Les ados et la mode, rencontre avec Mélinda Triana

Les ados et la mode, premier volet de la trilogie adolescente, diffusé sur Canal+ en 2009 : https://vimeo.com/48680572

DOI : 10.54390/modespratiques.162

Texte

Entretien mené en juillet 2015 par Clémence Mergy

Mélinda Triana est journaliste et réalisatrice. Son champ de prédilection est la mode : elle la regarde en train de se faire, elle l’aime, elle en est partie-prenante. Parfois, elle porte un regard critique et narquois sur ceux qui la font, mais la plupart du temps, elle en suit les péripéties avec affection. Je la retrouve pour un entretien en terrasse de la très branchée Maison Plissons du boulevard Beaumarchais début juillet 2015 ; un lieu qu’elle a choisi. Il fait chaud au soleil, il y a trop de bruit pour parler confortablement, mais ça colle plutôt bien avec l’esprit de ses films et nous décidons de rester là.

Mélinda travaille pour de grandes marques de mode : Carven, See by Chloé, Dior, Chanel entre autres. Pour eux elle réalise des films de mode, souvent courts et rythmés, ou de l’éditorial, voire du documentaire, un peu plus long, dont on ne parlera guère durant notre entretien. Elle s’est fait connaître en travaillant pour des chaînes de télévision comme Canal+ ou Arte, des maisons de production comme Lalala Productions, pour qui elle réalise des chroniques régulières, notamment avec la série « La Mode, la mode, la mode ». Ce travail là est davantage le cœur de notre discussion. Forte de son expérience et de sa bonne connaissance du milieu de la mode, elle y fait parler des anonymes, et notamment des adolescents, dans une série de documentaires intitulée « Les Ados et la Mode ». Réalisée pour Canal+ la trilogie explore, hors des fashion weeks et des backstages, le petit monde des ados. Ils y racontent de manière assez informelle comment ils tissent leurs questions existentielles (ou superficielles) avec la mode. Mélinda s’immisce, écoute, questionne, pointe avec sa caméra les normes à l’œuvre et les tentatives pour les déjouer, dans les propos et les attitudes de ses interlocuteurs.

Formée au journalisme en fac de communication dans les années 1990, Mélinda découvre le documentaire lors d’un cours optionnel avec une femme passionnante, qui la marque pour toujours. Dès lors, elle sait ce qu’elle veut faire. Mais faire du documentaire ne veut pas forcément dire « réaliser ». Elle commence à filmer parce qu’elle n’aime pas, quand elle part en reportage, être accompagnée de techniciens qui la détournent trop souvent de son sujet, qui font barrière entre elle et les personnes rencontrées. Elle préfère être seule plongée dans un milieu, un univers, sans filtres. C’est ainsi qu’elle commence à tout faire : écrire, tenir la caméra, interviewer, parfois monter. Beaucoup de choses à gérer pour une seule personne et des choix formels qui s’imposent en conséquence : la caméra notamment est petite, « une Sony facile à manipuler ». Ses sujets de prédilections sont alors « branchés, tendances, cools » et la mode vient dans la foulée, naturellement. Après ses premières expériences, elle assiste Loïc Prigent, connu notamment pour sa série de documentaires « Le jour d’avant », qui montre les coulisses des maisons de mode à un moment crucial, celui qui précède de quelques heures le défilé. Mais pour Mélinda, la matière filmique d’un Prigent est « facile », « le spectacle est déjà là » : les maisons comme Chanel ou Gaultier, « c’est la classe, tout est magnifique, tu poses la caméra tu n’as presque rien à faire ». Même si « c’est du beau boulot », elle regrette le côté « un peu ronronnant », inhérent aux sujets filmés, qui sont forcément photogéniques.

En 2008, elle réalise un documentaire de 56 minutes sur les adolescents et leur rapport à la mode qui sera diffusé pour la première fois en 2009. Devenue indépendante, elle s’oriente petit à petit vers une matière plus difficile, moins lisse, dans laquelle elle cherche une forme de vérité et de sincérité, au travers de documentaires plus longs, qui permettent d’aller plus en profondeur que dans ses chroniques de 26 minutes. En fait, ce que Mélinda aime, c’est l’enquête et le contact. Ce qui l’intéresse à ce moment là – il y a 8 ans déjà et c’était précurseur – c’est comment les ados s’approprient la mode, la place que celle-ci tient dans leur vie, comment elle façonne leurs consommations et leurs rapports sociaux. Mais aussi comment ils transgressent les grandes prescriptions, les normes que celle-ci distille, comment ils fabriquent leur propre mode, et comment ils en parlent.

Mélinda connaît très bien le milieu de la mode, elle a le regard aiguisé et quand elle commence un film, elle sait à peu près ce qu’elle va dire, car elle a déjà amassé pas mal de matière qui lui sert à écrire son projet. C’est d’ailleurs un contenu qu’elle formule dans la note d’intention qu’elle utilise pour vendre son film à la production et aux chaînes de diffusion. Pour « les ados et la mode », le tournage est très rapide : un mois à peine. Le rythme soutenu de la réalisation donne une dynamique au film. Mélinda a beaucoup d’empathie pour ses sujets, elle l’assume et ça se voit dans ses films, lui reproche parfois sa productrice. Elle dit qu’il faut « trouver sa place » et qu’avec les ados, « c’est pas évident », mais que c’est très gratifiant. Ça lui arrive d’avoir du mal à aimer ses personnages, comme durant le tournage de « La Parisienne », mais c’est plutôt rare.

