Norme et transgression, un abécédaire

Quand la mode outrepasse les codes et les genres : un glossaire partial mais chic

DOI : 10.54390/modespratiques.164

Plan

Notes de la rédaction

Dans son édition papier, cet article est accompagné d'illustrations de Thibault Sarny. Ces denrières sont visibles dans le PDF associé à l'article.

Texte

A

Acuité

Guy Bourdin, Steven Meisel, Bob Richardson, Helmut Newton, Jeanloup Sieff, Richard Avedon, Horst, Vivian Sassen […] sont l’œil photographique mode, celui qui produit le présent et fixe une norme durable et diffusable.

Martin Margiela, Rei Kawakubo, Monsieur Balenciaga, Monsieur Dior, Mademoiselle Chanel, Monsieur Saint Laurent, Madame Grès, Madame Carven, Claire McCardell, Pierre Cardin, Thierry Mugler, Azzedine Alaïa, Yoshi Yamamoto, Issey Miyake, Vivienne Westwood, Nicolas Ghesquière, Rick Owens […] sont l’œil ou prisme de mode qui oriente et déploie une imprudence nouvelle, fabrique les allures et les gardes robes qui renversent les normes corporelles et vestimentaires.

Walker Evans, August Saunders, Adget, Henri Cartier-Bresson, Thomas Struth, Rineke Dijkstra […] sont l’œil photographique obsessionnel, celui qui capte et archive les normes acquises et familières.

La mode est donc une histoire d’œil, d’acuité comme celle affairante à la perspective de Georges Bataille, désirante et sans compromis.

Adolescence

Irrésolument, le corps adolescent est une forme non standard. Indéterminée comme en devenir, cette aporie adolescente portée par la mode des années 1995–2010, celle de Larry Clark et d’Hedi Slimane, celle de Raf Simons, revendique une anormalité extrême, corps de la métamorphose physiologique et sociale. Quatrième sexe dont la vitalité vient radicalement s’opposer au corps de la norme moderne du premier sexe, celui du capitaine d’industrie flamboyant ou du serial killer à la perfection trouble (S, M, L, XL). La remise en jeu du masculin et du standard est un écart nécessaire, à l’orée du XXIe siècle, pour l’invention d’une nouvelle carrure (XXS notamment). C’est aussi le fantasme sexué du pygmalion de mode projeté sur ce corps rêvé et donc d’un temps retrouvé pour ces mêmes designers épris d’une époque qui pour eux est révolue.

Anormal

L’anormal est la forme spécifique du divers, l’ADN au sens premier d’être autre et pour autant naturel. Réduit à sa pure singularité, l’anormal est le variable et le minoritaire. L’anormal est ce qui s’absente d’un système de codes, ce qui rompt avec la règle et qui s’érige comme unicité, singularité et différence, monade. Le standard de production industrielle aura produit la somme des règles nécessaire au gain d’une postproduction et d’une distribution des articles et des éléments qui correspondent à un public de masse, recouvrant par équivalence la somme des anormalités que les corps produisent. L’enrégimentement aux nombres sans décimale d’un corps uniformisé devenant la forme d’une immédiateté.

Le choix d’un corps en mode, gabarit esthétique et canon de beauté, est la question centrale. Partant, le reste n’est qu’une déclinaison.

Antique

Référence divine, originelle ou naturelle selon les époques qui la citent, l’antiquité ou l’antique est une ressource constamment sollicitée dans la création occidentale. Là, le corps parfait de l’Apollon du Belvédère se trouve étayé par les ordres de l’architecture, colonnes dressées dites classiques, qui fixent les normes, les proportions et les standards pour près de deux millénaires de corps et de monuments. L’antique, c’est aussi la muse, Caryatide ou Vénus, à laquelle on s’adresse pour toute Iliade ou Odyssée. Faite de plis et de drapés, la mode à l’antique est une toge ceinturée, indifféremment portée au masculin ou au féminin.

Voir : Normcore

B

Bowery Leigh (1961-1994)

Créateur de club et nightclubber, styliste, mannequin et performer majeur d’origine australienne, ayant vécu à Londres et à New-York. Son influence sur l’excentrique et libre mode anglaise des années 80 et 90 est indéniable. Bowery aura développé en tant que performer un art transformiste spectaculaire, où les chaussures à plateforme, les prothèses et le latex, le masque et le geste cosmétique inventent un troisième genre inouï, au-delà des sexes et de toutes les espèces connues, pour un corps surfictionnalisé.

Beauté

Il y a comme une fatalité à l’exercice de l’apparition d’une beauté, fatale beauté qui s’érige comme irréversible et irrenversable, une affirmation qui n’attend aucune réponse de l’autre, une puissance en soi et de soi forclose. La Beauté a ce caractère définitif qui nourrit les admirations comme les saccages.

« C’est la haine de tous et de nous-mêmes qui nous a conduits vers ces mensonges. C’est par désespoir de ne pouvoir être nobles et beaux suivant les moyens naturels que nous nous sommes si bizarrement fardés le visage. » Charles Baudelaire, La Fanfarlo, 1847.

Baudelaire Charles-Pierre (1821-1867)

Moderne contrarié et poète français considérable. À rebours du « stupide dix-neuvième siècle » et sa cohorte d’affairistes positivistes en uniforme, Baudelaire a développé, et aussi en tant que critique d’art, une vision du Beau bizarre, sublime et triviale, violente et paradoxale, anticipant pour les esthètes à venir les accords stylistiques les plus sauvages ou audacieux.

Charles Baudelaire est alors le critique élégiaque de la couleur diverse et des sensations fondées sur une esthétique du présent tout contre la forme académique éternelle, unique et univoque de l’insider ; authentiques, les expériences sensibles (picturale, poétique, textile et de garde de robe) sont les ailleurs possibles d’une qualité de présent, alter-modernités, pluralité des langues, où les outsiders et les corps flâneurs sont les héros.

Birkin

Petit sac conçu par et pour une ex fan des sixties, dont il porte le nom, le Birkin est un standard de l’accessoire et un objet de collection des plus convoités. Emblème d’une modernité et ses gageures, ainsi que des savoir-faire de la maison Hermès, il incarne autant le génie comme capacité à créer un poncif selon la définition de Baudelaire que le paradoxe de la rareté planifiée d’une forme, dont la simplicité interroge. De quoi ce sac est-il le signe et symptôme ? En croco d’élevage, ce « luxe éternel » selon la formule consacrée dit l’aspect patrimonial et la valeur, d’investissement ou de placement, que sa rareté autorise. Aussi, posséder un Birkin, c’est ne pas avoir un sac mais plusieurs. Poor babydoll

C

Camp (Notes on…)

Célèbre texte de Susan Sontag datant de 1964, qui propose l’impossible définition en 58 points d’une sensibilité esthétique marginale. La posture Camp s’élabore de fait en marge des canons admis du grand goût, mais tout aussi bien des règles efficaces, universelles et immaculées d’une certaine modernité occidentale. Ultime dandysme à l’ère de la culture de masse, le goût Camp pour Sontag défie le sérieux et sa rectitude pour filer, avec tendresse et ironie, les amours équivoques. Il privilégie les errances plurielles de la forme sur le fond ; il mêle en toute décontraction basse et haute culture ; il adore l’artifice et l’outrance jusque dans leurs excès les plus naïfs. Le texte de Sontag est dédicacé à Oscar Wilde.

Ceinture – ceinturé

« Il est très exact que, aussi longtemps que les dessous seront attachés aux hanches, le corset restera une nécessité absolue ; l’erreur consiste à ne pas avoir attaché l’ensemble des vêtements aux épaules. Dans ce cas, le corset devient inutile, le corps est libéré, désentravé, la respiration et le mouvement facilités, la santé s’accroît, et par conséquent la beauté. »

Oscar Wilde, « les vêtements féminins » in Aristote à l’heure du thé, Les cahiers rouges, éditions Grasset, 1994.

