En tant qu’historiennes et historiens de l’art et de l’image, l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022 nous place devant plusieurs défis. Pour commencer, nous devons nous demander comment soutenir les mesures prises par nos collègues ukrainiens pour sauver et documenter le patrimoine culturel de l’Ukraine. Cette implication pose un problème moral et politique, en plus de se heurter à des difficultés logistiques. Ensuite, nous sommes confrontés à des représentations de crimes de guerre, de scènes de combats, de destruction de biens artistiques et culturels. Celles-ci plongent le monde entier dans l’effroi, mais elles sont par ailleurs exploitées par les médias et massivement diffusées. La tâche à laquelle nous sommes confrontés est donc de trouver des moyens qui permettent de décrire, de comprendre et de situer les images des horreurs de la guerre à l’ère des médias. Enfin, et c’est sur ce point que se concentre notre contribution, nous devons nous demander, munis de nos compétences spécifiques de représentants d’une discipline qui travaille sur et avec l’histoire, comment contribuer à une appréhension critique des processus historiques sous-jacents au conflit actuel.
Face à cette situation, le groupe de chercheurs et chercheuses que nous formons – travaillant sur l’histoire de l’art et de l’image de l’Europe centrale et orientale dans des institutions allemandes et suisses – a dû constater que, en dépit d’un travail de longue haleine sur l’histoire de l’art de l’Europe de l’Est, ses connaissances sur l’Ukraine étaient très limitées. Le regain d’intérêt pour ce pays nous a rapidement fait comprendre qu’il fallait tout d’abord mener quelques réflexions de fond, afin d’éviter, dans un élan bien intentionné, de projeter hâtivement des idées, des concepts, des classifications et des catégories sur une région dont nous n’avions qu’une idée sommaire ; il conviendra par ailleurs d’examiner les raisons de ces lacunes.
Nous allons donc soumettre ici le constat de notre (mé)connaissance à une révision critique et analyser les recherches germanophones et polonophones sur l’art en Ukraine afin de mettre en évidence les récits et les conditions structurelles ayant engendré (et engendrant encore) des visions unidimensionnelles et marquées de points aveugles dans l’historiographie de l’art de cette région. Nos réflexions nécessairement fragmentaires sont à considérer comme de premières suggestions pour d’autres études à venir, qui seront probablement amenées à nuancer nos thèses et à les remettre en question sur de nombreux points.
État des lieux
La toute première question est la suivante : y a-t-il eu et y a-t-il dans l’historiographie de l’art allemande après 1945 un courant de recherches consacrées à l’histoire de l’art en Ukraine, que ce soit explicitement, dans une perspective transrégionale ou encore dans un contexte thématique plus large ? Si oui, quels sont les axes de ces travaux ? Dans un premier temps, nous avons consulté des revues spécialisées publiées en Allemagne, ainsi que le portail ARTtheses, qui recense les sujets de master et de thèse en histoire de l’art en cours ou validés notamment par les universités allemandes depuis 19851. Il s’agit certes d’une approche limitée de la problématique, mais l’exploitation de ces sources permet de décrire des tendances et de procéder à une première formulation du problème.
Les résultats obtenus dans le cadre d’investigation ainsi posé sont aussi maigres que significatifs : de sa création en 1949 à nos jours, Zeitschrift für Kunstgeschichte, qui se présente comme « revue internationale germanophone de référence en histoire de l’art2 », n’a publié qu’un article directement consacré au sujet3 et un nombre modeste de contributions en rapport indirect avec l’une des multiples facettes de l’art ou de l’histoire de l’Ukraine4.
Kunstchronik, qui paraît depuis 1948 et dont la vocation est un peu différente, semble s’intéresser de manière plus constante à la recherche en Europe de l’Est – avec un intérêt plus ou moins vif selon les périodes et un choix de priorités très net. L’une d’entre elles est l’histoire de l’architecture et de l’art de la ville de Lviv (en ukrainien Львiв, en allemand Lemberg, en polonais Lwów) et de sa région5. On peut supposer en outre que des thèmes, des objets et différents aspects de l’histoire de l’art sur le territoire ukrainien ont été effleurés dans des comptes rendus de livres, d’expositions ou de colloques, mais on ne décèle aucune recension de publication ou de manifestation entièrement consacrées à l’art de la région.
