Le mercredi 30 août 1933, comme les jours précédents, il fait beau temps à Paris. On attend 28e. C’est normal : c’est l’été. La semaine précédente a commencé douce mais orageuse, puis les températures ont grimpé et le 29 août, journée la plus chaude de ce regain du beau temps, Paris enregistrait 31 degrés. En cette fin du mois d’août, les grands quotidiens de la capitale publient quotidiennement des bulletins météorologiques engageants et couvrent l’actualité des bords de mer : Nice élit la reine de la plage qui figure en une avec son maillot de bain ; des dessins humoristiques content les joies familiales et les déboires des vacanciers au bord de la mer ; sur telle plage à la mode, les abonnés du casino se pressent au bord de la terrasse pour guetter au couchant le rayon vert, etc. En une du Petit Parisien un articulet intitulé « Hier à Paris : 31e1 » voisine avec un grand article intitulé « L’empoisonneuse accuse, pour se défendre, le père qu’elle a assassiné ». Or, deux photographies, en plan moyen, accompagnent cet article où l’on voit Violette Nozière, béret sur la tête, le visage dissimulé dans le grand col de fourrure d’un long manteau noir qu’elle tient fermé de sa main droite. Et les jours suivants, tandis que le compte rendu des activités des plages se poursuit, ce qui va s’imposer comme le portrait emblématique de la célèbre parricide des années trente, avec des variantes et des cadrages multiples, s’étale en une des périodiques et sur les livrets des complaintes. Violette Nozière est donc entrée dans l’histoire des grandes affaires criminelles sous une image pour le moins à contre-saison.
Un crime de saison ?
Ce décalage entre la saison estivale et le vêtement pour le moins automnal sinon hivernal me frappe, moi l’historienne qui écrit en 2017 et qui porte, l’été, des tenues qui ressemblent peu aux tenues estivales portées au début des années trente, assurément plus couvrantes et plus guindées. Est-il le résultat d’un regard anachronique qui plaquerait sur les saisons d’hier les vêtements d’aujourd’hui ou bien a-t-il compté dans l’effet produit par Violette Nozière ? Consciemment peut-être pas, puisqu’aucun des observateurs de l’époque, si diserts pourtant sur le parricide spectaculaire commis par cette jeune fille, n’a noté le contraste entre les vêtements de Violette Nozière et la chaleur « du beau mois d’août 1933 qui veut finir en beauté », pour reprendre l’expression du Petit Parisien1. Le compte rendu – très fictionnalisé – de l’arrestation de la jeune fille, tandis qu’elle se dirigeait vers la terrasse d’une brasserie proche du Champ-de-Mars, note la différence entre les tenues des clients et celle de la criminelle, mais sans s’appesantir :
« Une terrasse illuminée de l’avenue de la Motte-Piquet, au coin de la place de l’École-Militaire, envahie par des femmes en toilettes claires et des officiers en tenue légère d’été… Par la nuit chaude d’août, l’orchestre, derrière ses palmiers en caisses, ressuscitait toute la griserie des valses viennoises… […]
Tout à coup elle parut.
Mince, fine, dans sa simple toilette noire, elle marchait à pas pressés vers la brasserie2. »
Mais il est possible que ce contraste ait joué ne serait-ce qu’inconsciemment dans le choc produit par l’affaire, alimentant cet effet d’effraction dans la trame quotidienne et dans la conscience collective propre au grand fait divers. Dans la douceur de la fin d’été, l’hiver, en un sens métaphorique, tout à coup est arrivé. Comme si l’affaire tournait décidément une page du grand livre des saisons, hâtant la fin de l’été.
