Nos plus vifs remerciements vont à Ninon Garcia qui, dans le cadre de son stage au Mucem, a participé à l’étude du kumanet et de la collection ukrainienne du musée.
Depuis 2005, le Mucem – musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée – conserve en dépôt la collection européenne du musée de l’Homme. Riche de près de 35 000 objets, elle a été constituée à partir de la fin du xixe siècle au sein du musée d’Ethnographie du Trocadéro (1878-1935) puis, dans le cadre du musée de l’Homme, créé en 1937, à l’aide d’acquisitions régulières sous forme de dons, d’échanges ou d’achats, mais aussi de collectes effectuées sur le terrain par les ethnologues du musée1. Mille de ces objets sont aujourd’hui référencés comme provenant d’Ukraine. Au fil de son histoire et de son évolution politique, l’Ukraine a constitué un sujet de recherche et de collecte pour des chercheurs ou collectionneurs qui ont enrichi la collection de l’institution. La présente étude vise à établir l’histoire de cette collection qui accompagne la construction de l’identité d’une nation tout en révélant la multiplicité des cultures qui la composent2.
Au palais du Trocadéro, des cultures régionales et des empires
Le musée d’Ethnographie du Trocadéro naît dans le contexte de l’Exposition universelle de Paris en 1878. Si les collections nationales comprenaient déjà des objets ethnographiques – alors conservés au musée naval du Louvre –, c’est cet événement international qui permet effectivement leur patrimonialisation3. Le palais de l’Industrie, alors musée ethnographique des Missions scientifiques, expose les richesses et curiosités des anciennes collections royales, tandis que dans Paris les nations s’exposent et, ce faisant, construisent leurs identités.
Face au succès du musée des Missions scientifiques, l’ethnologue Ernest Hamy (1842-1908) obtient de la direction des Sciences et Lettres du ministère de l’Instruction publique la création d’un musée ethnographique destiné à recueillir les objets donnés ou rapportés par les missions accomplies en France ou à l’étranger. Le 19 juillet 1880, Jules Ferry signe l’arrêté portant création du musée d’Ethnographie au palais du Trocadéro. Le musée ouvre au public deux années plus tard, tandis qu’en 1884 sont inaugurées les salles consacrées à l’Europe.
Parmi les premiers éléments qui entrent au musée, le patrimoine ukrainien est représenté par les objets provenant du pavillon polonais – la Pologne, nation alors sans État, exposait la collection du comte Dzieduszycki (1825-1899) (fonds DMH1878.55). Cet aristocrate, qui avait ouvert en 1870 son propre musée d’histoire naturelle à Lviv, alors dans l’Empire austro-hongrois, avait déjà participé à l’Exposition universelle de Vienne en 18734. Il collectionnait notamment les céramiques, les bijoux et les vêtements provenant de Ruthénie, région montagneuse située à cheval sur les Carpates ukrainiennes, polonaises et slovaques, et plus particulièrement de la ville de Stanyslaviv. Appelée Ivano-Frankivsk depuis 1962, cette ville est le chef-lieu de l’oblast éponyme, à l’extrême ouest de l’Ukraine. Après avoir été austro-hongroise jusqu’en 1918, puis polonaise et l’objet de conflit entre la Pologne et l’Union soviétique durant la guerre soviéto-polonaise de 1919 à 1921, elle fut rattachée à l’Ukraine soviétique en 1939.
Une seconde collection d’objets provenant de Ruthénie est acquise par le musée en 1896 grâce à un don anonyme composé de trente-quatre éléments de costumes et textiles, comprenant notamment deux manteaux (fig. 2) et une chemise traditionnels (DMH1896.83). L’enrichissement de ce fonds ruthène atteste de la difficulté de rattacher ces créations à des États-nations dont les frontières ont longtemps été instables. Ces objets témoignent avant tout de cultures non pas nationales mais régionales, localisées et transfrontalières.
