En 2002 déjà, un grand quotidien national allemand, la Süddeutsche Zeitung, annonce le retour de la fourrure dans la mode1. Mais ce mouvement de reflux a commencé bien avant. Fin 1990 en effet, après plus de quinze ans de retenue, la fourrure réapparaît en force dans la mode, aussi bien au niveau de la haute couture qu’à celui, du prêt-à-porter, de la confection ou sur les marchés aux puces, une tendance qui s’accentue pendant le nouveau millénaire, si l’on en croit l’International Fur Trade Federation de l’année 2011. Elle constate en effet « qu’en l’espace de dix ans le commerce mondial de fourrure a augmenté de près de 70 % et réalisé un chiffre d’affaires de plus de 15 milliards de dollars US, dont 4,5 Mrd. USD en Europe, et un quart de ce chiffre d’affaires en Chine ». Elle chiffre la quantité de pelages vendus à 87,2 millions pour 2013/20142. Ces chiffres sont illustrés dans les médias par de nombreux défilés de mode et par les déclarations de certains grands couturiers plaidant ouvertement en faveur de la fourrure. C’est par exemple le cas de Jean-Paul Gaultier ou de Karl Lagerfeld3. Ce dernier argumente d’ailleurs conséquemment que si l’on accepte de manger de la viande, on ne peut pas alors se plaindre ou reprocher aux autres d’utiliser la fourrure. C’est également la position du styliste Wolfgang Joop qui, lors d’une émission télévisée, n’hésite pas à déclarer : « dès lors qu’on se permet d’abattre 500 000 bovins » d’un coup, comme cela a été le cas dernièrement, suite à la maladie et à la crise de la vache folle, il « trouve l’élevage des bêtes à fourrure morale4 ».
Cette renaissance de la fourrure surprend d’autant plus, que depuis les années 1980 les campagnes déclenchées par les organisations de défense des animaux en Europe de l’Ouest avaient lentement conduit à son abandon progressif. Les critiques des conditions d’élevage et d’abattage des animaux, nécessaires pour un tel luxe de la mode, sensibilisèrent à tel point l’opinion publique, du moins une partie de celle-ci, que de nombreux créateurs renoncèrent à l’étalage ostensible et lucratif usuel des exubérants et prestigieux manteaux.
Cette nouvelle tendance de la fourrure est également curieuse par le simple fait que les règlements concernant les élevages dans de nombreux pays européens, par exemple en Allemagne, rendent de facto cet élevage d’animaux à fourrure économiquement absurde, exception faite pour les pays scandinaves et de la Pologne5. En Allemagne on envisage même un interdit total de l’élevage de fourrure en argumentant que les souffrances des animaux ne sont pas compatibles avec la constitution6.
Pourquoi donc ce retour à la fourrure et qu’est-ce qui l’a rendu possible ? Se penchant sur cette question l’article interroge plusieurs aspects potentiels du phénomène, comme celui de la production, de la technologie et, last but not least, de la mode elle-même et de ses acteurs7. La fourrure dans la mode semble un sujet un peu négligé par la recherche malgré l’apparition ces dernières années d’une nouvelle branche transdisciplinaire des sciences culturelles, celle des « animal studies » qui mettent au centre de leurs recherches le rôle de l’animal dans l’histoire, dans la société et dans l’histoire de l’économie8.
Traces historiques, ou l’hiver en toute saison
Assimilé au froid et à la saison froide, la fourrure a depuis longtemps quitté ce seul terrain pour occuper un large espace social et culturel. Depuis le Moyen Âge en Europe, la consommation de la fourrure ne cesse d’être étroitement liée à l’histoire de l’expansion commerciale et plus tard de l’expansion coloniale, mais aussi à la hiérarchisation des sociétés médiévales en Europe de l’Ouest, à la répartition du luxe et au développement de la mode, bien que ce mot au Moyen Âge, et ce jusqu’au xviie siècle, n’existe alors pas encore dans le sens qu’on lui connaît aujourd’hui9. Par extension, le commerce de la fourrure a constitué une des bases économiques des ambitieuses entreprises hégémoniques européennes comme la conquête de la Sibérie, de l’Amérique de Nord et plus particulièrement celle du Canada10.
Depuis le Moyen Âge également, les pratiques liées à la fourrure non seulement se réfèrent aux relations existant entre les pratiques ostentatoires européennes et le luxe oriental, mais attestent du rapport étroit s’étant développé entre faune et consommation, entre industrialisation et élevage d’animaux, entre technologie et histoire de la nature. De surcroît, elles rendent floues les frontières alors établies entre état sauvage et modernité. Robert Delort a fait une recherche méthodique de la consommation de fourrure au Moyen Âge, démontrant de quelle manière le développement de la mode était lié aux usages de la fourrure, et la place considérable que celle-ci occupait dans les pratiques de distinctions des élites. Selon Delort l’intensification extrême de la chasse aux bêtes à fourrures et les pratiques vestimentaires qui en résultent, ne s’expliquent essentiellement ni par des raisons climatologiques, ni par les croyances religieuses, les pratiques magiques ou les superstitions. Elles se présentent plutôt comme le résultat de nouveaux rapports sociaux dans les sociétés européennes et surtout de l’émergence de nouvelles frontières culturelles au Moyen Âge, comme celle d’abord esquissée puis peu à peu instituée entre occident et orient11.
