une surenchère d’images utilisées par l’administration et au versement d’ensembles exclusivement photographiques comme ceux des photothèques, ces principes vont largement évoluer à partir des années 1970-1980.
Fig. 2 : Anonyme, Porche nord de la cathédrale de Saint-Brieuc
Daguerréotype provenant d’un dossier d’instruction pour la restauration et les travaux des cathédrales, Administration des cultes, Archives nationales, F/19/7864/PHOTO, cliché Archives nationales.
Fig. 3 : Anonyme, Porche nord de la cathédrale de Saint-Brieuc
Dos et reproduction noir et blanc d’un daguerréotype provenant d’un dossier d’instruction pour la restauration et les travaux des cathédrales, Administration des cultes, Archives nationales, F/19/7864/PHOTO, cliché Archives nationales.
En effet, un autre exemple révèle un mode de présence distinct et massif de la photographie dans les archives. Il résulte de la création de services administratifs dont la principale mission est la production et la collecte d’images, que ce soit pour documenter une activité ou pour servir d’illustration à visée éducative ou informationnelle. Créés en quantité après la guerre, bénéficiant du mouvement en faveur d’une documentation d’État, dans le sillage de la Commission interministérielle de documentation et de diffusion35, des services photographiques et photothèques accumulent des images pour leur utilisation immédiate au sein de rapports, brochures, documents de communication, par divers services administratifs. Ces services disséminent aussi leurs images auprès d’acteurs privés, à l’instar de la photothèque de la Documentation française [Fig. 4], créée le 19 octobre 1945, qui joue le rôle de « Centre interministériel d’archives photographiques36 » et – forte de ses 100 000 images en 1949 – fait de cette diffusion auprès des journalistes, éditeurs, professeurs… une de ses missions premières.
Fig. 4 : Photothèque de la Documentation française, « Les dossiers thématiques »
Extrait de l'article de Geneviève Dieuzeide, « Pourquoi une photothèque à la Documentation française ? », La Gazette des Archives, no 111, 1980, p. 269.
Ainsi, le service photographique de la présidence de la République (dès 1952), la photothèque du ministère de la Reconstruction ou encore celles du ministère de l’Agriculture, du Commissariat en charge du Tourisme, de la Jeunesse et des Sports, de la direction des routes ou de l’ORTF37 dans les années 1940-1970, forment des collections d’images produites ou rassemblées pour être réutilisées à l’infini, par l’administration ou des acteurs privés, dans des contextes qui ne sont pas toujours aisément identifiables. Archiver cette profusion de photographies nécessite donc de fait un déplacement des images réceptacles de sens, vers leur organisation et classement, qui rend compte de leur mobilité et de leurs usages hétérogènes.
Précisément, c’est au moment d’envisager l’archivage de certains de ces derniers ensembles dans les années 197038, en particulier leur conservation et leur communication, qu’une approche nouvelle de la notion d’archives photographiques se fait jour. Le support de l’archive devient important et prédomine pour leur traitement. Dans un mouvement général initié plus particulièrement pour l’audiovisuel, dans le sillage des réformes de l’ORTF, les photographies, qui existent depuis longtemps dans les dépôts d’archives, sont intégrées à une réflexion sur les archives audiovisuelles39 en tant que « nouvelles formes d’expression » et nouveaux supports à envisager pour l’histoire. Présentée comme un tournant, auquel doivent s’adapter les structures de conservation d’archives, cette prise en compte de la spécificité du document visuel conduit, selon la synthèse du groupe de travail sur les archives audiovisuelles de 1972, à proposer des évolutions institutionnelles et structurelles pour les préserver et faciliter leur mise à disposition.