Un autre vecteur dans l’acquisition des premiers objets provenant d’Ukraine consiste dans l’étude ethnographique des peuples de l’Empire russe. Ainsi, le fondateur du musée, Ernest Hamy, acquiert lors d’une mission à Moscou un lot d’éléments religieux slaves, parmi lesquels une croix de pope provenant de Kiev (DMH1874.4.22). À la suite de l’Exposition universelle de 1889, à l’occasion de laquelle il expose sa collection personnelle d’objets relatifs au monde de l’enfance et de l’éducation, le pédiatre moscovite Egor Pokrovski lègue également au musée près de cent trente objets du territoire impérial. Parmi ceux-ci se trouve un modèle de berceau référencé comme « petit-russien » (DMH1890.2.85), nom donné aux Ukrainiens lorsque le pays était sous le contrôle du tsar5.
Les collections s’enrichissent considérablement grâce aux dons du baron Joseph de Baye (1853-1931). D’abord spécialiste de l’archéologie française, cet archéologue-collectionneur se prend de passion pour les cultures de l’Empire russe à la suite de sa participation au congrès international de la Société d’anthropologie de Moscou en 18906. S’ensuivent des années d’étude et de collecte à travers l’ensemble du territoire russe, conclues par les expositions des œuvres et objets collectés au musée Guimet, par la publication d’articles et d’ouvrages, tels celui relatif à l’histoire de Kiev7, et finalement par des donations au musée d’Ethnographie du Trocadéro. La première de ces donations, réalisée en 1901, est constituée de près de 350 objets témoignant des croyances et coutumes de sociétés traditionnelles slaves (DMH1901.54)8. Onze de ces objets proviennent d’Ukraine, dont un fuseau, un peigne et une cuiller en bois, une chemise et une calotte en coton. Le plus impressionnant d’entre eux est la Kamennaya baba (Idole ou Femme de pierre), statue de calcaire de plus de deux mètres de hauteur, rapportée par le baron avec l’aide du prince Piotr Dmitrievitch Sviatopolk-Mirski (1857-1914), alors gouverneur de Iekaterinoslav, territoire contrôlé par l’Empire russe depuis 17939. Ce type de statuaire du haut Moyen Âge, dont la datation exacte, l’iconographie et la fonction demeurent mystérieuses, est attesté dans la steppe eurasiatique autour de la mer d’Azov10 (fig. 3).
Près de trente ans plus tard, en 1930, alors que l’Ukraine a perdu sa courte indépendance (1918-1920) pour devenir une république soviétique, le baron de Baye fait don au musée de quinze objets provenant des territoires de l’Union soviétique, dont six issus de la République populaire ukrainienne (DMH1930.47). Il s’agit cette fois de textiles, dont une chemise de laine brodée originaire de Poltava, oblast situé dans l’est du territoire, qui témoigne de la qualité et de la richesse de la broderie dans l’artisanat traditionnel ukrainien. La collection d’Ukraine de l’Ouest – Ruthénie, Galicie, Volhynie – est également complétée, cette fois par les dons de l’école d’anthropologie de Paris (DMH1932.113), du comte polonais Alexandre Orlowski (DMH1937.60 et DMH1937.70) et de l’ambassadeur de Pologne à Paris Juliusz Lukasiewicz (DMH1937.62). C’est sous l’effet de la construction de la nation polonaise que le patrimoine de régions aujourd’hui ukrainiennes intègre les collections françaises. Les objets proviennent de Volhynie – région rattachée à la Pologne en 1937 et, depuis 1991, majoritairement située en Ukraine –, de la « Pologne houtsoule » et de la ville de Stanislav. Ils attestent à nouveau de la difficulté d’inventorier et de classer des collections selon des critères nationaux.
Au palais de Chaillot, le dialogue des cultures
Durant l’entre-deux-guerres, le musée du Trocadéro est en pleine transformation. Son nouveau directeur, Paul Rivet (1876-1958), a obtenu en 1928 le rattachement de la collection à la chaire d’anthropologie, permettant à l’ethnographie d’acquérir une place définitive au Muséum. En parallèle, il entreprend, accompagné de Georges Henri Rivière (1897-1985), une importante réorganisation de l’institution qu’il transforme en un musée moderne destiné à être accessible au plus grand nombre de visiteurs. De cette évolution naissent deux musées, le musée national des Arts et Traditions populaires, consacré à la société traditionnelle française, et le musée de l’Homme, qui expose et propose au public la découverte de la diversité des cultures de l’humanité. Dans la foulée de l’Exposition internationale de 1937, le palais du Trocadéro laisse place au palais de Chaillot abritant le nouveau musée, inauguré le 20 juin 1938.