Delort souligne ainsi la pertinence d’une perspective anthropologique aussi bien dans les études historiques que dans celles contemporaines sur la fourrure. Au Moyen Âge et à la Renaissance, l’animal devient, dans cette perspective, un instrument stratégique et symbolique d’expression hégémonique sociale et culturelle. Delort s’arrête pourtant en chemin et, comme l’a bien relevé MarieChristine Pouchelle, en dépit de ses fines analyses et de ses arguments perspicaces, n’éclaircit pas plus avant et en profondeur cette perspective anthropologique. Cet accès anthropologique me sert donc de point de départ pour esquisser ici une approche des pratiques vestimentaires de la fourrure comprises comme une relation particulière entre l’homme et la nature incarnée dans l’animal12.
La chosification du monde animal comme marchandise ne peut évincer cette relation, inhérente à la fourrure, existant entre l’homme, l’animal et la nature. Au contraire, cette relation y gagne même dans ce cas une complexité obstinée toute particulière. Non seulement parce qu’elle touche, met en rapport et intègre un grand nombre de thèmes et de disciplines mais parce qu’elle se frotte à des questions fondamentales sur la description et représentation que se fait l’être humain de lui-même et sur le régime du regard qu’il développe envers son environnement.
Les modes à fourrure depuis le début xixe siècle : industrialiser la bête
Mais de quelles fourrures s’agit-il et comment sont-elles portées13 ? On peut certes parler d’une augmentation constante de la consommation des fourrures depuis le Moyen Âge, mais si l’on parle de la fourrure de mode, au sens où celle-ci devient un élément intrinsèque des collections, plus tard même, avec la haute couture, à un rythme accéléré, saison après saison, alors nous avons affaire à un phénomène moderne qui ne remonte pas au-delà de 170 années, c’est-à-dire à l’époque du développement hégémonique de la mode bourgeoise14. Depuis le début de la consommation de fourrures, nous sommes confrontés à des mouvements préférentiels très variables dans l’éventail de ces fourrures. Soixante à quatre-vingts espèces animales différentes ont des pelages aptes à intéresser la pelleterie et l’industrie de la fourrure. Parmi celles-ci, des espèces rares comme l’ocelot ou le léopard, mais également des animaux familiers locaux comme le renard, le hamster, la taupe, l’écureuil, le lapin ou l’agneau15. Par industrie de la fourrure, on entend actuellement d’abord l’élevage de bêtes à fourrures dans des fermes prévues pour cela. La diminution systématique des animaux sauvages à fourrure vivant librement dans la nature et les difficultés rencontrées pour leur chasse, conduisent vers la fin du xixe siècle à la création de premières fermes d’élevage. Aujourd’hui le taux des fourrures provenant de ces fermes se monte à 85 % du chiffre total16. Depuis la Première Guerre mondiale, on assiste à une augmentation plus massive encore de la consommation des fourrures, due à la prospérité des couches moyennes, qui s’accaparent la fourrure à la fois comme un statut social et comme un symbole de féminité. On argumente volontiers que dans les années 1920, la démocratisation de la consommation a contribué à la popularité de la mode des fourrures. Pendant cette décennie en effet, ces pratiques vestimentaires ostentatoires dans les hautes et moyennes couches de la société atteignent leur paroxysme. Dans le même élan, on élargit la gamme des fourrures et des peaux, donc la diversité d’animaux requis pour cela. Les images collectives qui nous restent en mémoire, transmises par les magazines de mode des « années folles », sont celles entre autres de femmes élégantes en manteaux et en capes de fourrure ou bien portant des manteaux, des vestes, des robes ou des jupes bordés de petites fourrures (cols, lisières et bordures, poches), sans parler des fameux « renards » – une fourrure complète avec tête et pattes, portée en boa, autour du cou des dames de la bonne société, appelée en allemand « Würger17 » –, des bandeaux et serre-têtes ou des manchons18.
Les fourrures représentent alors l’ascension sociale. Elles incarnent les rêves d’un luxe encore inspirés des anciens modèles de l’aristocratie. On prise particulièrement l’exclusivité de fourrures comme le renard argenté, l’ocelot, l’hermine et la zibeline. Le vison, aujourd’hui la plus célèbre fourrure de luxe, était à l’époque à peine connu19. Une gamme de fourrures moins onéreuses provenait des castors, des opossums, des taupes, des ragondins et des moufettes20.
L’attribution primaire des fourrures aux pratiques de consommation féminines est incontestable, mais on peut également dépister la fourrure dans les modes masculines. On la trouve par exemple dans les domaines techniques comme l’aviation (vestes des pilotes) et l’automobile où certaines fourrures sont certes utilisées fonctionnellement mais sont en même temps chargées de significations, par exemple par les connotations associées au contraste entre matériaux métalliques durs et peaux de bêtes douces, entre anorganique et organique21.
Les recherches nouvelles ont cependant plutôt tendance à mettre ce luxe inédit en rapport avec les nouvelles possibilités techniques utilisées dans le travail de transformation des fourrures, par exemple le développement des procédés d’ennoblissement comme l’affinement de la surface des peaux par l’éviction des poils rugueux sur les peaux de phoques, les techniques de traitement et de coloration chimique telles que le tannage au chrome, les procédés de blanchissement et autres procédés techniques modernes permettant un traitement plus rationnel et performant22. Ces techniques permettent donc d’adapter de manière flexible les fourrures aux modes23.
