Si la nouveauté est le principe même de la mode, la saison en est le rythme. Par saison, on entend la collection créée pour le printemps-été ou l’automne-hiver, sa production et les ventes qui en résultent. Le principe des collections semestrielles a été établi par le fondateur de la haute couture, Charles-Frederick Worth. Il répond aux changements météorologiques, mais aussi au rythme de vie de sa clientèle. Les élites du Second Empire profitent en effet du développement des transports à vapeur, pour partir en villégiature au printemps, et n’en revenir qu’à l’automne. Traditionnellement, la couture parisienne défile en été pour l’hiver prochain et vice-versa. Si la présentation se fait à contre-saison, c’est pour avoir le temps de réaliser les commandes des clientes, mais surtout pour laisser aux acheteurs professionnels la marge nécessaire pour produire les modèles1. Chez Jacques Heim, l’alternance entre les saisons est particulièrement contrastée, car il est réputé pour deux spécialités : la fourrure et le balnéaire. L’entreprise Heim a été créée en 1898 par les parents, Jeanne et Isidore, qui étaient fourreurs. Puis c’est devenu une maison de haute couture, sous la direction de Jacques (1899-1967) pendant quatre décennies. Quarante-deux automnes-hivers et quarante-deux printemps-étés, donc.
Les quelques informations publiées sur Heim sont toujours les mêmes et sont en partie inexactes. Si les archives de l’entreprise semblent aujourd’hui perdues, il existe pourtant des sources de première main. Notamment, les Mémoires dactylographiés de Jeanne Heim, dictés en 1953 à l’attention de ses petits-enfants, que j’ai eu la chance de trouver. Sachant que ce tapuscrit existait, j’ai simplement rentré « mes-mémoires jeanne-heim » dans Google, espérant le localiser dans une bibliothèque. Ce qui s’est affiché en tête de liste, c’est une annonce sur leboncoin.fr, localisée dans un village de la Somme. J’ai appelé sans y croire, une agricultrice à fort accent picard m’a répondu. Pour m’assurer qu’il ne s’agissait pas des souvenirs d’une homonyme, je lui ai demandé de l’ouvrir au hasard et de me lire un extrait. C’était bien le texte ou Jeanne Heim raconte les débuts de l’entreprise, généralement ignorés. Quant à Jacques, il a organisé un discours sur ses créations dans les périodiques qu’il a édités. Le premier est la très moderniste Revue Heim, publiée de 1929 à la guerre. Celle-ci parait deux fois par an, au moment des présentations de ses collections printemps-été et automne-hiver. Elle est dirigée par le critique Marcel Zahar, qui demande aux auteurs d’horizons divers (André Maurois, Max Ernst, Henri Jeanson, la princesse Bibesco…) des contributions originales sur la mode, mais aussi l’art et la décoration et en confie l’illustration à des photographes comme Germaine Krüll, Florence Henri ou Dora Maar2… Ses publications d’après-guerre sont moins ambitieuses : nommées successivement le Bulletin Heim, La Gazette Matignon (à partir de 1950) puis la Gazette Jacques Heim (de septembre 1955 jusqu’en 1966 au moins), ce sont huit pages agrafées, centrées sur sa dernière saison3. Les livraisons du printemps-été comprennent toujours des maillots de bain, celle de l’automne-hiver la Chronique de maître renard, sur la fourrure. Un numéro spécial, édité en 1958 pour célébrer le soixantenaire de la maison, revient sur son histoire.
Une affaire de famille
Jeanne Blum est issue d’une famille juive lyonnaise, dont certains sont négociants en soieries. En 1897, elle épouse Isidore Heim, juif d’origine polonaise. En 1898, le couple s’installe à Paris, rue du Temple, ou Jacques nait l’année suivante. Leurs débuts comme fourreurs sont très modestes. Leur appartement leur tient lieu d’atelier. Ils sont aidés seulement d’une ouvrière et d’une petite apprentie. Ils n’ont alors aucune expérience ni de la pelleterie, ni de la mode, ni des affaires. Mais ils sont conseillés par le frère aîné d’Isidore, qui est un fourreur confirmé. À la belle époque, cette profession comme celle de casquettier sont les spécialités des Ashkénazes ayant fui les pogroms. Ceux-ci bénéficient paradoxalement de l’alliance franco-russe de 1905 qui, par russophilie, lance les modes des casquettes et de la fourrure. Certaines maisons de haute couture comme Worth, Paquin, Chéruit et Bechoff ont leur propre atelier de fourrure. Les autres travaillent avec les grands fourreurs Révillon, Laxton ou Valenciennes, qui leur font des conditions particulières. Au début de la saison, les couturiers leur donnent des patrons de manteaux à réaliser, le fournisseur s’engageant au printemps suivant à reprendre les éventuels invendus. Les Heim, débutants, ne peuvent adopter ce système. Les grands fourreurs ont aussi l’avantage de pouvoir obtenir des stocks à condition à Leipzig, qui est alors le centre européen du négoce de pelleterie de luxe.
