J’aborde ici un épisode particulier de l’histoire du vêtement : celui qui, en s’appuyant sur les nouveaux discours médico-hygiénistes, fait l’objet d’une scientifisation croissante à la fin du XIXe siècle et trouve, dans le contexte du mouvement réformateur vestimentaire, une impulsion cruciale pour un renouvellement radical de la mode1. Ce mouvement, qui avait peu d’importance en France, crée pourtant de nouvelles règles pour la conduite vestimentaire et lance un défi au vêtement traditionnel, en particulier celui des femmes. Ceci à tel point que même un grand couturier comme Paul Poiret s’en inspirera moins dans les formes et les matériaux que dans les exigences de fond.
Hygiénistes, médecins, zoologues – ces deux derniers fréquemment en étroite union personnelle -, artistes, architectes, pédagogues, biologistes et mouvements de femmes issues des couches moyennes, réunis sous l’étendard réformateur de l’avant-première guerre mondiale, voient dans la question vestimentaire une préoccupation sociale majeure pour faire avancer les processus de modernisation des comportements et des pratiques corporelles.
Ce faisant, un tournant paradigmatique apparaît dans les discours vestimentaires. Alors que la construction (coupes, formes, couleurs) était jusqu’à présent au centre de l’intérêt esthétique et moral, c’est maintenant le matériau qui occupe le devant de la scène. Il serait pourtant hasardeux de prétendre que l’idée de la construction ait été délaissée, mais sa position n’est plus aussi manifeste.
Parmi ces courants réformateurs, dont il n’a jamais vraiment fait partie mais en est proche par ses idées, Gustave Jaeger est un des plus connus. Il jouit d’une grande réputation, confirmée par un énorme succès médiatique et commercial pour son concept de vêtement basé sur le matériau laine, non seulement en Allemagne et dans les pays de langue germanique mais également dans les pays anglo-saxons et scandinaves. Ce succès, commente le Europäische Modenzeitschrift de 1893, est souligné par le fait que, « malgré son manque de goût éminent, le port du vêtement Jaegerien, est largement propagé »2.
Zoologue et médecin de profession, il représente une science qui oscille entre un savoir populaire ou popularisant, tendance homéopathique, et une science moderne qui défend férocement les principes de Charles Darwin et par là même la liberté d’expression scientifique et politique3. Jaeger a su dès le début tirer profit des discussions et conférences scientifiques devant un large auditoire public pour propager ses positions et conceptions concernant ses nouvelles règles vestimentaires4. Son engagement pour Charles Darwin et plus tard la défense de ses propres concepts vestimentaires sont mêlés à des options à accents parfois prophétiques. Cette attitude, dans son exigence et son expression éducatrice et didactique, rassemble alors beaucoup d’adeptes et même des disciples autour lui. Dans toute l’Allemagne, des groupes se forment en associations « jaegeriennes ». En 1884 on en compte déjà une quinzaine, en 1887 une trentaine avec environ 900 membres5. Il rencontre à la même époque un énorme succès également en Angleterre. Son arrière-petite fille rapporte, dans la biographie qu’elle a écrite sur Gustave Jaeger, que l’ouvrage Essays on health-culture (Londres 1887) s’est vendu en Angleterre à plus de 5 millions d’exemplaires et a ensuite été traduit en de nombreuses autres langues6.
Jaeger a amplement contribué à cette popularité dans les grands médias de l’époque, dans des journaux comme le Neues Deutsches Familienblatt et dans une trentaine d’ouvrages popularisants et semi-scientifiques7. De plus, il devient à partir de novembre 1881, éditeur de son propre journal Prof. Dr. Gustav Jaegers Monatsblatt (littéralement, la feuille mensuelle du professeur docteur Gustave Jaeger), un journal qui, après sa mort, va être continué par ses disciples8. Sa réputation va jusqu’en France où il obtient, lors de l’Exposition internationale des sciences et des arts industriels de 1886, la médaille d’or pour sa création du sous-vêtement de laine9.
Mais, ce qui le rend avant tout intéressant, c’est le fait que Jaeger ait développé une terminologie vestimentaire et matérielle dans laquelle les normes nouvelles jouent un rôle fondamental. Il a pour cela aussi bien recours au terme norme qu’au terme normal, pratiquement sur un pied d’égalité de sens. Un de ses ouvrages fondamentaux porte comme titre Mon système. Le vêtement normal comme protection de la santé (1880). Dans cet ouvrage, il décrit en détail les méthodes de son système de santé, basé essentiellement sur le vêtement « normal » mais qui implique aussi un régime corporel adéquat fait de mouvements gymnastiques.
Dans sa communication ou son travail, le terme « normal » est omniprésent : « vraie laine normale naturelle », « bottes normales », « chaussettes normales », « chapeau normal », « le plus vieux commerce normal », « des chapeaux haut-de-forme normaux », « lingerie normale »… pour ne citer que quelques exemples.
Par cette figure-clé, c’est toute la question de l’émergence de la notion de norme parmi les courants réformateurs et en particulier dans le mouvement réformateur vestimentaire en Allemagne qui se pose. Elle questionne l’utilisation de la notion de norme et son contexte, c’est-à-dire la manière dont le terme se trouve lié dès le départ au concept d’une normalisation technique, industrielle et commerciale, qui, suivant les réflexions de Jürgen Link (Linguiste et spécialiste de la littérature, connu pour ses travaux sur les normes et la normalité), appartient à un processus de « protonormalisation ». Les stratégies de normalisation appartiennent pour lui au projet de la modernisation. Il y distingue deux étapes, le protonormalisme du XIXe siècle avec ses valeurs et critères normatifs rigides et le normalisme flexible du XXe siècle. Le premier s’oriente progressivement vers une normalisation dans l’industrialisation, les sciences exactes et les sciences naturelles, devenant même un instrument décisif dans le contrôle de la démographie10. La méthode d’analyse biographique recoupe ici la méthode d’analyse procédurale, s’appuyant sur quelques rares études scientifiques récentes sur Jaeger, malgré la réputation du personnage, qui se bornent à souligner son rôle et son importance comme médecin et scientifique11.