Le sujet de l’adolescence lui va bien : Mélinda est jeune dans sa tête comme dans son allure, elle a beaucoup d’énergie et elle est fascinée par la manière qu’ont les ados de fabriquer des mondes parallèles, à l’aide des outils numériques et des réseaux sociaux notamment. Pour trouver les protagonistes de son film, elle a travaillé un peu comme ces photographes de rue, qui arrêtent des passants et les font poser, dans l’instant. Une dégaine, un look, mais aussi un profil Facebook, sont des déclencheurs pour entrer en contact. Après « la chose est aisée, c’est l’effet tâche d’huile » dit-elle, les ados repérés ont tous au moins des potes, au mieux des followers, dans tous les cas ils ont envie de l’aider. Ils l’invitent dans des fêtes « under-age » où elle se faufile caméra à l’épaule, ne perdant pas de vue son sujet. Ainsi, parce qu’elle s’intéresse à eux, elle bâtit en peu de temps un réseau de jeunes gens avides de partager avec elle leur vision de la mode. Le premier film devient rapidement un appât pour en toucher d’autres et des gamins éloignés de Paris, l’ayant vu sur internet, la contactent pour faire partie des suivants. Le fil rouge de son premier film est Jean, un jeune homme de 14 ans, en chemise à carreaux rouge et noir et à casquette. Celui-ci livre avec beaucoup de générosité et de candeur sa vision d’une mode qui accompagne ses premiers émois et la construction d’une identité en pleine mutation. Jean nous apprend que tout commence en 6e, au collège, et que c’est un monde qui peut être assez cruel : « Si tu ne t’habilles pas comme tout le monde, tu te fais traiter de bolos », c’est ça un ringard au XXIe siècle. La trilogie permet de le voir évoluer, changer. Mélinda est très reconnaissante à Jean d’avoir été tel qu’il est dans son film.

Les garçons sont très présents dans ce documentaire, Mélinda dit qu’ils sont plus « vrais » que les filles, lesquelles sont « dures », leurs discours davantage standardisés, contrôlés et parfois paradoxaux. Les jeunes américains qu’elle interviewe à Los Angeles sont très à l’aise devant la caméra, ils sont « médiatraînés » et au même âge, paraissent du coup plus matures que les jeunes français. Contrairement aux premières impressions, elle affirme que tous les milieux sociaux sont représentés dans ce film, même si quelques spécimens d’ados parisiens sont clairement repérables. Les films qui suivent « Les ados et la mode » vont chercher des voix et des témoignages en province, comme à l’étranger : dans « Les ados, amour, sexe et râteaux » et « Ados, métro, boulot, dodo », Mélinda est allée à la rencontre de ceux qui l’avaient contactée par les réseaux sociaux. Elle ne cesse de se moquer gentiment de tous ces adolescents, comme des adultes qui tentent de les comprendre, dans ses commentaires et dans son montage.

Interrogée sur la forme donnée à son film, très « édité », très « monté » et ne reposant pas sur de longs plans séquences, Mélinda répond qu’elle assume cette forme très entertainment, très rythmée, qui zappe d’un personnage à l’autre. C’est très différent des Strip-Tease, qui l’ont évidemment marquée à ses débuts, et loin d’une esthétique à la Depardon où la caméra est posée, calme, presque taiseuse. Elle veut que toutes les cinq minutes il se passe quelque chose de nouveau, sinon « je m’ennuie très vite » dit-elle, pensant que de toute façon ce sera pareil pour le spectateur, et qu’en plus cela reprend le mode de consommation des images propre aux adolescents. Ce rapport à la vitesse du montage évolue dans les deux autres documentaires sur les ados qui suivront celui-là : ceux sur l’amour (2009) et sur le travail (2010), adoptent un rythme plus lent, lié en partie au temps de tournage et au sujet.

Le travail de Mélinda, sans être sociologique ni véritablement scientifique, est rempli d’indices et d’éléments de connaissance sur le fonctionnement de la mode dans la tranche d’âge qu’elle documente. C’est ainsi que ses films deviennent à leur tour source d’inspiration pour des gens qui font la mode. Lorsque j’évoque Mélinda Triana avec des étudiants de l’école Duperré, c’est un bruissement d’approbations qui vient : tout le monde connait ses films sur les ados ! L’un d’entre eux, Geoffroy Nicolaï, étudiant de mode dont le projet de diplôme portait en 2014 sur l’adolescence, m’en dit un peu plus. Intéressé par « l’expression sensible des phases de transitions lentes, et apparemment passives, entre enfance et adolescence ou adolescence et âge adulte », Geoffroy connaissait déjà les films de Mélinda grâce à Lalala Productions et aux films de Loïc Prigent, mais aussi, insiste-t-il, grâce au libre accès de ses films sur son profil Vimeo qui permet à tout un chacun de s’en délecter. Découvrant l’ensemble de la trilogie, il a trouvé matière à réflexion hors de sa propre expérience d’adolescent, grâce aux différents personnages que suit Mélinda.

