Le Temps étonné s’inquiète. Devant l’apparition inattendue des fleurs au milieu des frimas, il s’écrie :
« Le froid cruel règne encore.
Tout est glacé dans les champs.
D’où vient que Flore
Devance le Printemps1 ? ».
Ainsi est-ce un petit désordre cosmique qui inaugure la tragédie lyrique d’Atys, « l’opéra du roi ». Toutefois, l’apparition prématurée de Flore parmi les glaces n’est plus que le souvenir très atténué et « dévitalisé » du spectacle du monde renversé auquel donnait lieu, dans les ballets du début du siècle, l’hybris démesurée de quelque magicienne néfaste opposée à l’ordre cosmique.
La vision d’un monde en guerre contre lui-même avait effectivement été pendant des décennies le topos dominant du ballet de cour français. Dans cette mise en scène de la désorganisation cosmique, l’habit et son « économie visuelle » avaient joué un rôle de premier ordre, nécessaire à cette machine allégorique de nature à la fois spirituelle et politique, en particulier dans la forme « grotesque » adoptée par le genre dans les décennies 1620 et 1630. Dans ce cadre, on devine aisément l’importance qu’ont pu prendre les habits relatifs aux saisons et à d’autres figures du temps cosmique, telles que les mois ou les signes du zodiaque.
En dépit du caractère « saisonnier » de la majorité des ballets de cour2, il convient de considérer le genre avant tout comme un système allégorique « hors temps », en ce sens que la saison hivernale ne détermine pas particulièrement les formes, couleurs et motifs des habits auxquels il donne lieu. Nourri par une culture emblématique commune à toute l’Europe renaissante, favorisée par le succès international que connaissent alors certains recueils d’emblèmes, l’habit de ballet paraît donc en soi bien éloigné du système saisonnier de la mode tel que nous l’entendons aujourd’hui, système que le xviie siècle ne connaissait d’ailleurs pas en tant que tel3. Pour autant, on n’en observe pas moins une certaine porosité entre la mode et l’habit de ballet, et plus généralement de théâtre. Les influences réciproques ne sont pas rares. En témoigne en particulier, dans les décennies 1660 et 1670, le lancement et la diffusion, à la cour de Louis XIV, du célèbre habit à rhingrave. Créé au moment où, peu avant le retrait de scène du roi danseur, le ballet de cour amorce son déclin, cet extravagant habit surchargé de lanières et de nœuds de ruban, et amené, au-delà de la noblesse, à se « vulgariser » au sein de la bourgeoisie, réinvestit notamment et transpose dans le costume civil les lambrequins du costume à l’antique initialement réservé dans le ballet à l’épiphanie du corps monarchique. En témoignerait également, suite aux inventions vestimentaires de Jean I Bérain pour l’Amadis (1684) de Lully, la mode des manches en Amadis qui, dit-on, en découlerait. Dans l’autre sens, et plus en amont dans le siècle, la mode a pu constituer, ainsi qu’on le verra, un levier comique permettant, en jouant sur la désuétude vestimentaire, de railler certaines personnalités ou certaines nations, notamment l’Espagne, grande rivale politique de la France de Louis XIII sur l’échiquier européen. On observe enfin parfois, même si cela se manifeste sous une forme transposée, une certaine fidélité de l’habit de ballet aux registres chromatiques de l’habit commun : si les casaques de la vénerie de Louis XIII sont composées de rouge, de bleu et de blanc, leurs cousines sophistiquées, destinées à certaines figures cynégétiques de ballet, transposent en suivant une sorte de « vraisemblance extraordinaire » cet ensemble chromatique dans l’incarnadin, le bleu céleste et l’argent.