Annonce publicitaire pour vêtement de sport normal « dépôt central de Berlin de tous articles normaux aux prix originaux de Stuttgart », 1890.
Publiée dans Monatsblatt 1890, p. 17, et aussi dans Gustav Jäger : Wollenes. Anthologie aus den Schriften des „Woll-Jägers“ 1881-1909, Kohlhammer, Stuttgart 1977, p. 25.
Le système sanitaire de Gustav Jaeger
Jaeger vit dans une époque politiquement et moralement rigide marquée par le Victorianisme et le Wilhelminisme, mais aussi par l’éclosion de nouveaux mouvements artistiques, pédagogiques et réformateurs s’opposant à cette rigidité12. Ainsi, un mouvement réformateur se concentre sur le vêtement et un autre sur la réforme plus large de l’existence quotidienne. Tous deux ayant pour but la transformation radicale des manières de se vêtir. La mutation dans les manières de se vêtir doit alors, selon les réformateurs, permettre de faire face aux exigences et aux enjeux des temps modernes marqués par l’industrialisation, la technique, les exigences nouvelles du monde du travail alors en transformation, le développement urbain et les nouvelles mobilités. Ces mouvements sont issus des couches moyennes, en particulier du « Bildungsbürgertum »13 dans leur grande majorité fidèles à la couronne, ce que d’aucun appelle « la dynamique sociale de l’impuissance politique »14. Mais tout n’est pas si simple.
Jaeger appartient aux deux tendances : le régime de laine qu’il préconise est en effet à comprendre en tant que tentative de rénovation du vêtement existant. De même, ses idées sur les manières de vivre sainement sont imprégnées de ferveur réformatrice et de références au mouvement en faveur d’une médecine naturelle, qui prône une nouvelle forme de « naturel » comme échelle de référence et s’oriente sur un corps en mouvement libre non encore marqué par l’empreinte civilisatrice aliénante évoluant dans un milieu naturel15.
La critique du corset, sur les traces de John Locke et de Jean-Jacques Rousseau, s’était déjà publiquement exprimée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle sous la plume de médecins comme Samuel Thomas Soemmering (1755-1799) – nommés alors Schnürbrust, Schnürleib ou Brustpanzer ou en France corselets, corps à baleines, grand corps, suivant la manière de le porter, sa forme et ses matériaux. La critique radicale de Soemmering est reprise et renforcée à la fin du XIXe siècle, du fait d’un nouveau discours réformateur et d’une nouvelle approche scientifique16.
Les débats réformateurs sont de leur côté soutenus et publiquement propagés par nombre d’hygiénistes, médecins, artistes et architectes, ainsi que par des mouvements de femmes qui font des propositions concrètes d’amélioration et de modernisation du vêtement, montrent des alternatives allant même jusqu’à l’abolition pure et simple du corset. On peut identifier différentes arènes, pour reprendre le terme de Jürgen Habermas, dans et depuis lesquelles s’articule alors la critique de la mode contemporaine : le monde de la science, celui de l’art, les médias et la sphère politique, y compris le mouvement des femmes.
Gustave Jaeger est un cas particulier car il échappe à ces arènes. Il reste comme médecin et zoologue, un observateur et chercheur à la frontière et qui puise à différentes sources scientifiques – zoologie, médecine, naturopathie. Au niveau politique, il se fait remarquer par sa défense véhémente de l’enseignement de Darwin et s’engage ouvertement dans la querelle qui oppose les sciences naturelles et les sciences sociales sur la question de la souveraineté philosophique concernant la liberté de pensée scientifique dans les pays de langue allemande17. Le fait d’utiliser les conférences scientifiques comme plateformes médiatiques pour la propagation et la popularisation des connaissances scientifiques a considérablement contribué à la véhémence de ce débat18. Même dans ses propositions réformatrices du vêtement, il suit une voie originale en se concentrant sur le matériau, la question du corset alors au cœur de tous les débats étant à ses yeux marginale.
La réforme du matériau et la lutte contre l’odeur : Jaeger et le concept de vêtement sain
Jaeger n’est pas seul sur ce terrain. Il existe d’autres projets comme l’utilisation de la toile par le révérend Sébastien Kneipp (1921-1897) pour les cures d’eau ou de la soie par Rudolf Böhm (1844-1926) dans la pharmacologie19. Cependant, Jaeger et Henri Lahmann (1860-1905) font tous deux partie des plus efficaces médecins, zoologues et hygiénistes engagés dans la réforme fondamentale des matières vestimentaires.
Dans sa brochure « Le bain d’air comme médicament et moyen d’endurcissement », Henri Lahmann (1860-1905), médecin lui aussi, détaille abondamment de quelle manière il conçoit les relations entre vêtement et corps. Ses propos sur la santé sont hygiénistes : l’aération maximale entre la peau et la surface intérieure des textiles portés est l’élément décisif de son argumentation. La peau, dit-il, en tant qu’organe d’exhalation le plus étendu, est également responsable de brefs auto-empoisonnements du corps et c’est elle qui gère la température du corps, évitant hyperthermie et hypothermie. Pour Lahmann, le coton est le seul textile capable de produire des vêtements qui assument cette fonction de manière performante20. De même, les « bains d’air » sont nécessaires pour la santé corporelle, ils servent l’éduction du corps et son endurcissement21.
Gustav Jaeger argumente dans le même sens mais ses conclusions sont toutes différentes, promouvant avec conviction la laine. Les avantages de la laine, écrit-il, viennent du fait qu’elle demande beaucoup moins de nettoyage que les fibres végétales, qu’elle est capable d’absorber la sueur et l’eau et à réguler la circulation d’air22. L’utilisation des fibres végétales pour les doublures de vêtements présente pour lui le plus grand danger pour la santé. « Ici s’est répandue la fausse opinion, car le corps n’est pas en contact avec elles, que celui-ci n’était pas souillé par elles comme c’est le cas des sous-vêtements ». Car, selon lui, le corps humain sue « et les exhalations gazeuses invisibles s’infiltrent jusque dans les vêtements de dessus ». A contrario, il énumère les avantages des fibres animales : « Les fibres de laine contrecarrent autant la pénétration des auto-poisons que d’autres matières étrangères dissolubles. Elles ne sont touchées qu’extérieurement »23.