Jeanne Heim raconte qu’ils ont commencé par faire des collets en chèvre de Mongolie avec des empiècements d’Astrakan pour les maisons du Sentier, avant de réaliser qu’ils n’ont pas assez de capitaux pour constituer un stock qui leur permettrait d’assurer ces commandes en gros. Il est plus à leur portée de proposer leurs services aux couturières et aux tailleurs pour dames. En avril 1900, ils s’établissent au 52 rue Laffitte, pour se rapprocher de l’épicentre de la mode : la rue de la Paix. Manquant de place, ils redéménagent au 48 de cette même rue en janvier 1904. Les premières clientes particulières arrivent par le bouche-à-oreille. Souvent, celles-ci viennent juste faire exécuter les garnitures en fourrure du manteau qu’elles ont commandé ailleurs. Leur clientèle est hétéroclite : bourgeoises, aristocrates, demi-mondaines et même la grande modiste Caroline Reboux.
En 1909, Jeanne Heim rencontre Gabrielle Chanel. Celle-ci vient de s’établir comme modiste et veut faire faire pour sa collection d’automne des toques entièrement en sconse4. Jeanne, accepte sa commande, car « il n’y a pas, dans la mode, autant de détails que dans la couture5 ». Le rude hiver 1909-1910, resté mémorable pour les inondations de Paris, fait de ces toques en fourrure un indispensable. Les relations entre les Heim et Chanel sont alors très suivies. En 1912, ce sont eux qui garnissent de zibelinette6 ses fameux ensembles en jersey.
À partir de la déclaration de guerre, les relations avec Leipzig sont coupées. La maison tourne tout de même. Dans les tranchées, les officiers qui en ont les moyens s’offrent des capotes fourrées. Et les nouveaux riches, notamment les fournisseurs aux armées, arborent leurs fourrures sans complexe. Pour l’hiver 1915, Chanel recherche des garnitures à des prix abordables. Jeanne s’adresse à la maison Chapal à Montreuil, spécialisée dans la teinture des peaux de lapin. Elle en choisit une douzaine de différents genres et nuances. N’aimant que les pelleteries de luxe, Isidore est d’abord réticent. Mais il met au point une façon de les travailler en bande qui leur donne l’aspect d’une fourrure noble7. Gabrielle Chanel est emballée ; ces doublures en lapin dénaturé assurent le succès de ses manteaux de jersey noir. L’après-guerre confirme la vogue tant de Chanel que du lapin : les deux profitent aux Heim8. La fourrure joue désormais un grand rôle dans les collections de haute couture, principalement pour l’automne-hiver, mais même pour le printemps-été en tant que garniture. On vient d’Amérique acheter des modèles à Paris.
En 1917, Jacques débute dans les affaires tout en continuant à suivre des cours de dessin et de langues. Son père s’occupe de l’achat des peaux et des questions techniques. Sa mère supervise les ventes. Jacques dessine les modèles et s’impose peu à peu comme le créateur de la famille. Il a l’idée de développer des manteaux en tissu fourré parallèlement à ceux en fourrure. Ses modèles se vendant bien, en 1922, il convainc ses parents d’adjoindre à l’entreprise une manutention en lainages et soieries. Cette gestion des fournitures sera organisée par Mlle Jeanne, venue de chez Royant (qui vient de se retirer des affaires). Ils recrutent aussi une première aux manteaux de même origine, Mme Yvonne. Celle-ci commence un rayon d’ensembles deux-pièces, de style « sport ». À l’initiative de Jacques, ils embauchent aussi un ancien de chez Callot et Chéruit : le tailleur Pierre Laporte qui contribue grandement par la suite à la renommée de la maison.
Le jeune renard moderniste
Jacques Heim conçoit les collections des deux saisons, contrôle la marche des ateliers, visite les commissionnaires et les dépositaires à l’étranger… La maison s’agrandit, elle annexe un autre appartement du même immeuble de la rue Laffitte ainsi que le domicile de la famille, qui déménage à Saint-Cloud. Au début de 1924, Jacques devient officiellement l’associé de ses parents, alors qu’il n’a pas vingt-cinq ans. En juin de cette même année, il persuade ses parents d’ouvrir une succursale à Biarritz. Worth, Lelong, Madeleine Vionnet, Chanel, Patou et Lanvin sont déjà implantés dans ce lieu de villégiature où la vie mondaine est éclatante. Dans les années 1920, les femmes y déploient un luxe sans précédent. Vendre de la fourrure dans les stations balnéaires semblerait aujourd’hui incongru. Mais les élégantes arborent chaque soir une nouvelle robe en mousseline, aussi courte et légère que somptueuse. Et, même aux beaux jours, en sortant du casino dans la fraicheur nocturne, il leur faut une cape d’hermine ou une étole de zibeline pour réchauffer leurs épaules dénudées. Si la belle saison est la plus active, les succursales biarrotes de plusieurs couturiers restent ouvertes toute l’année. Car, les sports d’hiver n’étant pas encore en vogue, beaucoup de riches hivernent sur la côte basque, réputée pour son climat doux.
S’établir à Biarritz permet en outre de fournir régulièrement la clientèle ibérique. La cour d’Espagne, qui se fournissait autrefois chez Worth, s’habille désormais majoritairement en Chanel et en Patou. Au printemps 1923, une exposition de la couture parisienne a été organisée à Madrid. Heim y a présenté entre autres un manteau de cuir cachou garni aux poches, au col et aux parements de petites lanières de cuir entrecroisées. Celui-ci, et une cape d’hermine y ont été achetés par la Reine Victoria-Eugenia en personne, lors de sa visite l’exposition. La souveraine et, dans son sillage, plusieurs grandes dames espagnoles seront désormais d’excellentes clientes.
