Au XIXe siècle dans les rues de Paris, ville industrielle, ville émeutière, l’ouvrier était un passant familier. Journalistes et artistes, policiers et hommes d’Etat, tous pensaient le reconnaître à son apparence, à savoir le port d’une blouse, ce long surtout en toile jeté sur le corps et s’arrêtant aux genoux. Le souvenir de la blouse, même vague, s’est perpétué jusqu’à nous, en dépit de l’apparition en fin de siècle des « bleus », une tenue de travail bien différente, consistant alors en un pantalon et une veste ajustés au corps. L’identification du peuple ouvrier à la blouse sacrifiait à l’usage si fréquent, hier et aujourd’hui, de désigner une catégorie sociale étrangère à soi par un attribut vestimentaire, de l’habiller par un mot.
Mais cette réputation de norme faite en son temps à la blouse est à confronter aux pratiques vestimentaires des ouvriers réels, et c’est là notre propos principal. La blouse, oui, mais portée par tous ? tous les jours ? et, au travail, que portait-on ? Questions redoutables puisque nos sources, si elles projettent une vive lumière sur certains pans de cette histoire, en laissent bien d’autres dans l’ombre. C’est la raison pour laquelle il ne sera parlé ici que de l’ouvrier : pas de tenue comme la blouse qui serait d’emblée associée à l’ouvrière et pourrait nous servir de guide. Néanmoins, la cause semble entendue : l’habit, ordinaire ou élégant, aurait au cours du siècle progressivement remplacé la blouse chez l’ouvrier parisien, le costume du dimanche ayant été la première et précoce étape de cette mue des apparences1. Nous ne remettons pas en cause la réalité de ces faits, mais entendons souligner le caractère non linéaire de cette évolution séculaire, ses contradictions et sa complexité, et surtout entendons prouver que les normes vestimentaires en usage chez les ouvriers, certes encadrées par les usages professionnels et bornées par les ressources matérielles, leur étaient non pas imposées de l’extérieur, mais dictées par des valeurs propres à eux.
La blouse, de la barricade à la métaphore
Nous ne connaissons, de la blouse ouvrière à Paris, aucune représentation ou allusion écrite antérieure à l’année 1830, plus précisément aux barricades de Juillet, comme s’il avait fallu cet événement révolutionnaire pour qu’elle conquière une existence dans la conscience des contemporains. Les combats auraient dessillé les yeux. Quelques blouses apparaissent dans les récits héroïques publiés après l’événement, comme ce « brave, couvert d’une blouse bleue et le pistolet au poing » dont l’audace aurait décidé de la prise du Louvre par les insurgés2. Un témoin rapporte avoir vu déboucher place de la Bourse au début des journées une troupe conduite par « un homme que son pantalon et sa blouse de toile blanche […] faisait reconnaître pour un maçon »3. Mais c’est dans la peinture qu’il faut chercher la révélation la plus éclatante de la blouse avec une des figures du tableau de Delacroix, peint presque à chaud, La Liberté guidant le peuple. Il s’agit de l’homme à terre, le seul protagoniste du tableau qui contemple l’apparition de la guerrière brandissant le drapeau aux trois couleurs que l’on retrouve dans la teinte de ses habits : une blouse bleue, retroussée ce qu’il faut pour laisser voir sa chemise blanche, et une ceinture rouge. C’était là en fait la vêture d’un ouvrier peint par l’artiste en fantassin de la Liberté4.
Après 1830, la blouse devint un repère : désormais, on la voyait, on la nommait. Ainsi, pour l’archéologue Charles Lenormant, la blouse n’était autre qu’un lointain héritage gaulois qui, de l’Auvergne où elle s’était maintenue, aurait sauté de clocher en cocher en une génération pour gagner la capitale :
« Elle est d’abord devenue le costume universel des conducteurs de charrois ; des routes elle a passé à l’agriculture ; des champs elle a fait invasion dans les villes, et déjà beaucoup de professions industrielles l’ont réadoptée sous nos yeux. »5
La police et la justice, lancées dans la répression des troubles et des attentats qui jalonnèrent la monarchie de Juillet, ne manquaient jamais de mentionner le port de la blouse chez tel ou tel individu mis en cause pour souligner qu’on avait bien affaire à un ouvrier, individu dangereux. Au moment des grandes grèves de l’été 1840, le préfet de Police s’alarmait des groupes présents le soir porte Saint-Denis et porte Saint-Martin, et composés « d’hommes en blouse » et de « gamins »6.
Ce moment de « l’invention » de la blouse allait être suivi par l’extraordinaire inflation du mot en 1848. Au cours des mois tumultueux qui suivirent la victoire populaire de février, « les blouses » étaient partout, dans la presse, dans les discours, dans les affiches, au théâtre… Plus qu’une mode, la blouse était alors un culte voué au frère souffrant devant qui on devait s’incliner. Louis Reybaud, l’économiste satiriste, s’est moqué de cette ostentation largement hypocrite, de ces professions de foi où on proclamait son amour de l’ouvrier. « D’autres allaient plus loin, ajoutait-il, ils endossaient la blouse et se croyaient du peuple parce qu’ils en avaient le vêtement. Singulier temps ! mœurs étranges ! »7 Ne vit-on pas en effet Baudelaire aller vendre à la criée Le Salut public, le journal qu’il avait fondé en février, « vêtu d’une blouse d’ouvrier »8 ?