Mais surtout, il introduit une terminologie qui va à l’encontre de celle du pragmatique Henri Lahmann et qui est un étrange conglomérat de termes éthico-religieux, moraux, vitalistes et d’autres, au contraire, issus des recherches les plus modernes en sciences naturelles. Par des termes comme « parfums », « éléments terrestres », « l’éternel », « la matière de l’âme », il essaie d’expliquer le monde des sentiments et des états d’âme par des processus biologiques et corporels, guidé par sa conviction que « toutes les choses naturelles sont issues d’un développement naturel »24.
Annonce publicitaire du magasin Franz Entreß à Stuttgart pour le costume ouvrier normal, « la seule manufacture de laine concessionnaire de Jäger. » 1885.
Publiée dans Monatsblatt 1885, p. 253, et aussi dans Gustav Jäger : Wollenes. Anthologie aus den Schriften des „Woll-Jägers“ 1881-1909, Kohlhammer, Stuttgart 1977, p. 60.
Un univers sentimental équilibré dépend pour lui toujours « d’un bon entretien du système des effluves corporelles »25. Il est généré par le fait « d’ouvrir la fenêtre la nuit, de dormir sous une couverture de laine, de remplacer la chemise de tissu blanc par une de laine, de ventiler les pièces d’habitation… » et par « un changement adéquat des vêtements qui s’adaptent à l’aération abondante du logement ainsi que par des promenades à pied plusieurs fois par jour ». Pour le bien-être, c’est le vêtement qui donne l’impulsion, en particulier l’étoffe qui le constitue, mais aussi la coupe26. Le nombre de pièces vestimentaires à enfiler les unes par-dessus les autres est aussi à ses yeux essentiel, une de ses conclusions étant que « dans de nombreux cas, le siège d’une maladie ne se situe pas dans le corps mais dans le vêtement »27.
D’autres comme Anna Fischer-Dückelmann dans son livre Die Frau als Hausärztin (La femme comme médecin au foyer, 1911) soutiennent des thèses semblables et donnent des recommandations détaillées pour le vêtement. Il convient de respecter les effets du froid et de la chaleur pour protéger la peau et le système nerveux. Pour cela il est recommandé d’utiliser un tissu apte à permettre une large ventilation28.
En outre, les projets vestimentaires de Jaeger sont soigneusement classés par sexe. La critique du vêtement prend essentiellement pour objet la mode masculine. Ses projets vestimentaires masculins sont de loin les plus solides et les plus détaillés. Il est beaucoup plus réticent avec les modèles féminins car, de son propre aveu, il connaît les réserves quant à la mode féminine29, et il considère la mode féminine comme trop délicate à travailler, guidée selon lui par trop de préjugés et de conventions. Il n’est néanmoins pas avare en critiques, en particulier à l’encontre du linge blanc de corps qui nécessite de façon incessante lavage, repassage et amidonnage30. Il fait donc, ici aussi, quelques propositions de réforme, notamment parce que sa femme s’était ralliée à ses idées sur le régime de la laine et ses avantages pratiques.
Cette focalisation sur le corps masculin fait de Jaeger un cas singulier dans le mouvement de réforme allemand, qui, en général, s’occupe surtout de la réforme de la mode féminine et en fin de compte du corps de la femme. Mais au niveau européen, Jaeger n’est pas vraiment seul, comme l’a montré Christopher Breward qui a étudié les efforts entrepris par l’Angleterre dans l’élaboration d’un nouveau profil du gentleman : « the gentleman becomes an essentially reforming concept, a middle class call to seriousness which challenged the frivolity of fashionable life »31. Ce n’est pas un hasard si les idées de Jaeger rencontrent un large écho en Angleterre ; Oscar Wilde lui-même s’en fait le propagateur – et plus tard également George Bernard Shaw – en faisant publier en 1880 une traduction de l’essai Die Normalkleidung als Gesundheitsschutz (Le vêtement normal comme protection pour la santé)32. On peut donc en conclure que la réforme concernant le corps vêtu masculin est transférée également sur un autre terrain, celui de la discipline, du contrôle, de l’apparence retenue et austère – attitude que plus tard John Carl Flügel nommera « the great renunciation », une caractérisation qui semble aujourd’hui pourtant trop unilatérale33.
De la propreté à la santé
Statuette de Gustav Jäger « faite sur nature par le sculpteur H. Bach de Stuttgart » et recommandée aux associations Jäger (Jaegerianer Vereine), aux adeptes de Jäger et aux entreprises.
Publiée dans Monatsblatt, 1884, p. 327, et aussi dans : Gustav Jäger : Wollenes. Anthologie aus den Schriften des „Woll-Jägers“ 1881-1909, Kohlhammer, Stuttgart 1977, p. 14.
Si l’on examine le monde terminologique des réformateurs autour de 1900, la récurrence de certains mots comme « santé », « sain », « salubre », « effluves », « exhalations », « air », « grand air », « courant d’air », « ventilation », « nature », « eau », « chaleur », « rayonnement thermique », « froid », « temps (atmosphérique) », « (thermo)régulation », « élasticité », « individu culturel », « dégénérescence », « éduction », « endurcissement », ou « discipline », est manifeste. Chez Jaeger s’ajoutent fréquemment les termes de « poisons », « auto-empoisonnement », « odeur venimeuses » ou « miasmes » (Duftgift) et autres expressions liées aux impuretés secrétées par des matériaux ou habitudes peu appropriés. Cela effleure les conceptions du pur et de l’impur de Mary Douglas34, les conceptions religieuses sanctionnant les dangers et le rapport au corps menant à un contrôle social et d’autorégulation dans le sens de Michel Foucault sont ici remplacées par des conceptions scientifiques qui aboutissent aux mêmes fins.