Existe-t-il des crimes de saison ? À cette question, la vieille criminologie naturalisante, qui prétendait identifier des saisons particulièrement propices au crime ou à tel type de crime, répondait positivement, au sens où elle considérait qu’il existait bel et bien des saisons du crime. Par exemple, les empoisonnements étaient tenus pour des crimes féminins par excellence ; or les femmes, estimait-on, subissaient davantage que les hommes l’influence de la chaleur ; aussi pouvait-on affirmer que les empoisonnements d’été étaient plus fréquents, parce qu’ils étaient « sous la dépendance de l’instinct génésique3 ». Crime de saison, le crime de Violette Nozière l’est, plus simplement, au sens où il a été commis dans une saison précise. C’est le 21 août, au domicile familial de la rue de Madagascar, dans le 12e arrondissement de Paris, que la jeune fille a fait avaler à ses parents de l’eau additionnée d’un barbiturique, parvenant ainsi à tuer son père. Un crime d’été, donc. Et un crime de vacances. Comme elle l’a expliqué au commissaire de police arrivé sur les lieux après la découverte du drame, Violette Nozière s’apprêtait à partir en vacances dans la station touristique des Sables-d’Olonne. Le crime a précédé un projet de vacances, peut-être devait-il le favoriser ; en tout cas il l’a finalement contrarié. La chose est vraie d’ailleurs pour d’autres acteurs de l’affaire que la criminelle elle-même : au commissariat de Picpus, dont relevait la rue de Madagascar, le commissaire était en vacances et il a fallu recourir au commissaire du quartier voisin des Quinze-Vingt pour procéder à l’enquête de flagrant délit. Les témoins aussi étaient en vacances : c’est le cas de l’amant de la parricide, en vacances chez son oncle dans le Morbihan ; c’est le cas aussi du préparateur en pharmacie de la place Daumesnil qui a vendu le somnifère et que son père fait rentrer précipitamment pour aller déposer devant le juge d’instruction afin de dissiper les soupçons de complicité qui pèsent sur lui. En somme, un crime de l’été, mais une affaire de la rentrée. C’est peut-être cela que traduit le vêtement porté par Violette Nozière, qui a devancé l’automne, à un moment où les journaux s’attardent encore sur les « robes légères qui n’ont plus que quelques heures à vivre4 ».
Le shopping après le poison
S’il n’est pas sûr que le contraste produit par le décalage entre les vêtements de la parricide et la saison ait fait sens pour les contemporains, il est certain en revanche que les vêtements de Violette Nozière ont joué un rôle dans l’affaire, c’est-à-dire dans la manière dont a été perçue la jeune fille qui a été construite en icône de l’infamie criminelle et en monstre féminin. Ils ont d’ailleurs joué très concrètement un rôle dans l’enquête, au triple titre de signes distinctifs, de traces matérielles et de métonymie de la criminelle. Peu après la découverte du drame, en effet, Violette Nozière a pris la fuite ; inculpée et sous le coup d’un mandat d’amener, le 24 août, elle est alors recherchée par la police. Son signalement est diffusé, où l’on notera la fonction identificatoire attribuée, de manière classique, aux vêtements et de manière spécifique ici, à l’élégance vestimentaire :
« 1 m 66, corpulence moyenne, yeux marron, cheveux châtain foncé, figure ronde, teint ordinaire, assez jolie, élégante. Vêtue d’une robe noire avec col blanc, manteau noir avec petite fourrure noire brillante au col, chapeau noir, chaussures neuves noires, bas gris foncés à petites mailles ajourées5 ».
Leurs recherches conduisent les inspecteurs de la Police judiciaire vers le quartier de prédilection de Violette Nozière, le Quartier latin ; au Grand Hôtel de la Sorbonne, la femme de chambre, sur une photographie qui lui est présentée, reconnaît la cliente qui a pris une chambre le 22 août à midi. Les inspecteurs montent dans la chambre et tombent sur divers objets que Violette Nozière a laissés derrière elle : un portefeuille, un sac à main noir, une boite de poison, une boite en carton contenant une paire de chaussures, une boite en carton « Aux corsets merveilleux », 66, rue de la Chaussée d’Antin, contenant des effets notamment une robe bleue, un carton des Galeries Lafayettes avec un manteau marron6.