L’après-guerre ou la fourrure comme valeur sûre
Les fourrures restent jusque dans les années 1980, un objet de mode pour un public nanti aux exigences élevées. Pour une raison simple d’abord, qui est sa stabilité physique. Elles offrent une valeur durable dont l’acquisition est réfléchie de longue date. Effi Horn dans son Bréviaire des fourrures, décrit cette consommation haut de gamme à la fin des années 1960 comme suit : « La veste sérieuse en chinchilla que porte sa femme constitue un véritable sceau du sigle de l’entreprise pour l’homme d’affaires prospère. La fille du grand financier, dans la mesure où comme un euphémisme, elle porte nonchalamment une veste Lumber en zibeline sur un pantalon après-ski, souligne d’une manière décontractée la solvabilité de son père24 ». L’astrakan, la fourrure bouclée des très jeunes agneaux karakul, provenant originairement de la région de Boukhara en Asie centrale25, devient dans les années 1950 jusque dans les années 1970, un véritable symbole des femmes de la petite et moyenne bourgeoisie. Par cette acquisition, souvent unique, ces femmes se procurent l’impression d’une ascension sociale en même temps qu’elles assument enfin les standards de la mode, auparavant réservés à d’autres. Les manuels de fourrures prétendent d’ailleurs vivement qu’« un bon Astrakan fait meilleure figure et procure bien plus de plaisir qu’un mauvais vison26 ». On constate en Allemagne jusque dans les années 1970 un engouement effréné et par conséquent une augmentation énorme de la consommation des fourrures, jusqu’à faire du pays au milieu des années 1970, le plus grand consommateur de fourrures du monde27. Rien que pour l’année 1964, 4,5 millions de fourrures provenant de l’Afrique du Sud, la nouvelle contrée de l’élevage extensif des agneaux karakul, sont importées en Europe28. Une raison supplémentaire de cette passion vertigineusement grimpante, sont les possibilités alors développées de teindre les fourrures astrakan. De cette façon, visons et astrakans, si l’on en croit les conseils d’un manuel, vont « très bien à pratiquement chaque type de femmes, l’essentiel étant de savoir accorder la bonne couleur à la coupe et à la silhouette29 ».
Le contexte des années 1950-1970 explique la franchise surprenante avec laquelle les guides et les manuels y insèrent sans fioritures le traitement des fourrures dans la production et dans les modes. Dans les manuels de fourrure de l’année 1958, on y parle ainsi de félins qui vivent dans la jungle asiatique. « La règle pour tous ces prédateurs y est : plus la brillance du dessus des fourrures a un aspect bleuâtre, plus elles sont convoitées30 ».
Cette perspective n’est pas seulement déconcertante en rapport à la situation précaire actuelle de ces félins, mais aussi parce que les animaux sont uniquement présentés selon la grille d’une taxinomie de la mode et de l’économie. On y parle de « récolte » lorsque le pelage des animaux est « mûr » et que ceux-ci se retrouvent dans la machinerie de l’abattage. « Foyer de vison avec confort », dit la description des fermes d’élevage de visons31 – une formulation qui argumente d’un côté de manière rigoureusement hygiéniste, normative et technique, mais de l’autre, dédramatisant le processus, se parachève par une note légère et nonchalamment humoristique, surtout quand il s’agit d’effets de mode. « Prudence est exigée pour les dames de petite taille. Le renard rend potelée… Plus de 6 pelages pour une stola, cela fait légèrement envahissant. En Amérique, les renards blancs parviennent également en couleur, en rose bonbon, bleu ciel ou vert tilleul, sur le marché32. »
Humanisation des animaux d’un côté, industrialisation froide de l’autre, sont les pôles entre lesquels les discours continuent d’opérer – même si l’industrie de la fourrure souligne aujourd’hui son souci de préserver les espèces et de respecter des conditions d’élevage et d’abattage supportables. Un nouveau type d’argumentation s’y est cependant ajouté ces dernières décennies, celui qui, dans ses discours, reflète les paradoxes existant entre la consommation de fourrure et ses détracteurs. L’histoire de la résistance à la fourrure dépasse le cadre de ce texte, car elle remonte loin dans l’histoire. L’Église, très tôt déjà, dénonçait l’utilisation des fourrures comme expression d’un luxe démesuré, de même qu’elle dénonçait les abus de la chasse. Les réflexions systématiques pour la défense des animaux datent du début du xixe siècle avec la création d’organisations de défense face à l’économie industrielle liée à l’animal33. Je dirai simplement ici que, depuis les années 1980, les voix s’élevant contre les abus de l’industrie de la fourrure obtiennent de plus en plus d’écho dans les médias, les organisations de défense allant jusqu’à rallier momentanément à leur cause, dans les années 1990, des célébrités de la mode et plus tard du spectacle, obligeant ainsi la puissante industrie de la fourrure à prendre cette opposition et ses arguments un peu plus au sérieux.
Confrontation : l’endurcissement des positions
Comment se présente donc la situation depuis les années 1990 ? La lecture et l’étude de la presse quotidienne et des journaux professionnels, l’observation des stratégies adoptées, les commentaires des organisations de protection des animaux et les positions des marques de mode, permettent de dresser un tableau différencié. Suite aux véhémentes campagnes des organisations de défense des animaux34, qui déclenchent de grandes actions spectaculaires, s’attaquent même aux porteuses de fourrures et en viennent aux mains si nécessaire, l’industrie de la fourrure connaît donc dans les années 1980 un déclin provisoire notable. Le but de ces actions est alors d’abord de dénoncer les conditions inacceptables de détention dans les élevages et les procédures d’abattages employées, en sensibilisant la plus large opinion publique possible. Elles sont soutenues en ceci par les nouvelles possibilités qu’offrent l’internet et la solidarité émanant de nombreux réseaux sociaux. Non seulement le porteur ou la porteuse de fourrure se retrouve dans la ligne de mire des campagnes organisées contre la fourrure mais surtout la femme comme consommatrice de produits de luxe. C’est la raison pour laquelle Julia Emberley qualifie ces campagnes de « politique culturelle de la fourrure », dans la mesure où leur orientation, souvent unilatérale et quelque peu misogyne, se révèle comme le pendant exact de la publicité pour les fourrures.