Censure

Toujours le vêtement de mode interdit et transgresse, censure et autorise, camoufle et dévoile, ajuste et libère… Un corps qui dénie la fatalité anatomique pour se rejouer symboliquement ailleurs ‒ sur la scène sociale et politique, sinon dans les sphères de la jouissance esthétique et érotique. Le corps de mode tel qu’il se projette pour l’autre est aussi affaire de morale. L’art infiniment mouvant du paraître témoigne, à ce jeu, d’une inlassable guerre des sexes, comme des bons et des mauvais genres.

Voir : Niqab

Chaste

Chaste comme la ceinture de l’Amazone, que l’on ne défait qu’à ses risques et périls. Chaste comme l’antique drapé de la toge que le citoyen romain porte avec prestance, dans la pleine possession de lui-même soit la juste économie de ses plaisirs. Chaste comme la pauvre pelure du chrétien, et le voile qui vertueusement ceint le front de sa femme. Chaste comme le genou que l’on cache, derrière la longueur décente d’un tailleur Chanel grande époque. Et chaste comme les amours des oiseaux, des fleurs et des papillons, que l’ascète « d-Andy » Warhol exalte au-dessus de tout, « puisqu’on finit toujours par partir en embrassant la mauvaise personne ».

Voir : Antique, Ceinture, Censure, Harnais

Corset

« La construction d’un corset est compliquée, fascinante, mais au fond tout est basé sur des lacets qui peuvent sublimer le porteur, lui procurer une énergie positive et faire disparaitre tout sentiment de vulnérabilité. Il y a un grand mystère dans ce vêtement particulier. Une chaussure a son propre mystère, comme un chapeau ou un gant. Esthétiquement parlant, il s’agit d’une manipulation de la nature. Il me semble qu’en ne manipulant plus le corps, les vêtements ont perdu de leur allure. »

Interview : Mr Pearl sur les plaisirs du corset ‒ une conversation avec Stephen Jones, Catalogue Mode 2001 Landed-Atterri, éditions Merz, 2001.

Cul

Dans le film d’Yves Robert intitulé « Le grand blond avec une chaussure noire » datant de 1972, l’actrice Mireille Darc fait une apparition mémorable, vêtue d’un fourreau noir signé Guy Laroche devenu iconique. Cette robe opère un contraste renversant : tandis que le recto masque tout en exaltant au plus près le corps lisse, liane et juvénile de Mireille Darc, le verso dénude le dos de l’actrice dans sa totalité et plus encore, la robe proposant in fine un décolleté plongeant jusqu’à la naissance des fesses, et non plus des seins comme le voudrait la tradition galante. S’il n’est pas certain que la robe conçu par Guy Laroche soit un franc manifeste féministe, la manière spectaculaire qu’elle a de déplacer le regard vers le cul de Mireille Darc comme promesse de jouissance manifeste un érotisme nouvellement androgyne, dans une période historique de libération des mœurs et des corps en Occident.

D

Dandysme

« Expert dandy du “making of me” cher à Brummell s’étant très tôt créé une image en se façonnant d’emblée comme artefact, prétendant aussi “qu’après le maquillage, c’est l’habit qui fait l’homme”, Warhol qui fut métaphoriquement toute sa vie le mannequin de lui-même le devint organiquement en entrant en 1981 à l’agence Zoli (puis Ford) qui le payait entre 2000 et 10 000 dollars par spot publicitaire. »

Cécile Guilbert, Warhol Spirit, éditions Grasset, 2008.

Décadence

« La décadence de cette ancienne maison avait, sans nul doute, suivi régulièrement son cours ; l’effémination des mâles était allée en s’accentuant ; comme pour achever l’œuvre des âges, les des Esseintes marièrent, pendant deux siècles, leurs enfants entre eux, usant leur reste de vigueur dans les unions consanguines. […] Par un singulier phénomène d’atavisme, le dernier descendant ressemblait à l’antique aïeul, au mignon, dont il avait la barbe en pointe d’un blond extraordinairement pâle et l’expression ambiguë, tout à la fois lasse et habile. »

Joris Karl Huysmans, À Rebours, collection Folio classique, éditions Gallimard, 1983.

Démesure

« La réduction des seins de Mae West présentait un défi chirurgical d’une certaine ampleur, défi compliqué encore par le fait que la patiente exigeait que ses mamelons puissent continuer à être retenus comme supports oraux au cours de l’acte sexuel. De nombreux autres facteurs durent être pris en compte : l’âge de Miss West, le type d’hypertrophie (s’il s’agissait bien d’une simple hypertrophie), le degré de ptôse atteint, le degré même de l’hypertrophie et finalement, la présence d’une quelconque pathologie dans le tissu du sein proprement dit. Autre caractéristique saillante des seins de la patiente : leur obésité et leur développement supérieur à la norme. »

James George Ballard, La foire aux atrocités, éditions Tristam, 2003.

E

Énorme

L’énorme s’éloigne de la norme, cela va de soi, le préfixe e- , que le bas latin enormis signale comme ce qui est hors de la norme, se tient pour responsable de ce changement de carrure, d’excès, voire de transgression lorsqu’il qualifie un corps ‒ d’un enlèvement à la décence, comme il y a l’Enlèvement des Sabines ou La mort de Sardanapale. Une énormité, c’est aussi l’idiotie dite publiquement, qui manque d’à propos ou qui va à l’encontre du bon sens. Plus récemment, on retiendra cette remarque de l’éternel directeur artistique de la Maison Chanel : « Ce sont les grosses bonnes femmes assises avec leur paquet de chips devant la télévision qui disent que les mannequins minces sont hideux. La mode, c’est le rêve et l’illusion ».

Voir : Adolescence

F

Faux-cul

Faux-cul comme le comble de l’hypocrisie, de l’apparat et de la parure ; péché ostentatoirement contre-nature. Proust via le personnage de Swann s’étonne de la silhouette fortement marquée en S qu’impose la mode de la fin du dix-neuvième siècle à toutes les coquettes de Paris : le corset leur étrangle la taille et projette leur poitrine en avant, pendant que l’arrière du corps s’épanouit en protubérances insolites par la grâce ou la bizarrerie des cages à poules postiches, tournures et autres faux-culs que camouflent les dentelles et les mètres de tissu. Corsetée, et le postérieur artificiellement augmenté, l’harmonie gracile des corps d’une Odette ou d’une Albertine se métamorphose en un ensemble de volumes disjoints problématique. Il faut attendre le mitan des années 1990 pour que la prêtresse de la mode déconstructiviste Rei Kawakubo propose en mousse nouvelle une tournure à porter au grand jour afin d’en révéler l’intrinsèque monstruosité, la créatrice japonaise s’amusant après Proust de la tyrannie stylistique occidentale du dessin qui contraint, contrarie ou fantasme l’architecture féminine du corps.

On note enfin que le faux-cul dans son énormité n’est aujourd’hui plus de mise en pays mode, la fantaisie allant plutôt au cul plat et transgenre. Les faux-culs cependant continuent d’abonder en bons mots et en louanges, ce particulièrement aux abords des défilés.

Voir : Énorme, Corset, Cul, Non

France (Paris) – Où va la France ?

La France est Paris : capitale de la mode selon Walter Benjamin, et selon la fédération française de la couture et du prêt-à-porter ; pays de la foule snob et de la convenance avertie.

Ce génie français qu’incarnent une Chanel ou un Saint Laurent qu’est-il ? Une arrogance réformiste ? Une ironie bienséante ? Un caprice tenu loin de l’excentricité anglaise mais qui tolèrerait, amusé et complice, le service trans-agressif en terrasse des cafés ? À moins qu’il ne s’agisse ce cette « nonchalance blasée » décrite par Georg Simmel dans Les grandes villes et La vie spirituelle ?

Ce même génie français que devient-il, lorsque la tentation de vivre dans une image d’Épinal et sur un patrimoine en se gardant bien de toute audace post-moderne est grande ? Le risque que peut-il être sinon celui, diablement houellebecquien, de faire de la France une seule licence commerciale ?