L’examen de Kritische Berichte, le journal de l’Ulmer Verein (association de spécialistes germanophones en histoire de l’art fondée dans le sillage de 1968), donne un résultat similaire. Toutefois, alors que Zeitschrift für Kunstgeschichte et Kunstchronik traitent de thèmes plutôt conventionnels, tels que l’art médiéval ou celui du début de l’époque moderne en Bohême et en Silésie, ou encore dans les futures provinces prussiennes de l’Est, l’attention de Kritische Berichte jusque dans les années 2000 est surtout portée sur l’avant-garde russe et les artistes russes. On peut supposer que l’histoire de l’art en Ukraine a parfois été abordée de manière indirecte dans ces articles, mais cela n’est pas flagrant.
Les contributions à l’histoire de l’art de l’Europe de l’Est sont donc dans l’ensemble plutôt marginales dans ces trois revues, bien que les changements politiques après 1989 et l’intensification des échanges scientifiques qui en a résulté se soient traduits par une augmentation sensible de leur nombre. La perspective analytique adoptée considère généralement les objets, les personnes ou les thèmes comme se rapportant a priori à d’autres entités territoriales, politiques ou nationales que l’Ukraine. La Pologne, la Russie et l’Union soviétique en constituent les cadres de référence dominants.
Même les forums en ligne qui, dans le domaine germanophone, se tournent explicitement vers l’histoire de l’art en Europe de l’Est, comme la section « Ostblick » de Kunsttexte.de et le Doktorandenforum Kunstgeschichte des östlichen Europas de la Humboldt-Universität de Berlin, ne présentent qu’une poignée de contributions se rapportant au thème de l’histoire de l’art en Ukraine.
En s’interrogeant sur le traitement de l’art en Ukraine ou de l’art ukrainien, nous avons usé d’une méthode de dépouillement oscillant, selon l’angle de lecture choisi, entre des approches topographique, administrative et nationale, voire ethnique. Surtout, le procédé soulève la question des critères choisis pour parler d’un art ukrainien ou d’une histoire de l’art de l’Ukraine. Ce problème théorique reste entier et exige une analyse nuancée. Néanmoins, la guerre et ses destructions (effectives ou à craindre), de même que le déplacement d’artefacts qu’elle implique – en premier lieu en raison des attaques de l’armée russe, mais aussi à cause du démantèlement de monuments6 –, nous font brusquement prendre conscience de la nécessité et de l’urgence de mettre en place des moyens de protection des œuvres, ainsi que l’importance d’une approche théorique pragmatique : notre champ est celui des artefacts et des témoignages culturels de l’histoire conservés sur le territoire ukrainien ou ayant un lien avec lui et qui, dans toute leur diversité et leurs facettes artistiques et historiques, constituent des points de référence pour les personnes qui vivent en Ukraine ou en sont originaires.
Notre état des lieux montre que l’histoire de l’art en Ukraine n’a guère retenu l’attention de l’historiographie récente en Allemagne. Y a-t-il des facteurs – au-delà du manque de connaissances linguistiques – ou des raisons structurelles, historiques ou épistémologiques expliquant ce fait ? Ou bien l’image de la situation esquissée est-elle trompeuse ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous aborderons cette problématique sous trois angles : premièrement, celui de la recherche en histoire de l’art byzantin et de l’art dit « russe ancien » ; deuxièmement, celui de la recherche est-allemande sur l’art en Ukraine ; troisièmement, celui de l’historiographie de l’art polonaise. L’analyse des revues nous ayant permis de constater que cette dernière a contribué et contribue toujours largement à la recherche sur l’art en Ukraine, nous avons en effet élargi notre cadre de départ, tant sur le plan historique – puisque nous regardons en amont de 1945 – que sur le plan géographique – puisque nous élargissons le champ de notre réflexion à la Pologne et son historiographie.
Deux objectifs sont liés à ces axes de recherche : vérifier les observations que nous venons de faire et essayer de mettre en évidence différents horizons de représentation auxquels ont été rapportés des domaines particuliers de l’art en Ukraine. Nous espérons ainsi révéler certains mécanismes structurels, des schémas de pensée transmis de manière implicite et qui sont responsables du diagnostic, établi plus haut, d’une perception lacunaire de notre objet. Nos recherches montrent que nous n’avons pas uniquement affaire à un déficit de connaissances sur l’Ukraine, mais aussi à certains présupposés qui exigent d’être révisés par une critique de fond7.
