La mode en temps de pénurie (1944-1951)

Les journaux intimes d’une adolescente, Jane Aubaile

DOI : 10.54390/modespratiques.332

p. 411-426

Traduction(s) :
Fashion in Times of Scarcity (1944-1951)

Plan

Texte

Entretien croisé avec Jane Aubaile, l’historienne Dominique Veillon, directrice de recherche au CNRS, et Beatrice Behlen, senior curator, fashion & decorative arts, Museum of London.

Jane Aubaile a tenu son journal intime pendant et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, entre 1944 et 19511. Adolescente durant la guerre, Jane est un témoin particulier qui a porté sur l’occupation et la collaboration le regard d’un grand enfant. Ses journaux sont précieux pour les historiens, et notamment pour les historiens de la mode à la recherche d’informations sur la réception de la mode, sur les pratiques du quotidien, sur la diffusion des modèles et des habitudes de consommation dans la société.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la mode devient un enjeu idéologique et économique pour l’Allemagne qui souhaite faire de Berlin la capitale de la haute couture au détriment de Paris. Ainsi que l’a montré l’historienne Dominique Veillon dans son ouvrage La Mode sous l’Occupation, les restrictions de textiles et de matières premières, les règles strictes imposées par l’Allemagne nazie concernant le rationnement, la présentation des modèles et l’interdiction des exportations, tout comme les difficultés personnelles des couturiers et le régime sévère imposé à la presse féminine, font peser sur la mode une chape de plomb. Pour la population soumise au régime de la carte de vêtement, renouveler sa garde-robe est quasi impossible si l’on ne dispose pas de moyens financiers suffisants. Il faut faire du neuf avec du vieux. De cette période nous avons des images devenues mythiques : chapeaux en papier journal (pour une minorité argentée ; pour la majorité, ce sont des turbans, bérets, feutres…), chaussures à semelles de bois, teinture des jambes (trait derrière le mollet) en guise de bas alors impossibles à obtenir en raison des restrictions, des expressions idiomatiques telles que « Système D », « débrouillardise »… mais aussi les photographies en couleurs d’un Paris joyeux, léger et festif de la collaboration prises par le photographe André Zucca au service des Allemands…

La confrontation entre les recherches de l’historienne Dominique Veillon, le vécu de Jane Aubaile et ses propres sources invite à interroger ces images, entre mythes et réalités. Elle permet non seulement d’analyser la mode portée pendant la guerre, mais aussi de questionner l’écriture de l’Histoire, à la croisée du souvenir, de la mémoire orale parfois défaillante, et de l’archive, des données du passé, et des représentations – parfois figées – issues de la presse.

Témoigner du quotidien de la guerre et de ses lendemains dans des journaux intimes

Sophie Kurkdjian De quand datent ces carnets ?

Jane Aubaile Août 1944, au moment où Paris et la banlieue sont libérés. Mais j’ai commencé à écrire des choses quand j’ai vu au Luna-park les Belges qui fuyaient les nazis. J’étais alors très jeune. Quand je les ai vus installés par terre, j’en ai conservé une souffrance. C’était juste avant la guerre en France, en 1940. Je me suis mise à écrire beaucoup, mais ces carnets sont perdus. Et je ne me souviens pas de tout, j’ai oublié de nombreuses dates par exemple.

Dominique Veillon C’est la différence entre le témoin et l’historien : j’ai été frappé en parlant avec vous de cette période car cela ne ressemble pas à ce que j’ai écrit sur l’époque… et c’est logique car votre journal intime débute en 1944. Vous n’évoquez ni le statut des juifs, ni les tickets de rationnement…

SK Vous souvenez-vous du moment où vous vous êtes dit « je veux, ou bien j’ai besoin, d’écrire mon journal intime ? »

Jane J’ai très jeune eu le besoin d’écrire. Ayant grandi dans une famille recomposée, j’ai eu besoin de m’exprimer. Et dans les familles de l’époque, on écoutait de toutes les façons peu les enfants. J’ai commencé à écrire juste au début de la guerre, on avait loué une maison à côté de Saint-Malo, à Rothéneuf. J’étais alors une fillette, et là j’ai commencé à écrire.

DV Vous étiez en vacances, ou était-ce l’exode ?