Pour autant l’esprit du temps ou zeitgeist défile allègrement et toujours à Paris, en France, au rythme des collections, des saisons et des calendriers complexes élaborés par la Chambre syndicale. Seules les pré-collections, les collections croisières et les maisons de tradition vernaculaire s’autorisent à des mouvements délocalisés. Milan, New-York et Londres ne sont alors que les villes provinciales aimablement conventionnées par Paris.

Fitsch & Trecartin

Dans les derniers films de Lizzie et Ryan, artistes contemporains, les questions liées au genre, aux standards et de à la toute-puissance de l’image dans la société américaine sont placées au centre. Rien n’est de dire que l’hystérie médiatique comme la boursoufflure du style engagent une normalité systématiquement poussée aux extrémités de l’acceptable dans leurs productions cinématographiques. S’en révèle, porté à son paroxysme, une transgression totale post internet, où tout est équivoque et semble passer outre la raison, le goût, l’équilibre. Dans cette perspective, la stratégie de J.W. Anderson attaché des services du styliste Benjamin Bruno (qui fut l’assistant de Carine Roitfeld à la grande époque) travaillent à l’invention de cette transgressivité comme système. Le menswear, notamment, de J.W. Anderson est la quête de la limite du genre masculin comme inversion et glissement.

Voir : Carine Roitfeld, Motif.

G

Galanterie

Apanage du 1er sexe et du courtisan, la forme et la manière de la galanterie appartiennent à l’émergence de la mode moderne dans les sociétés aristocratiques, et ce hors des règles de la parure symbolique. La bienséance, le sprezzatura ou le langage de séduction que la galanterie suppose est un protocole à apprendre ; zeigeist ou sens de l’à-propos que le galant possède forcément. Ce standing, ce bien se tenir, ce port oblige le 1e sexe à avoir des égards spécifiques à l’endroit du 2e sexe, tels que tenir la porte sinon de porter les valises. Le 3e sexe autant que le 4e sexe semblent, eux, tenus hors de portée de ces convenances. Le risque ultime du galant est souvent de déchoir, tel Charlus dans La recherche du temps perdu, que Proust fait s’humilier définitivement lors d’un Salon de Madame Verdurin. Tel encore Casanova, dont la fortune ou l’infortune tiennent des faveurs courtisanes qu’on lui accorde. Aussi, un galant déchu est un galant perdu.

Gai (Gay)

Comme un pinçon, comme Proust ou comme tout bon designer de mode, la gaité est une communauté autant qu’un état d’esprit. Aussi, si Proust définit la pratique de l’auteur comme la fixation d’une vision rêvée par le prisme du langage, le designer de mode trouve et applique au réel un corps modèle, la carrure désirée, la femme fatale sublime ou le bel jeune homme dégingandé. Le look est alors le subsumé du choix de ce corps spécifique. On le sait, chez Proust voyeur ou chez les designers modeleurs, l’égérie, le mannequin cabine ou la muse sont le centre. L’image fantasmée se réifie. Le désir exercé, véritable cruising, se cristallise en objet de joie design-é.

Guermantes (les)

Nicolas Ghesquière et Marie Amélie Sauvé organisent un système tout à fait passionnant de conception et de production de mode, d’abord chez Balenciaga puis chez Louis Vuitton. Se partageant de façon définitive les rôles, respectivement designer et styliste, les deux compères répètent une organisation où l’image autant que la prospective des formes et des matières inventent une esthétique exigeante sinon tyrannique. La qualité de recherches et les mensurations draconiennes imposent une carrure de femme puissante, impérieuse aux frontières de l’ataraxique. La silhouette commerciale produite est alors une armure over ajustée aux effets paradoxaux de surfaces. Le corps y est éditorialisé sous la forme d’une femme d’élite, duchesse juchée.

Goth

Mouvement musical issu de la contre culture britannique post punk et cold wave entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 avec des groupes tels que Joy Division, Siouxie and The Banshees ou Birthday Party. Goth n’a rien à voir avec les hautes flèches hérissées des églises moyenâgeuses, si ce n’est un certain sens de l’exaltation malheureuse tel que l’a de fait déployé, auprès des mêmes édifices, le dix-neuvième siècle romantique. Mythologie ou maelström pop, vision barbare à la mélancolie noire : les filles y ont le teint et la dentelle blêmes, les garçons le poil corbeau, et les robes victoriennes en version vinyle et manga dévoilent une résille trouée au côté des piercings en cascade. Le style gothique qui s’est fantasmé autour de sa musique est une adolescence théâtralisée, où le corps et sa sexualité font prodigieusement problème ; où l’invention, à leur endroit, redevient de première nécessité. Du côté le plus crânement créateur de la mode, le label Rick Owens porte possiblement en lui un spectre Goth arrivé à maturation : il produit une silhouette transgenre, entre la pelure archaïque nomade et un dandysme sombre ; il rêve un troisième sexe, altier et fantastique, pour ainsi rassembler à travers le monde l’éternelle communauté des « étrangers ».

H

Hanches

De la petite à la haute, de la basse à l’étroite, la taille se mesure à la ceinture, ligne médiane. Plus précisément une géographie fixée sur les pointes d’acmé maximales et minimales des hanches détermine une réalité physiologique. Là, Dior, puis Mugler, Alaïa, Montana, Gaultier… rêvent et ajustent à l’infini un corps sirène : la ligne de la taille haute est serrée, la ligne de la taille basse est plus généreuse, à moins que subitement elle ne se resserre…

Historiquement, les hanches sont l’enjeu d’une représentation : si l’on opère d’un glissement vers le bas, d’un ré-haut ou encore si l’on discute d’un re-dessin complet par les biais du corset, du faux cul ou du panier. On peut constater dès lors un lien structurel entre la chute des reins, la taille bien faite des hanches et l’idée de la Beauté.

Voir : Beauté

Harnais

« Sa robe tomba tout de suite et elle fut à quatre pattes sur le tapis, en dessous chics. Et elle annonça sur un ton naturel : “Je suis un cheval !” Cette information éveilla mon intérêt (après tout, je suis un grand fan de l’inconsistance humaine), mais me laissa désemparé (devrais-je dire désarçonné ?) quant à la marche à suivre. »

Jean-Jacques Schuhl, Obsessions, éditions Gallimard, collection L’infini, 2014.

Houellebecq, Michel

« L’adolescence n’est pas seulement une période importante de la vie, mais c’est la seule période où l’on puisse parler de vie au sens plein du terme. Les attracteurs pulsionnels se déchaînent vers l’âge de treize ans, ensuite ils diminuent peu à peu ou plutôt ils se résolvent en modèles de comportement, qui ne sont après tout que des forces figées. La violence de l’éclatement initial fait que l’issue du conflit peut demeurer incertaine pendant plusieurs années ; c’est ce qu’on appelle en électrodynamique un régime transitoire. Mais peu à peu les oscillations se font plus lentes, jusqu’à se résoudre en longues vagues mélancoliques et douces ; à partir de ce moment tout est dit, et la vie n’est plus qu’une préparation à la mort. C’est ce qu’on peut exprimer de manière plus brutale et moins exacte en disant que l’homme est un adolescent diminué.»

Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, éditions J’ai lu, 1994.

Voir : Adolescence

I

Incroyable

Pendant la tumultueuse période post-révolutionnaire, jeune provocant de sensibilité royaliste qui expérimente et manifeste un certain sens de la démesure aristocratique dans les dimensions comme dans l’organisation de sa tenue. Refusant de prononcer la lettre « r » qui signe pour lui la Révolution et sa propre décadence, l’Inc’oyable affecte une redingote trop courte mais des revers et une cravate gigantesques, une culotte mal-ajustée et des bas tire-bouchonnés sur la jambe. Un énorme gourdin lui sert à traquer le jacobin.