Les monuments de la Rus’ de Kiev au cœur des tensions entre récits nationaux
Dans la recherche sur l’architecture et l’art sacrés en territoire ukrainien actuel, nous faisons face à un imbroglio particulièrement complexe. D’une part, il faut tenir compte de la situation de chacune des disciplines concernées : histoire ou histoire de l’art de l’Europe de l’Est, histoire et théologie des Églises orientales, études byzantines et, surtout, études ukrainiennes. D’autre part, on constate des fluctuations de l’intérêt pour la question au gré des situations politiques et des mythes nationaux qui y sont associés. Ces récits, en particulier les interprétations concurrentes de la confédération de principautés appelée Rus’ de Kiev depuis le xixe siècle, dans laquelle vivaient des locuteurs slavophones, finno-ougriens et turcophones8, ont aujourd’hui encore des répercussions politiques. L’historiographie impériale russe puis celle de l’Union soviétique ont vu dans la Rus’ de Kiev le premier État russe unifié9, et sa christianisation en 988 est considérée comme l’acte de naissance de l’orthodoxie russe10. Ces deux mythes figurent aussi dans les discours visant à légitimer par l’histoire les revendications russes actuelles sur cette région11.
En revanche, l’historiographie ukrainienne, à commencer par Mykhailo Hrushevskyj (1866-1934), avant ce qui a été écrit en exil et enfin en Ukraine dans le sillage de la perestroïka, a interprété la Rus’ de Kiev comme le berceau de l’État national. Depuis 1990, la Rus’ est en outre une référence essentielle pour la représentation de l’État et la politique historique de l’Ukraine12. D’importants témoignages matériels, comme le complexe muséal de la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, sont non seulement reproduits sur les billets de banque, mais constituent aussi la toile de fond privilégiée du cérémonial de l’État13. Citons, parmi les exemples les plus récents depuis l’offensive russe, la cérémonie de présentation des lettres de créance des ambassadrices et ambassadeurs dans l’enceinte du site protégé de la cathédrale14. Au vu des interprétations contradictoires de la Rus’ de Kiev, il n’est pas étonnant que, depuis le milieu du xixe siècle, Sainte-Sophie soit au cœur des récits historiques et artistiques divergents des différentes nations15.
Les grands récits russes faisant de Kiev la mère de l’État et le berceau de l’orthodoxie ont également influencé la recherche allemande. Le matériau examiné jusqu’à présent a révélé d’importants éléments permettant de mener un examen critique de l’historiographie de l’art portant sur l’Europe centrale et orientale. Dans les premières études germanophones sur l’art médiéval en Russie et en Europe de l’Est, les monuments du territoire ukrainien apparaissent plutôt marginalement16. Cette assignation n’est guère surprenante compte tenu de l’origine et du milieu intellectuel des autrices et auteurs de ces articles17. Pour la période de l’entre-deux-guerres, on constate en outre une remarquable coexistence de points de vue contradictoires. Il existe des traités de spécialistes soviétiques, par exemple une vue d’ensemble sur l’art et l’architecture russes entre 1000 et 1700 de Mikhaïl Alpatov (1902-1986) et de Nikolaj Ivanovič Brunov (1898-1971)18. On découvre aussi des publications contemporaines d’historiens de l’art ukrainiens, comme celles de Dmytro Antonovitch (1877-1945) et de Wladimir Sas-Zaloziecky (1896-1959), qui occupaient des postes importants dans l’éphémère République populaire ukrainienne. Tous deux ont continué, depuis leur exil, à être actifs politiquement, après le rattachement de l’Ukraine à l’Union soviétique en 192019. Ils ont également enseigné l’histoire de l’art à la Freie Ukrainische Universität in Wien, en 1921, puis à Prague après son transfert dans cette ville et enfin, à partir de 1926, à l’Ukrainisches Wissenschaftliches Institut de Berlin20. Sas-Zaloziecky a aussi enseigné au séminaire d’histoire de l’art créé en 1928 à l’Académie de théologie gréco-catholique de Lviv, alors en Pologne21. Grâce aux cours et aux publications issues de ces institutions, une perspective ukrainienne sur les œuvres d’art en Ukraine s’est maintenue dans l’entre-deux-guerres22. En s’appuyant sur les innovations méthodologiques de l’école viennoise d’histoire de l’art, Sas-Zaloziecky a vu, dans les années 1920 et 1930, que les œuvres d’art en Ukraine étaient marquées par de nombreux processus d’échange culturel entre l’Est et l’Ouest23. Il a reconnu dans la détermination du rapport entre le développement artistique byzantin et les premiers édifices religieux de la Rus’ de Kiev une des tâches essentielles de l’étude de l’art en Europe de l’Est24. En 1926, il mettait en garde contre la projection rétrospective de catégories et de représentations nationales modernes sur la production artistique médiévale, notamment l’assimilation de la Russie de Pierre le Grand à la Rus’ de Kiev ou l’usage de la désignation territoriale anachronique « Ukraine » en référence aux monuments du xie siècle25.