Ces vêtements fonctionnent donc comme des preuves, attestant du passage de Violette Nozière à l’hôtel en même temps qu’ils lèvent en partie le voile sur l’emploi du temps qui a suivi le crime : du shopping. Après avoir fait ces achats dans la matinée, la jeune fille est allée à l’hôtel où elle s’est changée, enfilant ses nouveaux vêtements et laissant dans les cartons ceux qu’elle portait sur elle ; ce sont ceux-là que les policiers ont retrouvés. Il faudra attendre son arrestation, le 28 août, et les différents interrogatoires qui l’ont suivie, pour connaître le détail de ses occupations et achats au lendemain du crime : elle est d’abord allée au salon de coiffure des Galeries Lafayette, puis dans le même établissement, elle s’est acheté un béret noir et une robe habillée, en soie, de la même couleur. Elle a poursuivi ensuite ses achats dans le quartier : une petite veste rue de la Chaussée d’Antin ; des chaussures rue Taitbout. Enfin, quatre bracelets en argent et deux bagues fantaisie7.
Mais les emplettes vestimentaires font preuve également dans l’enquête à la fois judiciaire, médiatique et sociale sur la personnalité de l’empoisonneuse dont elles paraissent attester la noirceur abyssale. Ainsi, elles comptent dans le portrait psychologique et comportemental d’une criminelle cruelle, cynique et sans remords, et elles nourrissent la figure d’un monstre, aussi effrayant que mystérieux, reposant sur la disproportion saisissante entre la gravité exceptionnelle d’un double parricide et la futilité de la jeune fille. Sans doute le pire, dans l’emploi du temps du 22 août, n’a-t-il pas été le shopping matinal aux Galeries Lafayette mais, dans la soirée, la danse, en galante compagnie au bal Tabarin, une institution des nuits parisiennes sise à Montmartre ; mais le premier a fourni à la jeune fille la panoplie complète pour la seconde. Le juge d’instruction retiendra ces détails accablants, à la fin de l’instruction, au moment de transmettre la procédure au procureur général, en expliquant que Violette Nozière s’était montrée « d’une immoralité et d’une insensibilité absolues, ne songeant qu’à s’amuser après avoir empoisonné ses parents et se rendant parée au bal Tabarin alors qu’elle devait penser qu’ils agonisaient8 ».
Tuer son père pour une paire de renards ?
Mais le juge Lanoire qui instruit l’affaire a trouvé dans les vêtements bien plus encore que des preuves d’une frivolité cruelle : quelque chose qui ressemble à un mobile, cette clé essentielle de l’instruction d’un crime. Ayant constaté que Violette Nozière avait volé de l’argent à ses parents après les avoir empoisonnés, il était parti d’emblée sur la piste d’un drame de la cupidité, avant que l’inculpée, une fois arrêtée, ne déclare avoir voulu se débarrasser d’un père qui la contraignait à des relations sexuelles. Un drame de l’inceste ? Cette seconde version du drame a été immédiatement rejetée comme étant à la fois ignoble et invraisemblable, au vu de l’impeccable réputation de la victime, cheminot travailleur, ponctuel et bien noté par ses supérieurs, et de la réputation déplorable de l’accusée, gamine précoce, qui avait un amant et qu’on soupçonnait de prostitution. Assurément plus recevable, eu égard aux mentalités du temps qui opposent un déni pudique aux violences sexuelles incestueuses, le mobile cupide, accablant moralement, était aussi plus facile à prouver que l’inceste. C’est en tous cas à quoi ont servi les achats de Violette Nozière, joints à d’autres faits (comme des dettes) pouvant laisser penser que la jeune fille avait besoin d’argent. Les vêtements achetés aux Galeries Lafayette étaient onéreux : la robe de bal avait coûté 450 fr, soit à peine moins qu’une bicyclette Peugeot9. Et l’ensemble des achats effectués ce jour-là atteignait un peu plus de la somme nécessaire pour payer le loyer mensuel (920 fr) et environ un tiers de l’argent dont le ménage pouvait disposer chaque mois, sachant que Baptiste Nozière, mécanicien, appartenait à l’élite des cheminots et qu’il était bien payé10.
