Se fondre dans le décor

Camouflages et saisons pendant la Première Guerre mondiale

DOI : 10.54390/modespratiques.420

p. 330-339

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Faune, Versailles, 05/02/2018

Faune, Versailles, 05/02/2018

© Mathieu Chevé

Chaque jour, nous croisons des militaires de l’opération « Sentinelles » vêtus de la tenue dite « léopard », ou « treillis ». La mise en place du plan Vigipirate a multiplié dans les lieux publics et les rues de nos cités la présence de ces militaires. Portée par les soldats de toutes les armées occidentales dans leurs missions de maintien de la paix et de protection des civils, cette tenue de camouflage est détournée de son rôle historique. Elle n’est d’aucune utilité en ville pour se dissimuler ; elle devient au contraire le moyen d’être visible, pour rassurer les citoyens. C’est ainsi que ce vêtement, à l’origine destiné à faire disparaître celui qui le porte, est devenu un moyen de repérer la force publique, alors que le terroriste se camoufle sous des vêtements civils. Mais par un étrange mouvement, la mode s’est emparée des motifs bariolés de ce tissu « léopard », devenus pour nous familiers. Dans les années 1970, le couturier Jean-Charles de Castelbajac alors en début de carrière a eu, le premier, l’idée de l’utiliser pour créer une ligne exploitant les effets visuels de ce tissu. Pour lui, habiller ainsi des femmes était une manière, dans un geste paradoxal, de montrer leur disparition. Il provoquait ainsi une concurrence entre les sexes.

Printemps, entre garance et couleur de poussière

Les nouveaux uniformes de couleur réséda proposés pour l’armée française.

Les nouveaux uniformes de couleur réséda proposés pour l’armée française.

Le Petit Journal, no 1066, 23 avril 1911.

Carte postale montrant le contraste entre les uniformes britannique et français, 1914.

Carte postale montrant le contraste entre les uniformes britannique et français, 1914.

© Collection particulière.

Tireur d’élite turc, repéré malgré son camouflage et capturé par des soldats britanniques. Gallipoli, mai 1915.

Tireur d’élite turc, repéré malgré son camouflage et capturé par des soldats britanniques. Gallipoli, mai 1915.

© Collection particulière.

L’histoire de ces motifs n’est pas si lointaine. Elle pose à la fois la question des rapports entre les corps, et le décor et de l’adéquation aux saisons. Tirant les leçons des échecs rencontrés dans leurs guerres coloniales de la fin du xixe siècle où ils s’étaient affrontés à des combattants autochtones sachant se confondre dans leur environnement, les Anglais et les Allemands ont les premiers fait évoluer la tenue de combat de leurs soldats. Après l’expérience malheureuse de la guerre des Boers, les Britanniques mettent au point, en 1900, la tenue kaki – de khâki, mot hindoustani signifiant « couleur de poussière ». Ils sont suivis par les Américains en 1902. Les Allemands adoptent la tenue « feldgrau », vert-de-gris en 1907, et les Austro-Hongrois habillent leurs soldats en gris brochet en 1909. Cette même année, les Russes passent au kaki et les Italiens au gris-vert.

En France, on commence aussi à partir de la fin du xixe siècle à intégrer l’idée que les soldats peuvent avoir une tenue colorée pour la parade, et une tenue moins voyante pour le combat. Des expériences de visibilité des uniformes sont menées dès 1889 sur le champ de tir de Vincennes, mais elles provoquent des débats contradictoires. De nouveaux essais sont tentés pendant la période 1902-1906, inspirés des réformes anglo-américaines : la tenue dite « boër » est expérimentée à l’instigation du général Gillain, portée par une compagnie du 28e du régiment d’infanterie, le 14 juillet 1903. Puis, sous les ministères André et Berteaux (1902-1905), après une étude de gris-bleu foncé, le choix d’un beige-bleu est testé en juin 19061.