Voir : Redingote, Merveilleux

J

Jeune et Jolie

Comme une promesse ou une évidence, l’association des qualificatifs « jeune et jolie » se déplie le long des siècles et trouve sa pleine vitalité dans l’émergence du genre de la jeune femme moderne à l’orée du XXe siècle, celle que l’on lit impertinente dans les romans ou les nouvelles d’Henry James (Les bostoniennes), de Francis Scott Fitzgerald (Les heureux et les damnés) ; celle aussi solidement campée par Oscar Wilde dans son ouvrage La philosophie à l’heure du thé. Chez ces auteurs, qui n’ont de cesse de se faire s’affronter l’américaine et l’européenne, la jeune femme transatlantique a la taille dégagée et des allures fluides, et la vitesse et la légèreté pour bagage. Elle désarçonne les vieux dandys décatis comme les capitaines d’industrie déjà nommément affublés d’un blason wasp. Et les désarçonne encore, si l’on juge l’éternelle vivacité de cette figure dans la presse féminine de ces cent dernières années, pour la joie et la terreur de toutes les femmes se risquant au-delà de la trentaine. Michel Houellebecq dans son ouvrage La possibilité d’une île a parfaitement glacé ce dernier et cruel paradoxe, lorsqu’il fait dire à une fictive rédactrice en chef d’un fictif magazine intitulé Lolita : « ce que nous essayons de créer, c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe ».

Voir : Pouffe

K

K-Mart (realism)

Si K-Mart est l’enseigne d’une importante chaîne de supermarchés discount aux États-Unis, le « réalisme K-Mart » désigne par extension un phénomène littéraire américain apparu dans les années 1980 qui déploie, dans une langue délibérément sommaire, la vie grise des sous-classes américaines confinées entre le Mall, le fast-food et le terrain de caravaning. La prose développée par les auteurs appartenant à ce courant néglige sciemment les digressions et les richesses imageantes de la description, qui pour la rhétorique classique reste un lieu privilégié de l’invention et du style. Le réalisme K-Mart lui préfère la litanie atomisante des produits et des marques, pour manifester la standardisation de modes de vie au rabais dont il témoigne.

Mais comme le remarque ironiquement Andy Warhol « L’Amérique a inauguré une tradition où les plus riches consommateurs achètent en fait les mêmes choses que les plus pauvres », on note que l’écrivain Bret Easton Ellis qui s’attache lui aux us et coutumes des classes états-uniennes les plus hautes propose de fait le même leitmotiv de marques, quoique dans la version luxueuse. Ce qui n’est pas, pour ce moraliste acéré, signe du meilleur.

Voir : Zéro

Kelly

Quand la plastique imparable d’un sac de voyage à courroie du plus beau cuir rencontre la plastique impeccable d’une actrice hitchcokienne au top des années 1960, qui plus est Reine d’Épinal d’un pays de contes de fées, la foule enchantée salut le rêve tangible de l’hyper standard où l’objet et la femme se co-fondent comme fixation unanime de tous les désirs.

La légende rapporte que Grace Kelly aurait brandi le sac de la maison Hermès au-devant des regards à la sortie d’un avion, pour camoufler son ventre comme une grossesse alors non officielle. On peut s’amuser que le hasard d’un simple geste de défense ait provoqué un tel prodige publicitaire, les it-girls actuelles armées des it-bags d’une saison ne s’embarrassant certes jamais, devant les caméras opportunes, d’une forme quelconque de pudeur.

Kitsch

Est kitsch l’objet industriel de grande consommation qui feint vite fait mal fait la préciosité et l’exception de l’artisanat de luxe. Est kitsch l’objet qui pauvrement se méprend sur les intentions esthétiques et symboliques du modèle qu’il vise. On peut distinguer trois sortes de kitsch, pratiques et phénomènes confondus : le kitsch comme médiocrité cynique ; le kitsch comme défaite et malentendu, naïveté au comique involontaire ; et enfin le kitsch comme projet et système esthétiques intentionnels, qui optimisent les manques ou manquements précités dans une perspective subversive, pour instiller le désordre dans les règles du goût et perturber les mécanismes de la distinction.

L

Libéral

Mot tabou et donc possiblement sacré, libéral engage, si on le dégage de l’acception idéologique ou économique de notre temps, une posture faite d’ouverture et de ce réceptivité.

Libéral, c’est alors un mode de voir le monde, mode de regard non standard qui trouve dans les variations et le mineur les joies du Divers, esthétique que décrit si bien Victor Segalen. Le libéral ne peut de fait être transgressif, les conditions de possibilités infinies qui le définissent et qu’il propose lui donnant la capacité, sinon l’acuité, de comprendre les bords, les limites et de choisir de les outrepasser ou non.

Libéral est l’œil de la mode, sans a priori ni offuscation, qui régule et invente par des lois mobiles un système hétérogène et une société dont le désir oscille entre singularité et conformisme. Le dandysme comme le goût d’un exotisme exhaustif sont deux perspectives qui activent la pratique créative du designer, « normalement » libéral en diable.

Voir : Xénophile

Loose

Une coupe dite loose définit un vêtement dont la matière molle blouse, où les contours flous glissent et donnent ce sentiment d’un léger abandon dans la pose comme dans les élégances. L’effet loose, c’est le flux ténu ou la dégoulinure de ru d’un tissu lorsque le drapé antique et classique est une cascade vertigineuse, over profuse. Le mode loose n’est pas non plus le parangon opposé à la rigueur « rectitudinale » du Denim moderne. En effet, loose n’est pas lose : ce que l’on perd en formes, en packing, n’est pas peine perdue : le trendy non-normcore s’y retrouve en s’appropriant librement ce standard et en l’associant à une redingote contemporaine. Loose, c’est donc le vecteur d’une mollesse, état qui définit le caractère de discrétion que le vêtement offre aux aléas du corps et finalement comme le pense Loos (Adolf) dit la vérité du matériau, qui certes s’il court sur le corps et le biaise raconte aussi sa qualité (de coton souvent médiocre).

M

McQueen

Les expositions qui lui sont consacrées entre les années 2014 et 2015 signent l’importance de ce designer pour le départ du second millénaire après J.C. Sa mort prématurée poursuit d’écrire le mythe et la préciosité de ses propositions et collections. La force d’Alexander McQueen se déploie dans les vertiges de volutes d’étoffes, de formes et contreforts baroques, d’une pléthore ornementale ; sacre d’une beauté sauvage, toujours aux abords de la rupture du goût, du corps, de l’acceptable. L’étrangeté de ses silhouettes, ovnis féminins et carcasses somptueuses, interrogent quelques segments récurrents de l’histoire des formes, anglaises, japonaises, antiques et moyenâgeuses dans un sens élargi. Le spectaculaire de ses défilés constituent à lui seul une signature, tel le choc performatif du runway de 2011 où Kate Moss, queen of the tops, apparait flottante sous la forme holographique, fantôme elfique dans une robe belle et diaphane.

Voir : Beauté, Motif, Top

Merveilleuse

Pendant la tumultueuse période post-révolutionnaire, jeune provocante de sensibilité royaliste qui expérimente et manifeste un sens certain de la démesure aristocratique, dans les dimensions comme l’organisation de sa tenue. Refusant de prononcer la lettre « r » qui signe pour elle la Révolution et sa propre décadence, la Me’veilleuse suscite le scandale en arborant une tunique à l’antique légère et outrageusement transparente, un décolleté éloquent et une traine si longue qu’elle encombre bien plus qu’elle ne séduit.

Voir : Incroyable

Mister Pearl

Pseudonyme et alter ego du corsetier contemporain Mark Pullin, né en 1962 en Afrique du Sud. Adepte du tightlacing, qui suppose le port constant d’un corset pour un affinage progressif de la ceinture abdominale, Mark Pullin possèderait à ce jour la taille masculine la plus fine connue au monde : 46 cm lorsque sa taille de départ était de 78 cm. Pullin prolonge de manière radicale une tradition du corset masculin : ainsi les dandys et les militaires au début du dix-neuvième siècle appréciaient-ils la rigueur que cet objet conférait à leur allure.