Jane Mon père était vendeur-représentant dans les huiles Desmarais-Frères. Avec ce qu’il touchait comme défraiements pour les hôtels et restaurants, il pouvait nous louer une maison. C’était juste avant la guerre, en 1938-1939 je pense, puisque je me souviens qu’un jour mon père est arrivé avec un ordre de réquisition de sa Renault toute neuve, fournie par la maison Desmarais-Frères. Tout est là, et les choses me reviennent quand vous me posez la question.

SK Vous avez écrit à partir de ce moment-là, et pendant toute la guerre ?

Jane Pendant toute la guerre, mais je n’en ai rien gardé. Mes premiers carnets conservés datent d’août 1944.

SKComment avez-vous trouvé ces carnets dans un contexte de pénurie ? [27 carnets dotés d’une couverture en cuir et fermés par des rubans]

Jane J’avais une demi-sœur qui avait dix-sept ans de plus que moi, Andrée. Elle était brillante. Elle était secrétaire de direction des papeteries du Domainons, en Savoie. Et ces papeteries l’avaient chargée d’ouvrir des librairies, des papeteries à Paris, en pleine occupation. Elle avait comme clients des officiers allemands. C’était boulevard de l’Hôpital, en face de la Pitié-Salpétrière. Un officier allemand qui était un client régulier lui avait commandé une trentaine de carnets pour ses bureaux mais elle les a reçus… en 1944, au moment de la fin de l’occupation allemande. Comme je gribouillais tout le temps sur des petits cahiers, elle m’a dit qu’elle allait me rapporter ces carnets.

Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

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Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

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Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

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Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

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Collage extrait de l’un des 27 carnets intimes de Jane Aubaile.

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DV Le papier était réservé aux Allemands qui en interdisaient la vente pour éviter la confection de tracts antinazis.

Jane Effectivement, ma sœur avait des autorisations de la Kommandantur pour vendre du papier, pour chaque commande. En 1944, elle m’a donc ramené ces carnets, petit à petit… au final, j’en ai eu 27 même si je n’en ai retrouvé que 25. J’ai commencé à écrire et j’ai arrêté d’écrire quand ma vie a pris la tournure d’une vie de femme, quand je suis rentrée à Miroir du Monde, grâce à Henry Dupuy-Mazuel, qui avait écrit le Miracle des Loups, qui avait dirigé Le Monde illustré puis qui a été à Match. Il fallait que je me débrouille.

Sophie Kurkdjian et Beatrice BehlenAvez-vous relu vos journaux par la suite ? Après la guerre ?

Jane Non. Je voulais les donner à ma mère, mais avec un cachet de cire, mais elle ne les a jamais ouverts. Par la suite, je ne les ai jamais montrés à ma famille. On les a ouverts il y a très peu de temps avec mon fils et ma petite fille Sarah. Moi, je ne les ai pas relus depuis, je ne regarde pas vers le passé.

SK Aviez-vous un rythme régulier d’écriture ?

Jane Non. Nous étions une famille de six personnes dans un appartement de trois pièces. Je ne voulais pas écrire en public, même si par ailleurs cela n’intéressait personne. C’était le fond de moi-même si je puis dire et je ne voulais pas l’exposer à ma famille. Quand ça allait mal, je me réfugiais au sixième étage, dans la minuscule chambre de bonne d’Élise, la dame qui m’a élevée, et j’emmenais mes cahiers. Ça a l’air pittoresque aujourd’hui… ça ne l’était pas du tout.

SK Quel rôle jouaient ces journaux intimes pour vous ? Quelle fonction leur donniez-vous ? Des amis, des confidents ?

Jane Non pas des amis ou des confidents. Il fallait que ça sorte, simplement que ça sorte.

SK Vos journaux intimes présentent plusieurs de découpages et collages. Où trouviez-vous les images ?

Jane À l’époque, tous ceux qui habitaient dans les immeubles sur cour se parlaient (mais ne se mélangeaient pas avec les immeubles « du devant »). [Jane habitait avenue de Neuilly, maintenant avenue Charles de Gaulle, à Neuilly], tout le monde se connaissait. Les « bonnes » étaient au sixième étage… Et j’étais la plus petite de l’immeuble, on me mettait donc des choses de côté. Quand les patrons avaient été retirés, les bonnes me donnaient les magazines et revues de mode. Il y avait Modes & travaux, Travaux pratiques… et certaines revues que les Allemands avaient permises et qui ont disparu ensuite. Et puis des cartes postales, parfois anciennes qu’on pouvait trouver sur les marchés. Je les découpais, les collais… Mais tout était un problème : c’était par exemple compliqué de trouver de la colle. Mon demi-frère de neuf ans de plus que moi, et qui était aux Beaux-Arts, me fabriquait de la colle. Tout manquait.