L’enquête pour évaluer les besoins d’argent de Violette Nozière capable d’asseoir la thèse du crime d’intérêt a conduit les policiers chez un fourreur parisien bien connu, la maison Brunswick, au 62 bd de Strasbourg ; la vendeuse a raconté que Violette Nozière était venue au magasin le 12 août au matin et qu’elle y avait choisi une paire de renards argentés, à 3 000 francs11 ; la caissière a précisé qu’elle avait versé 600 francs d’arrhes et signé une traite pour la somme restant à payer : Violette, en conclut le juge, avait des besoins pressants, car si elle ne réglait pas la traite, l’argent des arrhes serait perdu.
Les détails vestimentaires ne font pas sens isolément, mais dans un ensemble qui associe la coquetterie et le dévergondage et cristallise autour de la figure de « l’enfant gâtée » dont le désir de plaire et le goût des plaisirs ont conduit au crime. Confondant causalité avec postériorité (le bal après le crime) mais aussi avec antériorité (l’achat de vêtements avant le crime), l’idée s’impose selon laquelle la jeune fille a tué ses parents pour « faire la noce ». Comme le dit une complainte :
« Pour la toilette, les amants, le plaisir
Le luxe et la débauche
Cette poupée au cœur comme une roche
Empoisonne sans frémir12 »
Ce raisonnement simpliste introduit une nouvelle disproportion, cette fois entre l’énorme crime et le mobile dérisoire, qui accroît encore l’horreur de l’affaire. Il est conforme en tout cas à l’imaginaire de l’empoisonneuse, figure criminelle répulsive, mêlant insensibilité, appétits sexuels et travers féminins intemporels comme la coquetterie. Et il n’est pas foncièrement différent de la lecture judiciaire de l’affaire, puisque le juge, écartant définitivement la thèse de l’inceste, clôture l’instruction sur un mobile flou mêlant « cupide espoir d’hériter », « désir effréné d’indépendance » et « orgueil démesuré » chez une jeune fille qui « aimait le luxe » et souffrait de la modestie de ses parents13.
Le look d’une jeune fille moderne
Telle qu’elle apparaît dans les archives judiciaires et la presse du temps, Violette Nozière était une jeune fille qui attachait de l’importance aux vêtements. À l’évidence, l’univers de la mode nourrissait les désirs de l’adolescente : Violette Nozière débitait à ses camarades et à ses amants des mensonges qui métamorphosaient sa mère en première main chez Paquin ou elle-même en mannequin de la prestigieuse maison de couture. Il alimentait aussi ses conversations, comme l’a confié au juge son amie Madeleine racontant que le matin du 22 août elles étaient parties toutes les deux « devisant gaiment d’artistes et de toilettes14 ». Mais même si la haute couture a pu abriter quelques ascensions fulgurantes, ainsi celle de Coco Chanel, ce monde n’était a priori pas à la portée d’une fille d’ouvriers. À défaut de pouvoir y pénétrer, elle pouvait y rêver et tenter de copier les gravures de mode. Avec quelque succès d’ailleurs, puisque les témoins auditionnés au Palais de justice ont confirmé que Violette Nozière était vêtue « de fort élégante façon15 ». Était-ce l’effet du savoir-faire de sa mère qui avait été couturière avant d’être femme au foyer ? Certainement, mais en partie seulement. Même si Violette Nozière avait certainement plus d’argent qu’une jeune fille de son milieu social (elle avait expliqué au juge qu’elle avait un protecteur qui lui donnait de l’argent), son cas paraît significatif des effets du décollage du marché du vêtement entre les deux guerres : la généralisation d’un prêt porté abordable permettait à une jeune Parisienne de milieu modeste, jolie, grande et bien faite, d’acquérir des vêtements à la mode et d’imiter les modèles séduisants des revues de mode ou des écrans de cinéma16.