De vrais ouvriers en blouse, il y en avait bien sûr, et en foule. Victor Delente, un vétéran des luttes républicaines, écrit dans son journal Le Tocsin des travailleurs9, début juin, que la réaction menace de confisquer la République : à l’Assemblée législative, « la blouse est si rare qu’elle a l’air de faire tache », alors qu’en février elle était « l’uniforme des barricades ». Et c’est bien par volonté d’être à l’unisson des travailleurs que les Montagnards, la garde improvisée par Caussidière, l’éphémère préfet de Police démocrate, portaient « le bourgeron bleu et la ceinture rouge »10. Mais cet « uniforme » allait se retourner contre ses porteurs. Lors des journées de juin 1848, la blouse cessa d’être « le costume le plus à la mode, le plus décent et le mieux porté » pour devenir « la marque de Caïn » provoquant « un sentiment d’horreur et de haine »11. Et ce n’était pas là une simple manière de dire. Pour les gardiens de l’ordre bourgeois, tout porteur de blouse était un ouvrier et tout ouvrier était un insurgé. Ces amalgames entrainèrent nombre d’arrestations et d’exécutions sommaires, comme l’atteste Louis Ménard :
« Sur le quai des Tuileries des gardes nationaux de la banlieue, voyant passer un homme en blouse, l’arrêtèrent et voulurent le fusiller ; un représentant l’arracha de leurs mains, et chercha à leur expliquer qu’il y avait à Paris des hommes en blouse qui n’étaient pas des insurgés mais, à peine les eut-il quittés, que l’homme fut repris et fusillé. »12
Adulée ou abhorrée, la blouse était devenue non seulement un signe compris de tous, mais une entité, une façon de parler de l’antagonisme des classes. « Les blouses »… l’expression ne prenait toute sa force qu’accolée à une autre, « les habits », à savoir les gens bien mis, porteurs de redingotes en beau drap, les bourgeois13. Un jour de mai 1848, plusieurs centaines d’acteurs, d’artistes, d’employés de banque et de commis de boutique demandèrent à entrer aux Ateliers nationaux ouverts par le gouvernement pour occuper les chômeurs : on nous a refoulés jusque-là, expliquèrent-ils « parce que nous avons des habits et qu’il répugne à nos habitudes de prendre la blouse », mais nous sommes dignes de la considération de la République, « comme les ouvriers »14. Dans la guerre de rue, « les habits » désignaient les bourgeois démocrates ou socialistes, qui épousaient la cause ouvrière et retournaient les pavés avec les blouses. De Maupas, le préfet de Police du coup d’État du 2 décembre 1851, écrit qu’il fit disperser les groupes hostiles rassemblés place de la Bourse, le 3, et qu’ensuite, « les habits noirs se portèrent sur d’autres points des boulevards […] pour y provoquer de nouvelles démonstrations ; les blousiers se dirigèrent sur le quartier Saint-Martin, où ils savaient rencontrer le gros de leurs amis »15. Au même moment, l’étudiant Chassin découvrait, plein d’espoir, les barricades dressées rue du Temple : « Les habits de drap dominent encore, mais il s’y mêle des blouses de vrais travailleurs »16. La barricade sera mixte ou ne sera pas.
« Les habits » et « les blouses » : l’expression allait rester pour dire les bourgeois et les ouvriers, supposés être opposés en tout et se faisant la guerre. Jules Vallès a constamment usé de l’opposition entre « gens en redingote » et « gens en blouse »17.
On pourrait accumuler les textes politiques et militants qui, jusque dans les années 1880, filent cette métaphore vestimentaire. Mais ne faisait-elle pas fi de la diversité des pratiques vestimentaires des ouvriers et de leurs sentiments propres dans la façon de se vêtir ?
Le double jeu vestimentaire
L’identification du peuple ouvrier à la blouse, dans le langage et dans l’image, témoigne évidemment de sa grande fréquence dans la foule des passants ou les rangs des émeutiers. Mais cette blouse, d’où vient-elle ? Quels ouvriers la portaient – ou ne la portaient pas –, et pour quels usages ?
L’origine de la blouse à Paris ? Nous l’ignorons. Ce dont nous sommes sûrs est qu’elle est née avec le siècle. Ni les ouvriers des planches de l’Encyclopédie (les dernières paraissent en 1772), ni les crieurs des rues18 ne portaient de blouses. Un piéton de Paris comme Louis-Sébastien Mercier parlait de « la livrée bigarrée du peuple », ce qui ne nous avance guère19. Daniel Roche, dans son long chapitre sur le vêtement du peuple de Paris au XVIIIe siècle, ne souffle mot de la blouse : c’est que tout simplement ce vêtement était alors inconnu20. On songe évidemment à la greffe d’un vêtement rural, la blouse paysanne dont l’origine elle-même serait à chercher dans le « bleu populaire », cette teinture bon marché tirée de l’indigo et destinée aux tissus communs en coton ou en fibres mélangées dont, en de nombreuses régions, on faisait depuis longtemps des vêtements de travail ou de long usage comme la blouse21. La blouse ouvrière, version urbaine du « bleu populaire », puisque bleue était le plus souvent cette blouse22 ? En tout cas, le mot gardera toujours au XIXe siècle une ambiguïté due aux origines bâtardes de la chose. Les premières représentations connues de la blouse à Paris – avant la révélation de 1830 – sont celles de la blouse paysanne, que ce soit sur la scène ou sur le papier23. En 1880, Jules Vallès écrivit un feuilleton inspiré de la dramatique jacquerie de Buzançais en 1847, et dont le titre était Les blouses : l’insurgé ici, c’est le rural24. On pourrait encore évoquer Christophe Thivrier, le « député en blouse » qui défraya la chronique en venant siéger à la Chambre – il avait été élu député socialiste de Commentry en 1889 – revêtu d’une belle blouse bleue, comme un « campagnard »25. La blouse, ou la campagne à Paris ?