DV Encore en 1944, au moment où débutent ces carnets, tout était rationné. Pendant quelques jours à la Libération on a permis de vendre, notamment le pain, sans rationnement… mais très vite les tickets de rationnement sont revenus. Les derniers tickets ont été supprimés en 1949.

Jane Je me souviens des tickets de rationnement avec les grammes de pain, de beurre… mais tout passait par le marché noir. Ceux qui n’avaient pas d’argent n’avaient rien. Mon père étant dans les huiles, il faisait pas mal de marché noir, d’échanges, et du coup on mangeait un peu mieux.

Carnet, tickets et bon de rationnement pour chaus - sures, carte d’articles textiles, délivrés par le Ministère de la production industrielle.

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© Collection du Musée des Métiers de la Chaussure, Romans.

Sac à main de Marie-Émilie Brachet-Veyrier. Le contenu de ce sac rend bien compte des habitudes prises au long des années de pénurie, quand le moindre fil ou bout d’alu - mette est conservé en vue d’un probable réemploi. CHDR

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© Pierre Verrier

Maude Bass-Krueger Ces images collées dans vos carnets vous faisaient rêver ?

Jane Elles me correspondaient, je voulais être ces femmes-là.

MBK Et où les croisiez-vous ? Dans la rue, dans les magazines ?

Jane On avait quand même déjà beaucoup de couturiers à l’époque et il existait quelques journaux de mode et surtout beaucoup de vitrines avec des photographies de mannequins. Les plus belles vitrines étaient au Palais-Royal. C’était une promenade, on allait aux « Arcades » admirer les vitrines des couturiers ; je regardais attentivement et en rentrant je faisais des croquis. Je voulais être ces femmes-là. J’étais fascinée par la mode. Par chance pour moi, ma mère était très adroite en couture. En 1912, elle était dans les tournées de la ComédieFrançaise à l’étranger. Elle a toujours eu l’amour du tissu et des belles choses, mais du côté du théâtre. Elle savait donc tricher. Avec le peu de tissus qu’il y avait pendant la guerre, elle arrivait à créer des modèles. Elle faisait elle-même toutes ses affaires avec une petite Singer. Elle avait aussi ramené une petite machine à coudre anglaise de l’une de ses tournées à Londres.

DV Et comment faisait-elle pour avoir du tissu pendant la guerre ?

Jane À Montmartre, des marchands vendaient sous la table. On payait les tissus beaucoup plus chers, souvent le double d’avant la guerre.

DV Sans tickets de rationnement ?

Jane Non. C’étaient des combines, du marché noir. On nous glissait discrètement les tissus dans des journaux. Souvent, on ne pouvait pas choisir la couleur. Je me souviens avoir eu comme ça une robe en velours côtelé bleu canard ; on ne découvrait la couleur qu’en ouvrant les journaux à la maison.

MBK Et où trouvait-elle les patrons ?

Jane Ça, c’était facile. La confection n’existait pas, il y avait donc des patrons partout. On en trouvait dans les magazines mais aussi à Montmartre, il y avait une boutique spécialisée. J’en ai encore des Galeries Lafayette, sans doute de l’après-guerre, des reliques, le papier part en miettes.

DV Les patrons imprimés sur du papier très fin, de mauvaise qualité, étaient courants dans les journaux féminins, et on peut encore en trouver parfois dans les magazines des années 1940.

SK Aviez-vous des envies de mode particulières ?

Jane J’avais une idée fixe. À l’époque j’avais de très beaux et longs cheveux et j’étais très mince. Cheveux et taille fine : c’était les obsessions de ces années-là. Je me souviens de la mode des guêpières chez les filles plus âgées que moi.

DV Elle est lancée par Marcel Rochas, courant 1941, et se répand à la fin de la guerre.

Jane Les guêpières serraient de façon incroyable. Je me souviens avec précision avoir traversé la porte-Maillot, le Palais des Congrès maintenant, tout le monde me regardait avec ma guêpière… j’étais heureuse.

