Au cours de l’hiver 2015, Robert C. Barber, ambassadeur des États-Unis fraîchement nommé en Islande affiche son enthousiasme sur les réseaux sociaux en visitant les monuments emblématiques de l’île : l’église Hallgrímskirkja de Reykjavik, les geysers de Geysir, les hot dogs réputés de Bæjarins bestu mais surtout, et c’est l’image que retiendra le Iceland Monitor, il poste fièrement une vidéo de son acquisition en boutique d’une lopapeysa, le fameux pull islandais. Coutume locale des plus faciles à adopter, ce pull peuple aussi bien l’imaginaire international de cette île de l’ultra-nord au climat bien souvent froid et capricieux que les placards islandais. Depuis la crise financière de 2008, la puissance évocatrice de ce vêtement a gagné une ampleur inédite. Le chandail à motif jacquard à l’encolure et aux poignets est célébré comme le costume national islandais. Pourtant la lopapeysa ne s’expose pas au musée. À l’échelle de l’histoire du pays, c’est une invention dernier cri. Une fois la tradition inventée, les prétextes à son intronisation s’inventent et puisent dans les valeurs et l’histoire ancienne et très récente de l’Islande, surchargeant de sens cette pièce de lainage. Par les ordinaires bricolages de la mémoire nationale, les Islandais mettent ainsi en concordance leur passé de colonie près de sept siècles durant et leur histoire contemporaine marquée par l’indépendance de 1944 et leur accession en à peine quelques décennies aux premiers rangs des indices de niveau de vie et de développement humain.
Ásdís Ósk Jóelsdóttir, professeure à l’université de Reykjavik, qui déclare ne pas en porter très souvent mais en posséder deux ou trois, vient de publier une étude sur le pull islandais : Íslenska loapeysan : uppruni, saga og hönnun (Le pull islandais, ses origines, son histoire et son design) :
« La lopapeysa est redevenue populaire à un tel point qu’il a été élu cadeau le plus populaire de Noël en 2010. Le pull islandais était à nouveau à la mode ! En même temps que cela se produisait, le tourisme a explosé et, au cours des dernières années, des designers islandais de divers domaines se sont inspirés de la lopapeysa dans leurs collections de manière flagrante aussi bien dans l’utilisation de la laine, que dans les couleurs, les motifs, la technique de tricotage et l’image que représente ce pull ».
La presse internationale redécouvre l’Islande à l’occasion de l’effondrement de son économie. Au milieu des concerts de casseroles de l’hiver 2008-20091, exprimant l’indignation sociale face à la crise, on trouve aussi des happenings de tricoteuses devant le Parlement affirmant « tricoter pour les générations futures ». Interrogées sur leurs solutions alternatives pour pallier la chute de leur niveau de vie, ces Islandaises affirment qu’après avoir presque tout perdu elles ont trouvé un revenu d’appoint en tricotant des pulls à domicile. La crise exhume le tricot. L’image des héros islandais des années 2000, ces « Nouveaux Vikings », aventuriers de la finance, aujourd’hui accusés de la déroute du pays, s’accommodaient assez mal de ce type d’activité désuète. Costume Armani et 4x4 rutilants incarnaient une Islande hyperactive et conquérante.