Non, les porteurs de blouse à Paris étaient loin d’être toujours des ruraux venus manier la truelle sur les chantiers le temps d’une « campagne », puisque c’est aux fameux saisonniers limousins que l’on songe d’abord26. Certes, qui dit maçon dit blouse, une blouse blanche comme on peut le subodorer d’après le dessin d’Henry Monnier. Elle était aussi la tenue des peintres en bâtiment, blanche encore si l’on en croit cette allusion à la foule des ouvriers présents autour de l’Hôtel-de-Ville pour trouver une embauche revêtue « de pantalons blancs et de blouses de même couleur »27. À moins qu’elle ne fût bleue comme l’affirmait en 1849 un guide très sûr du monde ouvrier parisien, Pierre Vinçard, écrivant à propos de la tenue du peintre :
« Rien d’aussi pittoresque, et cependant rien de plus simple ; un pantalon de toile blanchâtre qu’il met à l’atelier pour garantir celui qu’il conserve en dessous ; un bourgeron bleu et un grand bonnet de coton rayé, semblable à la coiffure de Figaro, composent son costume de travail. »28
Mais remarquons-le, les peintres n’étaient pas des saisonniers, leur blouse n’était pas une tenue de campagne… D’un autre côté, il était des ouvriers du bâtiment qui ne portaient pas la blouse. Vinçard décrivait ainsi la mise adoptée par beaucoup de charpentiers : « Veste et pantalon de velours, boucles d’oreilles, compas dans la poche droite, chapeau à large bords, tel est son costume habituel »29. Tout au long de ce siècle de grands travaux à Paris, de chantiers presque permanents, la blouse du maçon ou du peintre, le velours du charpentier faisaient partie du décor de la rue. Mais il reste à dire peut-être l’essentiel : la blouse était aussi une tenue de travail dans les ateliers et les usines. On pénètre là dans un domaine très peu connu de l’histoire du travail, mais que la blouse ait été portée au travail par certains ouvriers est hors de doute. N’est-ce pas étonnant avec la présence des machines, en ces temps de grande insécurité au travail ? Adolphe Boyer, un penseur ouvrier, dénonça le péril représenté par le peu de place laissé aux ouvriers dans les établissements industriels, surtout les établissements mécanisés :
« Que votre pas soit assuré en marchant dans ces étroits sentiers ! prenez garde que la tête ne vous tourne ! car si vous trébuchez et que vos vêtements viennent à s’accrocher dans les roues d’engrenage, infailliblement vous serez entraîné et broyé par elles ou écrasé par d’énormes cylindres ! C’est ainsi que trop souvent des ouvriers ou des apprentis se trouvent pris par leur blouse de travail. »30
Dès lors, pourquoi l’adoption de la blouse ? Commodité, malgré ce péril ? bon marché ? imitation ? esprit de classe déteignant sur le costume ?
Quoi qu’il en soit, la « piste limousine » tourne court puisque tous les gens du bâtiment ne portaient pas de blouse et que ceux qui en portaient n’étaient pas tous du bâtiment : Delacroix a bien peint un ouvrier « ordinaire ». Comment comprendre que la blouse était arborée par les uns et ignorée par les autres ?
Pour progresser, demandons-nous ce qu’il en était de l’habillement des ouvriers hors travail, pour les sorties, les dimanches, les fêtes… Le port continuel de la blouse, au travail et à la ville, ne peut avoir que deux significations. La misère ou bien la fierté.
La misère… : je n’ai rien d’autre. Des ouvriers l’ont dit et redit : tout ce qu’un ouvrier ne pourra jamais avoir en fait de vêtement, c’est « un très mauvais chapeau, deux blouses, deux pantalons de coton, deux chemises, une mauvaise paire de chaussures »31. La misère est telle, disent des tailleurs en 1848, qu’on voit certains ouvriers se contenter d’une simple blouse pour sortir et « marcher nu-pieds »32. Pas question de renouveler notre garde-robe, écrivent des travailleurs du cuir en 1867, « un vêtement unique est le seul moyen d’équilibrer [notre] modeste budget », et on devine quel vêtement33. La misère avec son cortège d’humiliations : Norbert Truquin, ouvrier nomade qui arrive à Paris en 1848, affirme qu’il put visiter les musées et les monuments de la ville seulement vêtu d’une redingote « parce qu’on ne laissait pas entrer les gens en blouse »34. Tenue correcte exigée.
La fierté… : je suis ouvrier et je le porte sur moi. Les témoignages en ce sens sont plus tardifs, et indirects. Les délégués ouvriers venus d’Angleterre pour visiter l’exposition de Paris en 1867 dirent souvent leur étonnement de voir leurs frères parisiens circuler en blouse dans la rue, venir aux Tuileries à un concert en plein air :
« Un ouvrier de Londres (moi y compris) se sentirait honteux d’aller dans la société sans porter un costume d’apparence semblable à celui de son employeur […] le Parisien, celui que j’ai rencontré partout, est vêtu d’une bonne paire de pantalon sombre et d’une veste, avec une montre dans sa poche, avec par dessus une blouse propre […], évidemment fier d’apparaitre comme un salarié. »35
Jules Vallès lors de son exil à Londres n’avait-il pas été surpris par l’absence de blouse chez les « artisans » ? « Ils n’ont pas de bleu sur les épaules, ils passent près de vous sans qu’on les distingue », signe à ses yeux d’une fierté bien mal placée. Dans un autre registre, citons Denis Poulot, le patron contempteur des mœurs ouvrières, qui dénonçait chez certains « l’étalage de la blouse », preuve de « sublimisme », c’est-à-dire d’arrogance et de haine de classe :
« Dans les omnibus, wagons, voitures publiques, si vous voyez un individu qui se croit le droit d’être grossier, et qui répondra à vos timides observations : C’est parce que j’ai une blouse ou parce que je n’ai pas de gants, sublime. »36
Mais la fierté pouvait emprunter d’autres voies : il existait un port mixte du vêtement, c’est-à-dire une blouse pour le courant et une mise recherchée pour les grands jours. Certains ouvriers avaient même la réputation d’être de vrais dandys, comme les tailleurs qualifiés qui ne sortaient jamais sans gilet blanc et habit noir37 ! Pour les cérémonies de réception, les compagnons des différents Devoirs du Tour de France portaient tous jaquette et redingote38, et on connaît la recommandation d’Agricol Perdiguier aux ouvriers : fuyez la blouse, toujours « sombre » et « crasseuse », qui fait des ouvriers « une classe à part », qui les « subalternise »39. Mettez plutôt des « habits de fête » – l’expression est employé par le militant Victor Wynants40. Parlant de l’exposition universelle de 1855 à Paris, il rappelle que l’entrée avait été baissée à 20 c. le dimanche pour attirer les ouvriers41 :
« L’ouvrier s’y rendit en habits de fête. Il pouvait bien s’y rendre de cette manière : n’était-ce pas la sienne, celle de ses produits ? Puis, ils vinrent en trop grand nombre sans doute, ou bien les membres chargés de juger l’effet de cette mesure ne virent pas assez de blouses ; car, à bref délai, un nouvel arrêté reporta ce jour le lundi, prétextant que les ouvriers n’avaient pas profité de ce qu’ils appelaient une faveur. Pour en profiter, il fallait aller perdre une journée de travail, faire le lundi ! »
Donc, pour les organisateurs tous ceux qui n’étaient pas en blouse étaient forcément des bourgeois, alors qu’énormément d’ouvriers avaient tenu à se mettre sur leur trente-et-un pour aller à l’Expo… Un vrai quiproquo vestimentaire, une méprise méprisante.