Tous les chercheurs n’ont pas su garder une telle distance critique. C’est ce qu’illustre l’étude de Dmytro Antonovitch consacrée aux influences allemandes sur l’art ukrainien, publiée peu après la création par le Troisième Reich du Reichskommissariat d’Ukraine et l’invasion de l’Union soviétique26. Un tel biais se retrouve dans plusieurs publications de l’époque27. Le fait que des chercheurs, parmi lesquels d’anciens collaborateurs de l’Ukrainisches Wissenschaftliches Institut de Berlin, aient voulu se rapprocher des positions et institutions nazies a certainement été l’une des raisons de la marginalisation ultérieure de la recherche sur l’Ukraine en général et sur son art en particulier.
La perception de notre sujet après 1945 a été déterminée par la nouvelle orientation donnée à l’histoire de l’art et aux études byzantines en Union soviétique. Parallèlement à la lutte contre les points de vue dits bourgeois et cosmopolites, le pouvoir a imposé une perspective russe autochtone, progressivement popularisée dans la sphère d’influence soviétique par des traductions28. L’une des publications les plus influentes à cet égard est une histoire générale de l’art en plusieurs volumes, publiée par l’Académie des arts de l’Union soviétique et l’Institut de théorie et d’histoire des arts plastiques de l’Union soviétique29. Dans le contexte du conflit Est-Ouest, cet ambitieux projet éditorial visait à mettre en évidence l’importance particulière à l’échelle internationale de l’art soviétique dominé par la Russie. Il y est aussi question de l’art ukrainien, mais l’exposé est beaucoup plus court que pour l’art italien, français, anglais ou russe. Il est significatif que le cinquième tome, consacré aux xviie et xviiie siècles, période considérée comme une phase d’épanouissement culturel et artistique par l’historiographie nationale ukrainienne, présente l’influence politique et économique russe comme son facteur déterminant30. Dans le tome VII, on peut lire, sur l’art du xxe siècle : « […] dans l’ensemble, l’art ukrainien du début du xxe siècle manquait, par rapport à l’art russe, de véritable profondeur dans la généralisation artistique, et de problématiques de grande ampleur31. »
Russification et soviétisation
Les sources à partir desquelles nous avons jusqu’ici développé notre problématique sont lacunaires. En effet, dès lors qu’il est question des principales revues allemandes spécialisées en histoire de l’art dans les deux États allemands, il faut ajouter Bildende Kunst, l’organe de l’association des artistes plasticiens de la République démocratique allemande (RDA)32. Elle constitue le point de départ pour le deuxième axe de notre recherche. Les rapports étroits entre la RDA et l’Union soviétique ainsi que l’intérêt – politique – pour l’art russe et soviétique qui transparaît dans l’historiographie de l’art en Allemagne de l’Est conduisent à se demander s’il existait en RDA un champ de recherche consacré à l’art en Ukraine et, le cas échéant, s’il est possible d’y reconnaître des priorités.
Le dépouillement de Bildende Kunst est malheureusement décevant. Si l’on y trouve des comptes rendus sur l’art actuel dans les républiques soviétiques baltes ou caucasiennes, il n’y a pas d’article consacré explicitement à l’art en République socialiste soviétique d’Ukraine en dehors d’une contribution où l’œuvre du sculpteur contemporain Vassili Borodai (1917-2010), actif à Kiev, est saluée comme l’exemple d’un art ukrainien engagé sur la voie progressiste de la culture artistique soviétique d’alors33. On peut supposer que d’autres œuvres d’artistes de la République socialiste d’Ukraine ont fait l’objet de comptes rendus sous l’intitulé « art soviétique ». Ce qui est étonnant, pour une revue essentiellement axée sur l’art contemporain, c’est la présence isolée de contributions sur l’architecture et la peinture dites russes anciennes, parmi lesquelles Sainte-Sophie occupe une place de choix34.