Une division des termes d’après les différents champs scientifiques de cette époque donne trois grandes familles de termes : ceux qui relèvent de la météorologie et du climat, c’est-à-dire du domaine des phénomènes naturels (air, eau, chaleur, émanation, froid, écoulement d’air…), à ceux qui relèvent plutôt monde de la technique (régulation, ventilation…) et enfin, ceux qui proviennent de la pédagogie et du monde militaire (éducation, discipline, gymnastique…). Cette catégorisation, au même titre que le processus de naturalisation de la conception dualiste de nature et culture, visent à fonder scientifiquement, en s’appuyant sur l’enseignement de Darwin, des idées d’ordre et de hiérarchie sociale en leur donnant le statut d’une légalité naturelle. Autrement formulé, corps et nature deviennent ainsi des espaces de conflits dans lesquels s’articulent les capacités d’adaptation aux normes sociales et à l’environnement culturel. L’historien Philippe Sarasin se demande à juste titre si les hygiénistes n’auraient pas ainsi, eux aussi, contribué au perfectionnement et à l’accroissement effréné du rendement du corps moderne35. Georges Vigarello, Philippe Perrot et Alain Corbin ont bien montré, dans des ouvrages devenus classiques, de quelle manière le discours des premiers hygiénistes sur la propreté est étroitement lié à un processus de moralisation et de domestication sociale36. La normalisation joue alors à plusieurs niveaux : « Les organes, écrit l’historien Philippe Perrot, entretenus dans un état de fraîcheur, ont un jeu plus facile : les idées de décence, les habitudes d’ordre deviennent plus familières à la jeunesse ; la vigilance, la retenue sont nécessairement un exercice ; l’esprit est mieux disposé au travail, et le commerce de la vie est rendu plus agréable »37.
Les congrès internationaux d’hygiène, très suivis à l’époque, sont investis non seulement par des médecins et des biologistes mais aussi des ingénieurs, des juristes, des administrateurs et des pédagogues38. Au premier plan des préoccupations sur la santé figurent les soucis concernant la peau ou plutôt ses fonctions. Cet intérêt croissant pour la peau comme organe majeur déplace la problématique vestimentaire et place la matérialité textile, la constitution et la structure au premier plan. Le rôle du vêtement est dorénavant, selon le médecin réformateur François Casimir Stubenrath, de ne pas entraver la circulation de la chaleur produite par le métabolisme et de permettre ainsi l’organisation optimale de la chaleur, de l’humidité et de l’aération du corps. Il devient un écran précaire entre le soi, le corps et le climat, un média de transfert entre l’intérieur et l’extérieur, permettant ainsi une meilleure prestation du corps39. Ces discours s’appuient sur une nouvelle conception du corps.
La fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle avaient déjà amené un bouleversement dans les conceptions du corps par des concepts issus des sciences naturelles qui venaient remplacer les idées vitalistes de force de vie et de corps générateur par le modèle plus pragmatique de la machine calorifique40. Depuis la moitié du XIXe siècle, constatent Sarasin et Vigarello, la chaleur est un thème central pour les hygiénistes41. L’image d’un corps conçu comme agrégat consommateur calorifique commence à s’imposer, à l’instar d’une machine à vapeur qui sert souvent d’allégorie du corps42. Cette machine occupe alors une position clé dans le développement industriel et dans l’imaginaire de l’époque car avec elle, et pour la première fois, on conçoit l’idée d’une énergie autonome agissante et régularisante. Le discours des hygiénistes de la fin du XIXe siècle ne se définit donc plus seulement par la propreté et la santé comme expressions de la distinction sociale, mais se fonde sur des conceptions du corps qui s’appuient sur le développement des théories métaboliques au moyen de la physiologie thermodynamique pour lesquelles la combustion énergétique et la production calorifique jouent un rôle central. Parallèlement, les idées du médecin et physiologiste Claude Bernard (1813-1878) parlant d’un corps qui s’autorégule et son concept de Milieu Intérieur se popularisent43. La description du corps comme agrégat à produire des corps solides faite par le physiologiste Walter Bradford Cannon (1871-1945) et son concept d’homéostasie viennent ensuite poser la question plus ambigüe de savoir si les sociétés humaines, par leur adaptation permanente à leur environnement, ne devraient pas être considérées comme des organismes vivants44.
Ces préoccupations accompagnent également l’essor fulgurant de la bactériologie et un nouveau discours sur la saleté, la maladie et la défense du corps45. Pour Sarasin, cette conception est à comprendre comme un élément du discours de normalisation qui, en particulier chez les hygiénistes, contient une dimension d’auto-régulation en même temps que de contrôle46. De ce point de vue, note Claudia Bentheim, la peau est considérée comme une zone de danger primaire pour du fait de possible pénétration ou infection. Elle constitue également une séparation précaire entre extérieur et intérieur. La peau enveloppe le corps comme une frontière infranchissable. Le corps ne fait l’expérience de l’affermissement et de l’endurcissement que par la fermeture et l’obturation des pores47. Les réformateurs concentrent leur intérêt sur la peau comme le plus large organe auquel sont conseillés des bains d’air et d’eau : « Si l’on considère que la peau est un organe respiratoire, qu’elle absorbe de l’oxygène et qu’elle exhale de l’acide carbonique, note-t-on en 1868, on comprendra combien il est utile qu’elle soit maintenue dans de bonnes conditions de propreté et de souplesse »48.
Dermatologie vestimentaire
L’historien François Dagognet voit dans ces concepts dermatologiques l’apparition d’une nouvelle image de la personnalité, qui se définit clairement par une séparation marquée entre l’intérieur et l’extérieur du corps, à l’encontre de celle existant auparavant qui y voyait une continuité.49 La personne ne doit ni se fermer complètement, ni s’épancher totalement vers l’extérieur, car à ce moment-là, elle perd sa force vive. La peau devient de cette façon une sorte de mur ou de frontière pour ce que Claude Bernard appelle le « milieu intérieur ». Cela a manifestement pour conséquence d’appréhender son propre corps comme un corps étranger objectivé, chosifié. Jaeger parle ainsi d’auto-expérimentation lors de l’essayage de différentes sortes de chemises. La chemise blanche en coton par exemple provoque des effluves particulièrement denses aux épaules, tandis que les chemises de laine s’avèrent très pratiques. Sur les principes de ce que Alain Corbin appelle « le primat de l’olfaction » et « le savant calcul des messages corporels »50, Jaeger fait à ce stade appel à des témoins extérieurs plus objectifs : « Je laissai ensuite une série de personnes de mon entourage, capables de discernement, sentir mes épaules – l’odeur n’était ni forte, ni de caractère fétide. »51.
