Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune

DOI : 10.54390/modespratiques.363

p. 380-391

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© Antoine Grulier

Un écrivain qui parade en vêtements de gala est un artiste dénaturé, et, probablement, un homme corrompu. Voilà ce que nous disent les Regrets sur ma vieille robe de chambre de Diderot, apologie du goût fruste, exprimant ce parti-pris très net que le faste vestimentaire ou décoratif va directement à l’encontre du travail d’écriture : la trop belle apparence empêche la pensée. Prenant part au débat sur le luxe qui agita longtemps son siècle, Diderot associait déjà en 1767, dans sa Satire contre le luxe à la manière de Perse, l’amour des biens matériels à une décadence morale et politique, et le décrivait comme un facteur possible de régression artistique. Le bon écrivain est toujours chez lui un homme détaché des préoccupations pécuniaires et mondaines, c’est-à-dire un homme vertueux.

Mais avec la condamnation du luxe va la louange d’une autre forme de vêtement, et les « Regrets » de Diderot sont avant tout une ode funéraire à une guenille adorée. La situation qu’ils présentent, très simple, est celle d’un renouvellement de garde-robe, mais où le philosophe se rend compte, une fois acceptée une luxueuse robe de chambre écarlate des mains d’une riche amie, que son ancien habit de travail lui était un soutien de chaque instant. Description d’un changement de peau forcé, d’une nouvelle apparence sentie comme une destitution, les « Regrets sur ma vieille robe de chambre » mettent en jeu la description d’une pratique quotidienne et de son éthique vestimentaire, la confrontation du faire et de l’apparaître.

Vêtement et travail

Si le philosophe rejette de toute sa force le bel habit neuf que lui offre son amie Mme Geoffrin, c’est donc que l’indigence était la condition sine qua non d’une forme d’efficacité laborieuse. Le luxe étant ce qui vient amuser ce qui se suffit déjà, il est toujours ce qui vient en trop dans un lieu de production, il « gêne » de son opulence, dit Diderot, parce qu’il distrait le travailleur de son ouvrage, emmène ses pensées vers des lieux stériles et dangereux. L’écrivain athée a des comparaisons toutes religieuses, quoique rieuses, pour parler des beaux objets comme de fauteurs de tentation. Celui qui écrit, comme le religieux, doit rester hors du monde, c’est-à-dire loin des idoles et de leurs dorures, pour mener à bien son destin. Le philosophe va, en riant, jusqu’à implorer Dieu de le ramener à son ancien état, et on croit presque assister à une scène biblique :

Ah, saint prophète ! levez vos mains au ciel, priez pour un ami en péril, dites à Dieu : Si tu vois dans tes décrets éternels que la richesse corrompe le cœur de Denis, n’épargne pas les chefs-d’œuvre qu’il idolâtre ; détruis-les, et ramène-le à sa première pauvreté […].

Les règles de vertu philosophique et littéraire que se donne Diderot découlent en fait directement de la morale chrétienne en la matière, et pour ne citer qu’un exemple, l’abandon des riches habits fut une des grandes étapes significatives de la conversion de saint François d’Assise. Comme au croyant, l’habit doit être à l’écrivain une seconde peau comme invisible, quasi inexistante, à juger selon les critères exclusifs du confort et de la modestie, parce que l’écrivain comme le saint va nu pour mieux se consacrer au travail et à l’effort. C’est selon ces termes moraux que la beauté de la nouvelle robe de chambre pêche en comparaison du pauvre vieil habit qui la précédait. Tandis que la nouvelle robe de chambre « raide » et « empesée » désigne qui la porte comme un être immobile, pris au piège de sa propre image, il attribue a posteriori à son vieil habit une qualité de vertu intrinsèque, en fait même le messager d’une véritable éthique du travail. Car d’un habit modeste, on n’a pas peur de faire un chiffon :

Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât : l’indigence est presque toujours officieuse.