On voit ainsi se dessiner deux axes thématiques dans l’étude de l’art en Ukraine : l’art soviétique et l’art « russe ancien ». Consulter le Lexikon der Kunst permet de contextualiser ces perspectives de recherche en RDA, surtout si l’on compare les éditions successives. Le cinquième volume de la première édition, publiée en 1978, contient une entrée de sept colonnes intitulée « Art ukrainien35 ». L’article présente de manière exhaustive l’évolution de l’ancien territoire de la République socialiste soviétique d’Ukraine, en commençant par la Préhistoire et ses artefacts, l’Antiquité classique (scythe) et l’État féodal « russe ancien » de la Rus’ de Kiev, avant l’époque de la formation d’une nationalité ukrainienne, l’appartenance à la république des Deux Nations (république nobiliaire qui réunissait le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie) ou à l’empire tsariste, pour arriver à l’époque soviétique, contemporaine de la rédaction. Ici est introduite la notion d’« art soviéto-ukrainien ». Dans l’esprit du matérialisme historique, cette appellation ne correspond pas uniquement à une nouvelle période de l’histoire de l’art en Ukraine : elle signifie aussi qu’une nouvelle étape de développement social et, avec elle, une perception fondamentalement neuve a été atteinte avec le socialisme. Dans le septième volume de l’édition du Lexikon der Kunst de 1994, cet aspect est relégué au second plan, à la suite de la révision critique du réalisme socialiste dans la décennie précédente36. Un autre changement est au moins aussi important : tous les exposés des différentes étapes historiques de cette entrée ont été raccourcis, tandis que celui sur l’art dans la Rus’ de Kiev a été remplacé par un simple renvoi au lemme « Art russe ». Celui-ci y reçoit une définition très vaste, puisqu’il s’agit de « l’art des Slaves de l’Est vivant sur le territoire de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie actuelles37 ».
On a vu naître en RDA un champ de recherche actif résolument consacré à l’art « russe ancien », ainsi dans le domaine des études byzantines, représenté dans les universités de Berlin, Leipzig et Halle-Wittenberg. Le groupe de travail sur l’art byzantin et l’art médiéval de l’Europe de l’Est de la section des sciences orientales et anciennes de la Martin-Luther-Universität de Halle-Wittenberg et les colloques annuels organisés entre 1973 et 1984 ont également permis de créer une plateforme d’échanges scientifiques internationaux38. Hubert Faensen (1928-2019) et Konrad Onasch (1916-2007), qui enseignaient dans les universités de Berlin et de Halle, ainsi qu’Edith Neubauer (née en 1934), qui travaillait à l’université Karl-Marx de Leipzig, ont notamment contribué de manière méritoire à la recherche et à la vulgarisation des connaissances sur l’architecture et l’art du Moyen Âge qualifiés de « russes anciens39 ». Leur travail a en partie été effectué en coopération avec des collègues d’Union soviétique, par exemple pour le livre Altrussische Baukunst publié par Faensen en collaboration avec Wladimir N. Iwanow (1905-1991)40.
La grande importance accordée en RDA à ce champ de recherche s’avère ambivalente. D’un côté, l’étude de l’art « russe ancien » a permis de s’intéresser résolument à l’art religieux et de contribuer largement à un ancrage de cette spécialité dans l’histoire de l’art enseignée et diffusée en RDA41. De l’autre, on a perpétré le récit, construit dans l’entre-deux-guerres, d’une imbrication de la culture slave et de la culture chrétienne orthodoxe byzantine. Ceci allait de pair avec l’idée que l’art de la Moscovie puis l’art russe ne devaient pas seulement être considérés dans un rapport généalogique avec l’art de la Rus’ de Kiev, mais que celui-ci était leur antécédent : il était dès lors récupéré – dans une rétroprojection historique – par une histoire russe hégémonique. Supprimer la description de l’art de la Rus’ de Kiev de l’article sur l’art ukrainien pour l’intégrer à celui sur l’art russe dans la deuxième édition d’une encyclopédie de l’art très consultée revenait à implanter cette nouvelle interprétation dans l’ordre systématique des connaissances en histoire de l’art42. En outre, les recherches communes de collègues de la RDA et de l’Union soviétique sur l’art « russe ancien » ont été largement diffusées, puisqu’elles étaient publiées sous licence en République fédérale d’Allemagne (RFA), en Autriche ou aux Pays-Bas et traduites dans des pays du bloc de l’Est (Roumanie) et des pays anglophones (Royaume-Uni et États-Unis)43.