Avec cette attention pour la peau non seulement comme organe majeur de contact mais comme surface de communication, la question vestimentaire revient progressivement sur le devant de la scène. Le vêtement y apparaît comme une jonction précaire entre soi, son corps et le climat ambiant, entre le système métabolique et l’environnement, en particulier, dit François Casimir Stubenrath, par la circulation optimale de l’air dont ce doit être le rôle futur. Le vêtement devient un média de transfert entre intérieur et extérieur et assure la performance maximale du corps52.
Jaeger transpose ces termes et concepts dermatologiques à sa matière favorite, la laine, et aux vêtements fabriqués avec elle, prétendant ainsi l’ennoblir en la légitimant scientifiquement. Cette démarche n’est pas propre à Jaeger et à ses collègues réformateurs mais correspond à une tendance générale de l’époque qui ambitionne d’expliquer les sciences de la vie par des expérimentations issues de sciences naturelles ou dites « exactes ».53 Dans cette recherche sur la physiologie des étoffes, Jaeger poursuit ainsi les recherches effectuées par les médecins anglais Walter Vaugham, Benjamin Thompson Rumford et par le célèbre médecin et chimiste bavarois Max von Pettenkofer, qui s’est intéressé dans les années 1860 aux réactions des étoffes54. Cette stratégie de la divulgation scientifique au moyen de sa popularisation est également familière à Gustave Jaeger depuis ses études à Vienne55.
Est-ce une raison, comme le propose un peu vite Weinreich, pour qualifier la théorie vestimentaire de Jaeger de « pseudoscience »56 ? Avant même l’étude actuelle des biomatériaux et des textiles techniques, on a depuis longtemps (dès la fin du XIXe siècle) pu constater la justesse de ses observations sur les qualités de la laine, sa perméabilité et son étanchéité, sa flexibilité et sa résistance, sa capacité d’absorption57. Sa focalisation sur la laine est donc d’abord moins intéressante pour nous que sa curiosité pour la question du matériau en général.
Cette concentration sur le matériau que partage Jaeger avec d’autres réformateurs comme Lahmann, Kneipp et Böhm58 correspond aussi à une nouvelle théorie d’agencement des formes et des matières dont le fondateur est l’architecte Gottfried Semper (1803-1879). Dans cette théorie, Semper reconnaît au textile un rôle originaire et fondateur mythique. De cette manière, la hiérarchie traditionnelle des matériaux qui privilégie les matières dures et durables est pour la première fois remise en question59, la perspective de Semper étant que les formes doivent être soumises aux matériaux et aux fonctions issues de ces matériaux (Materialgerechtigkeit).
Naturopathie, uniformes, production et zoologie : la laine à la croisée des chemins
Annonce publicitaire de Benger & fils pour une cotte de nuit « enveloppant le corps entier, tête, mains et pieds inclus, à recommander pour le voyage et plus particulièrement à ceux qui ont l’habitude de dormir dans des lits de laine... » (sans date, probablement autour de 1885).
Publiée dans Gustav Jäger : Wollenes. Anthologie aus den Schriften des „Woll-Jägers“ 1881-1909, Kohlhammer, Stuttgart 1977, p. 17.
La focalisation de Jaeger sur le vêtement de laine et les nouveaux régimes du corps, et par là même sa philosophie vestimentaire, qu’il expérimente sur sa propre et nombreuse famille, se trouve à la croisée de cinq influences.
La première influence est celle des médecines praticiennes douces avec ses méthodes alternatives comme la naturopathie, l’ostéopathie, la balnéothérapie, voire même l’homéopathie – que l’on retrouve chez de nombreux scientifiques de l’époque – qui lui étaient familières. Cette tendance à associer médecines alternatives et renouvèlement vestimentaire existe au même moment dans d’autres pays comme l’Angleterre, la Hollande, le Danemark ou la Suède.
La seconde influence est d’ordre confessionnel. On peut supposer, étant donné que les idées de Jaeger trouvent majoritairement un écho dans les régions et pays protestants, qu’elles correspondent plus à l’éthique protestante. Lui-même est le fils d’un pasteur souabe, connu pour ses ouvrages sur l’histoire locale et régionale60. C’est une approche rationnelle pour une apparence simple qui ne s’intéresse pas à l’exubérance de la mode. C’est peut-être également une des raisons qui expliquent la terminologie éthique de Jaeger. Cette thèse semble renforcée par le fait que, dans le Wurtemberg d’alors, les lecteurs de Jaeger soient en grande partie issus du milieu de la bourgeoisie cultivée (Bildungsbürgertum) protestante, le Wurtemberg étant très imprégné par le courant piétiste61.
La troisième influence de Jaeger qui se profile derrière son ancrage sur la laine comme source de bonne santé, possédant même certaines vertus thérapeutiques, vient de ses efforts pour définir par le vêtement une identité masculine nationale, voire une identité locale aux accents patriotiques. Les arguments de Jaeger pour expliquer son désintérêt du vêtement féminin sont très évasifs et il est difficile d’en reconstituer les vraies raisons. Il est frappant par exemple que, malgré les interventions des mouvements de femmes et du courant hygiéniste, il reste fidèle au corset féminin. Le rapport des genres – vivement discuté par exemple dans le mouvement des « suffragettes », elles aussi très engagées dans la réforme du vêtement – n’entre pas dans son univers conservateur. Son goût pour l’uniforme et tout ce qui est d’ordre militaire est à comprendre dans le sens de son désir de fabriquer une image « moderne » de la masculinité hégémonique. L’aspect régionaliste de cette passion pour l’uniforme semble avoir ici le dernier mot, car ce n’est pas l’uniforme prussien dominant qui attire et guide son attention mais l’uniforme militaire du Wurtemberg qui sert de modèle pour toutes les formes de vêtements masculins, avec une préférence pour ceux en laine de mouton qui semble plus authentique. Les connotations d’autarcie et d’authentique sont pour lui inhérentes au matériel62. Il tente même un temps d’élever cet uniforme local au rang de costume national, projet qui s’inscrit aussi contre la mode française, à son avis trop dominante63. Son regard sur cet uniforme n’est pourtant pas dénué de critiques : parmi les projets de Jaeger, on découvre la rénovation de l’uniforme militaire, à partir de son système de vêtement sain basé sur la laine64.