Car comme dans la publicité de l’industrie de la fourrure, les protecteurs des animaux visent d’une manière critique la femme (l’épouse) traditionnelle guidée par le statut social et dont les pratiques consommatrices reflètent ce que Thorstein Veblen nomme la conspicious consumption35. Ils visent la moralisation et la mauvaise conscience en matière de mode, celle-ci n’étant pas seulement onéreuse mais reposant sur la mise à mort d’animaux, des campagnes qui sont axées exclusivement sur la consommation de mode et ses conditions requises, mortelles et macabres.
Une de ces conditions, fréquemment et radicalement dénoncée, concerne donc le traitement des bêtes à fourrure dans les fermes d’élevage elles-mêmes. Pour cela, les défenseurs des animaux n’hésitent pas à effectuer des recherches clandestines, voire des actions risquées à caractère illégal, comme les enquêtes couvertes de PETA dans ces fermes36, et divulguent ensuite le résultat de ce qu’ils ont découvert à l’opinion publique sous un titre spectaculaire comme : « La vérité effroyable sur la vie et la mort dans une ferme moderne d’élevage d’animaux à fourrure », illustré par une série d’images documentaires effectivement impressionnantes de cruauté. Julia Emberley décrit cette lutte entre la publicité pour la mode des fourrures et les campagnes des organisations de défense des animaux contre cette même mode comme un jeu de ping-pong, toujours plus virulent, dans lequel les adversaires se renvoient involontairement la balle et qui finalement aboutit dans une impasse. Chaque côté utilise et joue avec les arguments et les effets de la partie adverse pour son propre compte. Cette remarque ne tient pourtant pas compte d’un aspect essentiel, celui d’un rapport de force inégal, à savoir les faibles moyens des militants de ces organisations face à ceux, considérables, dont disposent l’industrie de la mode, les associations de chasseurs, etc. et qui expliquent peut-être aussi l’investissement « corporel » de ces activistes, y compris leur violence occasionnelle. Les uns font une apologie du monde de la fourrure, appuyé par les superbes images de la mode, les autres sont une condamnation de ses côtés sombres et sinistres, soutenue par des images terribles, une opposition qui reflète bien la tension fondamentale existant dans la société moderne entre la sphère de la production et celle de la consommation.
Le succès a donné, du moins en partie, pour un temps raison aux défenseurs des animaux en conduisant à une perte de réputation et à un recul graduel de la mode des fourrures en Europe de l’Ouest. Il a, au-delà de ceci, rehaussé la sensibilité des sociétés européennes face à cette légèreté d’attitude des entreprises vis-à-vis de la vie des animaux et entraîné une sorte d’« animal correctness » aussi bien de la part du législateur que dans la présentation officielle de l’industrie de la fourrure.
L’Institut allemand de la fourrure (Deutsches Pelzinstitut) présente ainsi aujourd’hui sur son site internet, expliquant la conception de ses devoirs, une rubrique « protection des espèces37 ». De plus, le législateur allemand ayant renforcé à tel point les dispositions concernant l’élevage des animaux à fourrure (2009), cet élevage ne devient progressivement plus rentable pour certaines espèces38.
La mondialisation de la fourrure et sa problématique
Cette situation dans la plupart des pays européens a conduit à une délocalisation de la production vers l’Asie du sud-est, la Grèce du Nord, bien que certains pays scandinaves, en particulier le Danemark, ainsi que la Pologne et la Russie continuent de compter parmi les grands producteurs mondiaux de fourrures39. Le Danemark possède par exemple les deux plus grandes maisons de ventes aux enchères de la planète40, car les fourrures sont toujours vendues, pour une grande part, aux enchères. Mais la plus grande partie de la production mondiale vient aujourd’hui de Chine – plus particulièrement de Hong Kong – qui est non seulement devenue le plus grand exportateur de fourrures, mais également un des plus grands consommateurs41.
Cette tendance au transfert de la production des fourrures une stratégie typique du marché néolibéral renforce la séparation de toute façon déjà existante entre les lieux de production – souvent l’extrême Orient – et les lieux de consommation, longtemps principalement occidentaux, mais aujourd’hui plus largement répartis. Cette démarcation invite plus aisément à charger symboliquement les pratiques marchandes et consommatrices en les dotant de significations nouvelles, basées sur des visions esthétisantes, voire harmonieuses, qui permettent de refouler plus encore les conditions désagréables de la « production ».
Mais ce déplacement de la production n’est pas le seul responsable de la renaissance des fourrures. Nous avons là plutôt affaire à une imbrication étroite de différentes composantes – c’est la thèse principale de cette contribution –, différents aspects, imbriqués les uns dans les autres, renforcés en ceci par la logique rationnelle froide de la globalisation néolibérale et qui débouchent dans une nouvelle constellation socioéconomique. Face à cette situation complexe, les défenseurs des animaux se trouvent dans l’obligation de concevoir des stratégies nouvelles permettant de dénoncer ce rapport caché et complexe entre production et consommation42.