« Le fait nouveau que représente cette application de la notion d’archives aux témoignages audiovisuels, implique, pour les services responsables, le devoir de préserver ces documents, d’en assurer la communication voire même de les créer afin de pouvoir garder une trace authentique de moments importants pour l’histoire40. »
Sans constituer une nouveauté en tant que support, la photographie est reconnue comme phénomène social distinct, qui nécessite une adaptation des principes archivistiques et peut donc en tant que tel intégrer les services d’archives, ce qui crée des dissensions avec Jean Adhémar au sein du groupe de travail de 1972, pour qui « la Bibliothèque nationale, en droit comme en fait, doit être le dépôt des archives audiovisuelles41 » auxquelles on applique un traitement documentaire. Une des conclusions du groupe acte la création d’un service spécial aux Archives nationales, dédié à la conservation, au regroupement, au classement et à la communication des documents photographiques, qui ne sera en fait pas institué avec un champ aussi large d’intervention sur les fonds d’archives photographiques. En outre, la reprographie constituera l’une de ses missions fondamentales, ce qui entretient dans le temps un rapport ambigu entre conservation et reproduction des fonds photographiques. Cette dynamique engrange cependant plusieurs versements conséquents de photographies et de photothèques aux Archives nationales, qui s’échelonnent au cours de la période 1972-1985. Il faut citer en particulier l’achat de l’important fonds de l’entreprise de cartes postales LAPIE en 1972-1973, mais également les versements du service central photographique du ministère de l’Intérieur et du service photographique de la présidence de la République en 1978, ainsi que d’une partie de la photothèque du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme en 1979.
Dans l’histoire qu’il reste à écrire d’une émancipation de la photographie vis-à-vis du document audiovisuel et ses présupposés d’image mécanique42, et d’une construction de l’idée d’un patrimoine spécifiquement photographique dans les archives qui pas artistique, Michel Quétin tient un rôle central. Dès 1975, son rapport, « Le document photographique et les archives43 », fait émerger cette approche d’une hybridité de la photographie. Il poursuit ces réflexions en 1986 lorsque le Congrès national des archivistes français, qui prend pour thème « Les nouvelles archives, formation et collecte », aborde la question des images fixes. La synthèse du congrès rend compte d’une maturité des débats, allant même jusqu’à reconnaître l’inadéquation des catégories appliquées à la photographie par l’histoire et l’histoire de l’art.
« La réflexion qu’a amorcée ce congrès pourrait aussi remettre en cause les dichotomies simplistes qui ont souvent pesé sur la photographie. Les oppositions traditionnelles entre photographies d’art et photographies documentaires résistent mal, en effet, à l’examen actuel. Aussi l’archiviste devra-t-il, avant toute sélection, se dire qu’il n’y a pas une photographie, mais qu’il y en a plusieurs. Il existe des époques, des genres, des usages, qui se sont situés et se situent encore dans l’histoire ; en tenir compte, c’est pour l’archiviste, suivre sa perspective historique44. »
Ces orientations ouvriront la voie aux études qui proposent l’application de la diplomatique, science dont l’objet est d’analyser la structure, la classification, l’authenticité, l’intégrité des documents officiels, à la photographie dès les années 199045.
Malgré des réflexions poussées sur la photographie dans le monde des archives en France depuis 1970, qui démontrent un réel intérêt pour le médium, l’engagement structurel aux Archives nationales est resté en demi-teinte, permettant toutefois d’adjoindre la photographie à la section des Cartes et Plans au milieu des années 1990, laquelle a été scindée en deux missions en 2012 lors de la réorganisation des services pour l’installation à Pierrefitte-sur-Seine.
Pragmatisme d’une gestion archivistique de la profusion d’images
Dans ce mouvement de définition et de caractérisation de la notion de patrimoine photographique dans les archives, la question du tri affleure parallèlement aux questions de conservation depuis 1972. C’est cependant une dynamique de recensement des fonds qui prédomine. Outre les publications de la Documentation française46, puis d’Interphotothèque et les listes établies lors du groupe de travail de 1972, un premier recensement des fonds photographiques est entrepris la même année à l’échelle du territoire47. Ce travail novateur et capital pour les décennies qui suivent est alors entrepris par Michel Quétin et se poursuit jusqu’au début des années 200048.