DV Et toutes vos amies avaient les mêmes envies ?

Jane Oui je crois, mais je parlais plus à mes journaux qu’à mes amies.

Chapeaux en papier journal, chaussure à semelle de bois, teinture en guise de bas : mythes ou réalités de la Seconde Guerre mondiale ?

SK Les chaussures à semelle de bois, les chapeaux en papier… Vous en avez des souvenirs ?

DV Les chapeaux en papier étaient surtout réalisés par les grands couturiers pour une minorité de consommatrices.

Jane Pas que ! Personne n’était nu-tête. J’ai aussi souvenirs des turbans. Les résilles fleuries avec des fleurs artificielles qui enfermaient les cheveux étaient aussi très à la mode. On pouvait acheter des suppléments de cheveux chez les coiffeurs si on en manquait. Ma sœur en portait, moi j’étais encore trop jeune. Pour le soir, on y ajoutait des paillettes et des rubans. On ne sortait pas sans chapeau, seules les bonnes sortaient sans chapeau. Mais j’étais trop jeune. Ma mère me faisait des bérets puis après j’ai porté des bobs comme Deanna Durbin. Je me souviens de Bettina…

DV Mais ça c’était juste après la guerre. Pendant la guerre, cette mode des résilles en cheveux a été très brève, car les cheveux ont été très vite réquisitionnés pour faire des pantoufles.

Jane Oui, c’est vrai je me souviens qu’ils étaient réquisitionnés.

MBK Avez-vous d’autres souvenirs de mode ?

Jane Oui, les jupons qu’on portait sous des jupes style samba, comme la danse. Les jupons étaient souvent faits avec de vieux draps. Je me souviens que le lavage était aussi très compliqué. Y compris pour se laver les cheveux. Ma mère me lavait les cheveux avec des citrons, mais c’était très compliqué à trouver. Je me souviens aussi des bandoulières ; vous savez d’où elles venaient ? Des masques à gaz. On était allé à la mairie chercher nos masques à gaz qu’on devait porter tout le temps. Un créateur, je ne sais pas lequel, a lancé le sac en bandoulière.

DV Cette mode a commencé très tôt à cause du manque de transport et de l’utilisation des bicyclettes pour se déplacer. Cela permettait aux femmes d’avoir sur elles ce qui leur était utile tout en ayant les mains libres.

Béatrice Behlen Votre sœur se maquillait-elle pendant la guerre ?

Jane Oui, elle travaillait et elle était très coquette. Ma sœur allait chez Anna Love aux Champs-Élysées. C’était une sorte de maison de confection, de prêt-à-porter en quelque sorte, une boutique de mode… Elle se maquillait beaucoup.

BB Dans vos carnets, il y a de nombreux croquis. Votre mère réalisait-elle des modèles que vous dessiniez ?

Jane En 1942 et 1943, on faisait beaucoup de robes fleuries. Ma mère avait découpé des fleurs et les avait montées sur des manches ballons en organdi – je ne sais pas comment elle l’avait trouvé… C’était une robe formidable que ma sœur a portée aussi. Je donnais une idée de ce que je voulais, parfois avec des images, et elle réalisait. Je me souviens par exemple que je voulais un tailleur en tissus écossais.

DV C’était très à la mode pendant la guerre.

Fabrication de chaussures à semelles de bois, 1942

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© Agence Roger-Viollet.

Derby pour homme en tressé végétal, entièrement fabriqué à la main selon la technique du chapeau de paille porté à Coulonges-sur-L'Autize, Deux-Sèvres.

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© Fonds Chauvin, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.

Paire de derbys pour homme montés sur semelage de bois ; et planche de bois prédécoupée en lamelles destinée à réaliser les semelles et patins flexibles.

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© Collection du Musée des Métiers de la Chaussure.

Boîte de rangement pour masque à gaz et grand sac à main réalisé en chutes de cuir (la fabrication de sacs en cuir est interdite par décret en 1941). Durant l’Occupation, les sacs des femmes s’agrandissent par nécessité, afin d’emporter un maximum de choses en cas de départ précipité.

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© Prêt René Lefort.

Sandale, 1940. Ruban de reps amovible et semelle compensée en bois verni évidée. Si le rationnement est établi pour presque tous les produits de consommation, les rubans font exception à la règle. Ils peuvent être achetés sans ticket de rationnement si leur largeur n'excède pas 20 cm. Leur variété autorise une grande fantaisie. Collection du Musée international de la chaussure, Romans

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© Pierre Verrier.