Cette même année, Jacqueline (1903-2004) et René Bénézech (1883-1945) complètent la collection d’un lot de sept éléments de textiles ukrainiens (DMH1938.92). Ce couple d’ethnologues, travaillant pour le musée d’Ethnographie du Trocadéro puis pour le musée de l’Homme, s’est spécialisé dans l’étude et la collecte de costumes traditionnels européens, particulièrement ceux de la péninsule balkanique. Une mission en juin 1932 les avait conduits à parcourir la Bucovine pour étudier le groupe de population houtsoule établit sur un territoire situé entre la Roumanie et l’Ukraine et correspondant à l’actuel oblast de Tchenivtsi. Les archives photographiques de cette mission11 illustrent la volonté des deux chercheurs de collecter des types vestimentaires, notamment à l’occasion d’un mariage célébré dans le village de Malyi Kuchuriv. Elles montrent que les mariés portent le costume traditionnel houtsoule (fig. 4), dont un gilet cojok, identique à celui que le couple Bénézech transmet au musée de l’Homme six ans plus tard (fig. 5). La légende manuscrite au dos de la photographie témoigne à nouveau de la difficulté de relier ces objets traditionnels aux États actuels : « Les mariés ukrainiens de Kuczuriu Malej, Bukovine, Roumanie, juin 1932. »
Deux fonds provenant de la collection du baron de Baye, décédé quinze ans plus tôt, viennent également s’ajouter à ceux déjà donnés au musée d’Ethnographie du Trocadéro. Le musée de l’Homme achète ainsi aux filles du baron, Marie-Louise et Yolande de Baye, près de 250 objets lui ayant appartenu et les répartit entre les départements Europe et Asie (DMH1946.38). Le second fonds consistait en un dépôt fait initialement au musée Cernuschi, qui intègre finalement les deux départements du musée de l’Homme (DMH1946.83). Sur les trois cents objets issus de ces deux fonds et acquis par le département Europe, l’immense majorité provient de Russie, terrain de prédilection du baron. Neuf sont toutefois originaires des territoires ukrainiens. Il s’agit d’un bonnet de laine, de céramiques et de nappes brodées. Ces dernières sont indissociables du décor des maisons traditionnelles ukrainiennes où elles remplissaient, avec les icônes, une fonction de protection. Elles présentent des décors géométriques ou figuratifs, dont les formes résultent d’échanges avec les régions limitrophes. Ainsi, si les plus anciennes nappes comportent des motifs géométriques – cercles, rosaces, étoiles – pouvant être rattachés à une iconographie solaire, d’autres, comme celles léguées par le baron, montrent l’aigle bicéphale de l’Empire romain d’Orient, ensuite adopté par l’Empire russe et dont l’usage s’est diffusé à travers l’Europe et notamment les régions slaves12 (fig. 1).
Si le musée de l’Homme naît en 1937, la galerie consacrée à l’Europe ouvre seulement après-guerre, le 29 juin 1951, avec l’ambition de révéler la variété et la richesse des cultures de l’Europe après les années d’atrocité. Les cultures composant la mosaïque européenne sont exposées et expliquées dans un dialogue humaniste qui propose aux visiteurs un nouveau regard sur leur histoire et sur leur continent. Dans des galeries modernes, les groupes culturels sont répartis selon des divisions linguistiques, passant outre les frontières politiques et les nations. Le parcours est divisé en deux parties, d’un côté les groupes humains (celtes, germains, latins, slaves, etc.), de l’autre les activités et fonctions (travail, jeu, religion, etc.), suivant une muséographie sobre valorisant les objets de la collection et leurs qualités intrinsèques. Cartes et photographies viennent enrichir les vitrines, dans un style à la fois clair et savant destiné à devenir l’une des caractéristiques principales du musée.