Et si l’autoportrait de Diderot, trouvant ses fondements dans l’idée d’un écrivain laborieux et indigent, le différencie des idolâtres autant que des paresseux, c’est aussi pour le rapprocher des ouvriers et artisans dont il se veut l’ami. Enveloppé dans son vieil habit, il se range parmi ceux qui suent et se salissent, et l’« officieuse » robe de chambre de l’écrivain a un caractère fonctionnel qui est tout de suite politique et moral. Car sa guenille familière, habit de travail plutôt que de parade, instrument d’une laborieuse vertu, s’oppose frontalement aux vêtements des nobles et des puissants et aux destins trop privilégiés dont ils sont le signe. La comparaison avec la pensée chrétienne s’arrête là où Diderot commence à s’inscrire dans l’histoire. « Humble lambeau », sa robe de chambre s’éloigne du précieux vêtement de cour, elle annonce un effort spécifique, celui de la philosophie et des belles lettres. Elle est l’habit que porte celui qui aura gagné son titre par l’effort :

le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille.

Elle est l’habit de celui qui est en train d’écrire, elle ne témoigne pas d’un statut fixe, d’une éternelle hiérarchie entre les hommes, mais au contraire d’une activité en progrès, en mouvement et en salissures, qui vient le couvrir d’encre sous la forme de « longues raies noires ». L’éloge paradoxal de la vieille robe de chambre vient aussi situer le travail intellectuel au cœur de la matière, en le montrant capable d’imprimer sa marque au corps et aux choses, en le faisant passer du côté de la pratique, de l’activité réelle, matérielle. L’usure et la saleté du vieux vêtement viennent incarner, alourdir d’atomes l’acte d’écrire et l’écriture.

Ce qui, comme le tissu écarlate ou le bois marqueté, est trop beau, n’est pas à la mesure des vivants et des travailleurs, mais plutôt à celle des auteurs ayant fini d’écrire, les déjà-canonisés pouvant entrer dans le paradis du luxe. Le beau meuble, ici la bibliothèque, devient un tombeau magnifique. La chambre devient reliquaire plutôt que lieu de création, conservatoire somptueux plutôt qu’atelier où l’écriture est vivante :

Homère, Virgile, Horace, Cicéron […] se renferment dans une armoire marquetée, asile plus digne d’eux que de moi.

On observe par ailleurs une même posture dans L’auto-portrait aux bésicles de Chardin, contemporain de Diderot, qui se présente lui aussi en robe de chambre, le visage dans un arrangement de tissus assez informel pour nous convaincre qu’il n’est habillé que pour son chevalet. Il est bien sûr, comme Diderot, habillé pour nous montrer qu’il travaille : l’habit d’intérieur s’expose publiquement parce que c’est sous sa protection que s’effectue une production destinée à tous, qu’elle soit artistique ou philosophique. Comme dans l’Encyclopédie, la création dans les « Regrets » est mise au nombre des travaux manuels, dans un processus général de réévaluation de l’outil et de la technique.

Comme celle de tout second ou valet, la valeur de la vieille robe de chambre a été éprouvée sur un temps long, où son propriétaire a pu prendre conscience que, tout en répondant à des critères techniques minimaux, elle pouvait aussi endosser d’autres tâches imprévues et aléatoires. Si l’écrivain au travail n’a pas besoin d’un outil particulier, il a besoin d’un état de disponibilité et de plasticité générale de son environnement. Nicole Pellegrin écrit ainsi dans Les vêtements de la liberté que la robe de chambre est « vêtement à tout faire », malléable, se portant aussi bien en perruque et en public que chez soi débraillé. Elle serait « l’habit préféré des intellectuels » parce qu’en faisant oublier le corps, elle libère l’esprit. Pour écrire, il faudrait donc un habit dans lequel on n’a plus de corps, ou plutôt dans lequel le corps ne fait plus du tout image mais devient tout entier outil, complètement au service de l’activité d’écrire.