Jane À Montmartre, le vendeur nous avait trouvé un écossais orange et vert sur fond noir. On avait découvert ça à la maison, cette fois avec joie. Ma mère m’avait fait une jupe portefeuille avec franges, droite qu’on fermait sur le côté. C’était peut-être un peu après la guerre… je ne sais plus car je l’ai porté très longtemps ; à l’époque, on portait longtemps les vêtements. Comme j’aimais tellement ce tailleur, pour mon premier flirt je l’ai mis, et le garçon m’a dit à la sortie du cinéma qu’il n’était pas prêt de m’oublier avec mon tapis ! Ça m’est resté… et je ne l’ai pas revu. Par contre, j’ai gardé l’écharpe avec des franges pendant quarante ans, c’était très solide.

DV Je raconte dans La mode sous l’Occupation l’histoire d’une jeune fille qui a porté une jupe écossaise pendant toute la guerre et elle était tellement usée qu’elle en a fait un sac.

Jane Oui, c’était pas la même vie. À l’époque, on savait toutes tricoter, j’ai appris tôt et je savais faire des pulls. Pendant la guerre, on cherchait de la laine. Beaucoup de femmes tricotaient pour les prisonniers, des gants, des mitaines…

DV C’étaient des colis pour prisonniers en Allemagne. En général, les paquets arrivaient. Les journaux de mode donnaient des patrons pour réaliser ces vêtements.

Jane Les femmes tricotaient partout, même dans le métro. Il fallait trouver les aiguilles – on se les prêtait –, et la laine était souvent très mauvaise, avec des fils de rayonne qui se cassaient.

DV Avez-vous détricoté aussi ?

Jane Oui, le tricot faisait partie de nos vies. J’ai détricoté pour retricoter et j’ai aussi lavé la laine en écheveaux. On ne connaît plus tout cela ; c’est aussi pour ça que j’ai gardé mes carnets.

SK Les chaussures à semelles de bois étaient-elles très présentes dans Paris ?

Jane Oui, il n’y avait rien d’autre… mais je n’en ai jamais portées car j’étais trop jeune. Ma sœur en portait. On appelait ça des semelles compensées, ou semelles articulées. Elles étaient très lourdes et très bruyantes avant que l’on mette du liège. Moi j’avais des sandales.

DV Avec des socquettes, comme toutes les jeunes filles ?

Jane Oui, bien sûr, il était impensable d’être pieds nus.

SK Et les bas peints, était-ce une réalité ?

Jane Oui, il n’y avait plus de bas. Il y avait des teintures, on choisissait la couleur puis il fallait trouver quelqu’un pour vous tracer une ligne derrière la jambe. Mon frère qui était aux Beaux-Arts les faisait à ma sœur ; je me souviens qu’un jour il avait fait une ligne de travers sur un des mollets et on s’en est rendu compte avant qu’elle ne parte travailler… Après, on a eu des bas en rayonne.

DV Puis, avec l’arrivée des Américains, sont arrivés les bas en nylon.

Jane Pour les bas en rayonne qui filaient tout le temps, il y avait des remailleuses. C’étaient des femmes qui le plus souvent s’installaient dans la vitrine d’un teinturier, près de la lumière. Elles montaient les bas sur un cône, un peu comme un œuf à repriser. On payait à la longueur du filage. Plus tard, après-guerre mais je ne sais plus quand, un industriel a eu l’idée d’installer ça dans les gares et à la sortie des stations de métro.

DV On en trouvait encore dans les années 1970, je m’en souviens.

SK Teignait-on ses vêtements ?

Jane Oui, beaucoup. Comme on les portait longtemps, on cherchait à leur redonner de la fraîcheur, de la couleur.

DV On trouve partout dans la presse de l’époque des publicités pour des teintures. On teignait aussi beaucoup les vêtements pour les deuils.

Jane Le deuil avait une place incroyable. Je me souviens dans mon immeuble qu’une femme qui avait perdu quelqu’un de proche portait du crêpe jusqu’à la taille. Ces femmes en deuil me faisaient peur parce qu’elles ressemblaient à des chauves-souris. Elles portaient après le demi-deuil en mauve pendant deux ans. Et les hommes portaient pendant deux ans des brassards. On était contraint par ces règles. Je me souviens d’une boutique qui m’effrayait spécialisée dans le deuil et les teintures aux Ternes.