Le tricot, monnaie coloniale
Ancienne avocate française expatriée en Islande il y a vingt ans, Hélène Magnusson est devenue créatrice de fils à tricoter et de patrons de tricot. Elle propose une nouvelle version modernisée de la lopapeysa, Gamaldags et travaille en collaboration avec le musée du textile islandais de Blonduos dans le nord du pays :
« Quand je suis arrivée en Islande dans les années 1990, personne ne s’intéressait à l’histoire des pratiques anciennes de tricot, les Islandais ne voulaient pas en parler parce que ça leur rappelait le temps où l’on portait des chaussures en peau de poisson. Lorsque l’Islande a accédé à son indépendance en 1944, il y a eu un véritable rejet du passé. La domination danoise était identifiée à la misère qu’avait connue l’Islande pendant des siècles. On s’est donc débarrassé de tout ce qui pouvait symboliser cette pauvreté : les maisons en tourbe, les chaussures en peau de poisson et le tricot aussi2. »
Pourtant le tricot fait bien partie des activités d’autosubsistance élémentaires des fermes qui composent l’essentiel de l’habitat et du mode de vie des insulaires jusqu’au milieu du xxe siècle. La technique du tricot est introduite en Islande au xvie siècle et se diffuse très rapidement grâce à sa simplicité de mise en œuvre et au faible équipement qu’elle réclame. Colonie délaissée de l’empire danois, frappée d’interdiction de toute relation commerciale en dehors de sa métropole, la survie de l’île repose sur l’exploitation quotidienne des ressources naturelles : la pêche, l’élevage de moutons, et la mise à profit de leur laine. Les Islandais tricotent alors pour leurs propres besoins mais surtout pour l’échange et l’exportation. Elsa E. Gudjonsson note : « On tricotait une grande variété de vêtements pour l’usage domestique mais au début du xviie siècle les exportations de chaussettes et de moufles devinrent une importante source de revenus pour les Islandais et ce jusqu’au milieu du xviiie siècle3. » La majorité de cette production est absorbée par le Danemark. Sous le monopole royal danois, entre 1602 et 1855, les pièces tricotées, y compris les chandails, étaient donc primordiales pour la survie des familles ; tous ceux qui le pouvaient se devaient de tricoter, d’où une transmission soigneuse de ces techniques au sein des familles.
Ce « tricot-monnaie » permet aux Islandais de régler leurs taxes et d’acquérir les nombreux produits et matières premières qui leur manquent à commencer par le bois et le blé. Le tricot devient monnaie d’échange : l’évêque Gudbrandur Porlaksson de Holar, mentionne dans ses lettres conservées qu’entre 1582 et 1583 des pièces de tricot, probablement des bas, lui ont été livrées pour les loyers des terres qui lui appartenaient. Une moufle trouvée en 1981 lors de fouilles archéologiques sur le site de la ferme de Stora-Borg, au sud du glacier Eyjafjallajökull, a été datée du début du xvie siècle, c’est probablement l’objet tricoté le plus ancien d’Islande avec un bonnet retrouvé en 1987 à Viðey. Elsa E. Gudjonsson mentionne dix moufles à deux pouces, qui semblent avoir été exportées d’Islande, retrouvées sur des sites archéologiques dans la région de Copenhague. Ces objets remontent au début du xviiie siècle, mais la plupart de ceux que l’on a retrouvés à ce jour datent des xixe et xxe siècles.
Le document d’export le plus ancien qui mentionne des vêtements tricotés date de 1624 : les Islandais exportent plus de 72 000 paires de chaussettes et 12 000 paires de moufles à double pouces, cette année-là. L’exportation de chandails est mentionnée pour la première fois en 1743, année au cours de laquelle plus de 1 200 pulls sont exportés ainsi que 200 000 paires de chaussettes et 110 000 paires de moufles. L’Histoire particulière de l’Islande publiée en 1779 offre un tableau du commerce islandais avec le reste du monde :
« Le principal commerce des Islandais consiste en bestiaux qu’ils conduisent dans les ports. Là, ils les tuent et les livrent à la Compagnie danoise, après en avoir ôté la tête et les entrailles ; les Danois salent ces viandes et les emportent dans des tonneaux. Les autres marchandises qu’on exporte d’Islande sont du beurre, de l’huile de poisson, des marchandises de laine, telles que du wadmel, des camisoles grossières et médiocres, des gants et des bas, de la laine brute, des peaux de mouton, d’agneaux et de renard, de l’édreidon (de l’edeir) et diverses plumes […] Les marchandises qu’on apporte en retour aux Islandais, sont du bois de charpente et de menuiserie, beaucoup d’hameçons et de fers à cheval, du vin, de l’eau-de-vie, du blé, du tabac, du pain, de la farine, du sel, de la grosse toile et quelques soieries. Tout ce que les Islandais reçoivent, ils le payent avec leurs denrées […] et le reste en argent comptant, dont cependant on fait peu d’usage4. »
L’exportation de pulls atteint son maximum en 1849, année où plus de 8000 pièces sont exportées. L’Islande compte seulement 80 000 habitants à la fin du xixe siècle5. Pour autant, aucune trace du fameux pull islandais avec sa bande en jacquard dans toutes ces archives. Les voyageurs comme Paul Gaimard, missionné en 1835 pour rechercher les traces du navire La Lilloise disparu en 1833, constatent la pauvreté et le mode de vie frustre des Islandais soumis à la férocité du climat arctique, aux épidémies et à leur isolement du monde : « La couleur nationale est noire ; de sorte qu’à la première arrivée dans le pays on se figurerait que tout le peuple est en deuil6. » L’essentiel du vêtement islandais est en effet alors confectionné à partir du vadmel, un drap noir alors très répandu au Danemark et dans les autres pays scandinaves.