L’habit ne doit pas impressionner son propriétaire et forcer son respect, mais au contraire se soumettre à lui et se constituer en domestique universel, aussi plaisant et accueillant qu’invisible et efficace. Si Diderot aimait tant son vieux vêtement-habit c’est qu’il en était, disait-il, le « maître absolu ». Mais ce n’est que par la force de l’habitude, par l’usage répété que l’habit se met réellement à servir un mode de vie, à faire partie du corps de l’écrivain, d’où le sentiment d’une effronterie, d’une insoumission du nouveau vêtement rouge, comparé à une « jeune folle » capricieuse, par opposition au vieux compagnon docile. Le tissu usé était du tissu enfin approprié, le détournement d’un vêtement commun enrichi des stigmates d’une pratique littéraire quotidienne. La vieille robe de chambre, pour acquérir un caractère de protection et d’utilité, a été comme forcée, détournée, a d’une certaine façon vu son tissu changer de nature. Et si son ancien habit l’« annonçait » comme écrivain et lui était devenu propre, c’était, de la même façon, par subversion d’un modèle originel et neutre. Leur corps commun singulier s’est formé à l’image de l’usage qu’il en faisait, au gré de l’emploi, et au détriment de l’intégrité matérielle du vêtement. Sa soumission discrète, sa malléabilité sont aussi une capacité à concilier corps et environnement, à les relier de mille façons, en laissant ouverte toute possibilité d’usage. Elle se fait buvard, carapace ou armure :

Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d’un valet, ni la mienne, ni les éclats du feu, ni la chute de l’eau.

A contrario, le vêtement luxueux qui n’est fait que pour être vu et que l’on n’ose pas même toucher se constitue en barrière entre soi et le monde, non seulement en dissuadant de tout mouvement qui mettrait son tissu en danger, mais aussi en contraignant réellement, en empêchant le corps par son tissu rigide qui « mannequine » et qui fige. L’esthétisation de soi ou de son environnement immédiat, la soumission à la puissance de l’image, apparaît comme une force d’immobilisation : plus de broderies, moins de nerfs.

Politique de la coquetterie

L’inconfort éprouvé dans la nouvelle robe de chambre n’est donc pas seulement dû à la raideur du tissu : il participe d’une expérience générale de la trahison de soi par la fausse image. Diderot « mannequiné » et « empesé » dans l’étoffe écarlate se trouve travesti, fait prisonnier d’un modèle imposé, celui de son amie salonnière Mme Geoffrin. Le modèle social d’opulence que représente l’habit rouge encombre ses mouvements d’une silhouette qui n’est pas la sienne, et lui donne une figure étrangère, presque abstraite. Il n’est plus homme mais mannequin, fantoche sans âme, comme le courtisan qui dans les Salons de 1767 est un « pantin merveilleux » capable de changer de forme « au gré de la ficelle qui est entre les mains de son maître ». Il s’opère une dissociation entre l’écrivain qu’est Diderot et son image : en portant l’habit écarlate, il trahit sa vocation d’indépendance de pensée.

Si le ton des Regrets est badin, leur sujet est donc grave, c’est celui de la dépendance pécuniaire, de la dette embarrassante envers une femme riche. L’indigence de Diderot était le signe de sa liberté. Et lui qui se rêvait en Diogène, qui toute sa vie refusa de se muer en courtisan, prend soudain l’apparence d’Aristippe, sophiste corrompu, du philosophe qui vend sa pensée pour de l’argent et de ce fait la dénature :

Diogène ! si tu voyais ton disciple sous le fastueux manteau d’Aristippe, comme tu rirais ! Aristippe, ce manteau fastueux fut payé par bien des bassesses. Quelle comparaison de ta vie molle, rampante, efféminée, et de la vie libre et ferme du cynique déguenillé !

La morale vestimentaire qu’il fonde est sans appel : c’est seulement dans la frugalité que prospère la liberté nécessaire à l’écriture, et toute recherche de paraître corrompra nécessairement cette liberté. Si l’attention au vêtement fait entrer dans un régime de compromission, c’est qu’elle est une forme de satisfaction narcissique trop facile, de pure distraction et de laisser-aller à des plaisirs mondains, où la soumission au regard d’autrui ne peut qu’empêcher de mener à bien de plus hauts projets. L’homme de lettres comme le philosophe doivent être des travailleurs indépendants, déterminant eux-mêmes leurs propres buts et leurs propres voies, sans se soumettre à aucune autorité castratrice – on pense à la campagne menée par Diderot en faveur des droits d’auteur, et l’importance qu’avait pour lui l’indépendance financière des auteurs. C’est dans cette perspective que Diogène se pose en idéal d’auto-suffisance, d’indifférence au monde et même d’autarcie. À celui auquel le vêtement importe peu, tout regard sur sa personne importe peu et, sans désir de plaire, il est libre dans ses guenilles de vaquer à ce que bon lui semble. Un vêtement luxueux ne se trouverait sur les épaules du cynique qu’au prix d’une perte d’intégrité. La nouvelle robe de chambre se présente alors logiquement comme une prison dorée, un « tyran » dont Diderot est « l’esclave » et qu’il « révère » malgré lui.