Une fois les problèmes de définitions posées et les entités identifiées, reste la question de la masse à gérer. En France, penser que toutes les archives de l’État sont centralisées et maîtrisées est une fiction, comme le rappelle Yann Potin qui insiste sur le « décalage entre l’énormité de la masse archivistique et la sélection faussement naturelle à laquelle les émetteurs et les récepteurs d’archives procèdent dans les faits, par manque de moyens49 ». Les archivistes sont en fait régulièrement confrontés à un principe de réalité : temps, moyens humains et économiques, espace, sont bien souvent des paramètres qui entrent pleinement dans les décisions de prise en charge d’un fonds. Le tri est une opération archivistique courante. Conceptuellement, il s’agit de l’étape du traitement qui a vocation à discriminer les pièces qui présentent un intérêt au-delà de leur utilité administrative initiale et dont l’intérêt historique justifie une patrimonialisation. Un cadre réglementaire et normatif existe pour pratiquer le tri de documents qui est très strictement encadré par des circulaires forgées par l’administration des Archives, en étroite collaboration avec les services administratifs concernés et les historiens (code du Patrimoine, loi de 1979). Alors qu’aucune réglementation ne régit spécifiquement le tri des photographies, plusieurs publications à l’étranger ont tenté d’établir des critères d’évaluation. L’ouvrage canadien La Gestion des archives photographiques de Normand Charbonneau et Mario Robert, paru en 2001, comprend un chapitre riche sur le tri. Inspiré, tout en s’en distanciant, de l’étude de William Leary de 1986, dont il a été question lors du colloque de 1987, il présente aussi des critères par défaut et des propositions parfois radicales, comme le fait de considérer le négatif comme le seul « original » avec un tirage50. Les travaux de l’équipe suisse de Mémoriav51 en 2007, ainsi que ceux de Nora Mathys52 en 2013, proposent une approche très rationnelle du tri basée sur la discrimination selon une échelle de valeur pour les photographies. Ces réflexions, particulièrement actuelles, mériteraient de se prolonger à une échelle plus large.
Lorsqu’il s’agit de faire des choix, comment donc se départir de valeurs et de codes habituellement attachés à l’image photographique pour se reporter sur ceux qui prévalent ou en tout cas seront favorisés pour la photographie en tant qu’objet archivistique ?
Là est le discernement dont font preuve les professionnels de l’archive, à l’œuvre par exemple dans la question du traitement des multiples. En effet, dans les pratiques professionnelles des archivistes, l’élimination des doubles des documents écrits est une intervention routinière qui permet la clarification d’un dossier53. Pour les images, aucune directive n’est particulièrement formulée. Le traitement des doubles photographiques est de fait le plus souvent laissé à l’appréciation de chacun. Alors que « l’archiviste serait parfois tenté de condamner le principe même de la duplication54 » selon Pierre Boisard dans son texte fondateur sur une politique d’élimination dans les archives, des questions peuvent se poser quant à l’archivage de l’image dupliquée qu’est la photographie. En tant que procédé de reproduction, dès 1841 la photographie génère quantité de doubles et de multiples. La présence de photographies en plusieurs exemplaires est une information en soi dans les archives, puisqu’elle répond à une exigence administrative ou correspond à un usage. Dans le cas d’ensembles uniquement photographiques conservés aux Archives nationales, comme celui des six cents photographies de l’Exposition universelle de 1878 versées par le commissariat organisateur aux Archives nationales dès 1890, les multiples sont de mises. Théoriquement, cinq exemplaires identiques de chaque photographie produite dans l’enceinte de l’exposition de 1878 devaient être déposés par le photographe pour qu’une autorisation de commercialisation lui soit délivrée55. Au moment de leur archivage, un exemplaire de chaque photographie était collé dans des albums façonnés pour la consultation [Fig. 5]. Les autres étaient conservés à part, considérés comme des suppléments ou « doubles », sans identité propre. L’intelligence et la prudence des archivistes confrontés à cette question par le passé ont permis la sanctuarisation de ces multiples supposés, portant une information visuelle redondante de prime abord. Dans le cas des tirages de 1878 en effet, le constat de variations de la procédure de dépôt de l’époque, loin d’être systématique, a permis d’observer, à la faveur d’une mise à jour de l’inventaire en 2018, que les supposés doubles n’en sont parfois pas [Fig. 6 et 7]. Alors que le sujet est semblable, les prises de vue peuvent être différentes, traduisant à la fois les subtilités du processus de construction d’une vue touristique mais aussi la pratique professionnelle des opérateurs dans la fabrique des images. Ces différentes versions permettent une compréhension de l’exercice de l’image. Ce n’est pas ici la représentation qui fait sens, mais sa redondance et son insertion dans un système de production, dont l’image est une fraction. Des questions historiques et culturelles se posent donc quant aux procédures spécifiques à mettre en place pour ces images dupliquées, doubles, copie, reproduction, contretype, duplicata, qui suscitent en outre des recherches récentes, relevant d’une patrimonialisation des multiples56.
Fig. 5 : Étienne Neurdein, Exposition universelle de 1878 : Palais du Trocadéro, 1878
Tirages collés en album, ministère du Commerce, Archives nationales, F/12/11909, cliché Archives nationales.