En 1910, sous les ministères Berteaux, Goiran et Messimy, une commission créée par le général Brun et présidée par le général Dubail étudie un projet de tenue « réséda » de teinte gris-vert. Celle-ci est présentée en avril 1911 à la Chambre des Députés, puis au Sénat et à l’armée, dans les jardins du ministère de la Guerre. Des essais sont effectués à grande échelle par les 106e R. I. de ligne, 25e régiment d’artillerie et 2e régiment des chasseurs à cheval, qui défilent dans cette tenue lors de la revue du 14 juillet à Longchamp. Ils sont sifflés par la foule, par des députés, par des généraux2 et par l’ancien ministre de la Guerre Étienne qui proclame : « Le pantalon rouge, c’est la France ! » On accuse l’uniforme gris-vert de manquer de panache et de nuire au prestige de l’armée. À ces raisons psychologiques s’ajoutent les raisons politiques et financières qui anéantissent les tentatives de changement d’uniforme de l’armée française : l’instabilité ministérielle ne favorise pas le vote d’une loi entérinant un changement, et l’on recule devant le coût que représenterait la fabrication de nouvelles tenues pour 500 000 fantassins en temps de paix et trois millions en cas de mobilisation. La proposition du peintre Édouard Detaille, datant de 1912, d’un uniforme très coloré, modifiant à peine l’uniforme en vigueur, est totalement inadaptée pour le service en campagne, mais il rassure les défenseurs du pantalon rouge. Depuis 1880, sa couleur n’est plus obtenue par la traditionnelle production provençale de garance mais par des colorants chimiques bon marché, dont le plus utilisé est l’alizarine, importée, non sans paradoxe, d’Allemagne.

Tandis que se déroulent ces discussions d’un autre temps, la commission présidée par le général Dubail réussit à faire adopter, en mai 1914, par le Conseil supérieur de la guerre, la fabrication d’un drap « tricolore » mêlant des fils bleus, blancs et rouges pour confectionner un uniforme de teinte violacée. Le déclenchement de la guerre provoque l’arrêt des importations des teintures chimiques allemandes, en particulier de l’alizarine. Le projet est modifié : le mélange réduit aux fils bleus et blancs conduira à la tenue « bleu horizon », dont le drap est mis en fabrication en septembre 19143. En attendant de pouvoir la revêtir, les fantassins français gardent leur uniforme coloré, cible aisée sur les prairies vertes des champs de bataille.

Été, caméléon

Photographie stéréoscopique de Guirand de Scévola faisant une démonstration de tenue camouflée composée d’une blouse, et d’une cagoule de son invention : la scévolette, 1915.

Photographie stéréoscopique de Guirand de Scévola faisant une démonstration de tenue camouflée composée d’une blouse, et d’une cagoule de son invention : la scévolette, 1915.

© Musée de la Grande guerre du pays de Meaux.

Cape en toile écrue parsemée de taches de couleurs verte et brune, par Eugène Corbin et Louis Guingot, 1914-1915.

Cape en toile écrue parsemée de taches de couleurs verte et brune, par Eugène Corbin et Louis Guingot, 1914-1915.

© Musée de la Grande guerre du pays de Meaux.

Depuis le mois d’août, les soldats alliés français et anglais, vêtus de leurs uniformes réglementaires fortement contrastés, sont donc partis contenir l’invasion allemande des territoires belge et français. Dans l’urgence, Joffre demande aux Britanniques de fournir du drap kaki : mais il ne peut obtenir satisfaction du fait des importants besoins de l’Angleterre qui doit équiper ses propres troupes. Or, avant le déclenchement des hostilités, le peintre et décorateur, Louis Guingot a mis au point et réalisé un prototype de veste en peinture « camouflage », qu’il dénomme tenue « caméléon » – ancêtre de l’actuelle tenue « léopard4 ». Tenant compte du pouvoir séparateur de l’œil humain qui distingue facilement deux couleurs juxtaposées mais qui, au-delà de trois couleurs, ne parvient plus à une compréhension simultanée de chaque couleur, Guingot utilise trois couleurs présentes de façon dominante dans la nature : vert, brun, bleu. Elles sont savamment distribuées sur la toile beige de la veste : autour des plages vertes dominantes, les cernes bruns créent une illusion de relief, tandis que des zones d’ombre sont marquées par quelques hachures de bleu.