La démocratisation de l’élégance a partie liée avec la publicité, décisive dans le fonctionnement d’une société de consommation alors en développement. Car si Violette Nozière s’est dirigée chez Brunswick, ce n’est pas par hasard. Le fourreur du boulevard de Strasbourg avait su mener des campagnes de publicité à la fois innovantes et extraordinairement efficaces. Il avait profité pour cela du talent du jeune publicitaire Marcel Bleustein, patron de Publicis, qui avait déménagé son agence en 1929 et s’était installé au 62 boulevard de Strasbourg, dans un local dont Jacques Brunswick se servait pour entreposer ses fourrures. Bleustein était arrivé à persuader Brunswick de passer une publicité sur Radio Tour Eiffel et en avait rédigé le communiqué ; dès le lendemain matin, deux dames élégantes étaient venues au magasin acheter 4 000 francs de fourrure17. Bleustein avait ainsi découvert le filon de la publicité radiophonique, à l’efficacité attestée par le résultat des ventes, avec Brunswick pour premier client. Il assurera à celui-ci une notoriété considérable grâce à son art du slogan, habilement construit, humoristique et mis en musique avec une ritournelle qui s’imprime dans les esprits : « Brunswick, le fourreur qui fait fureur ! » est entré dans l’histoire de la publicité.
Dans les journaux également, Brunswick fait sa publicité, en se vantant d’être « le moins cher des bons fourreurs ». De quoi naturellement séduire les clientes aux bourses étriquées, d’autant que l’été, le fourreur solde. « Acheter une fourrure en été… c’est économiser », dit le message publicitaire glissé dans les pages de mode des magazines. Durant tout le mois d’août, Brunswick annonce des renards et cravates vendus à des « prix d’été sans précédent ». De quoi donc convaincre une jeune fille qui rêve d’élégance sans en avoir les moyens et qui convoite des renards argentés, qui sont les plus chers.
Violette Nozière se débrouillait donc pour concilier son désir d’imitation et ses moyens financiers. La conformité de son allure avec le goût du temps montre qu’elle suivait les suggestions de la mode. La saison d’hiver, lit-on dans les rubriques de mode des périodiques parus au cours de l’été, est toujours aux silhouettes élancées et marque un retour à une mode plus habillée et raffinée dont témoigne l’importance des fourrures, dont même les manteaux les plus simples ne peuvent se dispenser. Si l’on en croit Jessie, qui présente la mode d’hiver dans les riches pages de l’hebdomadaire Candide consacrées à la mode, les fourrures plébiscitées cette saison par les couturiers sont les renards, de toute catégorie et de tout ton18 : en jetant son dévolu sur une paire de renards, Violette Nozière n’a fait que suivre les prescriptions de la saison. Et si elle ne les a pas portés, n’ayant pu finaliser l’achat, au moins arborait-elle une fourrure à son manteau. Le manteau de Violette visible sur les photographies se présente sous la forme d’un long paletot droit, en drap noir, garni d’un volumineux col châle en fourrure (du castor ?) qui s’avance jusqu’à l’emmanchure. Semblable au manteau « classique » vanté dans les publicités des journaux, il date vraisemblablement de l’année précédente, où les épaules étaient moins marquées que sur les modèles de l’automne 1933 et où les collets de fourrure étaient déjà en vogue ; l’allure de Violette Nozière paraît conforme en tout cas aux silhouettes de l’hiver passé qui remplissent les pages du Petit Écho de la Mode.