DV C’était très présent aussi en 1914-1918 et ces pratiques ont été abandonnées dans les années 1960. 1968 a sonné la fin de tout cela.

BB Portait-on le noir en dehors du deuil ?

Jane Pendant la guerre, non, le noir était associé et réservé au deuil. On portait peu de noir, et en tous les cas pas les jeunes filles.

DV Le mot « restrictions » vous était-il familier pendant ces années ?

Jane Oui, on ne pouvait par exemple pas aller dans n’importe quelles boutiques acheter des tissus.

DV Vous souvenez-vous de la carte de rationnement de « vêtements » ?

Jane Non. Je me souviens de la carte pour le beurre, par 20 grammes je crois, et pour toute la nourriture.

DV Elle existe à partir de janvier 1941 mais peut-être était-ce votre mère qui la conservait comme c’était le cas dans la plupart des familles. Et votre père pratiquait le marché noir dites-vous.

SK Débrouillardises ? Système D ? Ces termes caractérisent-ils bien les pratiques de l’époque ?

Jane Oui, et le marché noir. Tout s’y faisait avec de l’argent. Sans argent on mourait de faim.

DVet C’était en quelque sorte un « marché gris » – ou circuit d’achats parallèles par exemple à la ferme pour satisfaire les besoins familiaux –, à Paris notamment où la ration autorisée ne suffisait pas à se nourrir. On autorisait également le « colis familial ».

Jane On recevait pour Noël un colis de la famille en Creuse. On allait à la gare le chercher pour éviter les vols. Il y avait aussi beaucoup de marché noir dans les restaurants. Quand on payait, on mangeait, ce qui était alors anormal… Et dans certains restaurants, le personnel revendait au marché noir les restes.

SK Lucien Lelong, Maggy Rouf… Tous ces noms vous parlaient-ils alors ? Vous étiez informée du projet nazi de déplacer la capitale de la mode de Paris à Berlin ?

JaneOui. Par mon frère, j’étais bien informée. Étudiant aux Beaux-Arts, il était au milieu d’intellectuels qui ne se laissaient pas tromper par la propagande. Mon frère était attentif à ces questions. On en parlait et cela nous révoltait. Mon frère a d’ailleurs été décoré à la Libération, à la Mairie de Paris.

DV Je pense que c’était juste après la guerre car le projet était secret et c’est seulement après-guerre qu’on a appris ce qui menaçait la haute couture. Quant à Lelong, il est passé en jugement pour faits de collaboration mais, défendu par ses pairs, il a été blanchi à la majorité sous le prétexte d’avoir cherché à défendre les emplois sous l’occupation.

DV Chez les marchands de journaux, avez-vous souvenir des magazines de mode allemands ?

Jane Pas dans les kiosques… mais j’en ai eu beaucoup à découper. J’étais dans un immeuble bourgeois et le personnel me descendait des revues de mode, y compris allemandes.

« Avec des peaux de lapins, faîtes : … » article publié dans Le Petit Écho de la Mode, 17 janvier 1943.

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Collection Claude Tiano, Muéses des 3M.

Restrictions, la gaine de qualité, Scandale, publicité de 1941.

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© Collection Kharbine-Tapabor.

SK Des créateurs vous inspiraient ?

Jane Jacques Fath. Toutes les femmes autour de moi étaient amoureuses de lui. Pour moi aussi il était extraordinaire… il était marié, avec des enfants.

DV Et sa femme Geneviève Fath était son mannequin préféré. Jacques Fath était collaborateur, très pro-allemand… Les archives sont sans équivoque. Il a ouvert sa maison en 1939 même s’il a raconté ensuite qu’il l’avait ouverte après-guerre. Les Allemands l’aimaient car il était jeune et beau… Même si ce n’est pas comme Maggy Rouff et Marcel Rochas qui étaient des collaborateurs encore plus zélés – l’un comme l’autre étaient les interlocuteurs des Allemands et n’ont pas hésité à leur présenter des collections en privé ; Marcel Rochas était même prêt à ouvrir une maison à Berlin.