Durant les premières années de la guerre froide, la collection ukrainienne continue de se développer. En 1953, Jacob Baart de La Faille (1886-1959) donne au musée une collection de près de quatre cents échantillons textiles provenant de Ruthénie (DMH1953.33). La donation de ce collectionneur et critique d’art néerlandais s’inscrit dans un cadre plus large que celui de l’Ukraine, puisqu’elle est également composée d’une série de broderies et de vêtements provenant de Yougoslavie et de Tchécoslovaquie. Les petits rectangles de laine ukrainiens, mesurant entre 5 et 20 centimètres, permettent d’illustrer le répertoire formel de cet artisanat, notamment les couleurs utilisées pour les fleurs et les formes géométriques qui ornent les costumes des Ruthènes. Ils complètent d’ailleurs un don réalisé par la coopérative Ukrainian Peasant Art de Lviv qui, en 1939, avait offert au musée vingt-trois échantillons textiles ruthènes13. L’année suivant cette acquisition, le musée de l’Homme consacre une exposition à la donation de La Faille (fig. 6). Un dossier d’archives composé par Monique de Fontanès (1924-2015), alors responsable du département Europe du musée, propose une vision complète de ce type de création en croisant des vues de l’exposition, des échantillons conservés et des photographies des costumes portés par les populations ukrainiennes14 (fig. 7). Les échantillons sont ensuite exposés dans une vitrine consacrée aux costumes slaves et intitulée « Russes ukrainiens », placée face une autre vitrine conservant les plus belles typologies des vêtements traditionnels russes. Les photographies conservées indiquent que dans le dispositif muséographique, les objets russes et ukrainiens étaient placés dans une même aire culturelle tout en les étant opposés par un jeu de comparaison (fig. 8).
La collecte des traditions
Dans la logique comparatiste du musée de l’Homme, les traditions européennes sont étudiées non pas au prisme des nations mais par le biais de spécificités régionales. En attestent les traditions des œufs peints et des pains rituels, productions culturelles qui traversent l’Europe de l’Est, particulièrement attestées en Ukraine. Durant la seconde moitié du xxe siècle, les collections ukrainiennes du musée de l’Homme sont en effet marquées par l’acquisition de plus de cent œufs peints, donnés au fils des ans par sept collectionneurs. Cette tradition est d’importance en Ukraine, l’œuf s’offrant personnellement durant les fêtes religieuses en fonction des liens qui unissent les membres d’une communauté. Daria Melnykowycz, originaire de Lviv et résidant à Paris, inaugure cette collection en donnant en 1966 et en 1979 près de quarante œufs peints ukrainiens (DMH1966.66 et DMH1979.65), dont la plupart sont issus de sa région d’origine, l’extrême ouest de l’Ukraine, pays des Houtsoules. L’iconographie des œufs constitue bien plus qu’un simple décor puisque chaque forme est riche d’une symbolique renvoyant à des forces divines et aux différents mystères relatifs à la vie et à la Création15. Par exemple, les quarante triangles de l’un des œufs de la collection, alternativement roses et rayés de bleu et de blanc, devaient correspondre aux quarante jours du Carême ou aux quarante martyrs (fig. 9).
En 1980, Georges S. Hordynsky (1906-1993), professeur de l’Ukrainian Institute of America, à New York, offre onze œufs des Carpates ukrainiennes au musée de l’Homme, auxquels s’ajoute un douzième créé à New York par un garçon de treize ans originaire d’Ukraine (fig. 10). Il constitue une pièce originale par son mélange de tradition et de modernité, avec un décor évoquant les peintures de l’artiste hongrois Victor Vasarely. Halia Kosakewitch, collectionneuse grenobloise, donne quant à elle dix-neuf œufs ukrainiens (DMH1980.87), tandis que Yvanka Tchumak, spécialiste de la tradition des œufs peints, en offre vingt par l’intermédiaire du Comité d’art populaire ukrainien (DMH1980.123). À partir de ces acquisitions, le musée de l’Homme organise au printemps 1980 l’exposition « L’œuf de Pâques décoré dans les pays d’Europe », qui revient sur l’importance de l’œuf dans les culturelles traditionnelles d’Europe de l’Est. La préface du catalogue, rédigée par Jean Guiart (1925-2019), alors professeur au Muséum d’histoire naturelle, dont il est directeur du laboratoire d’ethnologie, définit l’objectif de cet événement : « Les œufs, religieux et païens en même temps, pleurent la mort du Christ et glorifient l’éveil de la terre nourricière. Ils sont porteurs de fidélité, d’amitié ou de maléfices. Comme chacun d’entre nous, ils sont aussi bien bons que mauvais. Mais, en dépit de cette ambiguïté, ils sont jolis à voir16. »