Cette technique picturale illusionniste est, à l’époque, largement maîtrisée et utilisée par les artistes travaillant dans les ateliers qui réalisent les toiles peintes pour les décors de spectacles. Guingot a fait ses preuves dans ce domaine, notamment en peignant des décors pour le Théâtre du Peuple, à Bussang, créé par son ami Maurice Pottecher : la scène de ce théâtre a la particularité d’être ouverte sur les bois environnants. Aussi, par souci d’efficacité optique, Guingot a pris l’habitude de suspendre aux branches des arbres les toiles qu’il peint pour les décors de ce théâtre, afin de confronter son travail avec la vérité de la nature. Convaincu de l’utilité de son invention, Guingot envoie la veste à la Commission des inventions de l’Armée qui, après en avoir prélevé un échantillon, la renvoie à l’artiste en déclarant ne pas être intéressée par sa proposition5. L’artiste est d’autant plus meurtri par cet échec que son idée, partagée avec son ami Eugène Corbin, mécène des artistes nancéiens et propriétaire des Magasins Réunis de Nancy fournisseur de la toile de la veste, va être exploitée durant toute la guerre par la section camouflage. Diverses tenues seront élaborées selon les instructions de Corbin.

Mobilisé comme maréchal des logis au 6e Régiment d’Artillerie à Pied, Corbin se trouve dès le 2 août 1914 au fort de Domgermain, près de Toul. En septembre, il apprend la mort d’un de ses amis, sous-officier-chef de pièce, et de deux servants du canon, tués par une bombe d’avion allemand alors qu’ils se trouvaient en position de batterie. Reprenant l’idée de Guingot et de sa veste « caméléon », Corbin imagine de dissimuler sous des toiles peintes le matériel et les hommes, de telle sorte qu’ils se confondent avec le terrain environnant. Il expose ce projet au colonel Fetter, commandant le 6e Régiment d’Artillerie à Pied, favorable à des expériences de dissimulations. Corbin s’adresse à Guingot qui, en 1907, a déposé un brevet et commercialisé un procédé de peinture lavable applicable à tous les tissus. Cette technique de peinture à l’acide fluorhydrique résiste au lavage et à la lumière, et n’attaque pas les fibres des tissus. Guingot l’avait mise au point avec l’aide d’un chimiste russe pour Charles Fridrich, éditeur de tissus d’ameublement, et il en avait fait une de ses spécialités. Corbin fournit la toile pour le premier essai de camouflage réalisé au camp retranché de Toul. Guingot qui, en qualité de décorateur, a l’habitude des grandes surfaces et des proportions qu’elles impliquent, teint, selon le principe employé pour sa veste « caméléon », cette vaste toile ainsi que plusieurs blouses, dans son atelier situé de la rue d’Auxonne à Nancy. Ce matériel est transporté à Toul : la toile, munie d’œillets sur les bords, est étalée au-dessus du canon et maintenue par des perches, cinq artilleurs revêtent les tenues teintes, et cinq autres conservent l’uniforme habituel des artilleurs, bleu foncé. Le fils du colonel Fetter, officier aviateur, survole l’endroit, descend jusqu’à trois cents mètres et lance un tube contenant un message disant qu’il n’aperçoit au sol que les cinq hommes vêtus de la tenue réglementaire. Devant cette preuve de l’efficacité du camouflage, le colonel Fetter charge un groupe d’ouvriers peintres, mobilisés à l’arsenal de Toul, de peindre des toiles analogues. Sous la direction de Corbin et Guingot, le groupe s’installe dans l’atelier de la rue d’Auxonne, et est rejoint bientôt par d’autres artistes : Henri Royer, caporal au 41e Régiment d’Infanterie territoriale, Eugène Renain, décorateur à l’Opéra et maréchal des logis au 6e Régiment d’Artillerie à Pied et Lucien-Victor Guirand de Scévola, maître pointeur au même régiment. Henri Guingot, fils de Louis, alors âgé de seize ans et brancardier volontaire à Nancy, est également associé aux travaux. Ce groupe prend le nom d’« Équipe d’art du 6e Régiment d’Artillerie à Pied ».