Portrait de Denis Diderot. Gravure sur cuivre de Benoît Louis Henriquez d'après Louis-Michel van Loo.

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© Collection particulière.

Que l’écarlate de son nouvel habit rappelle les fastes de la cour ou la livrée voyante des laquais, elle n’évoque en tout cas que des allégeances pécuniaires, qu’un éclat monnayable et frivole. On sait que Diderot ne fut pas un homme riche ni même toujours un homme indépendant, qu’il a été une fois obligé de vendre sa bibliothèque, et qu’il vécut, dans ses vieux jours, du mécénat et des bienfaits royaux de Catherine II de Russie. Sa position est donc celle d’un homme qui, parfois forcé de dépendre de plus puissants que lui, se défend d’autant plus d’inutiles cadeaux luxueux. Il se trouve par la nouvelle robe de chambre rappelé à sa condition d’écrivain pauvre, soumis aux classes dominantes. Il n’est pas promu socialement par le cadeau que lui fait son amie, mais seulement péniblement travesti en riche par une riche, et ainsi maintenu en position de faiblesse :

J’étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre ; je suis devenu l’esclave de la nouvelle.

On retrouve, dans la critique qu’il proposait de son portrait par Van Loo dans les Salons de 1767, les mêmes questions de travestissement et d’apparences trop flatteuses. Il y enrage de se voir dans une pose qui, comme l’habit rouge de Mme Geoffrin, le flatte par trop et le met au-dessus de son rang. Il s’indigne de se voir trop joli et reprend, en philosophe, le mot fameux d’Aristote sur Platon, « J’aime Platon mais j’aime encore mieux la vérité » :

J’aime Michel, mais j’aime encore mieux la vérité […] un luxe de vêtements à ruiner le pauvre littérateur, si le receveur de la capitation vient à l’imposer sur sa robe de chambre. […] On le voit de face. Il a la tête nue. Son toupet gris avec sa mignardise lui donne l’air d’une vieille coquette qui fait encore l’aimable. La position, d’un secrétaire d’État et non d’un philosophe. […]. Que diront mes petits-enfants, lorsqu’ils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet-là ?

L’écrivain se doit de se placer hors du domaine des apparences et de la séduction, sans quoi il se retrouverait confronté au même ridicule qu’une « vieille coquette qui fait encore l’aimable ». Quand il pose et s’apprête, il devient même un personnage comique, un hybride contre nature, dont le corps contredit l’esprit. C’est ce que nous dit Diderot, en expliquant que dans le tableau de Van Loo, le bel habit contredit l’œuvre sérieuse, de même que l’attitude juvénile contredit l’âge réel. Et on retrouve dans les « Regrets » le même thème du vieillard ridicule, lorsque la « soumission » au nouvel habit le fait apparaître sous les traits d’un barbon quasi fou ayant abandonné une vieille compagne pour une jeune écervelée. À la fois faible et aveugle, hors d’état de raisonner, le philosophe leurré devient un personnage farcesque au comportement aberrant :

Le vieillard passionné qui s’est livré, pieds et poings liés, aux caprices, à la merci d’une jeune folle, dit depuis le matin jusqu’au soir : Où est ma bonne, ma vieille gouvernante ? Quel démon m’obsédait le jour que je la chassai pour celle-ci ! Puis il pleure, il soupire.