Si aucun d’entre eux n’a directement influencé sa collection, Geoffroy dit s’être appuyé sur certains « concepts formulés par les adolescents eux-mêmes », et avoir aimé « suivre les différents protagonistes sur plusieurs années durant cette phase de transition » qui constituait en fait son sujet. Il apprécie également le ton anodin de certaines anecdotes qui en disent plus long que les discours de spécialistes : « les jeunes présents dans le reportage avaient une facilité avec Mélinda qui m’a scotché, un bon feeling qui permet de dire librement et sans filtre leurs pensées. Elle a accès à certaines anecdotes qui m’ont marqué et inspiré formellement. Lors d’un reportage à Los Angeles elle rencontre une bande d’amis skateurs d’une quinzaine d’années qui avouent acheter leurs vêtements dans les mêmes rayons que leurs copines. J’ai trouvé ça génial et tellement vrai. » À partir de cette info, il entame d’autres recherches sur les changements de vestiaires qui se font à l’adolescence et les déplacements de vêtements : emprunts aux parents, souhait de conserver ses vêtements d’enfant. Ce qui a donné de manière formelle dans sa collection « des pulls oversizes ou au contraire « crop-top », et des éléments comme en décalage : une manche plus longue que l’autre, un col en maille plus épaisse… ». En plus de ces jeux de volumes, Geoffroy a également décidé de faire une collection unisexe pour montrer davantage le passage d’un vestiaire à l’autre et comment ces règles de genre ont tendance à s’effacer durant l’adolescence. Le film lui a donné des éléments pour constituer un travail plus approfondi sur l’importance de la Youth Culture dans la mode contemporaine. D’une certaine manière, la boucle est bouclée : Mélinda regarde les ados consommer et dire la mode, ses films sont regardés par des post-adolescents devenus eux-mêmes designers et qui font la mode à leur tour, pour les adolescents de demain…

Sur la forme du film proprement dite, Mélinda semble par moments davantage réaliser un clip qu’un documentaire. La place de la musique, omniprésente, issue uniquement de groupes adolescents qu’elle a rencontrés au fur et à mesure de ses tournages. Le graphisme qui parasite l’image pour nous donner les prénoms et les âges des protagonistes, tout semble plastiquement emprunter à la publicité. Rick Poynor qui aimait, dans son ouvrage La Loi du plus fort (2002), dénoncer les pratiques journalistiques en taxant les magazines de magalogues – contraction de magazine et de catalogue – aurait peut-être inventé un nouveau terme pour qualifier les films documentaires de Mélinda Triana. Dans leur forme, il y a des choix qui nous renvoient aux pratiques adolescentes actuelles, celles des blogs et des publications numériques (autre sujet traité par Mélinda), où tout est autoproduit : on tient soi-même l’appareil photo ou la caméra et on écrit le texte ; où l’on parle à la première personne ; où l’on donne ses impressions subjectives (ce que fait Mélinda) ; où l’on se fiche même parfois de la qualité de l’image, pourvu qu’elle soit décalée. Au final, on dresse la chronique d’un monde en train de se faire.

Pour conclure notre entretien, Mélinda remarque que cette série sur l’adolescence lui a confirmé, alors qu’elle en avait l’intuition, que « pour les ados, les images ont une existence » : elles n’ont pas réellement d’auteur, « on se fout de qui les a faites », elles n’ont pas d’origine traçable parfois, mais « elles ont une popularité et elles circulent », c’est ce qui compte. Cette manière d’envisager les images est évidemment très différente de celle qu’ont les agences de création – y compris celles qui travaillent dans la mode – et a des répercussions sur leur nature et leur qualité. C’est de cette ambiguïté-là que ses films sont également les témoins et qui les rend en phase avec leur sujet. La mode est à la fois un milieu et une pratique en pleine prise avec le fonctionnement des réseaux sociaux. D’ailleurs c’est le sens de Tumblr, un des sites de microblogging les plus utilisés par ces ados fans de mode. To tumble signifie faire tourner, tomber, faire basculer… et c’est ce que font les images produites par les adolescents et pour eux. Ce qu’on apprend finalement en regardant ces films, c’est que toutes les typologies vestimentaires dont les uns se réclament et les autres se défendent, sont finalement très poreuses ou instables, de telle sorte que, dans cette cascade d’images qui tournent, les adolescents sont en perpétuel mouvement, et que la norme est passagère autant qu’elle peut être puissante.

Citer cet article

Référence électronique

Clémence Mergy, « Les ados et la mode, rencontre avec Mélinda Triana », Modes pratiques [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 19 novembre 2021, consulté le 25 avril 2024. URL : https://devisu.inha.fr/modespratiques/162

Auteur

Clémence Mergy

Ecole Duperré