Automne, quand tombent les feuilles

L’équipe adopte la blouse non réglementaire de Guingot et Corbin, recouvrant l’uniforme et atténuant la visibilité des patrouilleurs et des observateurs6. Ces expériences se déroulent en septembre, octobre et novembre 1914. Selon la méthode ancestrale employée par les chasseurs, il est toujours possible d’exploiter les ressources végétales offertes par la nature pour se dissimuler, du moins quand la saison le permet. Mais lorsque viennent l’automne et l’hiver, ces solutions ne sont plus praticables.

Après la première bataille de la Marne, chaque armée tente de contourner l’adversaire : c’est la phase de la « course à la mer ». La guerre s’enlise, les combattants s’enterrent et se fixent dans des tranchées qui courent sur plus de 700 kilomètres, des Vosges à la mer du Nord. Chacun s’observe au ras du sol, ou verticalement, grâce à l’utilisation toute nouvelle de l’aviation, qui va rapidement se généraliser. Cette vision verticale est une grande nouveauté dans l’histoire des conflits. Le camouflage devient une nécessité tactique vitale : l’avantage revient à celui qui sait voir sans être vu. Le rôle des artistes de l’Équipe d’art du 6e Régiment d’Artillerie à pied, dont les premières démonstrations ont convaincu l’État-Major, va s’avérer essentiel. Il est décidé de donner une existence officielle à cette équipe qui prend le nom d’« Équipe de camouflage », officiellement créée le 14 août 1915. Corbin est évincé au profit de Guirand de Scévola, artiste mondain et « haut en couleurs », nommé chef de cette nouvelle section autonome à laquelle sont affectés des artistes mobilisés : peintres, sculpteurs, graveurs, décorateurs de théâtre, souvent formés dans les écoles des Beaux-Arts et des Arts décoratifs, et que l’on installe à Amiens où l’activité du front est plus intense. Une équipe réduite est maintenue à Toul sous la direction du peintre Auguste Desch.

Plus de deux cents artistes français font être formés à Paris, dans l’atelier de décors de théâtre d’Émile Bertin, aux Buttes-Chaumont. Ils sont ensuite envoyés dans l’un ou l’autre des trois grands ateliers créés près des zones de combats : à Amiens pour le Groupe des Armées du Nord7, à Châlons-sur-Marne pour le Groupe des Armées du Centre, à Nancy pour le Groupe des Armées de l’Est. De nombreux ateliers satellites, ayant des durées d’existence variables, sont également créés à leur proximité. Les artistes disposent d’une abondante main-d’œuvre composée d’ouvriers spécialisés, de soldats coloniaux de régiments non combattants, et d’un personnel féminin considérable8.

Les photographies aériennes en couleurs des différents secteurs du front servent de nuancier pour l’adaptation des installations camouflées aux couleurs dominantes du secteur où les artistes, vêtus de leurs blouses bariolées, les adaptent à l’environnement pour un maximum d’efficacité. La Champagne au sol crayeux réclame un camouflage blanchâtre et vert, tandis que le brun domine dans l’Argonne argileuse. Le secteur de Verdun est gris, celui des Vosges est vert foncé, celui du Chemin des Dames se distingue par des tonalités ocre jaune…

Sur mer, depuis 1915, la multiplication des attaques de navires par les sous-marins allemands en mer du Nord et dans la Manche atteint un point critique à partir de février 1917, lors de la guerre sous-marine à outrance décrétée par le Kaiser. Français et Britanniques unissent leurs efforts et leurs idées pour trouver une parade. D’une part, la décision est prise et appliquée de faire naviguer les bâtiments en convois, pour qu’ils ne soient plus isolés lors d’une attaque. D’autre part, les artistes français Pierre Gatier et anglais Norman Wilkinson expérimentent des peintures sur les coques des navires qui visent à brouiller la compréhension de leur forme, de leurs dimensions et de leur sens de navigation. Ils font des essais à l’aide de maquettes en bois soumises à un mouvement sur une table spéciale, et observées au périscope, afin de vérifier l’efficacité des bariolages proposés. Eugène Corbin se joint aux recherches, et propose dès 1915 un camouflage d’automne constitué de taches noires, bleues, ocre et beiges.

Hiver, les ombres portées

La Guerre documentée no°49 (fin 1917). Couverture. Illustrateurs Haye et d’Espagnat.

La Guerre documentée no°49 (fin 1917). Couverture. Illustrateurs Haye et d’Espagnat.