Mais cette crainte de trahir n’est pas concentrée que sur lui-même, elle traduit également une inquiétude concernant le devoir politique de qui écrit, et par extension son devoir envers les membres les plus humbles de la nation. Comme l’écrit France Marchal dans La culture de Diderot, si le modèle cynique est capital pour le philosophe, Diderot se réfère d’abord au modèle socratique du sacrifice du philosophe à la société, modèle du don absolu de soi au peuple auquel on dispense ses lumières. Diderot cherche avant tout à faire le bien, c’est-à-dire à être utile, à surtout ne pas venir grossir les rangs de ceux qui ajoutent à l’injustice d’un état social en se roulant dans les dentelles. Il fait, du nouvel arrangement luxueux de son appartement, ce commentaire :

Et ce fut ainsi que le réduit édifiant du philosophe se transforma dans le cabinet scandaleux du publicain. J’insulte aussi à la misère nationale.

Il se trouve non seulement déguisé et humilié, mais aussi menacé de corruption politique. Les objets de luxe sont de « belles choses » faisant « de grands maux » à l’échelle nationale, parce qu’ils empêchent une juste répartition des richesses. Pour ne pas se laisser empoisonner c’est-à-dire oublier tous les hommes pour lesquels il perpétue son devoir d’écriture, Diderot accomplit, en chérissant un vieux tapis qu’il refuse de remplacer, aussi désaccordé soit-il avec son nouveau mobilier, une sorte de « travail de mémoire » de sa propre position sociale. Le dernier meuble crasseux laissé en place par Mme Geoffrin devient une relique de son état initial, et un permanent rappel à l’ordre moral :

Lorsque le matin, couvert de la somptueuse écarlate, j’entre dans mon cabinet ; si je baisse la vue, j’aperçois mon ancien tapis de lisières ; il me rappelle mon premier état, et l’orgueil s’arrête à l’entrée de mon cœur.

Car comme il le faisait déjà dans la « Satire contre le luxe » Diderot attribue en effet au vêtement le dangereux pouvoir de détourner les êtres de leur devoir : le trop bel habit a non seulement une mauvaise influence sur qui le porte en encourageant sa coquetterie, mais la possibilité même de son acquisition suppose la corruption (avec la métaphore récurrente de la courtisanerie dans les deux œuvres) voire la spoliation, et instaure finalement le déséquilibre au sein de la société. C’est en ces termes que Diderot décrit l’attention qu’a eue pour lui Mme Geoffrin :

Tact délicat et ruineux, goût sublime qui change, qui déplace, qui édifie, qui renverse ; qui vide les coffres des pères ; qui laisse les filles sans dot, les fils sans éducation ; qui fait tant de belles choses et de si grands maux, toi qui substituas chez moi le fatal et précieux bureau à la table de bois ; c’est toi qui perds les nations (etc).

Mais si le philosophe prône une vie humble et responsable, c’est aussi une vie sensible entre toutes, comme le laisse éclater ce cri d’amour :

Dieu ! je me résigne à la prière du saint prophète et à ta volonté ! Je t’abandonne tout ; reprends tout ; oui, tout, excepté le Vernet. Ah ! laisse-moi le Vernet !

Au vêtement de Mme Geoffrin et à la désagréable position dans laquelle il met Diderot, vient s’opposer le tableau de Vernet, sans faste, mais plein de « tendresse ». Cadeau d’un ami artiste et donc d’un égal, mais aussi d’un homme avec lequel il partage une même sensibilité, le tableau s’accorde, comme sa vieille robe de chambre, à l’harmonie générale de son logement. Mais aussi, le tableau est fait pour être vu et non pour se donner à voir, il invite à la contemplation recueillie, à une intériorité bénéfique qui vient en tout point s’opposer à la conscience de soi narcissique que donne la robe de chambre rouge.

Contrairement aux cadeaux de la trop bien intentionnée Mme Geoffrin, il ne vaut pas par son prix, n’a pas pour but de rehausser socialement Diderot. Fait de la main de son ami, il est l’objet d’une petite transaction financière symbolique et de solidarité, mais il s’inscrit surtout dans un ordre de transmission et de partage amical et filial, c’est-à-dire affectueux et désintéressé :

Je veux garder ce témoignage de son amitié. Je veux que mon gendre le transmette à ses enfants, ses enfants aux leurs, et ceux-ci aux enfants qui naîtront d’eux. […] Si vous voyiez le bel ensemble de ce morceau ; comme tout y est harmonieux […].