Motif

Sous sa forme pratique, le motif est l’exercice d’une répétition ou d’un placement d’un module (forme) de départ qui s’enchâsse et procède alors d’un mouvement optique à la surface de laquelle il est appliqué. De nature plutôt centrifuge le motif est la pratique du raccord, portée à son stade le plus poussé. On entend par raccord la capacité à faire continuité de bout en bout de la surface, sans disruption qui annulerait l’effet ou la dimension haptique du motif dans son déploiement organique, au sens le plus étendu. Le motif, peu importe la forme qu’il prend, porte en lui la notion de multitude ou d’infinité, et donc transgresse la surface puis la forme sur laquelle il s’applique. Alexander McQueen ici fait figure de proue de cette pratique. Le motif est alors une raison motivée, celle de l’époque qui choisit ses formes et ses représentations, ses modes de dispersement et ses qualités de mouvements internes. Le motif, c’est enfin selon l’expression consacrée « le diable dans les détails », infiniment rejoué.

Voir : Beauté

Monstre

Homme éléphant, cyclope berné, bête sans belle dont les mensurations diffèrent du communément admis, le monstre impose sa puissance à l’assemblée fascinée, souffrant ses petits effrois pulsionnels et ses quolibets. Figure cathartique, le monstre est le miroir peu flatteur de la société et de ses trouilles, sinon l’envers cynique de sa bien-pensance lorsqu’il se camoufle sous l’apparence horriblement banale du serial killer d’à côté. Construite et fantasmée, la figure du monstre vole au secours du capitaine voulant s’attirer les faveurs de la jeune et jolie ; muse à peine refoulée, elle excite la soif d’étrangeté et les désirs prométhéens de l’artiste.

En mode, les extravagances romantiques et noires des créateurs John Galliano et Alexander McQueen auront souvent exalté les possibles subversifs de la forme monstrueuse : naine, grosse, sèche, débraillée, trans, hybride, licorne, exote…

Voir : Nain, Normcore, Pouffe, Queer

N

Non

La difficulté d’existence du sujet en mode tient de l’impossibilité a priori qu’il a d’écrire comme d’énoncer une critique sur les objets de mode et leurs qualités. Dans le même temps que le sujet a l’obligation formelle d’accepter les quantités et les standards fabriqués par le système lui-même, celui de la production industrielle et de la médiatisation industrielle des grands groupes dits du Luxe. Non, c’est l’élément fixe de la structure du langage, point d’arrêt qui donne la possibilité de penser et donc de transgresser la norme, de rompre la contemplation passive et consommatrice et de dire (tout contre l’idée de la chronique descriptive) sur les formes produites, imagées ou effectives, une analyse autorisée. Non, comme poser une limite, circonscrire l’objet et saisir les gestes créatifs dans de plus grands ensembles pour définir le prisme de l’auteur. Nulle n’oblige le sujet, une fois énoncée la critique, à la suivre.

Nain (Tyrion Lannister)

Le corps nain, comme figure, incarne un décentrement admis ‒ l’a-normal qui interroge le normal ‒ au sein de la société médiévale féodale. Plus récemment la figure du nain aura pris deux allures successives. D’abord celle ingénieuse mais bourrue, robuste mais laide, utile mais sans genre quoique héroïque assurément, du hobbit issu de l’adaptation cinématographique du Seigneur des anneaux de Tolkien. Puis celle, très actuelle et post-moderne, de Tyrion Lannister, le royal nain de la série télévisuelle Game of Thrones, héroïque mais bandit, érotique comme érudit, alcoolique autant que régalien. Ce héros et son échelle, son succès, ordonnent du masculin une complexité nouvelle, construite par collage de qualités habituellement attribuées au métrosexuel aventurier, dont Harrison Ford peut être le bon vieux modèle ‒ Star Wars, Blade Runner, Indiana Jones ‒ ou Brad Pitt le modèle normcore ‒ Fight Club. Le corps nain bouscule il va s’en dire la toute-puissance de ces classiques carrures.

Niqab

D’une longueur certaine et d’une certaine longueur, le niqab est le voile maximal, qui recouvre le corps féminin dans son intégralité à défaut des yeux : plutôt voir la liberté que de se faire voir libre. Le niqab n’est pas un par-dessus sulfureux sous lequel on ne porte rien contrairement à la robe Cocktail ou trois trous. Le niqab dit le tabou attaché au corps féminin pour le monothéisme islamique, qui propose de ce dernier une vision médiate ou différée, et partant dramatique ou dramatisée.

En 1998, le créateur de mode chypriote Hussein Chalayan a clos le défilé de sa collection Between par une impressionnante performance autour du tchador en forme de strip-tease inversé. Six mannequins y font progressivement face au public, la première jeune fille arrivée étant complètement nue à l’exception d’un yasmak lui camouflant le visage, la gêne ne s’arrêtant pas à la découverte de son pubis, naissance et origine du monde, mais plutôt agressant le spectateur quand seul le visage restait couvert et que les cinq femmes revêtues de tchadors de différentes longueurs lui tenaient compagnie. Niqab et norme identitaire sont étroitement liés, dans un conflit brûlant de genre et de libéralité.

Voir : Beauté, Mister Pearl, Mister Pink, Queue, Redingote

Normcore

Symptôme hype apparu aux États-Unis dans les années 2010, la catégorie stylistique et vestimentaire normcore se fonde sur l’adjonction de deux termes : norm pour normal et core pour noyau ou cœur. Normcore désigne alors un intérêt paradoxal pour la normalité, ce que normal recouvre étant une forme de discrétion, et de détachement, dont le standard est le garant et la plus grande cohérence. Pour exemple l’homme japonais actuel, vêtu d’une garde-robe mi sportwear mi easy-to-wear dans une gamme de gris, bleu, blanc et noir, et qui porte un bonnet et un sac à dos de forme plutôt parallélépipédique, peut être dit normcore. Née au pays des excès et de la consommation reine, l’esthétique normcore est une mise en défaite du divers, de l’apparat, du goût distinct et du spectaculaire. Elle est une manière de refus, sinon un maniérisme. Et somme toute un manifeste pour l’invisibilité, comme un ultime reliquat du dandysme dans ce que ce dernier peut avoir de plus radical.

O

Orifice

La mode est affaire de coupes et de découpes, parfois cruelles ; et tout vêtement dévoile quand bien même à couvert. C’est aux bordures, dans les jointures ou dans les disjointures de ce dernier que le regard érotisant s’immisce, puisque, ainsi que le note Lacan, « la délimitation même de la zone érogène que la commande isole du métabolisme de la fonction est le résultat d’une coupure exprimée dans la marque anatomique d’un bord ou de lèvres, la fermeture des dents, les bords de l’anus, le bout du pénis, le vagin, la fente formée par les paupières, même l’ouverture en forme de corne de l’oreille ».

Œil

« Nous tenons nos yeux à la disposition de tout confrère qui voudrait les examiner » est la note posthume laissée peu après son suicide par balle par le psychiatre, théoricien de l’érotomanie et photographe jouisseur monomaniaque Gaëtan Gatian de Clérambault, devenu presque aveugle à la suite d’une cataracte et ne le supportant pas. Le seul maître qu’ait jamais reconnu Jacques Lacan a laissé derrière lui une collection hallucinée de photographies dont certaines sont aujourd’hui au musée de l’Homme. Ces images ont pour sujet exclusif les femmes voilées marocaines, et pour objet passionnel absolu les drapés, les plissés et les ourlés du tissu : ce sont ces mouvements inouïs que capte Clérambault de manière rapace, indiquant une circulation du désir qui excède bien au-delà d’une anatomie que l’on voudrait voir, ou camoufler.

Oriane, (grande muse tyrannique) Guermantes de

Dans l’œil de Proust Madame de Greffulhe, pour Nicolas Ghesquière l’actrice assermentée Charlotte Gainsbourg, pour Yves Saint Laurent Catherine Deneuve et pour la marque Céline l’écrivain Joan Didion… La grande muse tyrannique est celle qui glace l’autre et impose, en beauté hors d’atteinte, une distance sans question. Ce qui s’énonce n’est pas le « je ne sais quoi » mais le « vous n’existez pas » de la Reine des neiges. Une autre variété de reine possible est la rédactrice en chef du magazine de mode, dont le film Le diable s’habille en Prada décrit la roide hystérie. On pense ici à Anna Wintour, à Marie Amélie Sauvé, à Carine Roitfeld, ou encore à Diana Vreeland.