Les exigences danoises en matière de production d’articles tricotés mobilisent toutes les générations des foyers ruraux comme le précise Hélène Magnusson :
« Le tricot est devenu la deuxième source de revenus après la pêche et tout le monde tricotait. C’est pratique [le tricot] on l’emmène partout. Les femmes, les enfants, les hommes tricotaient tout le temps, des chaussettes par milliers. On dispose de registres très précis des autorités danoises, il y a même des recommandations du gouvernement sur les quantités produites, par exemple, pour les hommes : quatre paires de chaussettes par semaine. Donc on tricotait tout le temps, dès qu’on avait un moment de libre. Ces articles tricotés étaient ensuite exportés en Europe pour la classe ouvrière et agricole. »
On trouve des précisions dans les travaux d’Elsa E. Gudjonsson :
« Les femmes qui travaillaient devaient faire une paire de chaussettes par jour, deux femmes en tandem et se faisant face devaient produire six corps de pull ou quatre pulls entiers par semaine, les enfants : une paire de moufles à un pouce par semaine et la charge de travail augmentait avec leur âge. Les gens tricotaient donc très vite et à chaque fois que l’occasion se présentait, pas seulement pendant les pauses dans leur temps de travail mais aussi en extérieur en gardant les bêtes ou simplement en se déplaçant, même en hiver. La haute saison du tricot s’étend du début de l’automne jusqu’au Nouvel An, surtout pour pourvoir aux besoins de vêtements chauds, mais aussi parce que les vêtements tricotés pouvaient être vendus en ville avant Noël. C’était un moment de grande effervescence la nuit quand les doigts étaient si endoloris malgré les dés à coudre faits de peau de mouton. »
L’invention de la lopapeysa
Le métier à tisser était resté l’apanage des femmes mais l’introduction du tricot permet aux enfants et aux hommes de contribuer à la subsistance de la famille. Ásdís Ósk Jóelsdóttir explique :
« Les hommes tricotaient mais cela a changé. La demande de produits tricotés en provenance d’Islande a diminué à la suite de la Révolution industrielle au xixe siècle. Les Islandais ont commencé à mécaniser l’industrie de la laine vers 1880 et sont ensuite devenus des exportateurs de laine brute en augmentant leur cheptel de moutons. En 1908, les usines de laine ont créé le fil lopi, matière première du futur pull islandais. Après cela, les enfants et les hommes ont cessé de tricoter. C’est aussi la raison pour laquelle les femmes islandaises ont commencé à utiliser davantage le lopi non filé pour les pulls « fastknit » avec des boucles lâches et épaisses pour les vêtements d’éleveurs et de pêcheurs. »
Jusqu’à la fin du xixe siècle, les deux types de poil du mouton étaient travaillés séparément. L’un pour les lainages fins, les sous-vêtements ou les dentelles, tandis que l’autre était réservé aux pièces plus grossières, les vêtements de travail ou d’extérieur. Les deux fibres sont désormais travaillées ensemble dans les usines de laine. Ce fil lopi, primordial dans la composition d’une lopapeysa n’est pas issu de la tradition du fait main mais s’avère être le fruit des limites techniques de la mécanisation du filage de la laine. Analyse savante de Gudrun Helgadottir, professeure au département du tourisme de l’université d’Holar :
« La toison [du mouton islandais] comprend deux types de poil : une couche intérieure de poils courts et doux, þel, et une couche extérieure de poils plus longs et plus grossiers, tog, qui agissent comme un imperméable sur la couche interne. Avant l’industrialisation, alors que la laine était exclusivement travaillée à la main, les deux types de fibres étaient séparés et utilisés différemment pour divers types de textiles. La qualité du travail de la laine dépend largement de cette séparation consciencieuse et de l’exploitation des différentes qualités. La mécanisation n’a jamais produit de technique capable de remplacer la main humaine dans ce processus7. »