Quatrième influence qui détermine les projets de Jaeger, celui de l’économie et de la production. En étudiant les écrits de Jaeger, on y découvre des descriptions minutieuses de la finition des différentes pièces vestimentaires, preuve de son savoir en matière de confection. C’est l’endroit où effectivement, il se réfère explicitement au terme de « norme », par exemple dans le contexte de la fabrication d’un corset ou d’un soutien-gorge. Ce dernier venant juste d’apparaître sur le marché, il l’accepte « quand il est normal ». Sinon, « son inventeur est sur une fausse piste. Car la question de la matière est plus importante que celle de la forme de l’objet »65. Si le terme paraît d’abord flou et donne à penser qu’il s’agit là simplement de désigner des produits tels les « parapluies et ombrelles normales » ou les « brosses normales », ou une gamme de produits précis66, on constate que le terme « normal » est en fait presque toujours utilisé en relation avec les critères et les normes de fabrication de ses vêtements. Le cas le plus flagrant est l’expression « vêtement normal » (Normalkleidung) qui qualifie chez Jaeger et dans la production de ses modèles un vêtement masculin en laine aérée. Il le définit comme suit : « Quand l’homme peut atteindre par son intermédiaire une constitution physique normale, j’ai alors nommé ce vêtement normal »67. Sa définition d’une « constitution normale » s’entend dans le sens d’une santé optimale, d’un régime de santé équilibré. Dans ce domaine de la production commerciale, les exigences hygiénistes rétrécissent cependant comme peau de chagrin pour ne plus fournir qu’une «panoplie de concepts vestimentaires sanitaires adaptés à un corps propre, sain et bien entretenu et ainsi devenir attributs d’une attitude sociale conforme ou « normale »68.
Une cinquième dimension de la notion de norme chez Jaeger provient de ses activités et de ses connaissances en zoologie. Il a publié plusieurs ouvrages dont un est pour nous particulièrement intéressant : il concerne la vie dans l’eau et l’aquarium, de par ses airs fantasmagoriques. L’aquarium, petit ou grand (zoo), est une des grandes fascinations de l’époque et permet aux contemporains d’observer, derrière les baies vitrées, la vie des poissons69. Mais l’aquarium comme imitation d’un environnement naturel miniaturisé est également l’instrument des premières recherches (proto) écologiques70. Le fait que Jaeger s’intéresse de près à l’aquarium montre l’attention qu’il porte à l’étude du métabolisme en général et des cycles naturels. Ses découvertes ou ses conclusions sont près proches de celles qui formeront plus tard le fondement de son système vestimentaire. Il reste cependant difficile de savoir si ses conclusions se basent essentiellement sur ses observations ou sur des expériences de laboratoire. Cette curiosité pour l’aquarium signale en même temps son souci profond pour l’organisation de la vie naturelle et son intégration dans un contexte artificiel ordonné. Il faut en effet des connaissances techniques pour organiser un aquarium mais aussi un désir d’ordre et de maîtrise, une attitude proche de son souci éducatif et normalisateur. Cette culture de la zoologie, qui ne se cantonne pas au monde des poissons mais s’élargit à tout l’univers animal, n’est pas étrangère à son choix de la laine, qu’elle soit de mouton ou de poil de chameau.
Le théoricien de la normalité Jürgen Link constate que les termes « norme » et « état normal » trouvent leur origine dans les discours médico-physiologistes et de là, pénètrent la littérature, la philosophie et la science de l’époque à partir des années 1830-4071. L’utilisation qu’en fait Jaeger puise donc dans différentes sources, et en priorité dans la physiologie.
Annonce publicitaire pour un « corset normal » de l’entreprise Rammenstein à Stuttgart, fait soit de laine naturelle ou de laine chameau selon les prescriptions de Gustav Jäger et prévu pour les enfants, les femmes enceintes et les femmes âgées et nommé « feignant ».
Annonce publiée dans Monatsblatt 1886, p. 53. Également publiée dans Gustav Jäger : Wollenes. Anthologie aus den Schriften des „Woll-Jägers“ 1881-1909, Kohlhammer, Stuttgart 1977, p. 13.
Annonce publicitaire de Rammenstein, « fournisseur de la cour » (probablement celle du Wurttemberg) pour les « tailles ricotées normales de femme, système Prof. Dr. G. Jäger » ... pour les chapeaux normaux..., avec mention « d’une coupe particulière licenciée par la loi »..., 1884.
Annonce publiée dans Monatsblatt 1886, p.45. Également publiée dans Gustav Jäger : Wollenes. Anthologie aus den Schriften des „Woll-Jägers“ 1881-1909, Kohlhammer, Stuttgart 1977, p. 68.
Le chaînon manquant : l’industrie
Son succès, Jaeger le doit également à ses relations fructueuses avec l’entreprise souabe de vêtements tricotés Guillaume Benger et Fils. Benger, devenu plus tard Benger-Ribana, se spécialisera dans la production du linge de corps, des sous-vêtements et plus tard dans les maillots de bain. C’est le président de la chambre de commerce du royaume de Bade-Wurtemberg, Ferdinand von Steinbeis, qui conseille à Gustave Jaeger d’utiliser les services de l’entreprise Benger pour une mise en pratique de ses concepts et une commercialisation de ses modèles. Jaeger s’avère finalement être un entrepreneur habile sachant protéger ses produits par une marque déposée72. On peut penser que cette coopération – qui, si elle n’est pas exclusive, est la plus importante – va en outre dans le sens d’un Jaeger, défenseur des intérêts régionaux, et peut expliquer en partie sa passion pour la laine. Fondée en 1844, la firme possède des entreprises dans tout le royaume de Wurtemberg et également en Autriche, en France et en Italie73. La marque est réputée pour la qualité de ses matériaux et de ses finitions. Comme d’autres entreprises du Wurtemberg, elle est familiale et de taille moyenne74. Le succès est partagé car, comme le note la firme elle-même dans une histoire de l’entreprise : « le tournant de la moyenne vers la grande entreprise vint en 1879 avec la collaboration du prof. Dr. Gustave Jaeger qui propageait l’idée d’un système de sous-vêtements en laine »75. Le choix de la firme Benger par Jaeger a sans doute été motivé par un facteur technique, à savoir l’invention par Honoré Fouquet en 1846 de la chaise à tricoter circulaire – Stuttgarter Mailleuse en souabe – qui va être décisive dans l’essor de l’industrie du tricot et de la maille dans le Wurtemberg76. Le terme norme se nourrit en même temps de toutes les données empiriques comme les qualités du textile, ici de la laine qui se différencient selon des normes précises mais également les coupes et les constructions techniques effectuées selon des normes auxquelles Jaeger est très attentif.