Odette, (désirée et désirante) Crecy de

Dans l’œil de Proust Laura Hayman, pour Karl Lagarfeld son ex-mannequin Baptiste Giacobini, pour Yuergen Teller tout le monde, même Kanye West et Kim Kardashian, Kate Moss, sa mère… Pour Anna Dello Russo elle-même, pour Bruce Weber ou Larry Clark les corps adolescents, pour Terry Richardson les filles jeunes et jolies… Daria, Anna, Kate, Natacha… Tout le monde désire tout le monde « mais personne n’aime personne », comme le dit une chanson d’Alain Chamfort des années 1980.

P

Prada, Miuccia

Après des études de mime et des études de sciences politiques marquées par en engagement communiste, Miuccia Prada réintègre la maison de maroquinerie fondée par son grand-père dans les années 1980 pour en bouleverser durablement les perspectives, en la transformant en empire international de prêt-à-porter de luxe. Fille complexe, femme puissante, überstyliste cérébrale incapable de reprendre un ourlet mais dotée d’une acuité visionnaire quant à saisir l’air du temps, Miuccia Prada est à la logique de mode ce qu’Isabelle Huppert est au jeu d’actrice : une manière têtue de ne jamais délivrer la note attendue.

La maison Prada déjoue et repense les codes vestimentaires de la bourgeoisie italienne, et passe outre. Elle peut subvertir les matières opulentes en les faisant cohabiter avec les matières synthétiques les plus cheap ; elle favorise un art spectaculaire et dissonant du motif, et de la broderie à la limite du surréalisant. De manière générale elle développe, à tous les niveaux du vêtement, un jeu des désaccords où le très exquis dispute son règne à la possible laideur. Mais ce parce qu’il faut bien contrarier les règles qui confortent le glamour et sa bienséance pour, inlassablement, ressusciter le désir. Qu’elle soit Prada ou au plus près des obsessions de Miuccia, Miu-Miu, la femme pensée par cette maison italienne à l’élégance prospective voire subtilement désagréable.

Voir : Guermantes

Pink (Mister)

Si le rose est « le bâtard du rouge triomphant » alors il est une mièvre concession aux filles jeunes et jolies, dont il est le traditionnel attribut. La couleur pink est la revanche piquée au vif du rose : version mordante, pop et criarde, éclat « pouffe » voire camp ‒ le bleu n’est pas toujours l’apanage des garçons. Dans le premier film de Quentin Tarantino Reservoir Dogs, qui relate la virile histoire d’un braquage virant à la catastrophe, chaque gangster se voit attribuer le nom d’une couleur afin de garantir son anonymat. L’acteur malingre à la voix haut perchée Steve Buscemi devient alors Mister Pink, par la grâce infamante du personnage joué par Tarantino lui-même. Ce camouflé « risible » est le signe d’une élection. Mister Pink est sans aucun doute le refoulé du mâle étalon américain, et partant la bombe secrète inaugurale d’un réalisateur dont toute la filmographie jusqu’à Boulevard de la Mort est travaillée par un irrésistible devenir mineur : où les scénarios sont B, bis ou Z, où les hommes sont pervers mais bavardes comme des pipelettes, où De Niro bande mou, où Travolta lit aux chiottes ; et où les filles sont black, punk et pink ‒ comme Pin up et Knock out.

Voir : Virgin

Pouf au Sentiment

À la veille de la Révolution française et en pleine débâcle financière du pays, ultime extravagance capillaire arborée par les aristocrates de la Cour versaillaise, la Reine Marie-Antoinette en tête.

Le Pouf au Sentiment est une architecture en cheveux pouvant s’élever jusqu’à un mètre de hauteur : une armature et un coussin en sont les principales fondations, que complètent les mètres de gaze, de rubans, les poudres et les postiches ; les graisses animales achèvent de consolider l’ensemble, pour la joie et l’appétit des parasites en tous genres. Une fois cet édifice crânement érigé, le Pouf au Sentiment se révèle en dernière instance un autel et un théâtre, accueillant en son sein les fruits et les légumes, les fleurs fraîches et leurs vases, les figurines et toutes les miniatures qui s’avèrent nécessaires à l’exaltation des émois et des sentiments de la dame qui les porte, au sens littéral. Stephan Zweig a moqué les bavardages de cette capricieuse coiffure. Les bourreaux de la Terreur ont eu tôt fait, eux, de couper court à ces prétentions excessives, faisant mentir l’adage selon lequel le ridicule ne tue pas.

Pouffe

Terme a priori péjoratif voire sexiste, la pouffe désigne le raté de la jeune et jolie ; elle est son déclassement caricatural et dévoyé. La pouffe constitue aussi un danger, étant de par ses frasques et ses parades outrées, l’expression véhémente d’une séduction non contenue. Cette charge explosive ne l’exclue pas des perspectives de mode, dont elle est bien au contraire un phénomène étendu, qui va de la bitch R&B à la poule de luxe, tels que les érigent Balmain et certains empires italiens. La pouffe Versace est un brillant exemple, avec l’éclectisme théâtral et bariolé de l’hyper rédactrice et exultante Anna Dello Russo.

Voir : Raté, Jeune et Jolie

Punk

27 mai 1977 : « Régine était tout excitée de la réussite de sa soirée punk la nuit précédente, elle a dit qu’elle avait servi de la mousse au chocolat dans des gamelles pour chien… »

Andy Warhol, journal intime cité par Cécile Guilbert dans Warhol Spirit, éditions Grasset, 2008.

Voir : Westwood

Q

Queue

Objet viril par excellence. La queue est le garant de norme et de standard, mètre étalon. La queue devient outil, appendice ou apanage des tenues officielles sous la forme de la queue-de-pie. On fait aussi la queue lors des nombreux défilés de la fashion week ou pendant des soldes chez Abercrombie & Fish. Enfin la queue de cheval est une forme capillaire normcore spécifique et joyeuse que l’on retrouve fréquemment dans les éditoriaux mode de Marie Chaix.

Queer

Roman de William Burroughs qui relate l’errance dissolue aux confins des deux Amériques d’un anti-héros prénommé Lee. Lee aime la drogue et les garçons comme William, ce dernier ayant par ailleurs et par accident curieux, tué sa propre femme, s’étant pris malencontreusement pour le vaillant Guillaume Tell. Si l’esthète camp est joyeusement reine dans son désordre corrosif, l’être queer est douloureux en son origine mais politique dans son devenir : les théories se prévalant depuis l’écrivain de l’étrangeté de cet adjectif s’attachant à penser, contre la norme hétérosexuelle et patriarcale, les altersexualités et la fluctuation des genres.

Voir : Camp, Trans, Ziggy

R

Raté

Du raté au must have, l’esthétique de la mode des années 1980 puis des années 1990, celle de Comme des Garçons et ses mailles trouées ou de Martin Margiela et ses déconstructions, est l’éloge de la belle singularité loin du designer star, du luxe ostentatoire et du défilé spectaculaire. L’anonyme, le banal ou la forme standard sont les points d’interrogation comme les statements de cette mode analytique et précise. Cette mode et la mode, comme systèmes de renouvellement et de choc, s’approprient les codes de l’outsider (le raté dans sa potentialité) pour en faire un nouveau propos, non pas sous la forme de la simple citation mais sous la forme d’un exotisme, au sens d’étrangement incompressible, qui décentre et redéploye les acceptions. Ainsi, faire basculer dans le vestiaire féminin des éléments du vestiaire masculin, c’est dépasser un interdit et proposer un assemblage contemporain qui définit un corps nouveau. Saint Laurent et le coup du pantalon de tailleur mis sur une femme très bien photographiée par Helmut Newton en témoignent. Du masculin au féminin indifféremment, de l’envers à l’endroit, et trop, over, usé… Raté is OK, isn’t it ?