Toutefois, on voit bien à travers ces exemples que le rapport entre mode et costume n’intéresse pas directement la notion de saison en tant que telle, qui reste alors réservée au registre, distinct, de l’allégorie. On peut en revanche déceler, à travers les allégories, l’existence d’une certaine typologie de formes, de couleurs et de motifs associés à la figuration des saisons, mais celle-ci se transforme au cours du siècle et accompagne le passage qui s’opère entre le système allégorique tardo-maniériste, relevant de l’emblématique abstraite et cryptée de la Renaissance à laquelle appartiennent encore les ballets de Louis XIII, et le système allégorique « baroque », de nature beaucoup plus imitative et « impressionniste », à l’œuvre dans les ballets de Louis XIV. Par exemple, si la couleur verte renvoie encore prioritairement en 1600 à la notion d’espérance, elle est bien plus largement employée en 1670 pour caractériser des figures printanières, sylvestres et agrestes. Si l’on se sert encore bien volontiers sous Henri IV et Louis XIII de la personnification d’un mois ou d’un dieu pour évoquer une saison, les spectacles louis-quatorziens favorisent plus largement l’imitation « naturaliste » des végétaux qui la caractérisent.
Comment les caractéristiques des habits réservés aux saisons et à leurs figures corollaires sont-elles plus spécifiquement mises en jeu au sein de l’allégorie du monde renversé que le ballet met en scène ?
Origines, fonctionnement et enjeux du ballet de cour français
Le grand spectacle royal français par excellence que fut, avant l’avènement de la tragédie lyrique, le ballet de cour, était loin de constituer un divertissement futile. Les sommes colossales que l’Argenterie royale pouvait dépenser pour la mise en œuvre de telles représentations4 montrent assez l’importance qui était accordée à un spectacle où le roi se mettait lui-même en scène aux yeux de l’ensemble de sa cour et des représentants des cours étrangères. Ultime survivance et chant du cygne, en plein xviie siècle, de l’esprit des fêtes de la Renaissance, le ballet de cour reposait sur le principe de la correspondance entre macrocosme et microcosme. À ce titre, il constituait à l’échelle humaine un reflet du bal des astres et d’un ordre cosmique que, sur terre, la seule présence royale était à même de garantir.
Pour mieux en exhausser la vertu pacificatrice et ordonnatrice, tout ballet de cour reposait sur la mise en scène préalable d’un monde renversé par l’action désorganisatrice d’une instance néfaste constituant à la fois un défi à la perfection toute divine de la machine du monde, à l’autorité royale et à l’ordre social, la révélation du corps mystique de la monarchie cristallisée sur le corps physique du roi5 permettant seule in fine de rétablir l’ordre préalablement mis à mal.
Depuis le Ballet Comique de la Royne (1581), l’instance néfaste qui est la cause de ce désordre est le plus souvent une magicienne, d’abord cachée mais amenée à se dévoiler au cours de la représentation. Dans les décennies 1620 et 1630, la veine des ballets-mascarades, spectacles composés d’un enchaînement d’entrées fantasques, ne fera en réalité que décliner ce schéma sur un mode grotesque sans le faire disparaître.
L’organisation spatiale du lieu traditionnellement dévolu au ballet est à l’image de l’antagonisme entre ordre et désordre, et il faut également, à l’instar des éléments visuels qui le structurent, lui accorder une attention. Ces fêtes sont conçues, non pour des scènes de théâtre à l’italienne, mais pour des salles palatiales rectangulaires et polyvalentes, munies d’un « bas bout » par lequel s’effectuent les entrées des danseurs, et à l’opposé d’un « haut bout » où se dresse le dais royal ou princier6. Les proportions de ces architectures, construites sur la base de rectangles d’or, couvertes le plus souvent d’une voûte en berceau ou en anse de panier, parfois azurée et constellée, renvoient symboliquement à la perfection céleste. En outre, la disposition du public, qui entoure l’espace de la représentation situé au milieu de la salle, entraînant de fait une grande variété de points de vue, le spectacle conçu pour s’y dérouler reflète une conception bigarrée du monde fondamentalement ancrée dans la notion de variété7. Dans le Ballet Comique de la Royne, Circé, la magicienne perturbatrice, située au bas bout, est spatialement opposée à un Henri III qui, à la fois solaire et jupitérien, incarne au haut bout le principe ordonnateur du monde. Orientée vers une résolution des désordres conflictuels, l’intention de ce ballet, comme de ceux qui suivront, est de nature essentiellement propitiatoire. Il s’agit, à travers la mise en scène du désordre et celle du retour à l’ordre qu’assure la présence du monarque, de garantir la concorde et la paix dans le royaume. C’est aussi aux mouvements réglés de la danse, reflet terrestre du bal des astres, de capter par analogie les influences célestes positives et de les répandre sur la terre pour favoriser cette pacification8. C’est ici, parmi les autres supports visuels du « dispositif dramatique », que l’habit et le textile jouent un rôle non négligeable, voire essentiel.