Dès les années 1920, le temps manque pour tricoter du fait de l’exode rural vers les côtes où se concentrent les activités, notamment de pêche, et du fait de l’augmentation du travail des femmes en dehors du foyer familial. Des solutions pour un tricot plus rapide au moyen du lopi sont inventées. Le lopi prêt à tricoter rend le travail de filage préalable inutile et les aiguilles à tricoter circulaires sont adoptées dans les années 1930, permettant de concevoir des pièces tubulaires sans avoir à coudre différentes parties du tricot à plat exécuté à l’aide d’aiguilles droites. Ásdís Ósk Jóelsdóttir retrace l’invention de la lopapeysa :
« Des pulls tricotés en lopi islandais apparaissent dès 1912, plus volumineux et tricotés de manière plus lâche que les pulls féroïens, norvégiens ou suédois qui étaient tous pareillement blancs avec un motif sombre. La version islandaise n’avait alors pas de motifs, si ce n’est un effet noir et blanc obtenu en utilisant un fil moucheté. Ils sont les prédécesseurs des lopapeysur dans la mesure où le fil lopi est utilisé. Du fait de la Première Guerre mondiale et de l’interruption des relations commerciales, les grands magasins fermèrent et les importations de prêt-à-porter cessèrent pour l’essentiel de même qu’au moment de la récession du début des années 1930, l’Islande a dû recourir à sa propre laine et au fil lopi. Par exemple, c’est seulement à ce moment-là que l’on voit apparaître des pulls pour femmes tricotés à la main. Ce fil a probablement gagné en popularité auprès des femmes de la classe ouvrière, pour lesquelles le tricot était une activité qui allait de soi et utile pour joindre les deux bouts. Le lopi était une innovation bienvenue au moment où les emplois se raréfiaient en zone rurale : il était bon marché, et permettait l’exécution très rapide de pièce de vêtements. Mais dans les villes très peu savaient encore simplement tricoter. Les tendances venues de l’étranger influençaient la mode islandaise et porter des vêtements faits de tissus importés cousus à l’aide des nouvelles machines à coudre était un signe d’élégance. Pour les plus fortunés, certains magasins de Reykjavík vendaient des vêtements de prêt-à-porter et des vêtements faits sur mesure, selon les dernières tendances. Cette évolution est également liée aux importations de machines à tricoter qui augmentèrent de manière significative et de nombreux ateliers furent fondés entre 1920 et 1940. »
Sortir de la longue nuit islandaise
La collection de la présidence de la République d’Islande conserve sans surprise une tapisserie brodée qui figure cette réalité économique et sociale. Elle a été élaborée selon les techniques traditionnelles de filage et de teinture, brodée au point ancien refilsaumur par Thordis Egilsdottir (née en 1878). Elle est exposée à la Foire internationale de New York en 1939. Thordis refusa de la vendre, désireuse de la voir rester en Islande. La scène représente la pièce principale d’une ferme traditionnelle islandaise, la badstofa, où les habitants prenaient leurs repas, dormaient et travaillaient. Toutes les étapes de transformation de la laine sont déclinées : cardage, filage, mise en pelotes, tricotage, tissage… En 1944, c’est une des premières acquisitions du nouvel État islandais8. On y voit ainsi représentées les activités emblématiques d’un foyer islandais traditionnel dans sa première modernité : la lecture, et les arts du fil, autrement dit la culture et l’autosubsistance.
