Ça se déroule toujours peu ou prou au même moment de l’année. Quand on change d’heure, on en profite pour changer de vêtements. Sur le papier, c’est très simple : on passe l’heure gagnée à la fin d’octobre à remiser les robes fleuries et l’on bâille après les jolis jours enfuis. Pour l’été, c’est plus compliqué : on perd l’heure qu’on nous enlève, donc une heure inexistante, à housser de lourds vêtements, mais le jeu en vaut comme on dit la chandelle, plus besoin de feu dans la cheminée, à nous les hirondelles.
Chez nous, housser c’est hisser. Notre appartement offre par chance une petite pièce configurée en L, que nous appelons pompeusement « dressing ». Les vêtements y sont, effectivement, dressés à bien se tenir sur deux étages sur la grande barre du L. Pour la petite barre du L, compter jusqu’à trois, c’est haut de plafond chez nous. Trois étages de chemises et vestes correspondent à deux de robes et manteaux. On place donc en haut ceux qui ne sont pas de saison, en bas ceux dont on voudra se saisir pour se vêtir. Rien qui s’apparente à un casse-tête jusque-là. Mais ce serait sans compter que l’année ne compte pas que deux saisons. Et que, curieusement, le printemps et l’automne figurent comme des demi-saisons, pour lesquelles il faut trouver un peu plus que des demi-solutions, le tout additionné durant six mois tout de même.
Ainsi voit-on se maintenir au rez-de-chaussée une garde-robe intermédiaire, convenant aux températures indécidables qui ne versent ni dans le chaud ni dans le froid. Imperméables, trench-coats légers, vestes… fidèles et fiables mais forcément un peu ennuyeux puisqu’ils nivellent l’existence autour d’une température moyenne de 14 degrés Celsius avec risques de pluie en fin de matinée. Un peu l’équivalent des escarpins fermés au rayon chaussures, ça va en toutes saisons et par tous temps. La météo s’invite un peu trop dans la garde-robe et si elle la rend morne, à qui s’en prendre ?
Revenons aux vraies, aux pures et dures, aux saisons tranchées. Alors, 31 octobre, 31 mars, qu’est-ce que je monte, qu’est-ce que je descends ? Le chaud s’en va quand le léger arrive et inversement ? Là intervient une autre logique, totalement irrationnelle : la saison des amours pour les vêtements. Petits nouveaux très chéris, pas récents encore très aimés, très anciens pas tout à fait oubliés. Détaillons, exemples à l’appui.
Les très anciens pas tout à fait oubliés : par exemple, un manteau Issey Miyaké acheté en 1986, une prouesse en fausse fourrure que son très grand col châle et ses emmanchures kimono apparenteraient plutôt aux années vingt. Sur les sites de vente entre particuliers où tout ce qui a plus de dix ans est considéré comme vintage, je me demande comment on le qualifierait. Muséal ? Il est de ceux qu’on évoque comme des amis qui ont tant compté mais que l’on ne voit que tous les trente ans. Comme cette belle robe-chemisier Alaïa en coton vert, à l’immense jupe corolle. Tellement verte, tellement corolle. Achetée du temps où la boutique Alaïa, c’était un appartement rue de Bellechasse où l’on venait fouiller sous l’œil aiguisé de Farida. L’une descend, l’autre pas.
Pas récents encore très aimés : par exemple mon si joli manteau en tweed et cachemire de chez Hermès. Il a un col creux, une sorte de col tunnel dans lequel on peut glisser un foulard via une fente au centre, très discrète ; il a des manches très larges dans lesquelles on peut mettre ses mains (gantées long de préférence) comme dans un manchon ; sur la doublure de soie vert olive sont esquissés en bleu marine des dessins de la Tour Eiffel et des ponts de Paris. Dessiné par Jean-Paul Gaultier, pour moi la meilleure cuvée. Un des cinquante cadeaux faits par F. pour mes cinquante ans. Ou cette robe que je porte en écrivant ces lignes, Gaultier encore décidément, noire en maille de coton épais avec un col marin finement zippé, deux lignes dorées qui mettent des bijoux à la robe. Elle a bien vingt ans et c’est une de mes robes préférées. J’ai bien cru l’avoir perdue lors d’un premier lavage à la machine, d’où elle est ressortie taille enfant de l’essorage. Mais en séchant toute la nuit sur son cintre, elle s’est détendue. Moi aussi. Pas une saison d’hiver où je me passe de ces deux-là.