© Collection particulière.

La Guerre documentée no°50 (1917-1918). Blouse camouflée pour dissimuler un homme dans les herbes ou les terrains broussailleux. Combinaison avec cagoule, en tissu bariolé pour un observateur dans un arbre. Illustrateurs Haye et d’Espagnat.

La Guerre documentée no°50 (1917-1918). Blouse camouflée pour dissimuler un homme dans les herbes ou les terrains broussailleux. Combinaison avec cagoule, en tissu bariolé pour un observateur dans un arbre. Illustrateurs Haye et d’Espagnat.

© Collection particulière.

Sur l’autre côté de sa maquette de bateau, Eugène Corbin peint un camouflage d’hiver composé d’ondulations bleues et blanches du plus bel effet, destinées à confondre le bâtiment dans les mouvements aquatiques de la surface de la mer. Aux abords des zones de combats, en toutes saisons, lorsque les arbres n’ont pas été totalement anéantis par les bombardements, ils peuvent constituer des observatoires permettant de dominer les alentours et d’observer les mouvements et intentions de l’ennemi. Mais il est dangereux d’y faire monter un observateur sans lui assurer un minimum de protection. Ce dernier peut être vêtu d’une tenue de teinte neutre ornée de bandes irrégulières plus sombres, donnant l’impression d’ombres portées de branches ou de prolongation de celles-ci, une fois l’homme installé dans l’arbre. Ce principe n’est valable que pour une observation rapide et occasionnelle.

Les camoufleurs français ont, de préférence, construit et mis en place en très grande quantité des sosies d’arbres en bois et en résine enrobant un blindage protecteur : à l’aide de crampons fixés à l’intérieur, un observateur s’installe sur un siège en haut de l’arbre pour observer l’adversaire, et communique ses constatations à un téléphoniste situé au pied du blindage qui transmet à la batterie d’artillerie du secteur les indications de tir.

Mais pour les paysages enneigés des forêts vosgiennes et alsaciennes, notamment, les chasseurs alpins revêtent des tenues blanches comme neige qui les confondent efficacement dans l’environnement.

À l’automne 1917, lors de l’intervention franco-anglaise (6e armée et éléments britanniques) en soutien aux Italiens au bord de la déroute après la poussée austro-allemande à Caporetto (Vénétie), Guirand de Scévola est chargé d’organiser une section de camouflage pour accompagner les services de la 6e armée. Il part fin septembre, avec une équipe d’artistes expérimentés et un stock de matériel de base. Le terrain montagneux dans lequel les camoufleurs doivent opérer les contraint à des adaptations : le camouflage horizontal qu’ils sont habitués à pratiquer sur le front français n’est pas exploitable. En outre, avec l’arrivée de l’hiver et de la neige, les ombres portées sont révélées avec plus de netteté alors que l’aviation autrichienne se montre particulièrement active et bombarde les cantonnements. Pour camoufler les voies d’accès qui les font repérer, on utilise essentiellement des bandes de calicot blanc, généralement de vieux linges provenant des hôpitaux et des blanchisseries italiennes : fixées sur des piquets-supports, ces bandes se révèlent efficaces.

La synthèse des saisons

Carte d’échantillons du camouflage montrant les couleurs dominantes du sol vu d’avion, selon les secteurs du front. L’Illustration, samedi 3 janvier 1920.

Carte d’échantillons du camouflage montrant les couleurs dominantes du sol vu d’avion, selon les secteurs du front. L’Illustration, samedi 3 janvier 1920.

© Collection particulière.