Redingote

Manteau d’équitation apparu au dix-huitième siècle au sein de la délicate, rigide et circonspecte gentry anglaise ; le mot français provient de la déformation phonétique de l’expression riding coat. Et depuis : pardessus rejoué à volonté qu’il soit manteau évasé, droit ou fendu ; veste, trench ou blazer. La redingote est sans doute, après le corset, la figure par excellence de l’ajustement et de la mise en forme, du corps et de ses profondeurs renversantes qu’il faut contenir sinon sublimer. L’écrivain Georges Bataille le sent bien qui, dans une célèbre et subversive définition de l’Informe, s’empare de la redingote comme métaphore ironique et déclare : « Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre, affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat ».

Voir : Corset, Mister Pearl, Uniforme

Roitfeld Carine

Concernée de mode et éditorialiste audacieuse et pérenne, Carine Roitfeld dirige le Vogue Paris des années 2000, initie le porn chic comme norme et standard de l’imagerie pour ou contre les annonceurs. Ses affinités électives l’entourent d’un sérail de qualité où les plus grands designers, couturiers et photographes font salon. Acheteuse un temps pour un grand magasin new-yorkais, la pertinence de son approche de styliste l’amène à transgresser le protocole d’une affiliation systématique à un grand ensemble de presse et elle décide de fonder CR, magazine éponyme, qui propose sur papier non glacé une vision claire de ce que peut être un devenir styliste.

S

Sade

Figure tutélaire de la mécanique objective et de l’épuisement du désir en littérature, le « divin marquis » développe une écriture de la répétition, de la sérialité et de la réification mathématique des corps. Obscènes autant qu’anticipatoires, les récits que construit le Marquis de Sade sur les individus sont des mises à l’index des corps autant que l’expression du gouvernement de soi et des autres, du contrôle des masses sous le régime effroyable de la quantification sans qualité, des formes et des dispositifs possibles et de leurs activations comme purs objets ou occurrences de jouissance aveugle. Pour exemple, H&M serait une figure débile appliquée de cette logique où la multiplication des petits produits sans qualité distribués dans la pure logique de l’hyper industrialisation moderne développe des formes de médiocrité, standards vestimentaires répétitifs et objets sans survie.

Sweat

Comme une douceur, la matière jersey sweet molletonnée du sweat-shirt indique un état et un choix de vie pour l’humanité. L’idée du confort et du mou caractérisent le dit sweat. Paradoxalement, le sweat-shirt (sweater, jumper, pull-over) aura été conçu par et pour le sportwear et le workwear américains, afin de faciliter pendant l’effort la sudation et les mouvements : les vêtements restent souples et n’entravent en rien la progression physique de l’activité. Sweat prend alors dans le courant du XXe le sens de ce qui donne de l’agrément. Le sweat, à capuche ou à col rond, avec le teeshirt, la paire de jeans et les baskets, constitue la garde-robe efficace du boy next door.

Voir : Normcore

T

Top

L’ordre et le classement marquent la pensée du mannequinat. Outre les mensurations conventionnelles requises, le top définit comme fantasme une qualité supérieure à la norme physiologique. L’être top est l’érection maximum du sujet, élevé au rang de puissance désirable et incontournable. C’est une muse qui dépasse les limites de sa propre carnation pour incarner l’époque en soi. Le top est au-dessus du bottom-model, du norm-model ou du classic-model. Le mode majeur de l’apparition médiatique d’un top est la cover ou le royal édito. Reste ensuite aux autres, les actrices, les divas, les princesses ou les starlettes… à se partager les quelques places laissées vacantes.

Trans-

Préfixe qui décrit un état de dépassement, de ce qui passe outre, de ce qui va de l’autre côté ou plus généralement qui est au-delà de. Une personne dite trans rompt avec le caractère physiologique qui lui est propre pour porter les armes et attributs du genre d’en face. Trans, c’est encore l’idée d’assumer par un acte volontaire un genre… à déterminer. Par ailleurs, les paquebots transatlantiques qui passent de rive en rive, européenne et américaine, ont été l’occurrence pour penser les collections croisières avant la mondialisation ‒ il semblerait que ces productions vestimentaires reprennent du sens et soient le témoin d’une singularisation et d’une valorisation du local au détriment du global.

Voir : Leigh Bowery

U

Uni (Color Block)

L’uni est l’objet d’une décision de surface exclusive, sans atermoiement ni détail. L’uni est un anti motif tout autant que l’affirmation de la forme comme bloc et singularité. L’uni ne peut se définir que par une gamme de couleurs choisie ; aussi seul, un uni n’existe pas. L’uni, c’est donc la joie de la multiplication et de la profondeur des couleurs, principe de variété pour une même forme. La teinture, notamment sur pièce, est une solution industrielle de cette multiplication et variété de l’uni.

United Colors of Benetton

Lorsque l’entreprise United Colors of Benetton prend son envol commercial dans les années 1980, elle est le symbole provocateur de différentes mutations du monde de prêt-à-porter et de la distribution industrielle. Sous les mains habiles des stratégies de médiatisation de la Fabrica, qui édite entre autre Colors, le premier magazine quasi lifestyle pensé par une marque, les campagnes d’annonces promotionnelles d’habillement déclinent un uniforme planétaire : une forme unique déclinée dans un grand nombre de couleurs. L’enjeu est alors de faire la démonstration photographique de cette diversité par le choix pour les campagnes éditoriales de mannequins aux origines continentales différentes sinon exhaustives. L’image est le produit : l’impertinence ou la modernité résulte du choix d’adhérer à la stratégie d’éditoriale xénophile de Benetton.

Uniforme

« Quand les anglais ont pris le contrôle du monde, ils se sont affranchis de ces costumes de foire que les autres peuples les forçaient à porter, pour imposer à la planète les vêtements des origines. Le peuple de Bacon et de Guillaume le Grand, du cygne de l’Avon, avait conservé son tissu intact. On a alors dessiné une tenue qui avait une forme unique, un uni-forme, sous lequel l’individualité pouvait au mieux dissimuler ses trésors. On a dessiné un masque. »

Adolf Loos, « L’Éloge du temps présent », in Comment doit-on s’habiller ?, Les cahiers rouges, éditions Grasset, 1908.

V

Viril

Organe ; ce qui s’élève et s’autoérotise, pris dans la logique du piston qui envoie et actionne le masculin. Du membre au statut, le viril est la forme politique de l’homme advenu et victorieux. Dans son acception antique, la diversité des genres virils ouvre la possibilité de déplacements des statuts entre ces typologies, dans une société où l’économie et le pouvoir régissent les mécaniques de la domination. Jules César en est, icône et parangon. Aussi, la cité aura longtemps été dirigée par le genre viril, capitaine d’industrie ou militaire. L’efféminé est possiblement la part maudite du viril.

Voir : Adolescent, Queue

Virgin (like a)

Célèbre chanson datant des années 1980 dans laquelle la jeune star en devenir Madonna s’empare de la virginité comme métaphore, d’une ivresse sexuelle et amoureuse dont l’intensité ne serait comparable qu’au choc éprouvé lors d’une « tou-toute première fois » (comme le scandait ailleurs une sucrerie pop française). Ce renversement pragmatique et sulfureux est abondamment commenté par la fébrile et mâle communauté de gangsters menée par Quentin Tarantino, au début du film Reservoir Dogs.

Voir : Mister Pink

W

WASP (White Anglo-Saxon Protestant)

Style inénarrable pour ses conventions et variations, le wasp est le chichi comme le chiquet du riche homme. Il définit par ailleurs un genre masculin très particulier : blanc, sportif, trentenaire et actif. Il est un rêve comme un cauchemar ; c’est ce qui en fait son charme. Moins normcore que le quidam populaire, le wasp peut s’accessoiriser le temps d’un week-end d’un équipement yatching club ou polo club voire d’une très belle voiture. Ralph Lauren incarne la branche high du wasp, Calvin Klein ou Hugo Boss les branches sport et everyday wear. Les lieux de monstration de ces êtres charismatiques sont les plateformes financières, les lounges et autres espaces d’embarcations First ou Business des compagnies d’aviation internationales.