La question de l’amitié est en fait centrale pour comprendre l’éthique que proposent les « Regrets ». Nous avons vu plus haut que Diderot trouve et définit sa place, son statut d’écrivain philosophe par le bas de sa situation financière, et non par une quelconque ambition sociale, cela parce qu’il lie intimement modestie et honnêteté. Mais cette honnêteté est aussi une bonhomie, une ouverture de la porte et du cœur à qui voudra : l’auteur qui reste homme de peu est celui qui a le dos « bon et rond », prêt à accueillir tous ceux qui viennent le voir, homme au sourire franc dont « la porte s’ouvre toujours au besoin » pour donner de bons conseils.

Regrets sur ma vieille robe de chambre. Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, Denis Diderot, Édition princeps, 1772.

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© Collection particulière.

Regrets sur ma vieille robe de chambre. Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, Denis Diderot, Édition princeps, 1772.

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© Collection particulière.

La question de l’habit d’intérieur prend alors tout naturellement une nouvelle importance : il doit constituer une main tendue vers l’autre, s’accorder à une sociabilité avenante, cordiale, être l’habit de la philia des philosophes antiques. Comme il institue une harmonie, une conciliation entre le corps et son environnement, le vêtement doit concilier les hommes. Par opposition, la trop belle apparence défie, menace l’autre. Elle divise plus qu’elle n’installe une communauté, elle retranche, exclut, empêche le contact amical immédiat en provoquant d’une part l’orgueil et d’autre part la méfiance, elle fait de chaque contact l’occasion d’une rivalité sociale.

Le naturel est un des corollaires de cette qualité d’amitié, car il est la condition de la sincérité, comme le montre la longue louange du tableau de Vernet, peint « sans effort et sans apprêt », dont chaque partie semble consubstantielle aux autres, et qui a si bien su parler au cœur de Diderot. La composition du tableau s’oppose à l’énumération chaotique et dépitée des riches nouveautés qui encombrent chaque recoin de l’appartement, et toutes les formes qui le peuplent sont « vraies, agissantes, naturelles, vivantes », liées par l’enthousiasme et la nécessité comme l’étaient ses anciens meubles, tandis que les beaux objets que Diderot voudrait n’avoir pas reçus ne font que combler des « vide[s] » et des « intervalle[s] », c’est-à-dire ajouter de la matière inutile et incohérente au décor de son appartement, pour en faire un luxueux champ de bataille. La Tempête comme l’ancien arrangement de son intérieur touchent à la beauté parce qu’ils sont un, parlent d’une même voix sincère, dans un même souffle, parce que leurs parties semblent cohabiter naturellement et non pas s’ajouter les unes aux autres pour le seul plaisir de l’accumulation.

Le paysage pittoresque d’un appartement

Le vêtement est le premier lieu de l’existence extra-corporelle et donc la première couche du domicile. De ce fait, les processus de désordre qui viennent troubler l’ordre du bureau se retrouvent dans le vêtement, et vice-versa. Pour l’écrivain qui comme Diderot travaille en chambre, la robe de chambre est la maison dans la maison, sphère d’intimité épidermique qui vient précéder le toit, consubstantielle à la fois à l’homme et au bureau. Sa robe de chambre écarlate et ses nouveaux meubles feront non seulement désordre avec lui-même, qui se sent bridé et déguisé, mais aussi avec son lieu de travail, le milieu naturel de son écriture : un grand chaos s’étend à l’ensemble de son domicile, où, désormais, « tout est désaccordé ».

Le luxe véritable de l’écrivain philosophe, et auquel ne peut venir suppléer nul cadeau, était un luxe inversé, celui de « l’indigence harmonieuse », loin des désirs inutiles. Luxe qui s’atteint par une voie négative, par le refus de toute mondanité, luxe en ce sens que cette indigence est pour l’auteur un privilège, une situation précieuse, unique terreau où s’épanouira l’écriture, cette douce pauvreté était aussi luxe en tant que lieu où se porte en gloire la sensibilité, en tant qu’aménagement artiste et « harmonieux » de l’environnement.

