Du strict point de vue de l’information, les publications axées autour de la mode devraient être semestrielles, comme le rythme des collections printemps-été et automne-hiver, aussi appelées saisons – bien que leur nombre ait été ramené à deux au lieu de quatre. Deux fois par an, c’est donc une salve de propositions qui est proposée lors des défilés, pour incarner la femme du moment, son attitude, son style, coiffure et maquillage compris.
S’il existe toujours des magazines ou hors-séries compilant l’ensemble des silhouettes d’une saison (Vogue collections, Elle collections, Marie Claire Runway), la périodicité des titres mode est beaucoup plus aléatoire et obéit à des rationalités diverses : le désir des lecteurs, leurs pratiques de lecture ainsi que les demandes de l’industrie.
Pourquoi mensuel ?
Probablement parce que les bibles de la mode, Vogue et Harper’s Bazaar, sont mensuelles, on pourrait penser que c’est la périodicité reine. Mais les débuts ont été différents : Vogue a été hebdomadaire puis bimensuel, se calquant sur une demande du lectorat. Et cela a obligé les éditeurs à imaginer des angles, des sujets ainsi qu’à organiser et enrichir le contenu de sorte à toujours divertir le lecteur mais aussi, à offrir aux marques un contexte rédactionnel propice à leur commerce. Concrètement, certains numéros sont aujourd’hui encore consacrés à la maroquinerie, d’autres aux lunettes de soleil, certains à la joaillerie… Tous les champs qu’une maison de mode digne de ce nom se doit d’investir. Contrainte qui s’avère productive du point de vue créatif ou simple bienveillance commerciale, les diverses époques des mensuels ont révélé toute la diversité de ces possibles. Mais à mesure que l’industrie du luxe est devenue ce mastodonte économique – disons depuis les années 2000 –, le rapport de force et les enjeux ont amené les magazines à être tout à fait ouverts aux désidératas de l’industrie. Et c’est probablement ce qui les perd aujourd’hui : avoir privilégié les rentrées publicitaires et dédaigné les lecteurs, mais nous y reviendrons.
Pourquoi semestriel ?
Dans un tout autre schéma, certaines publications mode sont calquées sur le rythme semestriel, celui des saisons de la mode. Citons Pop, Love, Another magazine, Self Service, Purple ou autres The Gentlewoman, SSAW… Bien que distribuées dans un réseau grand public à un prix accessible, ces « bibles » de 500 pages sont des outils BtoB. Leur objet est tout autant de sélectionner les pièces de la saison et d’en proposer une lecture stylistique singulière que de publier les photographes les plus influents ou en devenir. Outil d’influence, démonstration de pouvoir, espace dans lesquels peuvent se nouer des relations éditoriales vouées à devenir commerciales à travers le consulting ou la réalisation de campagnes, ces magazines sont des vitrines très élaborées qui ignorent le lecteur sauf s’il est professionnel. Leur rentabilité est aléatoire mais leur existence indispensable à chaque acteur de la profession : photographe, styliste, mannequin, etc.
Pourquoi pas en ligne ?
Mais voilà : tout a changé il y a quinze ans (Facebook) et plus précisément 8, quand Instagram a proposé de dépoussiérer nos habitudes. Synthétiquement : l’information circulait jusque-là de manière verticale, à travers les médias classiques, qui mettaient en forme une information issue de la réalité mais aussi des marques pour le champ qui nous occupe. Le digital (blogs, sites) puis les réseaux sociaux proposent une information horizontale (mon voisin, l’influenceur…) et en étoile : chacun peut participer au grand tout, pardon au grand flux qu’est le feed Instagram. Moins de filtres, moins de recul, mais aussi moins de connivence journalistique. Surtout, la nouvelle forme a donné un coup de vieux à l’ancienne ; c’est acquis pour la télévision qui, si elle n’a pas tant changé, est devenue irregardable par les ados et la presse prend le même chemin, si on veut bien regarder posément les chiffres de diffusion. La forme du récit a changé, même si les ingrédients restent identiques, avec un peu plus de vie privée peut-être.
La périodicité des titres de presse s’en trouve bouleversée ; il suffit de constater qui lit un journal, un magazine dans un wagon de métro vs le flux de son Facebook ou Instagram. L’industrie, qui représentait l’essentiel de l’économie des magazines de mode, n’a pas beaucoup d’états d’âme : si l’influence que représentait la presse a migré en ligne, incarnée par les influenceurs ou les bloggers, elle les alimente d’informations, de produits et de rétribution, comme elle le faisait hier pour la presse.
Il faut aussi ajouter que la fonction de passeur de la presse, allant de la préconisation d’un vêtement à sa mise en scène en passant par la construction stylistique d’un type de femme – ou de plusieurs –, est devenue pour part obsolète dès lors que les marques peuvent s’adresser directement à leur cible – clientes ou possibles clientes. Il suffit de constater le nombre de followers sur Instagram de maisons telles que Dior (21 millions), Louis Vuitton (27 millions) ou Chanel (30 millions). On pourrait poursuivre avec les égéries, sportifs ou autres socialites.
Prendre son temps
Résultat : la périodicité des titres mode, grand public ou de niche, est devenue plus élastique : les historiques mensuels i-D et Dazed sont devenus bimestriels ; les trimestriels ont quasiment disparu et Teen Vogue est passé en quelques années de mensuel à trimestriel puis uniquement en ligne. C’est d’ailleurs un horizon que les grands groupes de presse tels Condé Nast n’envisagent plus avec effroi, tant leur modèle économique s’est décliné en toutes sortes d’événements à destination des (plus uniquement) lecteurs : Vogue Fashion Night, Vogue Experience…
Bien sûr, les magazines de mode ont aussi investi les réseaux sociaux. Leurs riches productions d’images, leur proximité avec les designers de mode comme les people leur offrant une certaine aura. Mais l’écriture digitale est d’une nature tout autre et ces titres peinent à se défaire d’une certaine lourdeur, qui disparaît quand un acteur du secteur – photographe, mannequin, designer – prend son compte Instagram en main.
Un modèle dont s’inspirer ?
Si le champ du luxe et plus précisément celui de la mode sont intéressants à observer aujourd’hui, c’est outre qu’ils appartiennent à présent à la pop culture, ils sont une pointe avancée du développement économique mais aussi de l’élaboration de signes. Majoritairement régi par le marché, le luxe tourne aujourd’hui le dos à la presse, qui a accompagné son boom durant les années 2000, remettant en cause son modèle économique et sa périodicité. Qu’à cela ne tienne, la presse mode se réinvente en opérateur plus large : agence de publicité – Condé Nast avec « 23 Stories » ou Mazarine possédant Numéro – ou en multipliant les événements pour ses lecteurs et inventant des modalités d’apparitions plus variées. À bien y regarder, les titres de la presse généraliste lorgnent aussi sur ce modèle. Peut-être parce que les lecteurs ont moins d’appétence pour la critique et davantage pour la dimension participative, ils investissent d’autres canaux – festivals, rencontres… – faisant du papier, hier vaisseau amiral, l’un des éléments d’un mix bien plus riche.