Le terme « normal » revient de façon récurrente dans le commerce qui se développe alors. La première occurrence se trouve dans le cadre d’un contrat passé avec les États-Unis, en 1855 pour désigner une « boucle normale ». Cela semble désigner le réseau des concessionnaires allemands qui sont attachés activement au distributeur, Dr. Jaegers Sanitary Woolen System Company, New York, c’est-à-dire la maison-mère. La normalité renvoie dans ce cas aux normes commerciales et économiques alors en vigueur. On y trouve également le terme d’articles normaux, renvoyant non pas à des articles usuels mais, comme dans le vêtement normal, aux objets aux normes de la maison77. Dans une lettre, des concessionaires demandent à Jaeger une explication du terme, mais sa réponse n’est malheureusement pas incluse dans la correspondance. En général, Jaeger reste flou, même parfois tautologique dans sa définition, comme le prouve la remarque suivante : « j’ai nommé le régime de laine vêtement normal parce qu’il permet un développement normal du corps »78. Mais son insistance sur le terme dans toutes ses variantes, contextes et pour toute la gamme de ses produits comme par exemple « Normal-Kern-Chichorie, Normal-Damen-Hüte, Normal-Herrensonnenschirme », en fait une sorte de label, de marque distinctive pour le marketing.
La succursale de New York connaît un grand succès sur le marché américain, comme le prouve un des bilans annuels adressé aux actionnaires, imprimé à New-York et daté du 3 janvier 1893 : « The Jaeger article is, indeed, getting a firm hold on the estimation of the public; it enjoys an excellent reputation, and is fast becoming an article of necessity »79. Se pose effectivement pour les vendeurs new-yorkais la question de savoir dans ce cas quelles normes d’exploitation et de vente cela signifie.80 Il s’agit pour Jaeger de fixer les normes de protection de ses produits face aux risques d’être copié, ce qui le mène, si l’on en croit Elisabeth Kaufmann, à la création de la marque déposée « System Prof. Jaeger »81. Cette intention est également prouvée par les contrats avec les partenaires commerciaux américains. Même chose pour les partenaires londoniens, où cette même marque déposée pour les vêtements « normaux » jaegeriens a été cédée au philanthrope Lewis Tomelin pour son magasin Regent Street82. Cette marque existe encore aujourd’hui, entretemps sous le nom de « Jaeger », dans plusieurs villes britanniques.
Dans la perspective de l’histoire du vêtement et de la mode, les concepts vestimentaires de Jaeger orientent les discours vestimentaires vers une scientifisation du vêtement qui quitte le domaine de la morale, de l’éthique et du droit pour celui de la technique et de la chimie et du discours médiatique. Ses discours sont pourtant tout aussi ambigus que ceux des autres mouvements réformateurs de l’époque, en ceci qu’ils restent attachés partiellement à des valeurs conservatrices et patriotiques, parfois dissimulées dans des expressions comme « individualité », « esthétique », « vêtement personnel », « dignité nationale » (Van de Velde), et portant souvent une exigence de créer une mode spécifiquement allemande83. Mais chez Jaeger comme chez les réformateurs, la dimension économique des projets est tue.
Pages du catalogue illustré Dr. Jaeger’s Sanitary Woolen System Co., New-York, 1889.
Collection particulière
Norme, normal, normalité, normalisme : relation et implication
Les normes, ce qu’a bien compris Jaeger, ont un caractère prescriptif et consensuel, d’où dérivent d’autres mots comme, normal, normé, normalisation, normalisme (Link) ou encore normalité. Elles ne sont pas là pour expliquer ou décrire mais traduisent des valeurs et des pratiques. Elles impliquent un ordre social, religieux, économique, philosophique, linguistique, culturel, sexuel ou hygiénique, condensé ici dans un ordre vestimentaire. Les mots norme ou normal existaient en Europe bien avant que les sciences, en particulier les sciences exactes et leur utilisation empirique, ne leur donnent une certaine unité. Chaque culture a donné à ces mots une dynamique propre. On les trouve dans l’Encyclopédie de Krünitz (1773-1858) et dans celle de Zedler (1731-1754) dans le sens latin de règle, gouverne (Norma), « Norma, concerne les droits, et singulièrement […] comme une règle imposée, ou loi, lesquelles on se doit d’observer […] et ne pas contrarier de traiter »84, dit l’édition de Zedler, plus ancienne que l’Encyclopaedia Britannica (1768-1771) et que l’Encyclopédie d’Alembert et de Diderot (1751-1780). Dans l’Encyclopédie de Krünitz le mot normal est appliqué également à l’accélération, l’année, la force…85, démontrant ainsi que ce sens était largement diffusé à l’époque.