Une autre tradition religieuse ukrainienne est représentée dans les collections du musée de l’Homme grâce aux pains rituels donnés en 1979 par le Comité d’art populaire ukrainien (DMH1979.45). Cette association lègue en effet au musée six pains provenant du village de Chodoriw dans la région de Lviv. Ceux-ci illustrent les célébrations associées au calendrier traditionnel (religieux et agricole), autour des fêtes de Pâques et de Noël, du retour des oiseaux du sud, de la période des semis ou des récoltes. L’année suivante, Leonid Pliouchtch et Madame Ljubinetska, Ukrainiens installés à Paris, offrent respectivement six pièces de décor de gâteaux (DMH1980.55) et cinq gâteaux de fête (DMH1980.88)
En 1983, le musée achète à un certain Kulczicki un lot de sept céramiques provenant de Kosiv, dans l’actuel oblast d’Ivano-Frankivsk, issus de la culture houtsoule : deux miska, plats pour les repas de fête, et dix carreaux de faïence pour poêle (DMH1983.98). Les céramistes houtsoules emploient la même technique à double cuisson que celle pour la production de majolique. La céramique est blanchie, gravée, recouverte d’argile colorée et cuite. Dans un second temps, elle est recouverte d’oxydes métalliques, plongée dans une glaçure et cuite à nouveau. Le décor traditionnel jaune et vert se compose d’une iconographie liée à l’histoire de cette région transfrontalière : les animaux, les paysans et la nature se mêlent à des cavaliers équipés de fusils, à des militaires jouant du tambourin et à des gendarmes austro-hongrois (fig. 11a, 11b et 11c).
En 1991 puis en 1995, Lydia -Delectorskaya (1910-1998), connue notamment pour être la muse d’Henri Matisse, lègue sa collection au musée de l’Homme (DMH1991.270 et DMH1995.26). Le modèle de La Blouse roumaine était collectionneuse d’art populaire slave, amatrice de ces objets simples qui portent l’histoire d’un créateur et de sa communauté. La donation de 1995 est particulièrement importante ; elle comprend huit cents pièces illustrant les pratiques traditionnelles de l’époque soviétique17. Parmi ces objets, une vingtaine provient d’Ukraine : tapis, œufs peints et fourneaux de pipe. Dans une lettre adressée le 25 octobre 1991 à l’administrateur de la Maison russe de Sainte-Geneviève-des-Bois – lieu de mémoire de l’immigration russe –, Delectorskaya déclare à propos de sa collection : « C’est un ensemble vivant, la vie y est présente. C’est une collection à regarder en prenant son temps, car alors on y devine à chaque figurine, l’artisan qui jubilait en créant un objet amusant, destiné à divertir. Sa qualité est précisément : il y a de quoi s’amuser ! pour celui qui saurait s’y attarder et surtout pour qui a “du temps à tuer”18. »
Au Mucem, les traditions européennes au cœur de la société
L’histoire récente des musées nationaux explique l’arrivée de la collection européenne du musée de l’Homme à Marseille. Dans les années 1990, le projet du musée du Quai Branly retire au musée de l’Homme toute la collection extra-occidentale que l’institution avait construite en s’appuyant sur celle du musée d’Ethnographie du Trocadéro. Au même moment, le ministère de la Culture cherche à donner une nouvelle vocation aux collections du musée national des Arts et Traditions populaires, dont le succès a considérablement diminué à la fin du siècle. Naît alors l’idée d’un musée des civilisations européennes, réunissant à nouveau les collections françaises et les collections européennes, autrefois présentées ensemble au Trocadéro. Le projet devient au fil des années le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, dont l’implantation marseillaise oriente ses intentions scientifiques et culturelles vers le bassin méditerranéen. En 2005 sont donc déposés au Mucem les 35 000 objets de la collection européenne du musée de l’Homme, tandis que l’immense collection du musée national des Arts et Traditions populaires est affectée au nouveau musée.