L’article suivra ici, de manière compacte, deux voies : celle des nouvelles technologies d’abord, qui permettent aujourd’hui aux fourrures de pouvoir s’adapter à pratiquement toutes les exigences et innovations de la mode, y compris de son versant vintage qui, pour atteindre ce but, se fournit dans les marchés aux puces ou les boutiques d’occasion. Celle ensuite qui questionne les nouveaux discours utilisés pour remettre en valeur ce retour des fourrures, les modalités opérationnelles et les stratégies d’évitement ou de confrontation qui s’en suivent.
Nouvelles Technologies et fourrure
« Pourquoi la fourrure est-elle de nouveau permise43 ? » C’est par ce titre un peu provocateur d’un supplément hebdomadaire du Süddeutsche Zeitung daté de 2002, cité plus haut, qu’est présentée la nouvelle décennie et le nouveau millenium de la mode. Même tonalité sur cette remontée en 2015 : « Le commerce des fourrures de nouveau en plein essor – malgré les souffrances animales44 ». La mode des fourrures réapparaît cependant sous un jour nouveau, transformée, enrobée d’images pleines de fantaisie. Ce n’est plus le manteau de fourrure traditionnel et bien sage des femmes de la bonne bourgeoisie. Elle présente maintenant des fourrures teintes dans toutes les nuances de l’arc-en-ciel, des pastels aux couleurs vives, avec ou sans motifs, ou « nature », décorant les cols, les manches, les bonnets, les poches, de nombreux accessoires mêlés, dans les pull-overs, les vestes sans manche, les pantalons, les chaussures et les bottes ou bien encore confectionnées de manière élégante en forme de veste et même de jupe ou de robe, avec une telle perfection dans la réalisation technique qu’on n’y reconnaît plus l’origine animale des pièces. La découpe au jet d’eau ultrafin à haute pression ou au laser permet de multiplier les bordures en fourrures. De plus, la fourrure se laisse ainsi d’autant mieux travailler qu’elle peut être mêlée à d’autres matériaux comme la soie, la laine feutrée ou le velours fin, ce qui la rend plus légère et plus souple et peut se marier à toutes sortes de vêtements.
L’artisanat des fourrures et la perception que celui-ci a de lui-même se sont entre-temps considérablement transformés. Le fourreur ne se considère plus uniquement comme un artisan mais aussi comme un confectionnaire qui suit la mode de près. Les techniques de prétraitement comme le déplumage, d’ennoblissement comme la coloration, l’impression, la lamination, etc. au moyen de rayons laser permettent l’exécution de tous les motifs souhaitables. Karl Lagerfeld et son atelier ont, par exemple, pour le compte de Fendi, lors du défilé de mode en juillet 2017, créé d’artistiques dentelles de vison45.
On peut y voir dans ces nouvelles techniques de coupe, de transformation, de traitement, d’ennoblissement et de finition, les assises probables de cette grande conversion et le succès actuel de la fourrure. « La fourrure est aujourd’hui tricotée, crochetée, mêlée à du cuir et a autant de rapport avec la Pelleterie traditionnelle qu’une Fiat 500 avec la nouvelle Cinque Cento46 », écrit le magazine professionnel Textilwirtschaft 2010/2011. Dès 1989, l’organisation danoise de la production des fourrures, Saga Furs, a ouvert son propre centre de Design à Copenhague, affichant ainsi la relation singulière existant entre les designers, la fourrure et la spécificité des tendances47.
Les fourrures en elles-mêmes ont dans ce processus un peu perdu en valeur, dans la mesure où la mode pousse les créateurs à les incorporer à d’autres matériaux, cuir, jersey ou feutre comme c’est le cas dans certains modèles de Paule Ka avec son trenchcoat dans lequel elle combine vison, feutre et nylon, « une chose impensable il y a cinq ans48 ».
« Le Fourreur », écrit un site dédié à leur formation, « a la possibilité d’honorer presque tous les désirs conceptuels des créateurs de mode49 ». Et en effet, les fourrures sont affichées comme allant de soi dans de nombreux défilés et collections de mode et d’anciens opposants à la fourrure se recommandent aujourd’hui de cette nouvelle ancienne mode50.
Les innovations techniques ont rendu possible le renouvellement total de l’apparence autant que le répertoire des fourrures. L’animal, en tant que matière première, n’est souvent même plus du tout reconnaissable. Au lieu de cela il est travaillé aujourd’hui dans sa couleur et son design comme une étoffe normale.
Les fourrures réapparaissent également abondamment comme garnitures, bordures, pompons sur les bonnets, galons sur les foulards, cache-nez, lisérés bordant les capuches et comme éléments de nombreux accessoires et même sur les textiles de décoration des pièces d’une maison ou comme assortiments sur les vêtements outdoor.
La miniaturisation sous forme d’accessoires par exemple dans les porte-clés, les fermetures de sacs à main, les boucles d’oreille, les manchettes, certaines montures de lunettes, voire même les peluches, efface plus encore les traces du matériel d’origine au point de le faire oublier. Miniaturiser ainsi les peaux des bêtes ne constitue pas uniquement un processus de la chosification mais s’associe aussi à une tendance de la production des matières comme les textiles techniques qui via la nanotechnologie par exemple brouillent plus encore les pistes naturelles. Elle créée de surcroît une nouvelle accoutumance et élargit de cette manière également le répertoire du vintage. Car, à cette évolution se joint depuis les années 1990 une certaine stimulation de la mode par le marché d’occasion et les fripes, dans la mesure où, par la découverte des vieux manteaux de fourrure, les milieux de la mode les plus jeunes célèbrent eux aussi à leur manière un revival de la fourrure51. Une multiplicité de pièces vestimentaires, manteaux, vestes, bonnets, manchons, manchettes, bottes, étoles ou bordures -, qu’on croyait depuis longtemps oubliées, réapparaissent, ce qui s’explique par le fait que la durabilité du matériel a pu permettre leur survie intacte, ou presque, malgré les années.