Cannes devient très coté à partir de 1924. Jean Patou est alors le couturier star de la Riviera. C’est lui qui, le premier, a eu l’idée de présenter ses collections de couture dans les casinos. Devant le succès considérable de ces manifestations, il est imité par la plupart de ses confrères. Heim en organisera plusieurs, notamment au Miramar à Biarritz. En attendant de pouvoir s’offrir une véritable succursale sur la Côte d’Azur, les Heim collaborent avec la niçoise Ruby Marty-Chanclos.
Thérèse Clémenceau, la fille du tigre, présente Sonia Delaunay à Jacques. Celle-ci dessine des garnitures en lapin pour la maison Heim. Ils préparent ensemble l’exposition des Arts décoratifs de 1925. Ils partagent l’une des boutiques du pont Alexandre III, proposant entre autres des manteaux de fourrure ornés de broderies géométriques de Sonia Delaunay avec des écharpes et des sacs assortis. Une jeune femme se fait offrir par sa grand-mère l’un de ces manteaux. Elle se nomme Simone Lion. Sous le charme, Jacques se débrouille pour la revoir, ce qui est facile car c’est la fille d’un antiquaire de la rue Lafitte. Il l’épouse en 1926. Ils auront deux enfants, Philippe et Ariane. Elle présentera occasionnellement ses créations. Les Heim et les Delaunay resteront très liés. Robert fait un portrait de Simone Heim, celui-ci est conservé au centre Pompidou, ainsi que la correspondance amicale et professionnelle entretenue avec la famille Heim9. Le couple d’artistes n’ayant aucun sens des affaires, Jacques dirige la société des Tissus Sonia Delaunay jusqu’en 1930, date à laquelle, sentant les effets de crise économique, elle retourne à la peinture. Mais Sonia continue à créer occasionnellement des motifs textiles pour quelques clients choisis comme Metz & Co et Heim. Ponctuelle durant les années 1930, leur collaboration redevient régulière après-guerre, notamment pour des imprimés balnéaires.
Jacques incite son père à traiter les pelleteries d’une manière aussi proche du tissu que possible. Comme l’affirme son slogan en 1926 : « Les fourrures souples font jeune ». La tête de renard dessiné par Dora Maar, qui devient logo de Heim en 1927, le pose comme fourreur, mais le rayon tailleur se développe. Mademoiselle Marguerite, qui avait déjà subi le mauvais caractère de Pierre Laporte chez Chéruit, obtient d’avoir son propre atelier10. En 1928, Jacques Heim embauche un deuxième maître tailleur : Wolf, ancien de chez Bechoff, tout comme l’une des premières vendeuses, madame Mad qui l’a débauché. C’est un ashkénaze, qui a auparavant travaillé à Vienne, Berlin et Londres. Chez Heim, si les patrons sont juifs, le personnel semble être toujours recruté sur sa seule compétence, sans critère confessionnel11.
Dans ses publicités, Heim se revendique alors comme : « le couturier du manteau », tant en tissu qu’en fourrure, souvent les deux combinés en des motifs géométriques. Les ventes étant par définition saisonnières, Jacques veut se diversifier. La maison en est arrivée au tailleur par les garnitures, mais elle n’a pas encore d’atelier flou. Si Jacques fait des robes depuis 1925, ce n’est qu’au printemps 1931 qu’il en présente officiellement une collection à Paris, puis à Biarritz lors d’un Gala au Miramar. Celle-ci ayant reçu un bon accueil, à l’automne, il embauche comme première Marcelle, venue de chez Patou. C’est à cette époque que ses publicités, qui depuis 1929 mentionnaient timidement les robes après les fourrures et les manteaux, les citent en premier et surtout que Heim devient Jacques Heim.
La crise de 1929 affecte en premier lieu les maisons de couture qui exportaient beaucoup vers les États-Unis, avant de les frapper toutes. L’administration Hoover et la majorité républicaine promulguent en 1930 la loi Hawley-Smoot, qui surtaxe l’importation de plus de 20 000 types de biens. Le reste du monde y répondant par d’autres mesures protectionnistes, cela n’a d’autre résultat que d’aggraver la dépression, en paralysant le commerce international. La mode est un secteur particulièrement sensible : le droit de douane imposé par le gouvernement fédéral peut monter jusqu’à 90 % ad valorem sur les vêtements importés. L’Amérique n’achète plus que des patrons de modèles à reproduire. Paris, qui était l’atelier mondial du luxe, doit se contenter d’en être le bureau de style. En 1935, les exportations françaises de haute couture ne représenteront plus que le dixième de ce qu’elles avaient été en 1928. Beaucoup d’entreprises sont alors en difficulté, voire en faillite. Heim a son lot de factures impayées. Les maisons de couture commencent à demander des arrhes à la commande, chose qui ne se faisait pas autrefois. Le pouvoir d’achat de la clientèle étant en baisse, Jacques lance à Biarritz des robes bon marché en crêpe de Chine ou en piqué blanc. La rue Laffitte se démode. Les commerces de luxe se sont déplacés vers l’Ouest parisien. Jacques rêve de s’établir avenue Matignon, mais ne trouve pas de locaux accessibles à cette adresse. À défaut, il se rabat sur le 50 avenue des Champs-Élysées. L’entreprise y est transférée en janvier 1933. Ce déménagement représente des frais importants en temps de crise, mais la famille décide de faire d’autres économies. Ils rognent sur les frais généraux. Isidore et Jacques suppriment leurs propres appointements pour deux ans.