Parmi les centaines de milliers d’objets qui arrivent à Marseille se trouvent également des objets ukrainiens provenant du fonds de ce musée qui, en 1956, avait en effet reçu un don de dix-neuf sifflets ukrainiens, rassemblé durant les années 1930 par l’héritière du docteur William Frogier (1956.126)19. Quelques années plus tôt, en 1942, une gourde ukrainienne avait été déposée au musée de l’Homme par le musée national des Arts et Traditions populaires (2022.12.1, ancien DMH.D1942.2, fig. 13). L’œuvre est une création de l’Ukrainien Fedor Chirvenko (1868-1919), célèbre maître potier du début du xxe siècle actif à Opishne, capitale de la poterie en Ukraine située à une centaine de kilomètres à l’ouest de Kharkiv20. Il s’agit d’un kumanet, vase traditionnel ukrainien employé au service des boissons alcoolisées d’une forme caractéristique, arrondie et percée en son centre, permettant de l’enfiler au bras. Représentative d’une culture traditionnelle, l’œuvre est également exceptionnelle par sa qualité et par sa richesse décorative. L’artisan s’est en effet figuré lui-même au centre de l’objet, assis devant son tour de potier dans son atelier. Le kumanet perd ainsi son sens usuel pour devenir œuvre d’art à part entière, un chef-d’œuvre produit par un artisan et destiné à exposer l’ensemble de ses compétences. À cet autoportrait s’ajoute une inscription faisant office de légende qui court sur les deux faces de la gourde. Elle explicite l’objet, sa provenance, sa technique de création et l’image sculptée en son centre. Bien que relevant du musée national des Arts et Traditions populaires, cette gourde fut déposée au musée de l’Homme en 1942 par l’intermédiaire de Georges Henri Rivière, qui l’avait lui-même reçue du conservateur du musée de Sèvres Georges Haumont (1865-1949)21. Exposé dans la vitrine « Slaves : Grands Russiens et Ukrainiens » du musée de l’Homme, le kumanet était présenté avec trois crânes, à une époque où l’institution étudiait également les peuples à travers l’anthropométrie (fig. 12). Arrivé à Marseille avec le dépôt, il n’était inscrit sur aucun inventaire et a donc fait l’objet d’une régularisation pour inscription à l’inventaire du musée en 2022, ce qui permit de lui donner un statut juridique tout en développant les connaissances sur la collection ukrainienne du Mucem.
De nos jours, la collection du fonds Europe du musée de l’Homme est mise en valeur au travers des expositions temporaires du Mucem. Dans une approche transdisciplinaire, les collections ethnographiques sont réactivées dans une logique qui insiste sur le dialogue entre les médiums, les styles et les cultures. L’exposition « Folklore », coproduite par le Centre Pompidou-Metz et le Mucem en 2020, traitait ainsi de l’influence des arts et des traditions populaires sur l’art du xxe siècle en s’appuyant notamment sur une partie de la collection des sifflets ukrainiens. Il en va de même de l’exposition « Costume – couture » qui, à l’été 2023, traitera plus spécifiquement des liens entre le costume traditionnel européen et la haute couture. Les blouses ukrainiennes entreront alors en dialogue avec les créations de couturières contemporaines ukrainiennes, permettant à cette collection, construite pendant près de cent cinquante ans par trois musées et de nombreuses personnalités, d’être regardée sous un nouveau jour. Il s’agira ainsi de révéler l’influence que ces objets, témoins de cultures disparues face à la modernité et souvent oubliées, ont sur notre quotidien.
Ainsi, c’est avant tout l’étude des coutumes régionales qui a guidé l’acquisition d’œuvres et d’objets provenant d’Ukraine par le musée d’Ethnographie puis le musée de l’Homme. Au-delà des enjeux nationaux, les collectionneurs et les musées s’intéressent à des peuples transfrontaliers – les Houtsoules, les Volhyniens – sans logique de frontières politiques ni de nations. Aujourd’hui, dans un musée de société comme le Mucem, la collection illustre les difficiles problématiques relatives aux constructions identitaires, aux changements de frontières et aux échanges culturels. Dans l’héritage de l’esprit du musée de l’Homme, elle doit surtout permettre une meilleure compréhension des hommes entre eux, alors que des événements tragiques les séparent. Les paroles de l’écrivain et critique d’art Jean Bouret (1914-1979), membre du réseau de résistance du groupe du musée de l’Homme, prennent dans ce contexte une résonance particulière, soixante-dix ans après leur écriture : « Le musée de l’Homme ouvre ses galeries à l’Europe et démontre qu’un esprit commun a toujours existé malgré l’histoire, les guerres… et les individus22. »