Une visite dans les boutiques d’occasion, celles-ci s’étant multipliées ces dernières années, ou sur le marché aux puces de Cologne en septembre 2017 témoigne à elle seule dans les offres proposées, d’un large éventail de pièces de fourrures bon marché (autour de 30 €), en particulier dans leurs variantes vieillottes et classiques de manteaux, vestes, bonnets de castor, de renard, de blaireau, etc. qui, avec leur patine vieille mode, viennent ainsi enrichir de façon insolite la panoplie du style vintage. Ce style vintage rappelle en même temps la valeur de ces fourrures et surtout de l’astrakan comme signes extérieurs de richesse et de prestige d’autrefois, véritable badge-symbole du statut social, chère aux années 1960 et 1970 pour les femmes des milieux de la petite et moyenne bourgeoisie, et remise au goût du jour de manière ironique, jusqu’au persiflage52. Les vendeurs restent muets sur la question de savoir qui achètent les fourrures, de même sur les sources d’où proviennent ces fourrures anciennes53. Elles ont vraisemblablement été achetées à des tanneurs, des fourreurs, des pelletiers, des concessionnaires ou des négociants, voire même des magasins de fourrures ou des privés, contents de pouvoir vendre à bon compte ces vieux restes, ces vieux manteaux, pour être recyclés, retaillés, retravaillés. Leur présence sur les étalages donne l’impression de circuler au milieu d’un ancien monde de trophées. Elle participe en même temps à une nouvelle désensibilisation et conduit à réduire les blocages vis-à-vis des fourrures.
Les maisons classiques de fourrures profitent d’ailleurs également de cette tendance vintage. Elles se consacrent dorénavant à convertir l’ancienne mode en l’actualisant en nouvelle mode des fourrures. Une entreprise présente ainsi, sous le titre, « Refaçonnage élégant. Ici, tout est neuf54 », une jeune femme qui « au lieu d’enfiler un manteau standard de vison démodé datant des années 1970, s’étend sur un agréable Plaid (couverture) de vison, doublé de cachemire – un accessoire de maison insolite ». Et un peu plus loin : « cette veste sportive à capuche n’était, avant sa métamorphose innovatrice, qu’une quelconque veste en astrakan des années 196055. »
Ce retour sur les marchés aux puces, les magasins de vêtement d’occasion et l’apparition des nouveaux outfits en fourrure serait à mettre en rapport avec les résultats d’une enquête faite en 2014 en Angleterre auprès des jeunes consommateurs de mode, qui révélait que seulement 58 % des 18-24 ans rejetaient le port des fourrures56. En Allemagne une enquête représentative effectuée la même année par l’organisation de défense des animaux « Vier Pfoten » concluait que 86 % des Allemands désapprouvaient l’élevage et l’abattage des bêtes à fourrures pour les besoins de la mode57.
Mais la vraie fourrure dans les accessoires comme les porte-clés est difficile à reconnaître. Les différentes techniques et nouvelles possibilités de la mode de traiter et travailler de manière complexe les fourrures aujourd’hui, rendent celle-ci omniprésente, mais complique en même temps l’identification de leur origine animale, refoulant ainsi la présence physique de cette provenance.
Discours d’une résurgence
Même si les modes sont sujettes à un va de vient permanent, la conjoncture des fourrures ne se laisse pas réduire à ces rythmes habituels. La thèse d’Andrew Bolton, du Metropolitan Museum de New York, affirmant que les fourrures et la symbolique de ces fourrures réapparaissent surtout en période de turbulences politiques, outre qu’elle est pratiquement invérifiable, me semble ici sujette à caution58. Elle sert surtout, comme d’autres discours sur la mode, à cimenter de nouveau la mythologie de cette mode.
Bolton attire cependant l’attention sur une intéressante continuité de motifs dans les collections des couturiers actuels. On y évoque beaucoup en effet, comme dans les collections passées, les amazones, les chasseresses et les trophées de chasse, la préhistoire, « la belle sauvage » et autres images de beauté ataviques. De véritables motifs ethnographiques sont mis en scène au milieu desquels le vêtement de fourrure est présenté, par exemple dans une ambiance de grand large norvégien/finlandais, procurant ainsi une impression étrange, un choc esthétique et émotionnel59. On y voit certes nombre de sweaters sportifs et de jupes de fourrure mais l’élégante dame en robe du soir classique avec son vison raffiné, fait malgré tout toujours partie des collections.
Élégance, exclusivité, érotique féminine, beauté, sauvagerie, archaïsme, masculinité aventureuse et images de trophées sont les motifs et les cadres les plus fréquents. Mais le retour de la fourrure n’est sûrement pas dû à cet ancien nouveau répertoire de la publicité et des images de mode qui n’en est qu’une conséquence.
D’autres raisons paraissent par contre plus plausibles. Le manteau de fourrure comme symbole de statut dans les comportements de mode a fait son temps. Son aura comme produit de luxe s’est fanée. Au lieu de cela on voit apparaître un crossover coloré de fourrures dans lequel vêtements luxueux et bon marché, sans référence saisonnière, s’entremêlent avec des modes sportives, plaisantes et drôles. Cette tendance a été promue et cultivée par la fragmentation marquée du marché, réparti pour desservir un vaste éventail de publics, scènes et milieux et non plus comme auparavant pour suivre un seul modèle de mode issu de la haute couture60. C’est pourquoi le modèle classique de la consommation de luxe a perdu son attrait61. La saison de la mode des fourrures s’est élargie et est omniprésente, bien qu’encore et toujours, comme auparavant, farouchement controversée.