L’habit de ballet comme cristallisation de la folie macrocosmique : dualité, paradoxe et contradiction
L’instabilité cosmique fait effectivement l’objet dans la fête de cour d’une matérialisation concrète, notamment par le costume, qui confère une densité et une prégnance particulière à cette notion.
La magicienne néfaste, ou l’ambiguïté d’une figure duelle du dérèglement cosmique et « psychique »
Son habit fait de la magicienne néfaste une figure proprement visuelle du dérèglement. Créature en proie à des passions déréglées, non régulées par la raison, elle renvoie en elle-même à la fois aux notions de complémentarité, d’écart et de dissonance9, ce que l’habit tend à cristalliser visuellement. C’est effectivement à ce titre que l’un des principaux attributs visuels originels de la magicienne est la robe mi-partie, caractérisée par une franche dualité chromatique, à la fois complémentaire et dissonante. Par le biais de cet habit, le corps de la magicienne cristallise visuellement, mais parfois de façon ambiguë, à la fois positive et négative, le désordre résultant de l’écart qui la définit. Ainsi, dans le Ballet Comique de la Royne, Circé, personnification de la Nature, représente le cycle réglé et bénéfique des saisons de l’année, mais aussi, par sa vêture, une robe mi-partie d’or jaune et d’or blanc, le mélange instable et donc potentiellement néfaste des contraires10. Cette ambiguïté se retrouve dans les avatars parodiques que les ballets grotesques proposent de cette figure, même si tous ne sont pas directement vêtus de façon mi-partie et déclinent la notion de dualité par le biais de la rayure. À l’image de la dualité chromatique de la robe de Circé, magicienne née de l’union d’une humide naïade et de la chaleur du soleil apollinien, les couleurs et motifs des habits de ces figures désorganisatrices du temps cosmique relèvent donc d’un système de représentation très symbolique et abstrait, très faiblement voire pas du tout imitatif.
Démons élémentaires, saisons, zodiaque, quartiers du monde et tempéraments
La magicienne domine les forces élémentaires de la nature, qui apparaissent le plus souvent sous l’aspect de figures des quatre éléments. Les saisons, figures du temps cyclique [fig. 1] auxquelles au moins quatre ballets sont nommément consacrés entre 1603 et 169511, leur sont directement associées, à l’instar de celles des mois ou des signes du zodiaque, et de personnifications liées symbolisant les quartiers du monde et les tempéraments.
Très explicitement présentes dans le Ballet Comique de la Royne, ce sont les mêmes forces cosmiques qui, sous forme d’esprits assujettis à la magicienne Armide, apparaissent dans La Délivrance de Renaud (1617) pour enchaîner le héros dans l’oisiveté et les plaisirs.
Ce sont encore des esprits de ce type qui, rendus fous par l’anéantissement du pouvoir de la magicienne, se métamorphosent en monstres [fig. 2] dont l’apparence renvoie probablement en partie à des signes zodiacaux, ouvrant la voie, dans le ballet grotesque [fig. 3], ainsi que nous allons l’expliquer, à de véritables conflits et anomalies cosmiques. La dimension « cosmique » de l’habit devient particulièrement prégnante dans ses formes, matières et couleurs à partir des décennies 1620 et 1630, précisément au moment où le ballet revêt cette forme étrangement grotesque, sévèrement critiquée par la suite, lorsque seront durablement fixées les règles classiques du théâtre. Ce nouveau genre semblant accorder moins d’importance aux feintes théâtrales en elles-mêmes, c’est le costume qui prend alors proprement en charge la dimension scénographique, instaurant un rapport très subtil, complexe et duplice entre le voir et le dire, qui s’accorde particulièrement bien à la représentation topique d’un monde divisé, renversé, pris de folie et en guerre contre lui-même.