Cette question de l’accord à l’environnement est primordiale. Le vieil habit faisait partie d’une harmonie générale, comme le détail d’un tableau. La modestie, l’humilité de tout l’habitat contribuaient à la formation d’un paysage cohérent dont la nouvelle robe vient briser la composition charmante. Si comme le « prélat moliniste s’emparant d’un diocèse janséniste » la nouvelle robe de chambre bouleverse et désorganise un mode de vie, c’est d’abord en détruisant l’ordre plaisant de son intérieur, ensemble harmonieux et franc, alors que désormais il n’y a :

Plus d’ensemble, plus d’unité, plus de beauté.

C’est donc en termes sensibles, autant que moraux, que se comparent l’avant et l’après du luxe chez Diderot. Si la prégnance visuelle et l’inconfort, la rigidité des matières trop chères et trop neuves gênent son esprit, ce n’est pas tout à fait dans le tonneau de Diogène tant admiré, que sa pensée trouvait à s’épanouir. Son lieu de travail rêvé, c’est-à-dire regretté, était un ensemble savant d’œuvres d’art et de matières frustes, où s’épanouissait un goût aussi sûr que ses moyens étaient modestes. Il semble sous sa plume un miraculeux fruit du hasard, où s’est établi de soi-même un ordre propice au travail heureux. C’est non sans délectation qu’il détaille l’ancien décor de son domicile, l’ancienne scène du théâtre de son écriture :

Ma vieille robe de chambre était une avec les autres guenilles qui m’environnaient. Une chaise de paille, une table de bois, une tapisserie de Bergame, une planche de sapin qui soutenait quelques livres, quelques estampes enfumées, sans bordure, clouées par les angles sur cette tapisserie ; entre ces estampes trois ou quatre plâtres suspendus formaient avec ma vieille robe de chambre l’indigence la plus harmonieuse.

Une saillie nous laisse même croire que les compositions picturales règnent en maître chez lui et que, plus encore que de s’y occuper de littérature, on vient chez lui voir ses tableaux :

Déjà ce n’est plus moi qu’on visite, qu’on vient entendre : c’est Vernet qu’on vient admirer chez moi. Le peintre a humilié le philosophe.

Pour revenir à l’habit en lui-même, dont l’appartement est une sorte de prolongement naturel, la déploration sur son vieil habit expose, tout de suite après le confort, le regret de l’allure que lui donnait sa vieille robe de chambre, dans laquelle il était « pittoresque et beau ». Le terme de « pittoresque » qui appartient surtout au lexique des beaux-arts, se trouve défini dans l’Encyclopédie comme qualité de composition d’un tableau, « arrangement d’objets » déterminant un « effet général », ou de façon plus concise encore :

Une bonne composition pittoresque, est celle dont le coup d’œil fait un grand effet, suivant l’intention du peintre et le but qu’il s’est proposé.

Ce que Diderot regrette d’avoir perdu avec son habit, cet effet d’idiosyncrasie heureuse, est ainsi, tout simplement, son style vestimentaire. Cette notion d’harmonie pittoresque est probablement le pendant vertueux de l’effet facile et générique du luxe, du clinquant, du spectaculaire de l’écarlate ou de la pendule où « l’or contraste avec le bronze ». Cette opposition se lit d’ailleurs dès le sous-titre des « Regrets », qui dévoile beaucoup de l’idéal diderotien « d’indigence harmonieuse », où le bonheur esthétique va sans moyens financiers :

Regrets sur ma vieille robe de chambre – ou Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune.

Auteur ArticleTirre de l’article Si l’auteur regrette son ancien habit, c’est donc aussi qu’il lui faisait une silhouette propre, celle de son goût : il examine, bien avant le mot célèbre de Chanel, la différence entre style et mode, entre allure singulière et silhouette générique. Malheureux dans son cocon fastueux et imposé, il se trouve tout « mannequiné » : Diderot pense sans doute aux mannequins d’osier ou de bois, figures inquiétantes de presque humanité, nous pouvons aussi penser à ceux de nos défilés de mode. Mais peut-être plus encore, le terme de mannequin rappelle le Paradoxe sur le comédien, où l’acteur est décrit comme une âme manœuvrant un buste d’osier par l’intérieur, comme un esprit habitant une figure factice avec laquelle il ne doit pas s’identifier. La silhouette loin du cœur comme Diderot en son habit, l’acteur peut de même que lui dire « on ne sait qui je suis. ». Mais, alors que le « grand mannequin » du Paradoxe est une figure de l’homme métamorphosé par son art, manœuvrant une cage plus grande que lui pour devenir plus grand que celui qu’il est, Diderot prisonnier de sa robe de chambre écarlate fait moins glorieuse figure, car le luxe qui l’emprisonne l’aliène sans le transcender. Il a perdu son image et son corps, son pelage, non pour l’amour de l’art mais de force, et se retrouve exilé, privé du plaisir sensuel d’être lui-même.