Cette modification de la mode des fourrures est accompagnée d’une rhétorique adéquate. Les champs rhétoriques ne s’opposent plus comme auparavant d’une façon dualiste, mais apparaissent plus différenciés en s’appropriant des nouvelles perspectives et arguments. Ce tournant dans les tendances est donc soutenu discursivement par le fait que l’industrie de la fourrure s’est emparée du discours de la durabilité et des discours nationaux/listes, écologiques et fair trade en les détournant pour son propre compte.
Le commerce d’occasion lui-même utilise comme arguments pour la promotion de ses articles en fourrure, qu’il s’agit là de produits naturels, de bonne qualité, durables et pouvant être recyclés ou détruits écologiquement. On dissimule ainsi sous ce détournement l’utilisation massive de produits chimiques et autres dégats collatéraux lors des traitements et des opérations d’ennoblissement (prétraitements, coloration, impression, apprêt, recouvrement, lamination et lavage) des fourrures, les émissions atmosphériques (ammoniac, protoxyde d’azote, méthane) qui en émanent et même dès l’élevage la pollution extrême des eaux (concentration élevée de phosphore et d’azote provenant des déchets et des carcasses d’animaux et menant à l’eutrophisation des eaux touchées62). D’autres soulignent, comme arguments promoteurs, la qualité des produits, la compétence et la capacité du travail artisanal qu’on se doit de préserver.
Cette façon de faire ne diffère pas fondamentalement de celle existant en France et présentant la fourrure comme une ressource naturelle, durable et renouvelable. « Dans la nature, tous les animaux et les plantes se reproduisent en un nombre supérieur à ce que la nature peut nourrir. Comme toute autre espèce, nous, les humains, faisons usage de ces surplus. Toutefois, nous avons la responsabilité des habitats qui nous procurent de si précieuses ressources63 ».
Dans ce contexte, on met en avant également l’argument fair trade, quand il s’agit d’animaux dits sauvages capturés ou tués à la chasse ou par piégeage, en l’élargissant au passage aux associations de chasse, aux fourreurs, aux pelletiers et au commerce de la fourrure en général. Intéressant ici, est que la demande en animaux dits sauvages est de nouveau en progression. Les renards roux surtout sont très demandés, en particulier auprès de la clientèle suisse, sensible à l’argument de la durabilité et soucieuse d’acheter un produit « naturel » suisse64.
De grands créateurs de mode comme de petits designers s’accaparent eux aussi le discours de la durabilité, dans la mesure où ils en font le socle de leur marketing ou l’intègrent comme élément promotionnel à leur label comme par exemple Friendly Happy Nature du styliste berlinois Nikolaus Gleber65. On joue ici les fourrures dites naturelles contre les imitations de fourrures ou les fourrures artificielles à base de pétrole, donc non écologiques (il en existe aussi en coton).
L’industrie de la fourrure prétend pour sa part participer au maintien de la diversité des espèces, qu’elle s’est pourtant auparavant elle-même évertuée à anéantir66. Elle renvoie, avec une certaine maladresse défensive, à une prétendue attitude misanthrope des protecteurs des animaux qui veulent placer la vie des bêtes au-dessus de tout.
La mondialisation de l’élevage et du marché de la fourrure conduit à une autre différenciation des arguments, des discours et des pratiques, dans la mesure où dans certains pays comme la Russie, l’Ouzbékistan ou le Kirghizstan, ceux-ci s’appuient sur la mise en valeur de « traditions anciennes » qui sont aujourd’hui devenues parties prenantes de la construction de leur identité nationale (Nation building) ou bien appartienne à l’image de la nation (Nation Branding67).
Une nouvelle concurrence : la fourrure synthétique
Avec la fourrure artificielle, une concurrence sérieuse s’est constituée et développée pour la fourrure naturelle, et a conduit à un retournement curieux de situation. Cela devient particulièrement flagrant dans le fait que la vraie fourrure bon marché, importée entre-temps de Chine, est parfois vendue comme fourrure synthétique coûteuse68. Les fourrures synthétiques de couleur et de haute qualité, qui proviennent de la modification des fibres d’acrylique ou de polyester, donc de produits pétrolifères, et sont tissées sur un fond, peuvent très bien remplacer les fourrures dites de luxe comme le vison, le renard ou castor et « ressemblent à s’y méprendre aux vraies fourrures par leur finesse, leur densité, leur brillant discret et l’agréable et douce sensation, comme de la soie, qu’elles procurent à les porter69 ». Auparavant surtout utilisées pour les « fursuits », elles ont fait entre-temps leur entrée dans le prêt-à-porter et la haute couture, comme chez Stella McCarthy, où elle apparaît avec succès dans de nombreux défilés de mode70. Elles proviennent d’Europe – avec les textiles techniques, une des rares branches de la production textile à y être en progression – et surtout du Japon et rendent de facto l’utilisation de la fourrure caduque, du moins logiquement, par le simple fait qu’elles utilisent beaucoup moins d’énergie que les vraies fourrures.
De nombreux créateurs de mode/grands couturiers tablent sur elles et les utilisent de plus en plus. Cette stratégie commerciale basée sur l’illusion d’optique consciente est facilitée par le fait que dans de nombreux pays, il n’existe pas d’obligation de caractérisation légale à l’étiquetage, comme c’est normalement le cas pour les matériaux textiles.