L’épisode, à l’acte IV du ballet des Fées des Forêts de Saint-Germain, de l’« espouvantable ballet des Couppe-bras et testes12 », semble à cet égard tout à fait manifeste. Ce « carnage dansé », dans lequel quatre combattants s’entremutilent, paraît être tout autre chose, si l’on se donne la peine d’y regarder de plus près, qu’un simple combat fantaisiste et grotesque. La comparaison avec les comptes relatifs aux fournitures employées pour ces costumes13 donne à penser que le dessin du Louvre14 est, dans l’ensemble, relativement fidèle à la réalité, même si les accessoires n’y sont pas spécifiés. En regardant ce dessin de gauche à droite, on s’attache d’abord à l’habit du premier personnage. De couleur brune, il est enrichi de curieux ornements rouges qui associent ce qui semble être une queue de crustacé à un bandeau courbe comportant une inscription, illisible sur le dessin. Les comptes de l’Argenterie royale mentionnent effectivement cette coloration brune, quasiment unique dans ce ballet, sur des chausses15 et lambrequins16 de satin tanné17, destinés à un esprit combattant. L’adversaire de celui-ci, coiffé d’un escargot géant et muni de genouillères en mascarons de têtes de lions, est vêtu d’un costume alliant roupille18 et chausses plissées dont les véritables teintes, d’après les comptes, sont le cramoisi19 et le blanc. L’association de ces tonalités impériales et martiales qui, selon Ripa, caractérisent ensemble l’intrépidité et la constance, avec les têtes de lion conférant une dimension plus terrible20 au costume, cherche vraisemblablement à situer celui-ci dans l’univers de la terrible vertu guerrière. Cependant, selon un singulier procédé d’antithèse, l’esprit combattant porte sur la tête un gros escargot, animal de la lenteur que Ripa mentionne dans l’une des allégories de l’indolence, et qui entre en contradiction avec les ornements précédents. L’ensemble invite donc visiblement le spectateur à reconnaître en ce combattant l’oxymore d’une « paresseuse intrépidité ». Le troisième combattant [fig. 3] est le seul des quatre personnages dont le costume semble explicitement faire référence à la squamata21 latine, bien que les comptes ne mentionnent à son propos qu’un « grand pourpoint22 » gris complété d’un bas de saie23 de satin bleu (et non pas blanc) et de lambrequins de cuir doré. Il s’agit donc probablement d’un costume « à l’antique » gris, bleu et or, que complète cependant un petit manteau fiamette24 que l’on ne voit pas dans le dessin. C’est par sa forme, plus que par ses tonalités, que cet habit relève de l’univers martial, même si le manteau fiamette peut éventuellement renvoyer au « feu » d’un tempérament vif. L’aspect du dernier combattant semble plus inquiétant. Son costume dentelé et hérissé d’ailes de chauve-souris [fig. 3], facilement identifiable dans les comptes, associe des tonalités vertes et noires. On remarque néanmoins, selon un autre effet d’antithèse, qu’un grotesque « bonnet de nuit », en soulignant de façon ridicule le caractère nocturne du personnage, vient en tempérer la dimension surnaturelle. À première vue ne semblent donc régner dans ces quatre costumes que les notions « anti-unitaires » de variété et de paradoxe.