Des réfrigérateurs à Tahiti
Être le couturier du manteau n’est un créneau porteur que durant l’automne-hiver. L’été est une saison creuse, particulièrement pour les fourreurs ; leur activité se réduit aux gardes aux frigos des affaires des clientes et à la vente de la Poudre M, l’antimite maison au parfum ambré.
Au printemps 1934, Jacques Heim en profite pour développer une seconde spécialité, opposée et pourtant complémentaire : le balnéaire. Avec Mme Henriette, la première aux fourrures, il entreprend une collection de maillots de bain deux-pièces et de paréos dans des motifs assortis. Deux rencontres l’ont influencé. La première est celle d’un négociant de l’Exposition coloniale de 1931 qui importe des kilomètres de cotonnades aux imprimés exotiques. L’autre, c’est la journaliste Titaÿna12, qui revient de Tahiti. Celle-ci fait au Trocadéro une conférence sur les Tahitiennes agrémentée d’un défilé de mannequins habillés de balnéaire Heim. Cette présentation dans le cadre du Musée d’ethnographie du Trocadéro réunit Parisiennes élégantes et vieux savants. C’est un triomphe. Les femmes se ruent sur ces costumes de bain et paréos à 95 francs13. Simone Simon pose en paréo devant les journalistes… La demande est telle que les 5 000 mètres de tissu achetés sont insuffisants et Heim doit en faire imprimer d’urgence. Il organise une soirée Paréo au Miramar de Biarritz, et lance dans la foulée son propre magasin cannois sur la croisette. Après tout, c’était sur la Côte d’Azur que, dès 1932 quelques audacieuses avaient osé les tout premiers maillots deux pièces. Mais ce sont les ensembles paréos de Heim qui ont réussi à rendre ce déshabillage acceptable.
À la suite de voyages en Scandinavie et dans les Balkans, Jacques conçoit pour l’hiver 1935 des tailleurs brodés de laines aux couleurs vives d’inspiration folklorique. Pour l’été suivant, ses robes bains de soleil, ses sarongs et ses maillots de bain en jersey séduisent par leurs imprimés éclatants. Désormais, il réalisera une ligne de balnéaire pour chaque belle saison, mais plutôt en marge de ses collections haute couture. Beaucoup plus abordables et d’un ajustement moins exigeant, les maillots sont généralement proposés dans sa boutique de « frivolités », intitulée Heim Actualité, avec les pulls, gants, bérets, ceintures et autres accessoires. Mais le balnéaire se vend mal pendant la froide saison. Pour occuper les mêmes rayons, c’est naturellement que Jacques en vient à créer des costumes de ski, les sports d’hiver connaissant alors une popularité croissante. Ses dernières collections ayant été des réussites, Jacques Heim peut enfin s’offrir l’adresse de ses rêves : au 15 avenue Matignon, avec pour voisins Lucien Lelong et Marcel Rochas. Ayant donné son congé au bailleur des Champs-Élysées, le déménagement est impératif pour juillet 1936. Mais la France est alors paralysée par les grèves du Front populaire. Les locaux ne sont pas terminés et les ouvrières de la maison de couture font aussi la grève sur le tas. Les choses mettront plusieurs mois à rentrer dans l’ordre. Tandis que Jacques réfléchit à une nouvelle spécialité : Heim Jeunes filles. Ce marché, qui dans les années 1920 était occupé par les robes de style de Jeanne Lanvin, est alors négligé. Moins chère que ses collections de haute couture, cette ligne est destinée aux filles de ses clientes. Heim y propose aussi bien de mignonnes robes de jour que celles du bal des débutantes… Il espère ainsi se constituer une clientèle fidèle lorsque lorsqu’elles auront grandi. Ce département est inauguré durant l’hiver 36, au rez-de-chaussée de l’avenue Matignon. Heim Jeunes filles sera d’abord dirigé par Madame Lyolène, puis après-guerre par Jacqueline Citroën14. En 1937, Heim ouvre un « pied-à-terre » à Londres, au 9 Grafton Street. En décembre 1937, Jacques et Simone se rendent pour la première fois à New York. Il en revient enthousiasmé. Cela lui permet de nouer des contacts avec le marché américain, mais surtout d’amorcer une réflexion sur les potentialités du prêt-à-porter.