Il existait toutefois des interprétations alternatives : dans son ouvrage Kunst und Literatur im alten Russland, paru en 1988, Neubauer observe comment des motifs et des formes dont on remonte la trace jusqu’à Byzance, en Arménie et en Géorgie, mais également en Bulgarie, en Europe occidentale et dans l’art « oriental », étaient combinés dans l’art de la Rus’ de Kiev. Son approche permet de mettre en relation des processus artistiques internationaux, nationaux et régionaux, mais aussi de percevoir l’importance des échanges culturels pour l’art de chacun des pays évoqués44.
D’après ces observations, le cadre de référence établi en Allemagne de l’Est pour l’étude et la perception de l’art sur le territoire de la République socialiste soviétique d’Ukraine semble être double. Concernant l’art contemporain ou celui du xxe siècle, le tournant historique de la révolution d’Octobre a été déterminant : dans l’interprétation marxiste-léniniste du nouvel art soviétique, l’élément ukrainien – compris au niveau national ou régional – ne jouait qu’un rôle secondaire et était subsumé sous la catégorie « art soviétique ». En revanche, pour l’art ancien se perpétue un discours impérial russe, dans lequel l’histoire de la Rus’ de Kiev est récupérée et intégrée à l’histoire russe.
Occidentalisation et « polonisation »
Parmi les rares articles que nous avons pu trouver dans les revues spécialisées publiées en Allemagne, les études sur l’architecture ou sur les arts plastiques en Galicie, en particulier à Lviv, occupent une place étonnamment importante et sont pour la plupart rédigées par des spécialistes de l’histoire de l’art polonais. Une rapide consultation des périodiques spécialisés en Pologne semble confirmer l’observation selon laquelle l’histoire de l’art d’Ukraine est étudiée plus intensément dans la communauté scientifique polonaise que dans celle germanophone45.
Ce constat s’explique par le fait que les Polonais et les Ukrainiens ont une histoire commune de plusieurs siècles et que de vastes territoires de l’Ukraine actuelle faisaient autrefois partie de la Rzeczpospolita ou république des Deux Nations et, après la Première Guerre mondiale, de la Deuxième République polonaise. Si, pour des raisons politiques et idéologiques, cette histoire n’a pu être étudiée en Pologne que de façon limitée de 1945 à 1989, à partir des années 1990 ont été de nouveau traités les territoires appelés Kresy ou Kresy Wschodnie, littéralement les régions frontalières ou territoires frontaliers orientaux. Cette appellation est controversée, car elle implique sémantiquement que ces régions sont vues depuis la Pologne et donc assujetties à une interprétation polonaise46. L’exclusivité de la polonité ainsi suggérée se prolonge néanmoins fréquemment dans les problématiques, les choix d’objets de recherche et les interprétations des études sur ces régions.
Cette intensification de la recherche polonaise en histoire de l’art s’exprime par exemple dans un projet d’inventaire initié au début des années 1990. Des collègues et des étudiantes et étudiants de l’Institut d’histoire de l’art de l’université Jagellon de Cracovie ont inventorié, dans le cadre d’un travail de longue haleine, les édifices sacrés des Kresy, afin de les documenter et de les référencer dans la série d’inventaires des « Materiały do dziejów sztuki sakralnej na ziemiach wschodnich dawnej Rzeczypospolitej » (Matériaux sur l’histoire de l’art sacré dans les territoires orientaux de l’ancienne république des Deux Nations). Parallèlement, des études individuelles ont été publiées dans la collection « Sztuka Kresów Wschodnich » (L’art des régions frontalières orientales). Il en résulte un fonds extrêmement précieux pour les recherches à venir47.