Nombre d’ouvriers possédaient dès cette époque une double garde-robe. Un ouvrier charpentier en 1846 a dressé le budget détaillé d’un camarade marié : l’homme possédait des « objets de travail » – pantalons et bourgerons : pas de veste donc mais aussi des « objets habillés », dont une redingote et un élégant chapeau42. Dix ans plus tard, une des premières monographies rédigées par Le Play consacrée à un charpentier, évoquait, à côté des « vêtements de travail » – trois bourgerons principalement –, des « vêtements du dimanche » : un paletot d’hiver en drap noir, un pantalon de drap, un chapeau noir en soie, plus un « habit bleu », qu’il ne mettait que rarement…43 Les inventaires dressés par la justice de paix chez les défunts de mai ou juin 1871 – probables victimes de la Semaine Sanglante –, ainsi que les demandes d’indemnité rédigées par les sinistrés du Siège et de la guerre civile révèlent toutes sortes de situations : un ouvrier marbrier n’avait qu’une blouse, un « charpentier » et un « bergeron », mais un émailleur en faux de la rue de la Folie-Méricourt parlait pour lui d’une perte de 420 francs : trois cottes, trois bourgerons à titre d’» effets de travail » et surtout une redingote en drap noir, trois pantalons, dont deux en drap, et deux gilets habillés44…
Ces garde-robes coquettes étaient le fait d’ouvriers à l’aise. Les charpentiers depuis leur grève de 1845 étaient payés 5 francs par jour45, un très beau salaire pour l’époque, et celui « monographié » par Le Play était gâcheur de levage, c’est-à-dire chef de chantier. Mais surtout ces ouvriers avaient fait le choix de réserver les vêtements de travail au travail. Chez d’autres – quand ce n’était pas tout simplement une question de ressources – la blouse restait le vêtement d’extérieur par excellence. Comment expliquer que les ouvriers formant le comité de rédaction de l’Atelier, le fameux « organe spécial des classes laborieuses » des années 1840, étaient lors des réunions « les uns en blouse, les autres en frac »46 ou que la mise des ouvriers fondeurs en bronze convoqués au Palais de Justice en 1855 pour un délit de coalition, « allait de la blouse à l’habit noir, et de la casquette au feutre » ?47
Pour l’ouvrier qui se respectait, la blouse ou l’habit, il fallait choisir.
La fin de la blouse
Dans la suite de cette histoire, l’événement fut l’évanouissement de la blouse ouvrière dans l’espace public, que ce soit pour les dimanches ou les jours ordinaires. Quelles furent les modalités et les raisons de ce mouvement d’uniformisation sociale dans la présentation de soi ?
Cet évanouissement lui-même crève les yeux. Au tournant des XIXe et XXe siècles, les dizaines et dizaines de cartes postales prises lors des sorties (ou des rentrées) d’usines à Paris et en banlieue proche montrent bien que la blouse a vécu48 : quelques-unes peuvent encore se glisser çà et là – on dirait plutôt de longs tabliers –, la mise de la grande majorité des ouvriers consiste en un ensemble disparate veste-gilet-pantalon, plus ou moins fatigué, avec une casquette comme coiffure, une note d’élégance pouvant être apportée par un chapeau de paille (le panama) et une chaîne de montre sortant du gilet. C’était la piètre qualité et l’usure du vêtement qui signait l’appartenance sociale du porteur, bien plus que le vêtement lui-même. La chose avait déjà frappé bien des observateurs extérieurs. En 1887, Denis Poulot estimait que l’ouvrier avait gagné en dignité depuis vingt ans. La preuve : lors du tirage au sort, à la mairie du 11e, sur 1 400 conscrits, « cinq ou six, au plus, avaient des blouses »49. Pour un autre scrutateur de l’espace public, quel « progrès » dans « l’habillement de l’ouvrier » que ce simple fait : au lieu d’embauche des maçons, place Saint-Gervais, ce 17 février 1905, seuls trois ouvriers sur 105 étaient en blouse50. Un policier de service place de la République, lors d’un 1er Mai, celui de 1907, vit affluer les manifestants « assez grossièrement vêtus », mais, ajoute-t-il, « correctement »51. Les « blousiers », pour parler comme Maupas, avaient changé de peau.
Naturellement, pour les dimanches et fêtes, chez beaucoup, une grande tenue était plus que jamais de rigueur. Presque toutes les monographies de l’époque pourraient être citées, notamment celles rédigées par l’économiste « le playsien » Pierre Du Maroussem52. Les redingotes et les habits en drap étaient maintenant complétés par des chapeaux melon et des hauts de forme, des cravates, des souliers vernis… Dans les souvenirs d’enfance d’avant la première guerre, beaux dimanches rimaient avec beaux habits :
« Il y eut aussi des jours merveilleux où tous nous partions en bateau-mouche jusqu’à Suresnes. Je revois mon père en veston d’alpaga, avec un canotier, ma mère, en corsage blanc à manches gigot et jupe cloche. »53
Le père de la femme qui parle-là était un simple peintre en bâtiment, et sa mère une ouvrière.