Couture résistante
À la déclaration de guerre, Jacques est mobilisé, mais trop âgé pour être envoyé sur la ligne Maginot. Durant son temps libre et ses permissions, il conçoit des vêtements simples et pratiques, pour un temps privé d’automobiles, l’essence étant rationnée. Puis survient la débâcle de juin 1940. La chambre syndicale a décidé qu’en cas d’évacuation de la capitale, les grands couturiers s’installeraient à Biarritz15, où nombre d’entre eux ont déjà des succursales et qui est très loin de la ligne de front. Les Heim s’y réfugient. Sa mère résume ainsi leur état d’esprit : « L’inquiétude parmi les Israélites est extrême. Les étrangers, les apatrides quittent la France grâce aux facilités qu’on leur accorde. Les Israélites français sont divisés : les uns veulent partir, les autres s’imaginent qu’étant français de vielle souche ou anciens combattants, les nazis n’oseront pas s’attaquer à eux. Enfin, certains Français, dont notre famille, ne sont pas aussi optimistes. Mais leur sentiment est que, quel que soit le danger, le devoir est de rester16. »
Dès l’automne 1940, les lois d’aryanisation entrent en vigueur en zone occupée. Les Juifs ne peuvent plus diriger d’entreprise, ni être en contact avec la clientèle… En 1942, un guide administratif résume : « En vue d’éliminer définitivement l’influence juive dans l’économie française, les biens juifs dans leur ensemble sont confiés à des administrateurs provisoires dont la mission consiste à conserver aux dits biens leurs valeurs et à les transférer du patrimoine juif dans un patrimoine aryen, par voie d’aryanisation complète et effective17 ». Jacques prend les devants et revoit tous les papiers de la maison. La déclaration d’aryanisation de l’entreprise est déposée à la préfecture. Toutes les démarches sont faites sous le couvert de son ami Pierre Gaudermen et de Marie-Thérèse Legris, son ancienne secrétaire, promue directrice. Durant toute l’occupation, la famille Heim a pu compter sur le dévouement sans faille de ses amis et de ses employés goys. À Cannes, pour l’hiver 1940-1941, Jacques lance des tailleurs sport, coupés dans un tweed local tissé main ; dont le jeu de quadrillage très varié en fait l’un des tissus les plus appréciés de la saison.
Isidore Heim meurt le 3 janvier 1941, d’un refroidissement. En tant que juifs, les Heim sont expulsés de Biarritz qui se retrouve en zone occupée. Ils confient la gestion de la succursale à leurs employées Anita et Irène. Jeanne, Simone et les enfants se réfugient à Cannes, le seul de leurs établissements en zone libre. Sa gérante, Ruby Marty-Chanclos, les y héberge. Quant à Jacques, il continue à diriger l’entreprise en sous-main, passant fréquemment la ligne de démarcation sans auschweiss, grâce à la complicité d’un mécanicien de train qui le cache dans le réservoir à eau d’un tender de locomotive. D’après une note manuscrite de juillet 1941, conservée dans les dossiers du Majestic : « Ce commerçant juif se démène beaucoup contre l’armée occupante et circule librement ». Tandis qu’une enquête le présente comme faisant de la propagande gaulliste et se conclut par la recommandation « d’empoigner le couturier et sa famille, de les écarter de Paris et de les mettre en résidence forcée dans une petite commune quelconque à 200 ou 300 km de Paris18. »
Jacques Heim évite de se rendre avenue Matignon, car le secrétaire de la chambre syndicale l’a mis en garde contre les risques de dénonciation par certains confrères jaloux. Il y renonce définitivement après que, le 2 mars 1942, jour de présentation de la collection, les Allemands aient fait une descente pour l’appréhender. Par chance, lui-même est absent, et le personnel applique parfaitement la consigne, affirmant qu’il n’appartient plus à l’entreprise. Par contre, le tailleur Wolf est arrêté, déporté en Pologne et éliminé. Ce sera aussi le cas d’André Raffalovich, conseiller financier de l’entreprise, et de sa femme Vera, directrice de Heim Londres, qui seule reviendra des camps. Les Allemands soupçonnent l’entreprise de n’avoir qu’une façade aryenne. Pierre Gaudermen est convoqué. On perquisitionne chez lui sans y trouver les papiers compromettants.
Le débarquement allié en Afrique du Nord est sanctionné en novembre 1942 par la fin de la zone libre. Cannes est occupée par les Italiens jusqu’en septembre 1943. Ceux-ci ne s’avèrent pas trop menaçants pour les Juifs. La situation devient beaucoup plus dangereuse après la capitulation des fascistes, remplacés par les Allemands. Ruby Marty-Chanclos ainsi que Jean Renaudin, le directeur cannois, sont appréhendés par la Gestapo, l’un comme l’autre seront libérés par des hasards improbables. Jeanne et Simone Heim se réfugient dans un petit village des Alpilles. Étant activement recherché, Jacques passe avec son fils en Espagne. Ils y sont internés, mais très brièvement car il fait jouer ses relations mondaines, notamment la duchesse de Lecera et le comte Elda qui est alors maire de Madrid. Relâché, Jacques Heim envisage d’aller en Afrique du Nord, déjà libérée. Mais la nouvelle du débarquement en Normandie le fait changer d’avis. Comme la clientèle de sa maison comprenait avant-guerre de nombreuses aristocrates ibériques, il parvient à s’associer à la couturière madrilène Rosina, pour laquelle il crée une collection, ce qui lui permet de tenir, assez confortablement, jusqu’à la libération de Paris.