Cependant, les Islandais se montrent soucieux de contrer leur image de peuple rustique. Symbole de l’isolement et d’une temporalité trop rurale, la référence à une « nation tricoteuse » est escamotée dans le nouveau discours national et dans l’imaginaire de l’Islande indépendante. Halldor Laxness, auteur majeur et contemporain de Thordis Egilsdottir, décrit les soirées du petit Nonni, dernier rejeton d’une famille de fermiers islandais dans cette scène de Gens indépendants, publié en 1935 :
« Sa grand-mère l’attrapa comme une tempête déferlant sans avertissement du haut de la lande, et il se retrouva sur le lit de cette dernière, avec ses aiguilles à tricoter. Morose, il enroula le fil sur son doigt et se mit à tricoter. C’était toujours la même guenille contre laquelle il luttait depuis une bonne semaine maintenant, et pourtant, elle n’en était arrivée qu’à la moitié. C’était comme si rien ne voulait avancer, tout trainait, on ne voyait la fin de rien, ni de cette guenille, ni de cette journée, ni de cette vie chez son père9. »
Pour autant Laxness, prix Nobel de littérature en 1955, entretient au fil de ses romans la mémoire d’un peuple islandais du xixe siècle digne et courageux, porteur de valeurs mises en péril par son entrée dans l’économie libérale et cherche tout au long de son œuvre à entretenir la mémoire du quotidien rural sous tutelle danoise, cette Longue Nuit islandaise, tout en profitant des bénéfices de l’ouverture de son pays au monde.
Les autorités concentrent davantage leurs efforts à rassembler les sources de l’histoire islandaise sur l’image conquérante de leur passé viking et des chefs-d’œuvre littéraires, les sagas, érigées en monument national, faisant fi de la période coloniale. Les relations avec le Danemark sont longtemps perturbées par la question de la restitution des manuscrits originaux de ces textes fondateurs, dont une partie commence à l’être à partir de 1971, après de longues tractations houleuses et passionnées.
Parmi les nombreux mythes qui entourent l’invention de la lopapeysa, Auður Sveinsdóttir, l’épouse d’Halldor Laxness tient également une place de choix. Kathleen Donlan, auteure d’une enquête11, se voit raconter une des nombreuses formes qu’a pu prendre cette invention :
« Ragga, une femme qui travaille pour Culture and Craft, m’a raconté une histoire de “l’invention” du chandail […]. Quand Halldór Laxness a remporté le prix Nobel de littérature en 1955, Auður et lui se sont rendus à la cérémonie de remise du prix à Stockholm. Auður a vu une femme du Groenland en costume traditionnel. Quand Auður est retournée en Islande, elle a pris avec elle l’idée de créer quelque chose de similaire. Après avoir discuté avec certains de ses amis, ils ont trouvé un modèle et se sont rendu compte que le pull serait plutôt facile à tricoter parce que le motif était circulaire et n’aurait donc pas besoin d’être brodé. Cependant, même Ragga admet que cette histoire est un mythe ; le plus probable concernant l’émergence du chandail ne provient pas d’un événement ou d’une personne singulière. De nombreux Islandais avec lesquels j’ai parlé s’accordaient à penser que le patron “islandais” est probablement dû à divers emprunts aux autres pays nordiques combinés avec les premiers modèles de pulls islandais10. »
Un modèle apparaît au début des années 1930 : le pull « eskimo » ou groenlandais. L’apparence dite « groenlandaise » s’exprimait principalement dans les motifs colorés des épaules qui rappelaient le costume national des femmes groenlandaises avec leur parure brodée de perles. Ces pulls étaient tricotés à partir de fils importés de diverses couleurs, ou de lopi teint à l’aide de plantes ou de chimie synthétique. Ces « pulls eskimo » étaient des objets souvenirs que l’on rapportait volontiers d’Islande. Cette dernière faisait partie jusqu’en 1944 du royaume outre-mer du Danemark avec les îles Féroé et le Groenland. Dans l’imaginaire des touristes, toutes ces terres nordiques se confondent. Il n’est donc pas surprenant que beaucoup de gens pensent alors que les Islandais peuvent être des Esquimaux et portent les mêmes vêtements. Ces « pulls esquimaux » islandais peuvent être considérés comme une des origines du lopapeysa. Ásdís Ósk Jóelsdóttir écrit :