Nombre d’auteurs ont insisté sur cette percée de la dépense vêtement dans les budgets populaires, allant même jusqu’à écrire : « Il coûte plus cher de se vêtir que de se loger. »54 Pour Paris, l’affirmation est douteuse : la somme consacrée par les ménages ouvriers – l’homme et la femme – au vêtement en général apparaît toujours inférieure au loyer annuel qu’il leur fallait payer pour se loger à peu près dignement, disons 400 F. vers 1900. En quantité, en qualité et en valeur, ces atours prolétaires n’avaient pas grand-chose à voir avec la garde-robe des vrais bourgeois, même s’ils en imitaient la forme ! Il ne faut pas oublier non plus la masse de ceux dont les finances interdisaient de se faire beau une fois par semaine. La famille d’un mégissier de la Bièvre, devenu chiffonnier faute d’ouvrage, ne sortait jamais le dimanche en raison, nous dit-on, du « manque d’argent et de vêtements assez propres pour figurer honorablement au milieu de la population endimanchée. »55 H. G. Wells a parlé en 1912 de « cette misère des souliers »56. Ne pas avoir de chaussures mettables, c’était se couper du monde. Certains parents – de bonne foi ou non –mettaient cette raison en avant pour justifier les absences de leur enfant à l’école communale : « Le père n’a pas le courage d’infliger cette humiliation à son enfant devant ses camarades plus fortunés »57. La caisse des écoles était là pour chausser les écoliers les plus pauvres, mais il n’existait pas de caisse des dimanches pour aider les familles pauvres à prendre sans honte le bateau pour Suresnes.
Il n’en reste pas moins que la dépense vêtement avait augmenté chez les ouvriers, contredisant au passage une des prétendues « lois d’Engel » qui attribuait une fixité à ce poste dans le budget populaire58, mais surtout elle avait un effet normalisateur de l’apparence ouvrière, tant le dimanche où la mise d’allure bourgeoise gagnait encore des adeptes, que les autres jours où l’on s’habillait de plus en plus en confection bon marché. Car c’est bien elle qui a tué la blouse.
La fabrication d’avance de vêtements est une de ces révolutions silencieuses du XIXe siècle où la machine n’a rien à voir et où tout est dans l’idée : conquérir une clientèle nouvelle par des prix fixes, mais bas, en mobilisant une main-d’œuvre à domicile corvéable et sans cesse renouvelée59. Clientèle nouvelle ? Le confectionneur s’émancipa rapidement du fripier pour devenir « marchand d’habits neufs ». Sa spécialité, au moins à ses débuts, était le neuf bon marché, imitant l’habillé bourgeois. Un des pionniers du secteur, Pierre Parissot, avait commencé en 1824 par fabriquer des « habits de travail » – blouses, bourgerons et cottes –, mais se serait très vite orienté vers les « costumes complets à bon marché » permettant d’être « vêtu de neuf à bon compte », et c’est bien ce qui fit la fortune de son enseigne, la Belle Jardinière, imitée par d’autres60. La blouse n’était pas un marché suffisant, mais le porteur de blouse à la recherche d’une distinction faisait partie de la clientèle nouvelle.
La vulgarisation des habits du dimanche, et, pour le quotidien, l’achat de vestes et de pantalons de dernière qualité, signèrent la victoire de la confection à la fin du XIXe siècle. Les « habits de fête » dont, à son début, un certain nombre d’ouvriers aimait à se parer, venaient peut-être encore des circuits traditionnels de l’occasion61, mais après 1860 ou 1870 le doute n’est plus permis : le confectionneur était devenu le grand faiseur des classes pauvres au point qu’elles abandonnèrent la blouse dans la vie courante. Voilà qui appellerait une analyse précise des quantités produites et des prix62, mais le bon marché du vêtement populaire est chose évidente. Lebrun, un ouvrier d’usine, pouvait changer de costume du dimanche tous les ans pour 25 francs…63 Dans les « rayons de nouveautés » de la coopérative ouvrière la Bellevilloise on pouvait trouver, disait la publicité, des « complets » en confection à partir de 20 F., ou pour le pantalon seul, 5,75 ; si un coopérateur désirait du sur mesure, il lui fallait payer au moins le double64. La chemise de corps, passée de 5 F. à 1,95 F. pièce, remarque une enquête sur la lingerie en 1907, était devenue banale chez les ouvriers65. Que les pauvres puissent changer de linge et s’habiller comme tout le monde a été salué comme le plus grand bienfait de la confection par les économistes libéraux :
« Assurément, le vêtement confectionné ne vaut pas l’habit de luxe fourni par le tailleur […] Il remplace les véritables haillons ou les vêtements presque ridicules dont un grand nombre de paysans et d’ouvriers étaient couverts, il y a vingt ans ; et l’on ne peut pas assister à une école d’adultes, ou réunir une grande assemblée d’ouvriers, sans être frappé de cette heureuse transformation du costume, due en partie à la confection. »66
Et cette « heureuse transformation » serait aussi un changement d’âme, c’est un important confectionneur qui nous le dit :
« L’ouvrier, autrefois vêtu de grosse toile ou d’haillons raccommodés, peut aujourd’hui endosser l’habit ; cette tenue qui lui est devenue familière, le relève et l’oblige à se respecter. »67
Le sublime ouvrier n’a qu’à bien se tenir.