Les termes permettent de lier de manière multiple le savoir de la médecine ou des sciences naturelles à des conceptions économiques et techniques. Dans le cas de Jaeger, cela correspond à ce que le linguiste Jürgen Link nomme protonormalisme. Link entend par ce terme le lien constitutif d’un normalisme en devenir à un prototype se développant dans le contexte d’un processus d’industrialisation, de la montée des sciences naturelles et d’une croissance démocratique galopante se caractérisant pas une normalisation et une fixation des frontières86. Les premières traces d’un véritable discours sur la normalité renvoient au développement de l’histoire naturelle et de la médecine.87 Le corps humain est ainsi au centre des processus de normalisation, d’où la place accordée à la réforme du vêtement et aux « physiologistes vestimentaires ». Les hygiénistes, les réformateurs et les physiologistes ne sont pas des personnes qui tentent de transformer un système de normes pour un autre88 ; ils comptent au contraire parmi les véritables inventeurs du discours de la norme moderne. Chez Jaeger, on assiste à une symbiose entre la physiologie et les normes industrielles et techniques qui, selon Link, lient deux normalités différentes, actionnant ainsi toute une série d’effets discursifs, comme la totale « déshistorisation de la catégorie normalité »89.
Il est à noter que le terme « normal » n’apparaît qu’à partir des années 1870 dans les discours hygiénistes, de manière anodine d’abord90. Ce terme ne renvoie pas à des règles mais plutôt à une régularité des conduites, jugées positives pour les individus. Il renvoie, selon Link, à des normes, ici corporelles, inculquées dans le cadre d’un discours scientifique leur donnant un statut objectif91.
Ce discours sur la normalité rejoint un autre discours, celui-ci idéologique du patriotisme. La fusion entre normalisation physiologique, normes technologiques et valeurs nationales mène à un « profil vestimentaire allemand » faisant partie de la stratégie identitaire du discours patriotique et offrant en même temps un moyen efficace pour une standardisation nationale du corps habillé92. Ainsi, la nation devient étoffe et les étoffes deviennent nationales. À l’instar de la firme Benger qui s’annexe les concepts de Jaeger, vers 1900 de nombreuses entreprises de Wurtemberg transmettent, par leurs produits et leurs stratégies de marketing, des valeurs et des normes d’épargne, d’ordre, de propreté, d’utilité, d’éthique du travail bien fait qui trouvent de nombreux adeptes et clients dans d’autres pays comme les USA93.
Ces industriels se réclament également de Heinrich Lahmann, comme l’entreprise de maille Heinzelmann de Reutlingen et de Pettenkofer, ou la firme E. Heyge & Co de Stuttgart94. Le sociologue Niko Stehr, s’écartant des théories économiques classiques, parle dans un ouvrage devenu célèbre sur les marchés actuels, de la moralisation du marché. Il lui attribue une dynamique aussi puissante et influente que la production. Cette évolution est manifeste même si elle reste minoritaire à l’époque de Jaeger95. En effet, comme c’est le cas des industriels avec lesquels travaille Jaeger, ces entreprises présupposent une clientèle éclairée, consciente, sensible et réceptive à leurs préceptes. Elles développent et adaptent dans cette optique les stratégies adéquates. Cela permet la configuration d’une communication de production qui s’appuie sur les normes physiologiques, accouplées aux conditions techniques et aux stratégies commerciales qui débouchent sur un modèle de mode nationale avec des valeurs spécifiques. Cette situation crée les conditions de la formation d’une consommation vestimentaire de masse qui, sous le nom de mode confectionnée, se développe sous le deuxième Reich (1871-1918). Son centre, le quartier de Hausvogteiplatz à Berlin, est alors un des plus grands du monde et son essor est tel qu’il devient avant la Grande guerre un secteur économique essentiel, y compris pour l’export96. Laurie A. Stein souligne à ce sujet que le gouvernement allemand de l’époque (le Wilhelminisme) fait preuve d’un intérêt accru pour le « design national » en particulier dans le domaine des arts et métiers. Cet intérêt est guidé par la volonté de mettre l’industrie allemande en position de force sur le marché mondial de l’époque97. Le vêtement normal de Jaeger et son succès international, en particulier sur le marché américain, en est un élément et fait partie d’un processus de nationalisation des produits, de leurs discours et de leurs symboles98. Comme le soulignent Kühschelm, Eder et Siegrist, les auteurs de Consommation et nation, marché et marketing participent alors pleinement à la construction des identités nationales99. C’est d’autant plus vrai pour l’empire allemand, dont la construction est déjà bien établie mais encore à la recherche d’une identité commerciale sur les marchés internationaux et dans le jeu des grandes puissances impériales et coloniales.
Conclusion
Les conceptions vestimentaires de Jaeger et des autres réformateurs trouvent encore aujourd’hui leur prolongement dans les travaux et les recherches de Jürgen Mecheels et de l’institut Hohenstein – qu’il a dirigé –, une institution de recherche de renommée internationale. La première affinité avec Gustav Jaeger est donc d’ordre géographique, l’institut se trouvant dans le Wurtemberg, à Bönnigheim, près de Stuttgart.
Dans un de ces ouvrages-clés, « Körper-Klima-Kleidung » (Corps-climat-vêtement), publié en 1998, Mecheels nous offre une version très orientée sur les sciences naturelles et techniques de l’outfit. Il y présente « les résultats de la recherche physiologique-vestimentaire moderne ». En tant qu’ouvrage spécialisé à l’intention de l’industrie textile et vestimentaire, il expose les découvertes récentes en vue de la production de vêtements adéquats. L’auteur déclare ainsi dès le début de son ouvrage : « Il est aujourd’hui possible, par le choix des fibres textiles, par leur traitement correct, par la constitution des fils des tissus, des mailles adéquates, assortis d’un équipement optimisé et par une conception judicieuse des vêtements, de produire des vêtements agréables et fonctionnels pour chaque saison, chaque climat, chaque type d’activité – du sport au sommeil »100. Une telle perspective assimile le corps à un objet technico-scientifique, comparant par exemple le corps régulant sa température à un climatiseur ou à un ventilateur. Ces conceptions inscrites dans le prolongement de Jaeger forment le socle conceptuel sur lequel s’appuie le développement actuel du secteur des nouveaux textiles techniques, où l’étoffe est strictement pensée en termes de fonctionnalité par rapport au corps humain et dont elle augmente les performances101. L’idée de fonctionnalité est ainsi venue remplacer celle de la santé mais le matériau reste au centre des préoccupations, en particulier les textiles (nano)techniques. Les normes de santé sont quant à elles toujours présentes mais camouflées sous le langage moderne de confort et de bien-être.