Cotton Ville et Cotton plage
Sitôt rentrée avenue Matignon, Madame Heim mère se fait lire le répertoire des vendeuses, pour juger de l’état de la clientèle. La guerre a certes provoqué des changements – départs, déportations, décès… – mais les noms à rayer s’avèrent moins nombreux qu’elle ne le craignait. Si Jeanne Heim se fait lire les registres, c’est qu’elle devient aveugle. Sa belle-fille Simone doit la remplacer à la direction des salons. La maison est dynamique mais les dévaluations successives du franc font qu’elle est pauvre, comme la plupart des entreprises françaises de l’après-guerre. En 1944, Jacques Heim se rend à New York en quête de capitaux. Il y a pour contact Mme Lyolene qui, juive russe, y avait immigré pendant la guerre. Il conclut avec la société américaine Junior League l’un des premiers contrats de licence d’un grand-couturier pour du prêt-à-porter féminin, sous la marque Heim Jeunes Filles.
En 1946, Heim lance des boutiques de vêtements de sport, principalement orientées vers le balnéaire. Son modèle le plus audacieux de la saison est un maillot deux-pièces qui laisse le nombril découvert, nommé Atome, car c’est le plus petit au monde. Cependant, trois semaines plus tard, Louis Réard, un ingénieur qui vient de reprendre la boutique de lingerie de sa mère, surenchérit avec un deux-pièces « plus petit que le maillot de bain le plus petit ». Ne comportant que le strict minimum de tissu, maintenu par de simples liens, il est vendu dans une boîte d’allumettes. Pour évoquer l’Atome, Réard lui donne le nom d’un Atoll où viennent d’avoir lieu des essais nucléaires : Bikini.
La mode étant un secteur clé de l’économie française, susceptible de faire rentrer quantité de devises, le gouvernement affranchit la haute couture du système des coupons dès 1947. Mais la production textile est gravement désorganisée. La soierie lyonnaise ne propose plus le grand choix d’imprimés d’avant-guerre et la belle qualité hors de prix. C’est pourquoi Jacques Heim trouve un accord avec Marcel Boussac et conçoit sa collection pour l’été 1947 presque intégralement en coton. Dès 1934, n’avait-il pas déjà été le premier à faire la part belle aux cotonnades ? Le balnéaire y étant à l’honneur, Jacques choisit de présenter son défilé à Cannes, ou l’on se dénude plus aisément qu’à Biarritz, si collet monté que le bikini y est interdit par arrêté municipal. Outre les maillots et ensembles de plage, cette collection comprend bien sûr des robes pour toutes les heures du jour et toutes les occasions. Jacques Heim justifie le fait que même ses toilettes du soir soient en coton, par le fait que sur la Côte d’Azur, il fait souvent trop chaud pour porter de la soie. Cette option ayant été bien accueillie, les cotonnades occupent une part majeure dans ses défilés ultérieurs pour la belle saison. La collection de l’été 1950 s’appelle même « Coton-ville et Coton-plage », car elle comprend beaucoup d’ensembles robes de ville et maillots coordonnés.
En 1951, Françoise Giroud écrit dans le Crapouillot : « Jacques Heim, habille les jeunes filles de bonne famille et les mères de famille qui ont l’air de jeunes filles. […] Tout y est ’comme il faut’, les robes et la clientèle où l’on porte beaucoup la particule19. » C’est également le couturier attitré d’Yvonne de Gaulle qui n’a plus tout à fait l’air d’une jeune fille. Mais « tante Yvonne » ne pouvait pas choisir un fournisseur au passé collaborationniste comme Maggy Rouff ou Marcel Rochas. Et le style Heim, caractérisé par un sens rigoureux de la mesure et un classicisme de bon goût, est probablement ce qui lui sied le moins mal. Parmi ses clientes fidèles, il compte aussi Mamie Eisenhower, la Reine Fabiola de Belgique, Sophia Loren, Martine Carol, Gloria Swanson20…
Heim habille plusieurs stars sur les planches ou à l’écran, ce qui est toujours intéressant au niveau publicitaire. Notamment Simone Signoret, Danielle Darrieux et Edith Piaf… Il signe aussi les costumes de quelques films, collaborant fréquemment avec André Hunebelle – réalisateur oublié, non sans raison, mais dont on peut tout de même signaler Mannequins de Paris (1956) qui se déroule dans le milieu de la haute couture.
Heim ne se pose pas en révolutionnaire, mais plutôt en valeur sûre, ce qui ne veut pas dire qu’il se raccroche à une forme fixe. Secondé par le modéliste Jean Pomarède (formé chez Lelong), il définit chaque saison par une silhouette caractéristique. Parfois, un automne-hiver semble répondre au printemps-été précédent, comme si certaines idées se développaient autrement en s’adaptant aux variations climatiques. Par exemple : la ligne trompette du printemps 1954 ayant reçu un excellent accueil, plusieurs modèles de l’automne déclinent en lainages le principe de la robe raccourcie s’évasant brusquement à mi-cuisse, contrastant avec les hanches et le buste moulés. Mais alors, pour la première collection de 1955, il faut un renouvellement radical : les jupes rallongent et toute leur ampleur des se reporte en fronces sous le fessier. La fin des années 1950 sera marquée par une simplification, tendance convergente avec les créations de Yves Saint-Laurent pour Dior.