« Les pulls en lopi islandais de la fin des années 1930 et du début des années 1940 avaient une bande circulaire à motifs obtenue grâce à sa conception raglan mais ces épaules sans façonnage n’étaient pas au goût de la mode des années 1950. Ce style plaisait aux skieurs car ils appréciaient l’aisance de mouvement qu’offrait l’absence de coutures aux épaules et la bande de jacquard autour des épaules, du cou, et de la poitrine s’adaptait parfaitement au plein air, en protégeant les zones du corps les plus susceptibles de ressentir le froid. Mais c’est seulement dans les années 1960, lorsque les épaules inclinées ou en forme de poire sont devenues très à la mode que les pulls islandais ont véritablement rencontré le succès, puisqu’ils s’inscrivaient bien dans cette nouvelle tendance. »
Les années 1960 et 1970, la résurgence de vêtements conçus dans une veine ethnographique permet le triomphe du pull islandais. Les publicitaires s’en emparent et en font un produit adapté à l’ère du temps. Dans les collections conservées au Musée national de la Photographie de Reykjavik, le vêtement apparaît de manière entêtante, porté aussi bien par des écoliers, une reine de beauté, des pêcheurs ou un groupe de rockers sirotant une bière au bord d’un fjord. Selon l’universitaire Gudrun Helgadottir :
« Il devient si populaire que dans mon enfance, dans les années 1960 et 1970, le pull est devenu l’uniforme des Islandais ou le costume traditionnel. Le pull islandais était en phase avec l’époque : il était fait à partir de fibres naturelles, il avait des connotations folkloriques et presque toutes les femmes islandaises pouvaient en tricoter un. Par exemple, j’ai vécu mon adolescence dans un de ces pulls gris avec un motif de clavier de piano. La lopapeysa artisanale apparaît à une époque où l’importance du tricoté main décroit pourtant rapidement. Ce n’est pas une coïncidence si cela se passe au moment où l’Islande accède tout juste au statut d’État-nation, et pas non plus que cela s’exprime dans un objet tel qu’un pull en laine qui devient un symbole de distinction national. Le pull connaît deux pics de popularité : le premier après la séparation du Danemark en 1944, et jusque dans les années 1970 et après 2008. Ces décennies correspondent à la construction de la nation et la confrontation avec le monde extérieur. »
Les saisons du tourisme
Ásdís Ósk Jóelsdóttir nous raconte :
« En raison de l’augmentation du tourisme en Islande, un marché d’articles tricotés bon marché s’est développé. Tricoter des pulls lopi islandais est redevenu un business rentable et leur commercialisation en tant que souvenirs ou pour l’exportation augmente de manière significative dans les années 1960 entrainant une demande accrue en pulls islandais et en main-d’œuvre capable à la fois de produire des patrons et des pulls, dans une recherche constante de nouveaux modèles. Le recours aux modèles étrangers était inenvisageable puisque les touristes et les vendeurs au détail exigeaient des pulls typiquement islandais tricotés dans des couleurs de laine naturelle. L’entrée de l’Islande dans l’AELE [L’Association européenne de libre-échange] en 1970 et l’établissement d’exportations régulières ont encore augmenté la demande. La matière première, les galettes de laine non filée (plötulopi), était bon marché, mais il était également essentiel que la production soit rapide. Le pull prenait généralement entre dix et quinze heures et certains tricoteurs pouvaient faire entre trois et cinq pulls par semaine. Les femmes qui le produisaient ont développé une méthode pour aller au plus vite en adoptant le point de Jersey qui était rapide à tricoter, un fil épais, trois ou quatre brins de lopi, des aiguilles circulaires de grand calibre [importées en Islande dans les années 1930] et des finitions réduites au minimum. La bande en jacquard était conçue avec une couleur principale et deux couleurs secondaires, mais seules deux couleurs étaient travaillées à la fois à chaque rang. La ligne « zigzag », souvent utilisée au bas de la bande de motifs, a été interprétée comme représentant une ligne de nuages ou une série de pics de montagne et d’autres sections du motif sont liées au paysage ou aux phénomènes naturels islandais tels que la lave, le sol inégal ou les feuilles. Les motifs utilisés