Cependant, si l’on revient sur l’intrigante figure vêtue de « tanné », on s’aperçoit que cette singularité chromatique relève d’une intention parodique plus précise qu’il ne semble, et qui peut faire accéder le spectateur à un autre niveau de lecture de l’entrée. Cette couleur appartient à la gamme des bruns, qui est le plus souvent consacrée dans les recueils iconologiques à des personnifications peu positives, ou alors associées à la terre. Toutefois le tanné, chez Ripa comme chez Baudoin, est aussi et surtout l’attribut chromatique du mois de Mars, personnification potentiellement cohérente dans le cadre d’une entrée de ballet belliqueuse. Ce mois, selon une relation que Ripa prend soin de souligner malgré son évidence, tire son nom du dieu de la guerre. L’auteur de l’Iconologia nous renseigne par la même occasion sur le sens de sa couleur emblématique, que Baudoin, fidèle à son modèle italien, explique en ces termes :
Il [le mois de Mars] est vestu de tanné, d’autant que cette couleur est composée de noir et de rouge, tellement que par l’un est denotée la couleur de la terre, & par l’autre qui est le rouge, la force & vertu d’elle-mesme, laquelle en ce mois-là, fortifiée de la chaleur du Soleil, fait pousser les plantes, & reschauffe tous les animaux25.
On remarque que la composante rouge du tanné, isolée dans les ornements en forme de crustacés, fait elle-même sens dans le contexte belliqueux de l’entrée. On pourrait donc bien être tenté d’assimiler ce coupe-tête à une personnification du mois de Mars. Cependant, cette association est gênée par le fait que ce mois arbore normalement le signe zodiacal du bélier, et non ces grotesques crustacés, dont on finit par comprendre qu’associés au petit bandeau courbe rappelant en miniature le cercle du zodiaque, ils renvoient à l’écrevisse emblématique du signe du cancer. Or, celui-ci est normalement l’attribut du mois de juin. Beaudoin, reprenant à nouveau Ripa, expose en ces termes sa valeur symbolique : « L’escrevice signifie que le Soleil arrivant à ce Signe commence de rebrousser en arrière, & de s’esloigner de nous, c’est-à-dire d’aller à recullons comme fait cet animal26 ». Dès lors se révèle la dimension grotesque et parodique du coupe-tête tanné : tout en faisant figure d’un paradoxal « combattant à reculons », il constitue au-delà une véritable anomalie zodiacale qui véhicule l’idée d’un dérèglement du cycle du temps cosmique et des saisons. La notion de dérèglement se trouve d’autant plus renforcée que le signe du cancer est la maison zodiacale de la Lune27, astre alors considéré comme celui des déréglés d’esprit. On voit ici à quel point le thème sélénite, sensible dans les vers du ballet comme dans sa relation officielle, constitue un équivalent astral à celui de la folie humaine, autorisant, sous l’égide de la folie cosmique, des jeux de discordances et de paradoxes. Un tel rapport entre le macrocosme des influences astrales et le microcosme des tempéraments humains se situe dans le sillage des allégories planétaires largement diffusées à la Renaissance, notamment par la gravure.
L’homme de cour, pétri d’une culture emblématique commune à toute l’Europe de la Renaissance, était donc probablement amené à voir en ce premier combattant un grotesque « Mars-Juin », véritable parodie d’homme zodiacal dont on trouve d’autres variantes dans plusieurs dessins de l’atelier de Daniel Rabel28.
L’hypothèse se renforce si l’on poursuit la lecture de cette « cosmologie caricaturale ». Les têtes de lion que l’adversaire direct du coupe-bras tanné porte en guise de genouillères peuvent dans cette perspective relever d’une allusion au mois de Juillet [fig. 4], dont le lion est le signe emblématique parce que, « animal cruel & chaud de sa nature, [il] signifie que le Soleil passant par ce Signe, produit une chaleur excessive, d’où s’ensuit ordinairement une grande seicheresse29 ». Ripa et Beaudoin rappellent en outre que Juillet a partie liée avec Mars, car « [on] le nommait auparavant Quintilius à cause du nombre, & que commençant par Mars il se trouve le cinquième en ordre30 ». L’identification du second combattant au mois de Juillet n’en paraît donc que plus plausible. Il semble que nous assistions en fait, dans cette lutte opposant deux combattants grotesques dont l’un semble se définir par rapport à l’autre, à une vulgaire querelle de préséance entre mois dévoyés, Juillet l’étant autant que Mars puisque l’aqueuse et froide présence d’un escargot31 sur sa tête contredit celle, aride et solaire, des mufles de lion qui ornent ses genoux. Tout donne donc à penser que la grande Salle du Louvre a bien été le théâtre, à l’hiver 1625, de la « mésomachie » d’un « MarsJuin » contre un « pseudo Juillet ».