Vers le prêt-à-porter
Dans l’après-guerre, où sévit une inflation galopante, les prix de la haute couture s’envolent. Élargir sa clientèle est une des obsessions de Jacques Heim. Il se souvient des enseignements de la ligne Édition de Lucien Lelong en 1934 qui proposait de véritables créations de prêt-à-porter de luxe. Mais proposer des vêtements aussi bien faits qu’en haute couture à prix réduit est difficile : la main-d’œuvre a augmenté et les robes sortant des ateliers reviennent très cher. Dès 1947, Jacques Heim y réfléchit avec Simone Thierry, la directrice de Heim-Actualité, son rayon frivolités. Il conçoit une ligne bis, ajustable en un seul essayage, selon un système qui s’apparente à de la demi-mesure. Ces modèles, différents de ceux de la haute couture, sont proposés au prix abordable de 25 000 (anciens) francs. Il conserve pour cette collection de toilettes le nom de Heim-Actualité et l’installe au rez-de-chaussée de l’avenue Matignon, à côté du département Jeunes-Filles. Pour le lancement, il briefe ses vendeuses sceptiques : faire une robe en un seul essayage, cela leur semble inconcevable. Malgré tout, le rayon s’avère rentable et prend rapidement de l’extension. En 1950, Jacques confie la gestion de Heim-Actualité à son fils Philippe, mais continue à en diriger les créations.
Au cours de ses voyages aux États-Unis, Jacques Heim a entrevu les potentialités d’un prêt-à-porter créatif et de qualité. Le couturier homme d’affaires complète sa gamme par une ligne de confection de luxe : Jacques Heim Vedette. Pour la production de laquelle, en 1950, il monte encore une nouvelle entreprise : Maria Carine. Heim n’est pas le seul à s’intéresser alors à la question du prêt-à-porter de couturier. Il y a Dior, bien sûr, qui possède une ligne boutique pour la France et Dior inc. pour le marché américain. Mais cette énorme maison représentant à elle seule 50 % des exportations de la couture française, par ses moyens même, elle est nécessairement un cas à part. En 1950, Jean Gaumont-Lanvin et Marcel Dhorme forment les Couturiers Associés. Cette société signe des contrats de licence avec Jacques Fath, Robert Piguet, Paquin, Carven et Jean Dessès pour produire et diffuser leur prêt-à-porter. Mais en moins de trois ans, mal gérée, encore plus mal distribuée, l’expérience se solde par un échec. Tandis que la ligne Vedette de Heim est une réussite commerciale.
Son réseau de vente comprend aussi bien les succursales qui lui appartiennent en propre (Paris, Biarritz, Cannes, Deauville, Londres et New York) que des corners dans de grands magasins (comme Hirsch à Bruxelles ou Harrods à Londres) et des boutiques de confection qui lui servent de relais, surtout à l’étranger. Les contrats de licences déjà conclus pour les États-Unis réduisant les possibilités en Amérique du Nord, Jacques Heim se tourne vers le Brésil. Il est le premier couturier français à ouvrir une succursale à Rio de Janeiro, qui diffuse d’abord son prêt-à-porter. Mais en mai 1958, il y ouvre un département haute couture qui adapte ses modèles à la clientèle et au climat brésilien. Bien que celui-ci semble plus propice à ces créations en cotonnades, il réussit à y vendre même de la fourrure.
Heim est bien évidemment présent sur le secteur à forte valeur ajoutée de la parfumerie. Sa première fragrance avait été l’Ambre en 1926, suivi par Je veux et Amour-Passion. Alambic est son premier succès de l’après-guerre. En 1949, les Parfums Jacques Heim deviennent une société distincte qui lancera J’aime en 1950, Ariane en 1953, puis Shandoah en 1966. En 1957, il s’adjoint aussi une ligne de chapeau, dirigé par le modiste danois Svend Gravesen, avec lequel il collaborait déjà depuis plusieurs années. Sans compter les bénéfices annexes des bijoux fantaisies, foulards, bas, gants et autres colifichets.
En 1957, au sein de la Chambre syndicale de la haute couture parisienne, Jacques Heim fonde le groupement Prêt-à-porter et Création. Neuf autres couturiers y adhèrent : Lanvin-Castillo, Grès, Madeleine de Rauch, Jacques Griffe, Carven, Maggy Rouff, Jean Dessès et Nina Ricci21. Guy Laroche les rejoindra. Ce « groupement de défense et de coordination » se charge de la production en série et de la diffusion de leurs modèles. Il organise pour chaque saison des défilés groupés à l’intention de la presse et des acheteurs internationaux. Mendes réalise les tailleurs et les manteaux. Tandis que Maria Carine, la société de confection de Jacques Heim, est chargée des robes. Ce système dirigiste se fissurera au cours des années 1960. Les sociétés Mendes et Maria Carine empièteront sur les plates-bandes l’une de l’autre jusqu’à devenir concurrentes. Et surtout, les couturiers jugeront alors plus intéressant de négocier eux-mêmes les contrats de licence avec les confectionneurs.