Pendant la Grande Guerre, toutes les armées ont eu recours au camouflage, mais aucune n’a officiellement homologué de tenues spécifiques pour la protection du combattant. Il faut dire que la question est délicate à trancher : le tissu de camouflage doit épouser à la fois les terrains et les saisons. Pourtant, l’utilisation du tissu camouflé pour des uniformes qu’avait proposée Louis Guingot va connaître, après la Grande Guerre, une diffusion dans toutes les armées du monde. L’idée fait son chemin à partir de 1929, lorsque l’armée italienne conçoit une tela mimetizzata (toile camouflée) pour réaliser des tentes individuelles. En 1937, elle utilise cette toile pour équiper ses parachutistes en blouses de saut et couvre-casques. En décembre 1937, la Waffen SS allemande est dotée elle aussi de vestes camouflées, dont l’usage se répand ensuite dans l’ensemble des formations, réalisées avec une toile bariolée conçue en 1931 pour des tentes. En regard, l’armée britannique fabrique en 1938 des capes antigaz en tissu camouflé puis équipe en 1943 ses parachutistes de tenues camouflées appelés Denison Smock. En 1942, l’armée américaine emploie un tissu à petites taches dans deux versions : « débarquement » et « jungle », surtout pour les Marines combattant dans le Pacifique. Durant la période 1940-1945, deux bataillons de parachutistes de la France Libre sont équipés par les Britanniques de tenues camouflées. La pratique devient ordinaire : les parachutistes envoyés dans des paysages et sous des climats différents sont équipés de camouflages, notamment en Indochine pour les Français. Liée aux parachutistes, la tenue « léopard » est devenue emblématique du soldat d’élite : ceux qui endossent un tel uniforme, du simple soldat au haut gradé, se sentent valorisés. Toutes les armées du monde s’en sont emparées, et il sert indistinctement pour toutes les activités, y compris administratives… loin de la nature9. Le tissu camouflé reste avant tout conçu dans des gammes colorées qui s’accordent avec les lieux et pour des soldats immobiles dans la végétation ou le désert. Seul aménagement de saison : les Chasseurs alpins équipés de sur-casques, sur-vestes et sur-pantalons blancs enfilés selon les saisons et l’altitude.

Par une étrange inversion de sens, le treillis camouflé est porté par des hommes désireux d’être vus, sans rapport avec le paysage et les saisons. Pas étonnant que le monde de la mode s’y soit intéressé, lui assurant une déclinaison civile quasi illimitée.

Maquette de bateau en bois, ivoire et métal, avec essai de camouflage pour l’automne, par Eugène Corbin, 1915.

Maquette de bateau en bois, ivoire et métal, avec essai de camouflage pour l’automne, par Eugène Corbin, 1915.

© Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux.

Maquette de bateau en bois, ivoire et métal, avec essai de camouflage pour l’hiver, par Eugène Corbin, 1915.

Maquette de bateau en bois, ivoire et métal, avec essai de camouflage pour l’hiver, par Eugène Corbin, 1915.

© Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux.

1  Elle est testée sur le 72e R. I. d’Amiens, ainsi que sur le 43e R. I. et le 28e R. I.

2  Pour le député Lambert de SainteCroix, abandonner le pantalon garance, « ce serait renoncer à toutes nos traditions militaires… Cet uniforme est

3  Terme descriptif élégant, employé par un journaliste dans L’Illustrationdu 16 janvier 1915.

4  Conservée à Nancy, au musée historique Lorrain.

5  Cette Commission n’avait pas homologué l’invention géniale du filet de camouflage individuel préconisé en 1912 par le commandant Kopenhague (

6  Certaines tenues de camouflage seront présentées à l’atelier d’Amiens en 1916.

7  Déplacé à Chantilly au début de 1917 où l’on crée de toutes pièces un gigantesque atelier organisé de façon très fonctionnelle. Les ateliers d’

8  Les ouvriers spécialisés sont les menuisiers, charpentiers, tôliers, monteurs, ajusteurs, carrossiers, plâtriers ; de nombreux soldats annamites et

9  Comme le relève Gilles Aubagnac (voir bibliographie), les généraux eux-mêmes apprécient de se faire photographier ainsi vêtus, assis dans leur

Bibliography

Gilles Aubagnac, « Le camouflage et la Grande Guerre : du corps exhibé au corps masqué », in La Grande Guerre des Corps, no spécial de Corps, revue interdisciplinaire, no 12, 2014. Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 91-101.

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La Collection Guingot au musée départemental d’art ancien et contemporain. Louis, Henri et Mercédès, une dynastie d’artistes vosgiens. Catalogue de l’exposition présentée au musée départemental d’art ancien et contemporain, Épinal, du 23 janvier au 10 avril 2009.

Cécile Coutin, « Camouflage : l’art au service de la guerre », in Encyclopédie. Les Guerres de la France au xxe siècle, vol. 2, p. 166-175, Paris, Edilec, 1983.