C’est la vente à tempérament, adaptée au budget ouvrier, qui contribua le plus à la percée puis au triomphe de la confection dans la seconde moitié du siècle. Expérimentée d’abord à petite échelle par des commerçants malins, le crédit vestimentaire68 fit la fortune d’entreprises spécialisées dont la plus célèbre est celle fondée par Crespin : le client versait une partie de la valeur de l’objet désiré, allait ensuite le retirer dans un magasin puis acquittait le solde par petites sommes marquées sur un livret dit d’abonnement69. En 1872, Crespin fonda son propre établissement, boulevard Barbès, bientôt connu sous le nom des magasins Dufayel dont les catalogues faisaient miroiter aux plus modestes un accès facile à la belle apparence du corps et du logis. On a du mal à imaginer aujourd’hui l’énorme succès de la formule : dans certains immeubles populaires, affirment les frères Bonneff, tout le monde était « abonné »… Pour l’exceptionnel comme pour le courant, toute une génération accepta de donner, non sans périls70, une partie de son épargne aux metteurs en scène de la confection.
Le succès des maisons d’abonnement a souvent été mis sur le compte, à l’époque, de leur politique commerciale très agressive : tout était bon pour trouver de nouveaux clients71, mais c’est aussi que les clients se laissaient faire. La confection venait répondre à tous ceux qui jusque-là devaient se contenter de la blouse et qui en étaient humiliés. Pour les défenseurs ouvriers de l’habit, l’uniformisation qui découle de son port n’était pas un défaut, bien au contraire : il ne faut pas dans le costume « de démarcation apparente entre les diverses catégories de citoyens », écrivait en 1872 un ancien directeur de l’Atelier, le typographe Leneveux, qui poursuivait :
« Sans doute la richesse se reconnaitra toujours à l’examen attentif du costume par la finesse des étoffes et du linge, mais l’effet général de la première impression ne laissera rien de blessant si pour tout le monde l’ensemble du costume se rattache aux mêmes grandes lignes. »72
Et il n’est qu’à lire certains rapports des ouvriers délégués aux expositions universelles organisées outre-Atlantique pour constater à quel point la tenue pleine de dignité de l’ouvrier américain a pu frapper ces Parisiens :
« Il faut le dire, l’ouvrier américain se tient mieux […] Une fois sa journée terminée, il endosse paletot et chapeau, et rien ne le distingue dans la rue du plus riche banquier […] La dignité de chacun y gagne aux yeux de tous ; aussi faisons-nous les vœux les plus sincères pour que ce laisser-aller regrettable si généralisé, malheureusement, dans la classe ouvrière française, soit remplacé par la tenue simple mais correcte des citoyens américains, persuadé que nous sommes qu’une mise décente rehausse et fait valoir davantage la valeur propre de l’homme. »73
On comprend mieux dès lors le succès d’un Dufayel.
Cette mise « correcte » au sortir du travail est d’autant remarquable qu’elle suppose, sur place, un changement de vêtement. Pouvoir se décrasser les mains et le visage après la journée, quitter la tenue de travail en sortant de l’atelier, bien des ouvriers en ont rêvé74. En 1867, pour les fondeurs en caractères toutes les imprimeries devraient être dotées d’un vestiaire pour les vêtements du personnel75. Pour « nous présenter devant le monde », disaient d’autres, nous aurions besoin de « bains » et de « changements de linge », mais comment faire avec notre maigre salaire76 ? L’équipement, malgré tout, pouvait exister dans quelques établissements : les grandes usines à gaz de Paris, depuis le Second Empire, étaient dotées d’un « lavoir des ouvriers » où ils pouvaient aussi déposer leurs habits77 et même, chez un bijoutier en étage, rue Jean-Jacques Rousseau, figuraient sur le plan des ateliers un vestiaire pour les hommes, un vestiaire pour les femmes et un, distinct, pour les employés78. Chacun sa place.
Le tournant fut sans doute la loi de 1893 sur l’hygiène et la sécurité des travailleurs qui prescrivait aux patrons de mettre « à la disposition de leur personnel les moyens d’assurer la propreté individuelle, vestiaires avec lavabos, ainsi que l’eau de bonne qualité pour la boisson »79. On se doute des résistances patronales, du refus pur et simple aux contournements, tout particulièrement en ce qui concerne les vestiaires, mangeurs de place. Dans les ateliers d’ébénisterie du Faubourg, aucune précaution n’était prise pour protéger les effets des ouvriers, comme le dénonçait un syndicaliste :
« non abrités, pendus à un clou dans un coin ou un autre, que l’encombrement des ateliers laisse libre, [ils] se trouvent salis, usés, brûlés par toutes ces poussières ; aussi, malgré leur bonne volonté, peu d’ouvriers arrivent à avoir des effets propres. »80
En 1913, des ouvriers d’une menuiserie mécanique de l’avenue de Suffren dénonçaient à l’inspection du travail la dangerosité des machines, ajoutant : « Quant au sujet de l’ygienne, je n’en parle pas il n’y ni lavabos ni vestière de sorte que l’on est obligé de rentré chez soi tout à fait dégoutant. »81
Dans bien des secteurs de l’industrie, la coupure entre le travail et la rue restait inconnue, que la faute en revienne aux patrons récalcitrants, aux ouvriers trop timides ou à l’inspection sans pouvoir réel82. Mais de plus en plus d’ouvriers revendiquaient le « droit d’être propres »83. Or, se changer, outre un lieu, suppose que l’on ait des habits de rechange. Et quelle autre façon de s’en procurer à bon marché sinon en achetant de la confection bas de gamme ? Les ouvriers pas trop mal mis que l’on voit poser ou figurer sur les cartes postales de sorties d’usines sont les enfants de Dufayel et de la confection industrielle.
À contre norme
Mais l'histoire de la norme est bien moins linéaire qu’il n’y paraît. Il y eut des réticences et des résistances ouvrières, conscientes ou non, et il y eut même un retour en force du passé, tout symbolique il est vrai.