s’inspirent souvent du patrimoine graphique islandais, des broderies traditionnelles islandaises par exemple. Dans les années 1970, les grandes entreprises de la laine ont créé leurs propres départements de design, tandis que les tricoteuses concevaient des modèles originaux, modifiaient les patrons et élaboraient leurs propres prototypes de pulls. Les femmes islandaises et les concepteurs de tricot des plus grandes marques nationales de laine, Álafoss et Gefjun, ont contribué à faire du pull islandais lopi un souvenir attrayant et un article d’exportation. Leurs contributions participent pour une part importante de l’histoire du design de mode en Islande. »
Cependant, dans les années 1980 et 1990, la passion des matières textiles high-tech et les aléas de la mode, enterrent la popularité du pull en Islande. On rechigne à porter ces pulls qui grattent, « tricotés par les grands-mères » en leur préférant une mode importée. C’est ce que constate Hélène Magnusson à son arrivée à la fin des années 1990 : « La lopapeysa était redevenue le pull de travail en Islande, utilisé par les fermiers et les pêcheurs. Dans les années 1990, personne d’autre ne voulait le porter. Quand je suis arrivée il y a vingt ans c’était vraiment ringard ». Les touristes continuent à en acheter malgré tout, en les oubliant bien vite au fond de leurs armoires, en souvenir de leur séjour, et si le pull islandais est passé de mode, il semble bénéficier d’un consensus dans son statut de symbole national. En témoignent les très nombreuses photos officielles de Vigdis Finnbogadottir, présidente de la République d’Islande de 1980 à 1996, première femme au monde à être élue à ce poste au suffrage universel.
Enjeu stratégique majeur de la géopolitique de Guerre froide, l’Islande adopte une position de neutralité, adhérant à l’OTAN d’un côté en 1949, et signant un traité commercial avec l’URSS en 1953 pour assurer son approvisionnement en pétrole. Au début des années 1990, l’île souffre du retrait progressif des troupes américaines de la base de Keflavik et de l’effondrement de l’Union soviétique. Ásdís Ósk Jóelsdóttir précise :
« La fin de cette décennie a été une période difficile du fait de l’effondrement du marché russe qui achetait de grandes quantités de produits lainiers à l’Islande, et du régime soviétique en 1991. L’entreprise la plus importante, Alafoss, a fait faillite la même année. Une grande partie de ses anciens employés ont repris la production de la laine et du fil sur le site de Mosfellsbaer. L’artisanat du pull islandais lopi a ainsi été maintenu par celles et ceux qui avaient auparavant participé à la production en série de pulls faits main pour les exportations de cette usine. Au début des années 2000, leur activité s’est entièrement orientée vers le marché du souvenir et The Handknitting Association of Iceland [fondé en 1977] est devenue le principal vendeur et distributeur. »
Dépoussiérée au début des années 2000 par les designers islandais à la recherche d’un produit apte à incarner une image nationale sur un marché mondialisé de la mode, la lopapeysa est exhumée dans les fracas du krach financier d’octobre 2008. Soixante-dix ans après son indépendance, l’Islande doit accepter l’aide du FMI après avoir été qualifiée, par un jeu d’écritures légales, d’état terroriste par le Royaume-Uni soucieux de sauvegarder les avoirs britanniques placés dans les établissements bancaires de Reykjavik. L’ombre d’une nouvelle forme de dépendance plane sur le pays. Une fois passé le choc, les Islandais interrogés par la presse nationale et internationale soulignent la nécessité de ne pas oublier la négligence des gouvernants et des financiers, mais également leur propre insouciance. Le pull, mis au goût du jour, acquiert une nouvelle signification mémorielle et procure, parmi d’autres, un remède symbolique à l’inquiétude et à l’humiliation en ce qu’il prouve leur capacité de résilience maintes fois éprouvée par le passé. La lopapeysa est de fait porteur du génie collectif et individuel national : l’objet est utile, modeste, durable, construit à partir de matériaux locaux, capable de s’adapter à la modernité et accessible à tous. Autrement dit, la synthèse parfaite des anciennes valeurs de l’Islande renaissante, remises au goût du jour.