Cécile Coutin, « Le Camouflage pendant la Première Guerre mondiale », in Historiens et Géographes, no 321, décembre 1988, p. 265-282 ; no 322, mars-avril 1989, p. 217-257.

Cécile Coutin, Tromper l’ennemi. L’invention du camouflage moderne en 1914-1918, Paris, Éditions Pierre de Taillac/ministère de la Défense, 2015 (2e édition).

Félix et Sylvie Gatier, « Le Camouflage de la marine de guerre dans l’œuvre de Pierre Gatier », Neptunia, no 229, p. 3-13.

Pierre Gatier, « Notice historique sur le camouflage des navires de commerce, 3 décembre 1918 ». Manuscrit illustré auquel sont annexés des bulletins et brochures tapuscrits et imprimés. Meaux, musée de la Grande Guerre.

Lucien-Victor Guirand de Scévola, « Souvenirs du camouflage (19 141 918) », Revue des Deux Mondes, janvier 1950, p. 717-733.

Guy Hartcup, Camouflage. A History of concealment and Deception in War, New Abbot, London, North Pomfret, David & Charles, 1979 [Réédition par Pen & Sword Books, 2008].

Charles W. Hinckle, “Camouflage” in Encyclopedia Britannica, vol. 4. Chicago, London, Toronto, Genève, Sydney, Tokyo, Manila, William Benton Publisher, 1969, p. 708-711.

Mimétismes, camouflages… Camouflage et trompe-l’œil en couleur, de la nature à l’homme, Actes du colloque international organisé par le Muséum du Havre dans le cadre des « Journées Lennier ». Le Havre, 8-11 novembre 1998. Bulletin trimestriel de la Société géologique de Normandie et des amis du Muséum du Havre, tome 86, fascicule 3-4, 3e et 4e trimestres 1999.

Tim Newark, Camouflage, Introduction de Jonathan Miller, Londres, Imperial War Museum et Thames & Hudson Ltd, 2007.

R. Nouveau, « Le Camouflage de guerre » in Études touloises, no 4, fasc. 2, 1975, p. 42-45.

Ilse Bogaerts et Werner Palinckx (dir.). Le Camouflage sous les projecteurs/Camouflage Takes Centre Stage [actes du congrès international sur les uniformes organisé par le Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire en collaboration avec l’ICOMAM. Bruxelles, 13-15 octobre 2010], Bruxelles, Musée royal de l’Armée et d’Histoire militaire, 2014.

Albert Roskam, Dazzle painting. Kunst als camouflage. Camouflage als kunst, Rotterdam, stichting kunstprojecten en Uitgeverij van Spijk, 1987.

Frédéric Thiery, « La première veste de camouflage de guerre du monde est inventée par Louis Guingot », in Guerres mondiales et conflits contemporains, no 227, 2007/3, p. 7-21.

Jane Tynan, British Army Uniform and the First World War. Men in Khaki, New York, Palmgrave Macmillan, 2103.

Notes

1  Elle est testée sur le 72e R. I. d’Amiens, ainsi que sur le 43e R. I. et le 28e R. I.

2  Pour le député Lambert de SainteCroix, abandonner le pantalon garance, « ce serait renoncer à toutes nos traditions militaires… Cet uniforme est consacré par la gloire, et je dirai sacré par la défaite [de 1870] : la revanche doit donc être obtenue par des soldats portant le même uniforme, afin de laver l’outrage et le déshonneur ». Il rejoint l’avis du général de Chabaud-Latour pour lequel « c’est un uniforme légendaire ».

3  Terme descriptif élégant, employé par un journaliste dans L’Illustration du 16 janvier 1915.

4  Conservée à Nancy, au musée historique Lorrain.

5  Cette Commission n’avait pas homologué l’invention géniale du filet de camouflage individuel préconisé en 1912 par le commandant Kopenhague (conservé au Musée de l’Armée à Paris).

6  Certaines tenues de camouflage seront présentées à l’atelier d’Amiens en 1916.

7  Déplacé à Chantilly au début de 1917 où l’on crée de toutes pièces un gigantesque atelier organisé de façon très fonctionnelle. Les ateliers d’Amiens sont alors remis aux Britanniques dont la zone d’action s’est étendue dans le secteur.