Côté couleur, le noir triomphe. Mais il y a aussi la vogue, toute nouvelle, du bleu marine, conseillé particulièrement pour la robe de l’après-midi, et c’est justement la couleur de la robe que Violette portait le 22 août19 ; on annonce également la mode du gris clair et c’est la couleur de la veste qu’elle achète ce jour-là. Enfin, à une époque où le petit chapeau-toque remporte tous les suffrages, le béret en velours offre une variante appréciable : pratique mais chic à n’importe quelle heure de la journée, surtout en noir, fait autant pour Paris que pour Deauville, et surtout pas cher (20 fr.). On le porte très incliné devant, côté droit20. Nul besoin pour l’arborer du carré court à la garçonne, resté symbolique des « années folles », que Violette Nozière portait quelques années auparavant ; depuis, elle coiffait ses cheveux courts avec une raie sur le côté et les bouclait avec des mises en plis. Celle qu’elle a faite le 22 août est toujours visible sur les photographies qui ont été prises après son arrestation. Les sourcils fins et le rouge à lèvres complètent le look, qui n’est pas uniquement une affaire de vêtement ; l’explosion des salons de coiffure21 tout comme la constitution d’un marché de la beauté contribuent également à la démocratisation des apparences et à la fabrication d’un sex-appeal que la publicité et le cinéma rendent désirables. Le maquillage et les accessoires que Violette Nozière conservait dans son sac à main (poudrier, pince à épiler, fume-cigarette) suggèrent un travail des apparences pour approcher les Hedy Lamarr, les Joan Gale ou autres versions brunes de Joan Harlow.
Que recherchait Violette Nozière dans le vêtement à la mode et le maquillage ? Sans doute exprimaient-ils son désir d’élévation sociale, le développement de la société de consommation pouvant faciliter la métamorphose d’une jeune fille d’ouvriers en bourgeoise22. Mais à une époque où l’identité vestimentaire des jeunes est faible, en l’absence de vestiaire autonomisé, le vêtement traduit aussi le désir de paraître plus âgée, de se fabriquer un corps désirable et de se montrer femme. En transformant en objet d’élection pour les hommes le corps, cet espace d’échanges possibles avec d’autres personnes que les parents, le souci vestimentaire est affirmation d’autonomie ; il signale le désir d’émancipation par rapport aux parents et affiche l’accès à ce que l’âge adulte autorise : le sexe. Violette Nozière, dix-huit ans, avec ses amants, ses vêtements à la mode et ses sourcils épilés incarne « la jeune fille moderne », qui accède à la consommation, au double sens économique et sexuel et dans laquelle les conservateurs de tous poils voient la figure inquiétante d’une fatale libéralisation des mœurs.
Tournant autour de la transgression des deux tabous majeurs du parricide et de l’inceste, l’affaire Nozière a eu un retentissement considérable ; elle a donné lieu à des débats passionnés et à des discours foisonnants où les vêtements n’ont pas été – loin de là – l’élément le plus commenté. Il est certain, en revanche, qu’ils ont été, avec le visage et le regard de la parricide, l’élément le plus vu. Cette affaire judiciaire retentissante, en effet, est en partie le résultat d’une nouvelle culture visuelle qui est en train de se mettre en place, avec l’explosion de la photographie dans les années 1920 et son essor massif dans la presse. « L’image est reine de notre temps. Nous ne nous contentons pas de savoir, nous voulons voir », écrivait en 1931, Paris-Soir23, journal dont l’essor fulgurant à partir de 1930 tient au fait qu’il a compris cette modification du rapport à l’image dans la société et cette montée du visuel. C’est ainsi que voir la criminelle, dont le portrait, selon des cadrages divers, trône en une ou dans les pages intérieures des quotidiens ou des hebdomadaires de faits divers, a été aussi important que suivre les détails de l’enquête et comprendre les raisons de son crime. Les lecteurs de la presse n’étaient pas Mayeul, le voisin de palier, réveillé le 22 août, peu après une heure du matin, par Violette Nozière, qui, de retour de Montmartre, et voulant faire croire au double suicide de ses parents, avait frappé à sa porte pour donner l’alerte : « Violette Nozière, dira-t-il au juge d’instruction, était en toilette de bal24 ». Pour tous ceux qui n’ont pu voir de leurs yeux la parricide vêtue pour faire la noce, il restait les photographies de presse pour en immortaliser le souvenir à travers l’image d’une jeune fille fardée, au béret incliné, dont le visage émerge d’un col de manteau volumineux en fourrure noire : à côté du regard lourd disant une intériorité coupable et opaque, la parure, connotant noirceur, séduction, sexualité, est essentielle dans le portrait de la « fleur du mal » des années 1930, éclose dans une saison de crise25.