Jane Il y avait Grès aussi à l’époque. Et Chanel…

DV Oui, mais on a parlé de la collaboration de Chanel qu’après 1954, avant on ne disait rien. Arrêtée à la Libération, elle est libérée grâce à une intervention d’un haut personnage britannique, exilée, sa maison de couture ferme et elle ne rouvre qu’en 1954.

Jane Oui on en a parlé après… ce qui n’empêche pas son talent. Et Schiapparelli ?

SK Elle était aux États-Unis. Pour Chanel, saviez-vous qu’elle partageait sa vie avec un Allemand ?

Jane Oui, on l’a su. Par la presse…

DV Non, sans doute pas dans la presse qui était très censurée. Peut-être après-guerre, quand on en a beaucoup parlé.

Jane Je l’ai peut-être appris par les cancans qui continuaient.

BB Vous avez dit que Madame Grès faisait des costumes et que vous en aviez portés ?

Jane Oui, pour le théâtre. Je n’ai jamais eu envie d’être sur scène mais ma mère rêvait que je reprenne sa carrière en quelque sorte. Mon frère qui avait besoin d’argent – il avait dix-sept ans – avait été embauché au théâtre Édouard VII pour dessiner et peindre des accessoires. Il a apporté ma photo et j’ai été choisie pour faire Fleur des Pois dans Le Songe d’une nuit d’été… en avril 1945. Madame Grès faisait tous les costumes.

DV Ce n’est pas étonnant qu’elle ait été choisie, même si elle débutait alors, elle était spécialiste du plissé. Les Allemands, excédés par son patriotisme – elle crée alors des robes bleu-blanc-rouge –, ferment sa maison en janvier 1944. Elle rouvre en mars mais ne peut plus faire de plissé en raison du manque de tissu.

[Jane Aubaile feuillette ses carnets].

Jane Ça c’est ma collaboration… en 1942. J’avais onze ans. C’est le Grand Palais, rempli d’Allemands. Je faisais partie d’une troupe de petits chanteurs de l’école de Madame Patornie Casadesus qui nous avait fait engager là. Je me souviens qu’on était très contrôlés. C’était très strict, on ne pouvait aller seule aux toilettes, on était toujours accompagné d’une femme allemande en uniforme… Je m’arrête là, mais j’aurais encore beaucoup d’histoires à raconter sur l’histoire de mes rapports avec la coquetterie et la mode !

Publicité de 1941 pour les semelles de bois Heyraud : « synthèse parfaite de l’ingéniosité et de l’élégance de Paris. »

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© Collection Kharbine-Tapabor.

« Ensembles pratiques » in Prestige, numéro de l’été 1942.

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© Collection Kharbine-Tapabor.

1 À l’origine de la rencontre avec Jane Aubaile se trouve Béatrice Behlen qui a entamé des recherches sur ses journaux intimes. Ses recherches ont

Notes

1 À l’origine de la rencontre avec Jane Aubaile se trouve Béatrice Behlen qui a entamé des recherches sur ses journaux intimes. Ses recherches ont donné lieu à une première intervention à l’Université de Brighton dans le colloque “Textual Fashion”, 8-10 juillet 2015. Voir aussi Beatrice Behlen, “« Le noir étant la dominante de notre vêture… »: The Many Meanings of the Color Black in Post-War Paris”, in Jonathan Faiers and Mary Westerman Bulgarella (eds), Colors in Fashion, Bloomsbury Academic 2016. Les 27 volumes du journal intime de Jane Aubaile ont donné lieu à une présentation à l’IHTP-CNRS en février 2016 dans le cadre du séminaire Histoire de la mode animé par Maude Bass-Krueger et Sophie Kurkdjian.

Illustrations

Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

Jane Aubaile a écrit 27 volumes de journaux intimes pendant l’Occupation et quelques années après la Libération, où elle raconte « sa » guerre.

Collage extrait de l’un des 27 carnets intimes de Jane Aubaile.

Collage extrait de l’un des 27 carnets intimes de Jane Aubaile.

Carnet, tickets et bon de rationnement pour chaus - sures, carte d’articles textiles, délivrés par le Ministère de la production industrielle.

Carnet, tickets et bon de rationnement pour chaus - sures, carte d’articles textiles, délivrés par le Ministère de la production industrielle.

© Collection du Musée des Métiers de la Chaussure, Romans.