D’abord, la confection ne faisait pas que des consommateurs heureux et encore moins des ouvriers bien payés. On connaît la mésaventure de Martin Nadaud : l’ouvrier maçon, pour son premier retour au pays en 1833, fit l’emplette d’un costume de drap, mais il tomba sur de la « camelote »84 et le pantalon craqua au premier usage :
« Heureusement, j’avais acheté une belle blouse à collet bleu et rouge, serrée par une ceinture tricolore, ce qui était la grande mode du temps. Alors, comme dit le proverbe, la blouse cache tout, et je me trouvais encore fier et coquet. »85
Les bas prix de la confection étaient obtenus, rappelons-le, par l’écrasement des salaires. Le personnel des bons faiseurs lui-même était parfois si mal payé que, pour se vêtir, il devait acheter la camelote des confectionneurs :
« On fait des tissus entièrement dépourvus de solidité, de telle sorte que celui qui travaille du matin au soir à confectionner des habillements de luxe pour les autres est réduit à se vêtir de ces mauvais tissus, qui tombent en lambeau. Contraste déplorable ! »86
D’autre part, les critiques étaient nombreuses à l’encontre de l’achat à tempérament, comme chez le syndicaliste Auguste Keufer :
« Il y a danger à recourir au crédit et par suite à faire des dépenses inutiles. Il faut faire perdre à l’ouvrier cette illusion, enracinée chez lui, que quand il achète à crédit, il fait une bonne affaire. Ce n’est pas vrai, et il ne faut pas se lasser de lui dire, de lui crier que plus il achètera au comptant, moins il dépensera et plus il s’assurera l’indépendance et la liberté d’esprit »87.
Plus efficace peut-être que ces mises en garde fut le sentiment diffus qu’apparaître habillé comme le bourgeois était une trahison de son être et de sa classe. Les délégués ouvriers français aux expositions universelles n’étaient pas forcément séduits par la belle allure des prolétaires étrangers qu’ils pouvaient rencontrer. À Vienne par exemple, en 1873. Les ouvriers viennois portent beau : « Ils se coiffent d’un chapeau, peu portent la casquette, ils sortent rarement en tenue de travail, leur propreté est proverbiale et leur linge en témoigne », … mais il faut savoir que la discipline est rude dans les ateliers et qu’ils n’ont pas de chambre syndicale88. C’est bien à cela qu’ils devraient s’attaquer plutôt que de s’occuper de « choses frivoles et extérieures » comme « avoir un beau vêtement, et aller dans les brasseries fréquentées par la haute société »…89
Au début du XXe siècle, les critiques syndicales furent des plus vives à l’adresse des ouvriers contraints par les patrons à bien s’habiller pour se présenter chez les clients, par exemple les tapissiers ou les monteurs-électriciens. C’est que ces ouvriers, sous prétexte d’être bien habillés et de côtoyer des gens huppés, s’estimaient supérieurs, jouant aux « artistos du prolétariat » :
« On dit que l’habit ne fait pas le moine, cependant il suffit d’un bourgeron ou d’une jaquette, d’un melon ou d’une casquette pour créer entre deux exploités au même titre […] un fossé ridicule qui semble, pour la plus grande joie de nos maîtres, créer une sorte d’aristocratie du prolétariat. »90
En réalité, fumer le cigare, ne s’intéresser qu’au turf et porter des « faux-cols bien cravatés » n’empêchent pas d’être plus mal payé qu’un terrassier avec « moins de liberté de langage, d’allure et même de pensée »91 . Pour ces puristes de la mise, un habit élégant chez un ouvrier avait toute chance de dissimuler une âme veule, l’obsession de la toilette conduisait tout droit à l’égoïsme.
Cette façon de voir – qui donnerait raison au discours des confectionneurs… – est bien sûr contredite par de nombreux exemples. L’ouvrier ébéniste « de haut luxe » dont Du Maroussem a parlé et qui ne craignait pas de s’habiller en dimanche tous les jours, n’était pas du tout un bourgeois d’esprit : ancien communard, membre influent de sa chambre syndicale, lecteur de la presse socialiste, l’homme aimait à dire : « Un bon révolutionnaire est celui qui a le ventre plein »92, et, a-t-on envie d’ajouter, une garde-robe fournie… Néanmoins, l’argument de la trahison de classe ne pouvait pas laisser indifférents tous les militants. Que faire alors ? Bien s’habiller, mais « sans excès », comme Lebrun, l’ouvrier dont nous parlions plus haut, et qui, devenu anarchiste, renonça au haut-de-forme et à la redingote : « Je m’embourgeoisais […] Ce n’était pas des habits assez simples. »93 D’autres, sans doute bien peu nombreux, restaient fidèles en public à la blouse et au bourgeron, quitte alors à susciter un opprobre encore plus fort qu’autrefois. Un syndicaliste du livre, Ferdinand Castanié, a écrit l’édifiant récit d’une visite rue de Richelieu, à la Bibliothèque nationale où il avait voulu se rendre. Nous sommes en 1903 :
« Bien que les neufs coups de l’horloge eussent retentis depuis un certain temps déjà, la porte du sanctuaire contenant les fameux bouquins était encore close.
Je supportai l’attente en lisant un journal… Enfin un gardien ouvrit lentement la porte. Il sembla singulièrement loucher en voyant le titre de mon journal et, comme je me mettais en devoir de franchir le seuil, me barra le passage en disant :
– Avez-vous pris connaissance du nouveau règlement ?
Je fis doucement observer à ce complaisant fonctionnaire que je venais à la Bibliothèque pour lire tout autre chose et que je n’avais pas de temps à perdre.
Pendant ce court dialogue, il dut se ranger à plusieurs reprises pour laisser passer différentes personnes auxquelles il ne fit aucune observation.
– Eh bien ! lisez-le, alors, reprit-il d’un ton insolent.
Force me fut de contempler avec une attention soutenue ce fameux règlement, nullement nouveau, dans lequel il est dit que : « Tout lecteur doit justifier de son identité et de son domicile.