Qu’advient-il par la même occasion des deux derniers combattants de l’entrée, que leurs ornements, étrangers au zodiaque, rendent a priori moins propices à ce type d’interprétation ? On décèle chez Ripa et Baudoin que le motif nocturne de la chauve-souris, clairement reconnaissable sur le quatrième combattant, peut renvoyer à la figure de l’Occident [fig. 5]. Cette personnification, relevant des Vents dans la définition de Ripa mais des « quartiers du monde » dans sa version française, est dans les deux cas liée au zodiaque. Baudoin explique la présence des chauves-souris dans cette allégorie vespérale :
« Avecque cela de la façon [que l’Occident] porte la main droite il semble monstrer cette partie de l’Occident où le Soleil se couche, & tient de la gauche des Pavots. Il faut adjouter à cecy que l’Air qui l’enuironne, où volent des ChauvesSouris, est grandement obscur, & l’ombre de cette Figure fort longue32 ».
La couleur majoritairement verte de l’habit de ce combattant ne correspond cependant pas à celle du vêtement de l’allégorie en question qui, dans les éditions italiennes de l’Iconologia, est teint de pourpre. C’est donc une couleur complémentaire, voire opposée à celle de l’allégorie de Ripa qu’arbore le combattant aux chauves-souris, autre phénomène possible d’inversion burlesque.
Or, on s’aperçoit que l’énigmatique adversaire sans tête du soldat aux chauvesouris, brandissant une épée et portant au bord inférieur de sa cuirasse grise un bas de saie de couleur bleue (et non blanche) pourrait en vertu de ces caractéristiques renvoyer parodiquement à cet autre quartier du monde qu’est le Septentrion [fig. 6]. À la suite de Ripa, Baudoin décrit en effet cette personnification comme un guerrier cuirassé, partiellement vêtu de bleu et portant une épée :
« […] Il est couvert d’Armes blanches, en action de tirer l’Espée hors du fourreau ; pour donner à connoistre le naturel indomptable, & la fierté de courage des peuples septentrionaux. Aussi sont-ils, comme dit Petrarque, Ennemis de la Paix, quand une folle envie/Les porte à se vanger aux despens de leur vie. Il porte une Escharpe de bleu Turquin […]33 ».
La querelle des mois paraît donc se doubler d’une guerre des quartiers du monde, dans cette entrée où un Occident carnavalesque semble littéralement faire perdre la tête à un Septentrion de pacotille. Plusieurs indices amènent en tout cas à le penser et incitent à remettre en question, par les singulières relations qui s’établissent entre ces figures et la tradition iconologique, l’idée encore aujourd’hui tenace d’une invention grotesque qui serait régie par la seule fantaisie. Cet épisode du Ballet des Fées semble être au contraire l’un des moments par lesquels ce spectacle se révèle une véritable parodie de ballet sérieux. C’est bien une allégorie désorganisée, voire inversée, de l’ordre du monde que nous donne à voir cette guerre entre des figures parodiques du temps cosmique et des repères cardinaux. Voilà qui, au-delà de la sphère du ballet, inscrit aussi ce genre de spectacles dans la symbolique cosmique d’allégories picturales telles que les Triomphes des Saisons d’Antoine Caron. En témoigne la résonance particulière qui s’établit par exemple entre Le Triomphe de l’Hiver et certaines figures du Ballet des quatre saisons de l’année dansé en 162634, parmi lesquelles se retrouvent les figures tutélaires de Janus et de Vulcain, déjà emblématiques de l’hiver dans le tableau de Caron. D’autres figures montrent que, loin d’être un cas isolé, l’inspiration du Ballet des quatre saisons de l’année est commune à plusieurs ballets d’inspiration grotesque, moins ouvertement cosmiques en apparence. On retrouve par exemple la figure du laquais dans Les Fées des Forêts de Saint-Germain (1625), celle du transi de froid [fig. 6a] dans Le Grand Bal de la Douairière de Billebahaut (1626), celle du tavernier dans ce même ballet et celui du Château de Bicêtre (1632), celle de Janus dans Les Noces de Pélée et de Thétis (1654). Quant aux printaniers jardinier et crieur de fraises, dont les vers orientent la lecture des costumes dans un sens grivois (les fruits du jardinier comme métaphore procréatrice, la fraise comme petit fruit éveillant l’appétit et ne se mangeant pas sans crème), on peut s’en faire une idée approchante grâce à certaines esquisses conservées au Louvre [fig. 6b & c].