Quoique Diderot allie ici à la certitude de la valeur pérenne de l’œuvre d’art celle de la vacuité symbolique de l’objet précieux, et fasse du désir de faste mondain, de possession et de reconnaissance sociale par les apparences un obstacle à la vie que doit mener un écrivain, il ne blâme donc pas tant le luxe qu’il ne regrette et loue une autre forme d’apparaître.

Tout vêtement seyant n’est pas contre-productif ni anti-littéraire, car dans l’habit de pauvre, dans la vieille étoffe disparue, Diderot était aussi « beau » que travailleur, et faisait la plaisante expérience de se sentir en son lieu, d’avoir l’indépendance mais aussi l’apparence propre à celui qui écrit. Si le texte constitue une sorte de joyeuse loi somptuaire à l’attention des écrivains, il leur interdit le luxe pour des raisons toutes particulières, aussi morales que sensibles et politiques, et la modestie que Diderot propose en réponse à un « Comment faut-il s’habiller pour écrire » est une modestie avenante et de charme, où l’habit est lieu de travail mais aussi de sociabilité et de sensibilité, qui n’équivaut en rien à un renoncement aux apparences. Le beau vêtement, dans le sens de vêtement de luxe, apparaît d’abord chez lui comme corrupteur en tant qu’il va contre le devoir politique et moral de l’écrivain, mais il devient, lorsqu’il se fait synonyme de vêtement propre et pittoresque, l’allié décisif car épidermique, et même intime, des conditions d’apparition de la littérature.

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© Antoine Grulier

Bibliographie

Denis Diderot, Regrets sur ma vieille robe de chambre. Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, s.e., 1772.

Denis Diderot, « Satire contre le luxe à la manière de Perse », probablement 1771, repris dans « Salon de 1776 », in Œuvres de Denis Diderot, par Jacques-André Naigeon, tome 14, Paris, Deterville, 1800.

Denis Diderot, « M. Vanloo, M. Diderot » in « Salon de 1767 », in Œuvres de Denis Diderot, par Jacques-André Naigeon, tome 14, Paris, Deterville, 1800.

Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Paris, Sautelet, 1830 [publication posthume].

Diderot et d’Alembert (dir.), Encyclopédie raisonnée des sciences des arts et des métiers, Paris, Le Breton, Durand, Briasson et David, 1751-1772.

France Marchal, La culture de Diderot, Paris, Honoré Champion, 1999.

Nicole Pellegrin, Les vêtements de la liberté : abécédaire des pratiques vestimentaires en France de 1780 à 1800, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989.

Illustrations

Sans titre

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© Antoine Grulier

Portrait de Denis Diderot. Gravure sur cuivre de Benoît Louis Henriquez d'après Louis-Michel van Loo.

Portrait de Denis Diderot. Gravure sur cuivre de Benoît Louis Henriquez d'après Louis-Michel van Loo.

© Collection particulière.

Regrets sur ma vieille robe de chambre. Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, Denis Diderot, Édition princeps, 1772.

Regrets sur ma vieille robe de chambre. Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, Denis Diderot, Édition princeps, 1772.

© Collection particulière.

Regrets sur ma vieille robe de chambre. Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, Denis Diderot, Édition princeps, 1772.

Regrets sur ma vieille robe de chambre. Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, Denis Diderot, Édition princeps, 1772.

© Collection particulière.

Sans titre

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© Antoine Grulier

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Référence papier

Gabrielle Smith, « Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune », Modes pratiques, 2 | 2017, 380-391.

Référence électronique

Gabrielle Smith, « Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune », Modes pratiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 28 mars 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : https://devisu.inha.fr/modespratiques/363

Auteur

Gabrielle Smith