Fig. 6 : Étienne Neurdein, Exposition universelle de 1878 : Palais du Trocadéro, 1878
Série de trois tirages sur papier albuminé contrecollés sur carte album, ministère du Commerce, Archives nationales, F/12/SUPPL/624/96781/6B, pièces 14-1, 14-2 et 14-3, cliché Archives nationales.
Fig. 7 : Étienne Neurdein, Exposition universelle de 1878 : Palais Algérien, 1878
Série de trois tirages sur papier albuminé contrecollés sur carte album, ministère du Commerce, Archives nationales, F/12/SUPPL/624/96781/6B, pièces 3-2, 3-3 et 3-4, cliché Archives nationales.
Sous l’impulsion de Michel Quétin, les journées de la section des archives municipales, organisées à Douai en 1998 et intitulées « Le Patrimoine photographique57 », ont permis d’aborder plusieurs cas intégrants les questions d’évaluation et de sélection des photographies58. Jeanne-Marie Dureau interroge par exemple le problème frontalement et rend compte de ce principe de réalité :
« Si l’on veut prendre en compte le coût du stockage et surtout le coût du conditionnement, il serait raisonnable d’éliminer davantage qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Mais sur quels critères ? Des critères de contenu seraient subjectifs. On n’arrive pas à dresser une typologie, comme on le fait pour les archives administratives. Les critères mis en œuvre jusqu’ici sont donc très limités : qualité ou multiplicité des exemplaires conduisent à éliminer des photographies59. »
Si les constats des difficultés rencontrées dans les décisions de tri de photographies sont récurrents, il existe peu d’exemples documentés. Le traitement entre 2008 et 2010 de la production photographique du Service central photographique du ministère de l’Intérieur, actif entre 1906 et 1960, sous la conduite d’Émilie Charrier et Sylvie Le Goëdec, chargées d’études documentaires aux Archives nationales, en est un60. Ce fonds de 35 000 phototypes sur verre et supports souples en vrac, longtemps en déshérence, a été l’objet d’inventaires et de reconditionnements grâce à des financements obtenus à la faveur du déménagement vers le nouveau site de Pierrefitte-sur-Seine. L’état de dégradation d’une partie des supports en verre [Fig. 8], comme le caractère répétitif et peu documenté de certains pans de la production ont nécessité un tri, faisant suite à une reconstitution méticuleuse du fonctionnement du service et de ses usages différenciés de la photographie. Il a abouti à la conservation intégrale pour certaines parties, ou à l’échantillonnage pour d’autres, qui ont tous été documentés. C’est donc l’expérience et la connaissance du fonds propre et de son producteur qui a ici dicté les choix des archivistes, loin des règles absolues. À l’heure actuelle, alors que les études de cas façonnent progressivement la méthodologie, la question des choix, de la sélection et des critères pour l’histoire est loin d’être figée : elle se réinvente, se réadapte et évolue parallèlement aux histoires de la photographie possibles.
Fig. 8 : Négatifs sur verre altérés éliminés au moment du traitement du fonds du service central photographique du ministère de l’Intérieur
Cliché Archives nationales.
En 2020, le débat initié en 1987 reste inachevé. À l’époque, si quelques intervenants ont recours à l’argument de la photographie comme art pour justifier patrimonialisation et intérêt, la majorité des prises de parole démystifient le médium, en l’abordant dans sa diversité, sa complexité mais aussi dans sa masse encombrante et insaisissable. De tels échanges seraient-ils possibles aujourd’hui, alors que sont clairement favorisés les principes de la photographie d’auteur ? Dans ces années 1970-1980, la notion émergente d’archives photographiques permet de donner corps à cette profusion de photographies conservées au sein des photothèques, marqueur de nouveaux usages des images. Or, l’intérêt des fonds de photographies conservés dans les archives se situe dans leur insertion au sein d’un système de production qui inclut – voire privilégie – la valeur d’usage. Bien au-delà des considérations sur l’image elle-même, la conservation des photographies prend en compte l’acte photographique et sa raison d’être pour l’administration. La singularité de la photographie considérée en milieu archivistique vient donc de ce qu’elle n’y est pas un objet isolé voué à un acte de contemplation d’ordre esthétique, mais un témoin d’une activité à laquelle elle participe et dont elle porte les traces. Il est moins question dès lors d’archiver la photographie que d’archiver les pratiques de l’image photographique en distinguant clairement cette forme de patrimonialisation d’une valorisation de l’image entendue comme une injonction.