Gudrun Helgadottir peut ainsi écrire :
« Dès l’automne 2008, The Icelandic Homecraft Association ne pouvait répondre à la demande de cours de tricot utilisant le fil lopi. Entre septembre 2008 et janvier 2009, près de dix mille pulls ont été vendus dans les magasins du pays qui compte moins de 350 000 habitants. La pénurie de tricoteurs a fait que la demande n’a pu être satisfaite. Le phénomène est également frappant dans le changement de style des politiciens et des financiers après l’effondrement des banques islandaises : ils ont échangé leurs costumes contre des pulls islandais et des jeans. Ça ne correspond pas avec la réalité de leur quotidien, c’est une volonté d’évoquer la tradition à contre-courant de l’époque précédente de croissance survoltée incarnée par hommes cupides, insouciants et agressifs, idolâtrés en tant que chefs. Juste après la crise des femmes ont été appelées pour prendre en charge les institutions financières et le relèvement politique et économique. Les vertus de modération, de travail et d’autosuffisance étaient louées en contrepoints à l’extravagance de l’époque précédente. Dans ce contexte la lopapeysa a repris une place importante. Les femmes qui commencent à tricoter après 2008 par souci d’économie, c’est anecdotique. Tricoter était alors une action contre la situation, une guérison émotionnelle par sa nature répétitive, productive et créative. Ces pulls représentaient un retour à l’authenticité de la production manuelle, symbole de l’héritage national. »
Ce projet s’inscrit dans la culture populaire. Dans la série télévisée islandaise post-crise, Lava Field – Meurtre au pied du volcan, dans son adaptation française –, diffusée en 2014, les seuls personnages qui portent le pull national, incarnent une tentative bourgeoise d’appliquer les leçons de la crise. L’ex-femme de l’inspecteur de police qui enquête sur le meurtre d’un banquier et son nouveau conjoint décident de s’installer à la campagne, loin de la frénésie de la grande ville, pour prendre « un nouveau départ » et élèvent désormais des chevaux dans la péninsule de Snaefellsnes vêtus de lopapeysur toute neuve. En opposition, tout comme Helgi, le justicier assermenté vêtu d’un coupe-vent noir de confection industrielle, le vestiaire des policiers de Snaeffelsnes et de Reykjavik a visiblement été choisi dans les rayons des grandes enseignes de sportswear internationales tandis que les costumes des acteurs interprétant la classe dirigeante des anciens « Nouveaux Vikings » portent l’invisible sigle d’un luxe sobre et dépouillé de tout signe d’appartenance nationale.
L’année suivante, le long métrage pastoral de Grimur Hakonarson, Béliers, met en scène Gummi et Kiddi, frères hirsutes et éleveurs, au désespoir face à une épidémie de tremblante du mouton introduite en Islande par du bétail importé d’Angleterre. Les deux portent leurs lopapeysur tâchées et déchirées au coude comme vêtement de travail, contrairement au couple d’urbains recyclés du Lava Field cherchant une rédemption chic de gentlemen farmers. Si ces derniers affichent par cette pièce de vêtement leur prise de conscience en portant de beaux chandails neufs, les deux fermiers font face à la perte de leurs troupeaux dans leurs pulls loqueteux. Tous se retrouvent dans un système de valeurs commun et un certain repli identitaire, aujourd’hui en débat concernant notamment l’adhésion du pays à l’Union européenne : la primauté de la relation à la nature dans l’identité islandaise authentique, l’autosuffisance, grâce à l’union et la solidarité des Islandais, l’efficacité dans la survie quotidienne, et la défiance face aux modes de vie, aux pratiques importées de l’extérieur.
En 2016, à l’occasion de sa visite officielle, le maire de Chicago, Rahm Emanuel, s’est vu offrir par la ministre de l’Industrie et du commerce Elín Árnadóttir un lopapeysa de la marque islandaise 66e North, mais fabriquée en Chine. The Handknitting Association s’est indignée dans un communiqué de la négligence de la ministre et de son cabinet.