Sac à main de Marie-Émilie Brachet-Veyrier. Le contenu de ce sac rend bien compte des habitudes prises au long des années de pénurie, quand le moindre fil ou bout d’alu - mette est conservé en vue d’un probable réemploi. CHDR

Sac à main de Marie-Émilie Brachet-Veyrier. Le contenu de ce sac rend bien compte des habitudes prises au long des années de pénurie, quand le moindre fil ou bout d’alu - mette est conservé en vue d’un probable réemploi. CHDR

© Pierre Verrier

Fabrication de chaussures à semelles de bois, 1942

Fabrication de chaussures à semelles de bois, 1942

© Agence Roger-Viollet.

Derby pour homme en tressé végétal, entièrement fabriqué à la main selon la technique du chapeau de paille porté à Coulonges-sur-L'Autize, Deux-Sèvres.

Derby pour homme en tressé végétal, entièrement fabriqué à la main selon la technique du chapeau de paille porté à Coulonges-sur-L'Autize, Deux-Sèvres.

© Fonds Chauvin, collection du Musée des Métiers de la Chaussure.

Paire de derbys pour homme montés sur semelage de bois ; et planche de bois prédécoupée en lamelles destinée à réaliser les semelles et patins flexibles.

Paire de derbys pour homme montés sur semelage de bois ; et planche de bois prédécoupée en lamelles destinée à réaliser les semelles et patins flexibles.

© Collection du Musée des Métiers de la Chaussure.

Boîte de rangement pour masque à gaz et grand sac à main réalisé en chutes de cuir (la fabrication de sacs en cuir est interdite par décret en 1941). Durant l’Occupation, les sacs des femmes s’agrandissent par nécessité, afin d’emporter un maximum de choses en cas de départ précipité.

Boîte de rangement pour masque à gaz et grand sac à main réalisé en chutes de cuir (la fabrication de sacs en cuir est interdite par décret en 1941). Durant l’Occupation, les sacs des femmes s’agrandissent par nécessité, afin d’emporter un maximum de choses en cas de départ précipité.

© Prêt René Lefort.

Sandale, 1940. Ruban de reps amovible et semelle compensée en bois verni évidée. Si le rationnement est établi pour presque tous les produits de consommation, les rubans font exception à la règle. Ils peuvent être achetés sans ticket de rationnement si leur largeur n'excède pas 20 cm. Leur variété autorise une grande fantaisie. Collection du Musée international de la chaussure, Romans

Sandale, 1940. Ruban de reps amovible et semelle compensée en bois verni évidée. Si le rationnement est établi pour presque tous les produits de consommation, les rubans font exception à la règle. Ils peuvent être achetés sans ticket de rationnement si leur largeur n'excède pas 20 cm. Leur variété autorise une grande fantaisie. Collection du Musée international de la chaussure, Romans

© Pierre Verrier.

« Avec des peaux de lapins, faîtes : … » article publié dans Le Petit Écho de la Mode, 17 janvier 1943.

« Avec des peaux de lapins, faîtes : … » article publié dans Le Petit Écho de la Mode, 17 janvier 1943.

Collection Claude Tiano, Muéses des 3M.

Restrictions, la gaine de qualité, Scandale, publicité de 1941.

Restrictions, la gaine de qualité, Scandale, publicité de 1941.

© Collection Kharbine-Tapabor.

Publicité de 1941 pour les semelles de bois Heyraud : « synthèse parfaite de l’ingéniosité et de l’élégance de Paris. »

Publicité de 1941 pour les semelles de bois Heyraud : « synthèse parfaite de l’ingéniosité et de l’élégance de Paris. »

© Collection Kharbine-Tapabor.

« Ensembles pratiques » in Prestige, numéro de l’été 1942.

« Ensembles pratiques » in Prestige, numéro de l’été 1942.

© Collection Kharbine-Tapabor.

Citer cet article

Référence papier

Maude Bass-Krueger Sophie Kurkdjian, « La mode en temps de pénurie (1944-1951) », Modes pratiques, 2 | 2017, 411-426.

Référence électronique

Maude Bass-Krueger Sophie Kurkdjian, « La mode en temps de pénurie (1944-1951) », Modes pratiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 21 février 2023, consulté le 23 avril 2024. URL : https://devisu.inha.fr/modespratiques/332

Auteur

Maude Bass-Krueger Sophie Kurkdjian