Il est à noter que les édifices sacrés étudiés et référencés dans les volumes d’inventaire sont exclusivement des églises catholiques romaines. Jan K. Ostrowski (né en 1947), initiateur et directeur de ce projet, a avancé pour explication (en plus d’une succession d’arguments scientifiques d’ordre pragmatique) que ces édifices sont liés à l’identité polonaise et à l’histoire des Kresy, aussi bien par le passé que de nos jours48. Si les modalités d’adaptation des approches du discours post-colonial à l’examen de la république des Deux Nations méritent une discussion, il vaudrait malgré tout la peine de soumettre les volumes de cet inventaire à une critique selon cette perspective49 : cette approche permettrait de décrire les asymétries relevées dans le traitement scientifique du patrimoine culturel en Ukraine et d’établir leurs prémisses. Surtout, cibler ainsi ses objets entrave la recherche d’un point de vue théorique et méthodologique et réduit d’emblée l’ampleur potentielle des découvertes. En effet, les différentes régions d’Ukraine forment une topographie religieuse si complexe, avec leurs diverses communautés confessionnelles chrétiennes (catholique, orthodoxe, grecque-catholique, apostolique arménienne), juives et musulmanes, qu’il est impossible d’en extraire des groupes d’objets d’une confession en particulier50 sans perdre de vue d’importants domaines et niveaux de connaissances. Cette complexité s’accroît si l’on élargit le champ observé à des domaines autres que la culture liée à la pratique religieuse.
Notre thèse est que le choix d’une perspective étroite se superpose à un problème historiographique fondamental qui dépasse le cadre de la recherche polonaise pour remonter à la genèse de l’histoire de l’art comme discipline. L’analyse menée par Adam S. Labuda dans l’ouvrage Dzieje sztuki polskiej (Histoire de l’art polonais), publié entre 1934 et 1936 par Michał Walicki (1904-1966) et Juliusz Starzyn´ski (1906-1974) est éclairante. Labuda met au jour les stratégies utilisées par les deux auteurs pour esquisser une histoire de l’art nationale après la restauration de l’indépendance de la Pologne en 1918, notamment pour contribuer à l’ancrage de la nouvelle République51. Ils mènent pour ce faire une double approche : l’intégration de l’histoire de l’art de la Pologne dans l’histoire de l’art « universelle » et la mise en valeur d’éléments exprimant un caractère typiquement « polonais ». Ces deux aspects suivent des critères tirés du canon des connaissances en histoire de l’art, élaboré au fil des décennies précédentes en analysant en premier lieu les arts italien, français, néerlandais et allemand, ce qui détermina un cadre de référence pour l’art « polonais ». Les objets des régions orientales du pays, implantés dans un tout autre contexte national ou ethnique, furent aussi analysés et évalués à la mesure de leur appropriation des formes occidentales, ce qui servait d’indicateur d’« occidentalisation », soit d’une polonisation de l’art et de la société considérée comme positive.
Si l’on revient sur la cause de ce que nous avons appelé le point aveugle de la vision de l’art en Ukraine, ce n’est pas tant la critique de la stratégie décrite de « polonisation » qui est au premier plan. L’élément décisif est plutôt que le pouvoir discursif de l’historiographie occidentale de l’art semble ici affirmer de manière exemplaire sa position hégémonique. La projection de ses critères de connaissance sur les objets rencontrés a masqué et masque encore une part au moins de leur spécificité historique, culturelle et esthétique. Comme cet ordre du savoir était et reste lié à des échelles de valeur, il a pu – et risque encore de – marginaliser des objets et biaiser l’attention scientifique.
Le discours des spécialistes a pris une dimension explicitement politique ou idéologique dans la notion de « clivage Est-Ouest », dès les premiers ouvrages de synthèse sur l’histoire de l’art, puis avec le livre polémique d’Émile Mâle (1862-1954) sur l’art allemand et l’art français du Moyen Âge, dans lequel il dénonce la stérilité du premier52. Cette tendance s’est poursuivie dans la vision d’un « art colonial » allemand comme expression d’une culture apportée par les colons allemands aux peuples de l’Est incapables d’accomplir eux-mêmes des prouesses. Cela se prolonge enfin par la polonisation décrite plus haut, qui a étendu l’avancée du progrès occidental jusque dans les Kresy, la thèse étant que le niveau d’innovation et la production artistique baissent de manière significative d’ouest en est53.
Dans cette perspective, dégagée ici en élaguant de nombreuses nuances et distinctions, l’art en Ukraine et plus encore l’art perçu comme ukrainien (ou biélorusse ou lituanien) font toujours leur apparition à la fin d’une évolution, ce qui illustre un mépris latent pour l’art de l’Europe de l’Est, surtout dans une historiographie longtemps guidée par le diktat de l’innovation.