– Très bien, dis-je, j’ai de quoi vous satisfaire ! Et, pressé d’en finir, je lui exhibai de suite des papiers.
– Ça ne vaut rien, fit-il d’un air dédaigneux. […]
Puis, marchant vers moi et me toisant d’un air de suprême dégoût, il me repoussa brutalement dehors, disant :
– On n’entre pas en bourgeron et en pantalon bleu ! Et il mâchonna de vagues injures. »94
Enfin, la popularité de certaines mises hors norme, à la veille de la première guerre, relève d’une résistance symbolique à l’uniformité. En effet, dans le bâtiment, certains ouvriers étaient restés fidèles à leurs anciennes tenues, au travail et dans la vie courante. Si les peintres avaient abandonné la blouse en dehors des chantiers, les charpentiers avaient gardé la veste et le large pantalon de velours – le largeot –, complétés par une ceinture de flanelle, rouge ou bleue, le costume des terrassiers était très proche : pantalon de velours, ceinture rouge, cotte et chapeau de feutre. Tous avaient des fournisseurs attitrés, tant pour les outils que pour les habits :
« Les jours ouvriers, le charpentier est vêtu en charpentier […]. Les costumes de travail s’achètent dans des magasins spéciaux dont les deux principaux se font face rue du faubourg Saint-Martin. L’un d’eux à l’enseigne de St-Joseph, ce qui respecte assurément la couleur locale : il a la réputation d’habiller la plus grande partie du corps d’état. »95
De même, un seul négociant habillait à Paris « les compagnons de la taupe »96.
Tenues à part, circuits à eux : ces ouvriers ne craignaient pas de se singulariser en public, et ce même en dehors des « jours ouvriers ». Robert Debré se rappelle certains ouvriers qu’il côtoya quand il fréquentait l’Université populaire du 15e arrondissement :
« Je me souviens notamment de la silhouette d’un ouvrier menuisier, grand et solide, qui portait toujours une large ceinture de flanelle rouge plusieurs fois roulée autour des reins et un pantalon de velours brun à côtes légèrement bouffant. »97
Un récit d’enfance évoque un vieux terrassier qui habitait rue Clisson, dans le 13e arrondissement. C’était un homme tranquille qui aimait faire son tour de quartier le dimanche. En quelle tenue ?
« Le dimanche, il met une chemise propre, un feutre moins crasseux, un paletot moins vert, troque son vieux pantalon limoneux contre un large, en velours noir et tout neuf, sa ceinture de flanelle rouge contre une bleue, et, la main derrière le dos, toujours du même pas lent, s’en va errer par les rues. »98
Pour lui, le dimanche, c’était simplement le jour du propre. « Le terrassier d’aujourd’hui possède un réel souci de son aspect physique », constatait un syndicaliste en 191499, oui, mais sans que forcément s’impose chez lui la nécessité d’une double garde-robe.
Or, ce costume de l’ouvrier du bâtiment jouit au début du XXe siècle d’un prestige considérable. Il envahit le dessin et l’affiche dans l’imagerie socialiste et syndicaliste de la période. Le peuple organisé, le peuple en lutte est presque toujours figuré sous le costume de l’ouvrier charpentier ou de l’ouvrier terrassier. L’Humanité ou La Bataille syndicaliste, le quotidien de la CGT, se mirent à l’heure du largeot et de la ceinture de laine. Le pantalon bouffant était devenu l’emblème des prolétaires comme avait pu l’être la blouse en 1848 : rien d’étonnant à ce que dans les fêtes militantes, le chanteur Montéhus apparaisse « vêtu d’un pantalon de velours bleu et d’une chemise rouge »100. Il conviendrait de mieux connaitre cette « mode » très frappante, mais hors de proportion avec la place réelle de ces ouvriers sans habit.
Pourquoi ce prestige ? Le bâtiment était le fer de lance du mouvement ouvrier parisien de l’époque. Les terrassiers avaient conduit de grandes grèves souvent victorieuses sur les chantiers du métro101 ;les charpentiers avaient obtenu un salaire de 1 F de l’heure en 1907, le double du tarif de 1845. Leurs syndicats étaient riches et puissants. Les terrassiers, déclara Georges Yvetot, un des dirigeants cégétistes, c’est « l’aristocratie courageuse du travail »102, ce qui, adressé à des travailleurs de force, était un beau compliment. Mais il y avait autre chose dans ce particularisme vestimentaire retrouvé : le besoin d’une représentation sociale commode et comprise de tous qui ne saurait s’accorder avec une apparence passe-partout. Un gréviste victorieux ne pouvait pas être en habit.
Voilà qui nous confirme que cette histoire de l’apparence ouvrière masculine n’est pas celle d’une dépossession, d’une perte ou d’un nivellement. Nous l’avons vue constamment marquée du sceau de la fierté et de la dignité, ce qui, selon les époques et les individus, faisait le jeu de la blouse ou bien le jeu de l’habit. Ici, la norme était façonnée par les aspirations et les valeurs du milieu ouvrier.
Bibliographie, musées, films
Cet article aura atteint un ses buts s’il donne au lecteur l’envie d’aller voir et revoir au musée du Louvre le tableau de Delacroix La Liberté guidant le peuple – à notre sens la première représentation de la blouse ouvrière –, et de lire et relire l’œuvre de Jules Vallès, cet habit qui a tant parlé des blouses (édition La Pléiade ou Éditeurs Français Réunis).
Deux films reconstituent de façon aussi fidèle qu’il est possible au cinéma la blouse populaire du XIXe siècle. L’un montre la blouse paysanne : Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… film réalisé par René Allio (1976) à partir du célèbre récit du parricide normand – cet anti-Pinagot –, et l’autre la blouse ouvrière : La Commune (Paris, 1871), le film de Peter Watkins (2000) où le souci de vérité vestimentaire est frappant.