8  Les ouvriers spécialisés sont les menuisiers, charpentiers, tôliers, monteurs, ajusteurs, carrossiers, plâtriers ; de nombreux soldats annamites et d’Afrique subsaharienne sont présents et environ 10 000 femmes.

9  Comme le relève Gilles Aubagnac (voir bibliographie), les généraux eux-mêmes apprécient de se faire photographier ainsi vêtus, assis dans leur bureau, un stylo à la main.

Illustrations

Faune, Versailles, 05/02/2018

Faune, Versailles, 05/02/2018

© Mathieu Chevé

Les nouveaux uniformes de couleur réséda proposés pour l’armée française.

Les nouveaux uniformes de couleur réséda proposés pour l’armée française.

Le Petit Journal, no 1066, 23 avril 1911.

Carte postale montrant le contraste entre les uniformes britannique et français, 1914.

Carte postale montrant le contraste entre les uniformes britannique et français, 1914.

© Collection particulière.

Tireur d’élite turc, repéré malgré son camouflage et capturé par des soldats britanniques. Gallipoli, mai 1915.

Tireur d’élite turc, repéré malgré son camouflage et capturé par des soldats britanniques. Gallipoli, mai 1915.

© Collection particulière.

Photographie stéréoscopique de Guirand de Scévola faisant une démonstration de tenue camouflée composée d’une blouse, et d’une cagoule de son invention : la scévolette, 1915.

Photographie stéréoscopique de Guirand de Scévola faisant une démonstration de tenue camouflée composée d’une blouse, et d’une cagoule de son invention : la scévolette, 1915.

© Musée de la Grande guerre du pays de Meaux.

Cape en toile écrue parsemée de taches de couleurs verte et brune, par Eugène Corbin et Louis Guingot, 1914-1915.

Cape en toile écrue parsemée de taches de couleurs verte et brune, par Eugène Corbin et Louis Guingot, 1914-1915.

© Musée de la Grande guerre du pays de Meaux.

La Guerre documentée no°49 (fin 1917). Couverture. Illustrateurs Haye et d’Espagnat.

La Guerre documentée no°49 (fin 1917). Couverture. Illustrateurs Haye et d’Espagnat.

© Collection particulière.

La Guerre documentée no°50 (1917-1918). Blouse camouflée pour dissimuler un homme dans les herbes ou les terrains broussailleux. Combinaison avec cagoule, en tissu bariolé pour un observateur dans un arbre. Illustrateurs Haye et d’Espagnat.

La Guerre documentée no°50 (1917-1918). Blouse camouflée pour dissimuler un homme dans les herbes ou les terrains broussailleux. Combinaison avec cagoule, en tissu bariolé pour un observateur dans un arbre. Illustrateurs Haye et d’Espagnat.

© Collection particulière.

Carte d’échantillons du camouflage montrant les couleurs dominantes du sol vu d’avion, selon les secteurs du front. L’Illustration, samedi 3 janvier 1920.

Carte d’échantillons du camouflage montrant les couleurs dominantes du sol vu d’avion, selon les secteurs du front. L’Illustration, samedi 3 janvier 1920.

© Collection particulière.

Maquette de bateau en bois, ivoire et métal, avec essai de camouflage pour l’automne, par Eugène Corbin, 1915.

Maquette de bateau en bois, ivoire et métal, avec essai de camouflage pour l’automne, par Eugène Corbin, 1915.

© Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux.

Maquette de bateau en bois, ivoire et métal, avec essai de camouflage pour l’hiver, par Eugène Corbin, 1915.

Maquette de bateau en bois, ivoire et métal, avec essai de camouflage pour l’hiver, par Eugène Corbin, 1915.

© Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux.

References

Bibliographical reference

Cécile Coutin, « Se fondre dans le décor », Modes pratiques, 3 | 2018, 330-339.

Electronic reference

Cécile Coutin, « Se fondre dans le décor », Modes pratiques [Online], 3 | 2018, Online since 18 September 2023, connection on 05 November 2024. URL : https://devisu.inha.fr/modespratiques/420

Author

Cécile Coutin