Perspectives
La synthèse de nos trois axes de recherche est assez surprenante. Elle confirme en effet qu’il est possible d’identifier des facteurs, voire des structures profondes, expliquant pourquoi l’histoire de l’art en Ukraine est si peu présente dans l’historiographie. Le facteur essentiel est qu’aussi bien l’Est que l’Ouest ont projeté sur l’art de ce territoire des modèles d’interprétation et des structures de savoir, dont les critères d’évaluation comme de classification ont été développés à partir d’autres objets et d’autres contextes. Dans une perspective tant orientale qu’occidentale, l’art en Ukraine a ainsi été considéré comme marginal et subordonné à des ensembles historiques plus vastes – généralement pour des raisons politiques. Les mises en perspective historiques ici décrites ont fait naître des modèles de pensée et d’interprétation, qui se sont transmis, ont été appliqués à l’art d’époques ultérieures et ont entravé d’autres approches en histoire de l’art, lesquelles auraient pu révéler la pluralité des expressions artistiques en Ukraine. En prendre conscience révèle rapidement à quel point le vocabulaire conceptuel et méthodologique établi est insuffisant pour décrire et analyser ces objets ainsi masqués. Cet état de fait devrait être soumis à une analyse critique qui a déjà été problématisée pour de nombreuses régions du monde dans le contexte d’une histoire de l’art globale54, mais doit également être appliquée à l’histoire de l’art et de l’image en Europe.
Notre contribution ne constitue à cet égard qu’un premier dispositif expérimental, qui nous a permis d’esquisser ces structures et stratégies d’appropriation dans trois discours différents. L’image qui en résulte est nécessairement incomplète – non seulement parce qu’il faudrait mener une étude et une réflexion plus approfondies sur l’historiographie de l’art en Ukraine, mais surtout parce qu’il serait nécessaire d’y corréler l’historiographie de l’art en langue ukrainienne, pour la mettre en miroir de nos observations.
Il ressort toutefois clairement qu’il ne peut s’agir « d’intégrer » l’histoire de l’art en Ukraine dans une histoire européenne de l’art – quelle que soit sa conception – en la soumettant une fois de plus à des structures de classement qui lui sont étrangères. Comme l’ont montré les aperçus quant à l’historiographie de l’art allemande et polonaise, il est d’abord indispensable de remettre en question les modèles d’interprétation hérités. Nous devons trouver de nouvelles approches et un vocabulaire adapté pour l’étude de l’art européen également, mais avant tout, il faut établir des coopérations scientifiques et des échanges avec des collègues d’Ukraine, car ce n’est qu’ainsi que nous pourrons établir un dialogue satisfaisant.
L’aspect remarquable de l’art de cette région réside dans l’ampleur de ses constellations historiques, sociales, culturelles et confessionnelles, et dans ses multiples contacts avec les acteurs plus divers. S’y intéresser signifie s’ouvrir à un art qui s’est constitué et continue de se former par adaptation, appropriation, croisement, superposition et réinterprétation de cultures et de traditions visuelles de l’Europe centrale, orientale et du Sud-Est, ainsi que de la région de la mer Noire et du bassin méditerranéen (Byzance). Ce qui est en jeu, c’est une histoire aux perspectives multiples du pays et de ses régions, laquelle échappe nécessairement aux frontières disciplinaires habituelles et aux constructions conceptuelles établies. Cette relecture exige d’accepter un récit à plusieurs voix et de renoncer aux interprétations holistiques. Le début de la guerre d’agression russe nous a fait brusquement prendre conscience du peu de contacts que nous avions avec nos collègues en Ukraine. La polyphonie implique aussi de s’intéresser à l’art et à la recherche des pays environnants. Le cas de la Pologne ne constitue qu’un exemple parmi d’autres : la Roumanie, la Slovaquie, la république de Moldavie et la Russie sont tout aussi concernées. Une telle investigation présuppose de les connaître et de bien vouloir apprendre les langues, ainsi que de rendre accessible leur littérature spécialisée. L’art en Ukraine peut servir de pierre de touche aux instruments de chacun en histoire de l’art et contribuer ainsi à un dialogue. La guerre terrifiante qui sévit actuellement exige de mener ces efforts de façon sérieuse et urgente.
Traduction de l’allemand par Martine Sgard, relue et présentée par Philippe Cordez, avec le soutien du Centre allemand d’histoire de l’art – DFK Paris. Une version longue de ce texte paraîtra sous le titre « Die blinden Flecken der Kunstgeschichte? Das Beispiel Ukraine », dans Kilian Heck et Aleksandra Lipińska (dir.), Als der Krieg kam… Neue Beiträge zur Kunst in der Ukraine, Heidelberg, arthistoricum.net-ART-Books.