Petits nouveaux très chéris : ils portent l’ivresse des dernières acquisitions. « C’est vous le nouveau parfum du jour ? » dit une maîtresse délaissée à la nouvelle conquête de son ex-amant, dans Women de Cukor. L’expression fleure bon l’éphémère. Mais Crystal [Joan Crawford] est vendeuse de parfums, elle s’y connaît en marchandise éventée. Les petits nouveaux sont encore plus irrésistibles si achetés à contre-saison, faisant oublier la fuite en avant du temps et désirer précocement les frimas, comme ce pantalon de cuir acheté en juillet sur LeBonCoin (mais pourquoi les gens ne portent-ils pas ce qu’ils ont de plus beau et le revendent-il si peu cher ? – une énigme). Il y a aussi de nouveaux petits nouveaux achetés sur internet, même pas vus en vrai, ni touchés ni essayés. Le défi est maximum. Il faut que ça « aille ». Si oui, et s’ils remplissent la promesse de leur photo, l’amour sera absolu. À chaque saison son fringue-dating.
Une autre absurdité de ce défilé concerne les pliés, privilégiés : les vêtements qui ne sont pas sur cintre. Ceux de la commode, ceux du placard, ceux qui n’ont pas droit au dressing (ceux qui ont la chance d’être hors poussière, dirait F., inlassable traqueur de moutons). Eh bien ils restent là où ils sont trois cent soixante-cinq jours par an, et personne ne viendra les en déloger. Ils sont au vu et au su de l’œil et de la main, chaque jour. Leur mise au rencart se cristallise cependant par une quarantaine chimique. Le traqueur de poussière chasse la mite vorace. Celles-ci ne s’acharnant que sur ses propres effets, faciliterait-il leur saison de reproduction qu’il ne s’y prendrait pas autrement. Comme appâtées par la naphtaline, elles s’ébattent joyeusement entre les mailles du filet. Je déteste tellement cette odeur et les navrants petits résidus de poudre que les plaquettes laissent une fois évaporées que je pourrais faire placard à part.
Mais sortons couverts, reparlons plutôt de cette histoire de housse. La housse protège, c’est son rôle, mais elle cache, c’est son défaut. Surtout quand on fait l’emplette de housses en intissé (un comble pour stocker les tissus) assez vastes pour contenir, sur cintre :
– Deux manteaux, ou ;
– Tous les pantalons d’hiver, ou ;
– La moitié des robes d’été.
Chacun sur son cintre, dont les crochets sont réunis par un puissant élastique pour être hissés sur la tringle supérieure. Nettoyés, reprisés, remmaillés, reboutonnés, ré-ourlés, prêts à servir sans faillir. Il ne faut pas faiblir dans les choix, car une fois dans sa housse, la garde-robe devient fantomatique. Un garde-à-vous pâlot tout là-haut.
A-t-on besoin d’un « remisé » à rebours du calendrier ? Le repentir se paie cher. Une perche munie d’un crochet permet d’aller saisir la housse par le biais de son bouquet de cintres. Après longue palpation du vêtement putatif, on décroche parfois le bon, parfois non.
C’est rare mais c’est arrivé : en août en Australie, pleine canicule ici, les gens portaient des vêtements d’hiver et nous des habits légers. Nous étions regardés en touristes, d’un œil un peu condescendant où se logeait aussi la résignation : les condamnions-nous donc à un éternel été (comme celui que l’on nous promet pour 2023 – les manteaux n’en reviendront pas) ? Le luxe de partir aux antipodes en janvier, aussi, est devenu une occasion de décrocher ces fameux cintres. Si on déhoussait cet hiver ?
L’une des questions les plus épineuses dans l’histoire, c’est celle de la juste appréciation du changement des tenues. Sans bouger de sa latitude, quand est-on de saison ? Hors saison ? Quand faut-il renoncer à un pan entier de garde-robe ? Amorcer le mouvement avec davantage de finesse que ne le font les collections dans les vitrines ? Le basculement est subtil, comme l’est la sensation d’être légèrement à côté de la plaque avec encore des gants ou toujours pas de collants. Bien sûr, là aussi, prime à l’audace, prime à la devance, à l’anticipation. Le printemps est servi. L’hiver est lancé.
Heureusement il y a le soir. C’est presque une cinquième saison à lui seul. Le soir permet (exige !) d’arriver en fines bretelles ou dos nu par températures négatives. Le soir nous fait entrer en soie, claquer le pavé en hauts talons, fumer en smoking. Le soir se fiche complètement du temps qu’il fait. Il fait son propre temps. On dit qu’on s’habille pour le soir mais souvent on se déshabille. D’un rien. Non que je passe ma vie à sortir et à rougir sous les sunlights. C’est plus sobre mais comment résister à l’envie de « faire sa plume » – comme dit ma belle-mère Suzanne, qui à plus de trois cent quatre-vingts saisons, s’habille en strass et paillettes chaque jour que Dieu fait.