La plupart de ces figures, dont le Ballet des Saisons de l’année se sert pour dépeindre métaphoriquement les saisons, participent en même temps, par la bassesse des registres visuel et verbal auxquels elles appartiennent, à la construction d’une image peu relevée et donc imparfaite de celles-ci, qui seconde et renforce l’idée de l’imperfection d’un monde devenu fou. Mais au-delà de ce topos de la désorganisation du monde, qu’est-ce qui peut bien pousser le roi et le grand ordonnateur de ses fêtes, Monsieur de Nemours, à monter à grands frais devant la cour et les ambassadeurs de tels ballets de lunatique humeur ? Quelle intention se cache au-delà du symbolisme cosmique et sous le masque d’une licence a priori purement festive et carnavalesque ? Enfin, comment l’habit est-il mis en jeu pour servir cette intention ?
Des conflits macrocosmiques à ceux du microcosme politique : l’habit outil de double discours
C’est ici qu’il convient de rappeler la nature fondamentalement politique du ballet de cour, genre relevant, ainsi que le précise Anne Surgers, de « cette conception analogique de l’ordre cosmique et de la royauté (…) [qui] avait été théorisée à la Renaissance, en particulier par les lettrés néo-platoniciens européens35 ». Il y a donc une analogie entre l’allégorie cosmique et la fonction politique du ballet, et c’est à ce titre qu’un ballet grotesque tel que celui des Fées des Forêts de Saint-Germain (1625) prend un relief tout particulier dans le contexte contemporain, extrêmement troublé, des soulèvements protestants en France et, à l’étranger, du conflit franco-espagnol en Valteline.
Si l’on observe de plus près la façon dont, sous l’égide de la folie cosmique, interagissent certains costumes et les éléments verbaux qui les accompagnent, qu’il s’agisse des vers du ballet ou des textes publiés à l’occasion de la représentation, on décèle un phénomène de double discours qui prend appui sur une discordance entre le visuel et le verbal et sur leur renversement réciproque.
Dans le Ballet des Fées, l’un des exemples les plus marquants de cette ambiguïté est le ballet des chaconistes espagnols [fig. 7], entrée qui donne lieu à un véritable chef-d’œuvre de double jeu, auquel Louis XIII participe en personne.
On pourrait de prime abord penser que le caractère satirique du spectacle s’estompe ici légèrement, ce que la relation officielle semble corroborer en affirmant que ces Espagnols « montrent qu’en toutes sortes de perfections ils ont de l’avantage » et en insistant sur leur grâce et leur agilité36. Toutefois, un examen attentif des vers permet de déceler derrière cette apparence policée et parfois galante, les thèmes de la duplicité, de la feinte et de la tromperie.