Wearable

Comme une évidence, la portabilité d’une pièce de garde-robe se définit par son efficace et simplicité, critère d’un vêtement normal, easy going aux qualités techniques avérées.

Le wearable réinterroge la performance du prêt-à-porter dit ready to wear pensé dans la première moitié du XXe siècle et développe au XXIe la teneur d’une réalité et d’une capacité, portable si l’en est, comme si les gammes actuelles, de luxe ou de masse, avaient omis deux détails : le corps et le confort.

Westwood Vivienne

Créatrice de mode née en Angleterre et sosie de Margaret Thatcher dont elle est l’envers symbolique, Westwood est notamment, avec son compagnon de l’époque et manager des Sex Pistols Malcom MacLaren, l’instigatrice du style punk à la fin des années 1970. Le couple soutiendra les efforts punk par de programmatiques silhouettes vendues dans leur boutique Sex avec pour sentence commerciale Too fast to live, too Young to die.

La crête iroquoise laquée est-elle l’anti raie sur le côté ? L’individu punk s’affirme tout contre le No Future de l’éternité monarchique anglaise, et dans le cadre sans pitié du libéralisme de la Dame de fer. Le chaos est mort, vive le chaos : l’allure punk développée par Westwood est pour toujours brutale, sommaire, trouée, déchirée, sexuelle, iconique et provocante.

Depuis ce coup d’éclat, la mode de Vivienne Westwood ne cesse de convoquer, de faux culs en redingotes oversized, de corsets en falbalas débraillés, les silhouettes de tous les parias et marginaux, pirates et courtisanes des époques passées dans un geste désormais baroque et tout azimut.

X

Xenophile

« Qui a de la sympathie pour les étrangers, qui est ouvert à ce qui vient de l’étranger. »

Le nouveau Petit Robert, 2007.

Y

Yacht Club

Très proche de l’énergie wasp, le yachting club est une façon d’aborder la vie en douceur et de se laisser porter par les flots sur le ponton. Plus précisément, le yacht club est une forme bourgeoise et avant-garde du normcore. Le principe de citation et d’emprunt à l’univers nautique est fréquent dans la garde-robe du « yachteur » : polo piqué, pantalon de toile et gabardine pour les pièces de dessus, un pull déposé négligemment sur les épaules. Le club s’annonce par l’héraldique et l’agencement de ces couleurs, rompues par le soleil et teintées par le sel ; le format sebago de la chaussure indique une pratique raisonnable de l’activité sur le pont.

Yard

Un yard équivaut à 0,9144 mètre. La perfide Albion aura toujours eu le chic d’exporter des unités de valeurs et de mesures toutes spécifiques. Cette unité, si particulière soit-elle, ne change rien à la nature de la codification XS, S, M, L. Elle offre en revanche le plaisir d’une transcription voire d’une traduction, joie algébrique.

Yes

« Yes to all » est le slogan plastique soutenu par Sylvie Fleury comme forme critique dans une série d’œuvres glitter ou néon du même nom, et qui peut être aussi considéré comme une attitude
proprement mode dans sa capacité d’acceptation et d’engouement pour le nouveau et la différence. Ce avec la limite conceptuelle que cela suppose. Yes se dit aussi lors d’une bonne affaire faite lors des soldes.

Voir : Non

Z

Zèbre

« Pour les hommes du Moyen Âge, le zèbre est un âne sauvage, noir à raies blanches ; il est affreux et diabolique. Pour ceux du siècle des Lumières, c’est un cheval blanc à rayures noires ; c’est le plus bel animal de la Création. »

Michel Pastoureau, L’Étoffe du Diable : une histoire des rayures et des tissus rayés, éditions Points Histoire, 2014.

Motif à la surface de la peau de l’animal portant le même nom, le zèbre est un motif placé irrégulier, dont les alternances et enchâssements répondent à une composition organique interne, liée à l’ADN et à la croissance de l’animal. Les motifs zèbre, léopard, tigre… fascinent par leur extrême variété, différence et singularité.

Zéro (Moins que)

« Je décide d’emmener Blair à la fête de Daniel. Je passe la prendre chez elle à Beverly Hills, elle porte un chapeau rose, une minijupe bleue, des gants jaunes, des lunettes noires, et elle me dit qu’aujourd’hui chez Fred Segal quelqu’un lui a dit qu’elle devrait jouer dans un orchestre. Puis elle se demande si elle ne devrait pas en fonder un, sans doute un truc dans le genre New Wave. Je lui réponds en souriant que c’est une bonne idée, je me demande si elle plaisante ou non et je serre le volant un peu plus fort.

Je ne connais presque personne à la fête, et je finis par trouver Daniel écroulé au bord de la piscine, saoul et seul, en jeans noirs, t-shirt Specials et lunettes de soleil. Je m’assois à côté de lui pendant que Blair va nous chercher à boire. Je ne sais très bien si Daniel regarde l’eau de la piscine ou s’il s’est évanoui, mais il finit par parler. »

Bret Easton Ellis, Moins que zéro, éditions 10/18, 1986.

Ziggy

Créature, garçon de mars et rêve androgyne façonné par le musicien, acteur et chanteur britannique David Robert Jones, alias David Bowie, au début des années 1970 en Angleterre. Le premier parmi les nombreux avatars inventés par David Jones, Ziggy l’étranger est aussi celui qui incarne de la manière la plus innocente, et éclatante, l’utopie portée par Bowie : un garçon issu de la classe prolétaire qui vampirise les avant-gardes pour s’inventer prince et diva, un jeune homme qui transcende les genres et les classes pour s’accaparer tous les amours, une chenille qui devient papillon hypnotique, en rouge et bleu et vif argent. Ziggy invente enfin une voix et son audace, qui oscillent entre la suavité du crooner et les volutes d’une canaille glam’ aux accents subtilement fêlés. Il s’est officiellement éteint sur la scène de l’Hammersmith Odeon de Londres, le trois juillet 1973.

Zowie

Créature infans et garçon de rêve issu du premier mariage de David Bowie avec le mannequin Mary Angela Barnett. Si le cinéaste préfère désormais se faire appelé Duncan Jones, celui que l’on a appelé Zowie durant toute son enfance n’en continue pas moins d’appréhender en lui l’étrangeté de son père via celle de ce merveilleux prénom. Dans son premier film fantastique intitulé Moon, un bonhomme répondant au nom lambda de Sam et travaillant utilement depuis la Lune pour la Terre se découvre ainsi progressivement, pour le plus bel étonnement, androïde, clone hanté, et dangereux criminel.

Voir : Adolescence, Ziggy

Zeitgeist

Formule heideggérienne s’il en est, elle ramasse en son seul terme l’idée de l’esprit du temps, autant que la notion de contemporain tel que le décrit Giorgio Agamben, le présentisme développée par François Hartog voir enfin le « je ne sais quoi » anonyme et celui développé par Vladimir Jankélévitch ou mieux encore l’effet de sprezzatura que Castiglione évoque dans le livre du Courtisan déjà en 1528. Le Zeitgeist concerne la norme en ce sens qu’elle la bouscule comme non standard, comme nouveauté ou surgissement inopiné qui peut, ou non, changer le paradigme dominant, rebooter le logiciel ou format d’une époque par sa qualité, sa pertinence, sa capacité. C’est possiblement aussi l’arbre qui cache la forêt.

Citer cet article

Référence électronique

Céline Mallet et Mathieu Buard, « Norme et transgression, un abécédaire », Modes pratiques [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 07 mars 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : https://devisu.inha.fr/modespratiques/164

Auteurs

Céline Mallet

École Duperré

Articles du même auteur

Mathieu Buard

École Duperré

ENS de Cachan

Université Paris-Est Marne-la-Vallée

Université de Cergy-Pontoise

Articles du même auteur