Le dernier nabab
En 1958, Jacques Heim est élu président de la Chambre syndicale. C’est le dernier d’entre eux à avoir un réel pouvoir. La haute couture, triomphante pendant les dix années précédentes, est alors à une période charnière. Elle doit redéfinir ses rapports avec le prêt-à-porter, mais aussi avec la presse. Le contrôle des images, pour préserver le mystère des nouvelles créations et lutter contre la contrefaçon, est l’une des obsessions de la chambre syndicale. On montre d’abord les collections aux acheteurs de modèles (les ventes de patrons assurent souvent d’être bénéficiaire avant même la première commande), puis aux clientes particulières et en dernier aux journalistes. Non seulement les appareils photo, mais même le papier et le crayon sont interdits lors des défilés. Ce n’est qu’une fois la press release date passée, un mois plus tard, que les couturiers laissent filtrer les images, et que le commun des mortelles découvre leurs créations.
N’en déplaise aux puristes Balenciaga et Givenchy, la haute couture ne peut plus continuer à mépriser ainsi la presse, dans ces années 1960 où elle n’est plus la seule à inventer la mode. Envers et contre tous les usages établis, en juillet 1962, Jacques Heim prend l’initiative d’ouvrir les défilés aux photographes. En brisant ainsi le calendrier, il provoque un tollé parmi ses confrères dont il perd aussitôt la confiance. Désavoué, il est remplacé par Robert Ricci. Désormais, la boite de pandore est ouverte. La Chambre syndicale de la couture a perdu le contrôle, photographes et journalistes règnent.
Si les autres couturiers se renferment dans leur tour d’ivoire, Jacques Heim est pour sa part convaincu que l’avenir, c’est la confection griffée. Il lance aussi bien Plein Soleil de Jacques Heim, une ligne de sport et villégiature à prix industriels (1960), qu’une collection de fourrure en prêt-à-porter (1966), qui ont la particularité l’une comme l’autre de tabler sur des ventes saisonnières. Dans seconde moitié des années 1960, la maison n’en est pas moins en perte de vitesse. Le couturier des jeunes filles se trouve dépassé par une jeunesse de baby-boomers qui s’habille en Courrèges. L’homme comme ses créations prennent un petit coup de vieux. Il conclut : « Il faut laisser faire la jeunesse, à condition que les femmes restent jolies ». Il meurt à Neuilly, le 8 janvier 1967, tandis que toute la haute couture s’enfonce dans la crise. Daniel Gorin, le nouveau président de la Chambre syndicale, lui fait cet éloge funèbre : « Nous avons perdu l’homme le plus courtois et le plus lucide de la profession ».
Philippe Heim, entré dans l’entreprise en 1949 et directeur adjoint depuis 1955, reprend la direction de la maison de couture, des sociétés associées et des magasins. Mais, n’ayant pas l’envergure de son père, il n’arrive pas à redresser la situation financière. En 1967, la société Maria Carine est vendue à son concurrent Mendes, alors dirigé par Didier Grumbach. En juillet 1968, Jean Pomarède est remplacé à la tête des créations par Jacques Delahaye, un styliste venu du prêt-à-porter. Mais cet ex-pionnier de la minijupe a beau rajeunir les collections, son midi-look ne suffit pas à éviter le naufrage. En 1969, Henri Michmacher, le propriétaire de Pronuptia, achète la marque pour faire des robes de mariées et de cortèges. En 1973, alors que la plupart des activités encore rentables ont été vendues, on fait une dernière tentative infructueuse pour relancer les collections haute couture en nommant le jeune modéliste Serge Lepage.
L’entreprise Heim a existé de 1898 à 1969. Sa chronologie coïncide avec la croissance de la haute couture, à son âge d’or, puis à son déclin. Dans un pays tempéré, être fourreur présente l’inconvénient d’être une profession à vente saisonnière. D’où le choix de Jacques Heim de s’orienter vers la couture. La villégiature estivale étant intégrée dans le calendrier de la vie mondaine, s’établir à Biarritz, Cannes puis Deauville n’avait rien d’original pour un couturier. Mais voir dans le les maillots de bain bon marché le complément idéal des couteuses fourrures était par contre audacieux, surtout pour occuper le même personnel selon les périodes de l’année. Certes, ces deux créneaux saisonniers n’étaient pas nécessairement destinés aux mêmes clientèles. Ce qui frappe le plus chez Jacques Heim, c’est la variété de ses productions. Il a diversifié ses activités sur le plan horizontal : balnéaire, chapeaux, parfums, tenues de ski, accessoires… Mais aussi vertical : déclinant sa griffe en haute couture, Jeune Fille, Actualité, Vedette et Plein Soleil pour toucher des clientèles différentes.
En additionnant la fourrure, la haute couture et le prêt-à-porter, cela représente près de 250 collections22 créées. Il a exprimé joliment cette nécessité de se réinventer à chaque saison : « La vie d’un couturier est une torture magnifique et continue ». Certes, il ne les a pas conçues seul, mais il les a habilement dirigées. La haute couture, comme le cinéma, est une création collective. Le rôle du couturier s’apparente tantôt à celui d’un réalisateur (Vionnet, Grès…) tantôt à celui d’un producteur (Patou, Schiaparelli…). Jacques Heim appartient clairement au second type. Il est impossible de dissocier chez lui l’homme de modes du créateur d’affaires.
Mais son fils Philippe, qui devait être la troisième génération, n’a pas eu sa capacité d’adaptation. Alors que l’entreprise semblait mieux préparée que les autres maisons de la chambre syndicale à l’avènement du prêt-à-porter, Jacques Heim n’a pas survécu à Jacques Heim.