Ces thèmes orientent les costumes, dans un registre ambigu, selon trois axes : l’ambiguïté entre amour et guerre, l’ambiguïté sexuelle et l’ambiguïté de l’identité nationale (entre apparence espagnole et essence française). Le roi et Monsieur de Blainville se présentent effectivement sous l’apparence galante, mais volontairement démodée, de guitaristes portant culottes à lanières et petites capes à l’espagnole, le tout de divers satins de couleurs rose sèche37, céladon, amarante38 et isabelle. Néanmoins, Guillemine la Quinteuse, fée de la musique qui les a précédés, avait préalablement annoncé la venue d’un « jeune Mars », et les vers destinés au roi dans cette entrée révèlent, dans une mise en garde à peine voilée, que derrière la douceur amoureuse des sons de sa guitare, celui-ci conserve « des tons plus forts pour charmer le dieu Mars ». Cela attire l’attention sur le fait que, derrière ses tonalités nuancées, le costume fondamentalement rouge et vert dont il est revêtu emploie une dualité chromatique, potentiellement martiale, attribuée par Ripa à l’Audace. En outre, bien qu’ils le fassent d’une façon atténuée et « galantisée », les costumes portés par le roi et Blainville relèvent déjà, dans la version étique et stéréotypée véhiculée par la mésologie contemporaine, de la virulente caricature de l’Espagnol arrogant, peut-être associée ici à l’idée retorse d’une apparence espagnole « dégrossie » par la grâce française. Les vers destinés aux danseurs qui les accompagnent costumés en femmes espagnoles révèlent, selon le même phénomène de double jeu, la vertu guerrière, d’essence française, que dissimulent ces apparences « espagnolisées » et efféminées.
Probablement cet épisode des Chaconistes est-il, pour cette raison, l’une des premières manifestations de la « guerre en images » anti-espagnole qui sera éclatante dans les décennies 1630 et 1640, mais l’instabilité de la position française incitant sans doute à la prudence, ce caractère polémique ne s’exprime que derrière un masque policé, gracieux, mesuré, en partie galant, et en définitive faussement aimable. Le double jeu mène ici la danse. Démultiplié par l’ambiguïté des interactions entre vers, formes et couleurs, il permet aux Français, sans mettre le feu aux poudres, de manifester leur arrogance et leur belliqueuse vigilance devant les ambassadeurs de la nation rivale.
Appartenant au registre de l’allégorie plus qu’à la sphère de la mode, même s’il lui arrive de jouer avec les formes, matières et couleurs que celle-ci propose, l’habit de ballet connaît sur l’ensemble du xviie siècle une typologie de figures ainsi qu’un répertoire de formes et de couleurs moins rapidement et surtout différemment évolutives de ceux de l’habit civil. Sa transformation est en effet bien plus conditionnée par le passage de l’allégorie cosmique renaissante à la conception baroque du monde que par la seule succession des modes du temps. La chose s’explique par le fait que le ballet, en vertu de l’analogie que le siècle, du moins dans sa première moitié, effectue encore entre macrocosme et microcosme, est considéré comme le reflet terrestre d’un théâtre céleste parfait mais à l’équilibre délicat et fragile. C’est à ce titre que les saisons et autres figures du temps cyclique constituent des éléments particulièrement importants dans ces allégories dansées, et que les habits qui les caractérisent participent à l’image d’un monde perturbé, renversé, sombrant dans la disharmonie, la folie et le chaos. Cela est particulièrement perceptible dans le genre du ballet grotesque qui, faisant de l’habit le véhicule essentiel du sens, favorise en lui des jeux de détournement, d’écart et d’opposition entre formes, matières, couleurs et ornements symboliques, qui débouchent souvent sur des figures de saisons délirantes, de faux mois et de signes zodiacaux dévoyés. Seule la révélation du majestueux et vertueux corps monarchique, cristallisé systématiquement sur le corps physique du roi par un singulier costume à tonnelet au moment final du grand ballet, a raison de ces écarts et rétablit l’ordre mis à mal. En vertu de cette même pensée analogique, le désordre macrocosmique du ballet de cour trouve son image microcosmique dans les conflits politiques. Sous l’égide de la folie, à l’inverse de l’affirmation absolutiste univoque de la future apologétique louis-quatorzienne, le ballet du temps de Louis XIII, tout en permettant habilement aux aspirations les plus contradictoires de s’affirmer en même temps, se révèle ainsi une arme politique d’autant plus redoutable et efficace qu’elle est équivoque et à double tranchant.