Face à tous ces développements, les arguments de défenseurs des animaux n’ont certes pas perdu en justesse, mais en force et en pertinence, passant ainsi temporairement à côté de leur but. Car en se concentrant sur la consommation de luxe féminin dans les campagnes des années 1980, leurs arguments avaient une portée limitée. De plus leur moralisation a conduit de facto à une tabouisation factice de la consommation de fourrure, dans la mesure où beaucoup possédaient déjà des fourrures, mais on ne les portait pas en public, uniquement clandestinement, dans l’espace privé, tout en se recommandant des revendications des protecteurs des animaux71. Les organisations de défense des animaux ont donc depuis revu et corrigé leurs stratégies et leurs campagnes, en y radicalisant les conséquences logiques, dans la mesure où ils mettent en question de manière plus générale et fondamentale la consommation industrielle de viande. C’est ce qu’illustre par exemple la campagne « Keine Pelze kaufen, sondern selbst machen. Der Kragen I » (N’achetez plus de fourrure, faites-les vous-mêmes. Le col). Suit alors une description pratique illustrée – Le col 1 – du mode d’emploi. On opère à l’aide d’une hache de boucher, ensanglantée, tenue dans la description par une jeune femme élégante et souriante, tenant fermement un lapin de l’autre main. On y explique comment le tuer, le dépecer pour ensuite le transformer en col en fourrure72.
Ces organisations adoptent donc un style plus mordant et souvent macabrement drôle dans leurs campagnes. Celles-ci ne sont plus seulement moralisatrices mais jouent sur les contradictions de fond existant dans le rapport que les sociétés bourgeoises ouest-européennes entretiennent avec les animaux, une contradiction paradoxale, selon l’ethnologue Orvar Löfgren, entre le rapport à l’animal domestique chouchouté, comme le chien, l’oiseau, le chat, etc. et celui à l’animal considéré comme ressource économique73.
Le retour des animaux à fourrure dans la mode est obsolète d’un autre point de vue. Pourquoi les fourrures devraient-elles encore posséder un attrait quelconque à une époque où les mondes textiles sont ordonnancés par de nouvelles technologies avec une multiplicité de fonctions allant jusqu’aux éléments électroniques et où les imitations de fourrures ne se laissent pratiquement plus différencier visuellement des vraies ?
Les vraies fourrures, comme nous l’avons vu, aujourd’hui travaillées, nouvellement tricotées, crochetées et teintes grâce à un luxe d’innovations techniques inédites, ceci avec la plus grande élégance et de manière divertissante, comme des textiles simples74, ne laissent en conséquence plus deviner aucune origine animalière. Les promoteurs de la fourrure naturelle argumentent donc abondamment dans leurs publicités avec des raisonnements écologiques comme ceux soulignant que la production de la fourrure naturelle consomme moins d’eau ou que la différence se fait dans la qualité de la chaleur ressentie, comme l’ont d’ailleurs effectivement prouvé divers contrôles scientifiques, la vraie fourrure protégeant jusqu’à présent le corps plus efficacement que les fourrures synthétiques. Ce à quoi les fabricants et fournisseurs de fourrures synthétiques rétorquent que cela ne vaut de toute manière que dans des contrées polaires, que leurs produits lors de leur fabrication nécessitent beaucoup moins d’eau que les vraies fourrures et qu’elles se laissent beaucoup plus facilement nettoyer…
Tentative d’une conclusion
À quoi donc sert encore la fourrure et donc la mise à mort d’un animal ? Une réponse explicite paraît difficile : l’argument des saisons est résolument dépassé, l’argument économique est devenu fragile, et même contradictoire ou contre-productif, et ni l’esthétique, ni le luxe ne sont plus aujourd’hui des motifs dominants et convaincants. Le vintage style, évoqué plus haut, en utilisant les fourrures, se propose plutôt comme une archive et une mémoire des modes et d’un luxe suranné. Les discours pro-fourrure utilisent selon leur perspective et leur position, soit des arguments écologiques, soit des arguments sur l’efficacité des matériaux naturels, en se présentant même comme défenseurs des espèces. On les voit en tout cas sur la défensive en se concentrant sur le terrain écologique. Les actuelles procédures technologiques proposent par contre un nouvel usage et une nouvelle esthétique de la fourrure synthétique, pendant que l’ordre économique et géopolitique (voir la Chine) soutient la propagation d’une consommation de fourrure au bas prix pour un large public.
Si on observe systématiquement les photographies de mode indépendamment de leurs intérêts économiques et intentionnels, elles nous renseignent alors, comme descriptions denses (au sens de Clifford Geertz) à haute teneur symbolique, sur les humeurs atmosphériques et les relations sous-cutanées qui existent entre mode et société, documents ethnographiques involontaires. L’animal réel disparaissant, il n’est pas étonnant de constater que le seul véritable motif original de la photographie de mode de la société high-tech se consacre à la mise en scène des fourrures comme vêtement atavique. Qu’un créateur de mode comme Jean-Paul Gaultier, connu justement pour ses provocations, puisse pousser le plus loin les enchères dans ces contradictions, n’est pas un hasard. D’un côté il présente un mannequin célèbre dans le rôle d’une mère tenant son enfant au fond d’une grotte préhistorique, vêtue d’un superbe pull-over tricoté et d’une robe de cuir archaïquement moderne, ornée d’une fourrure, de l’autre il pousse la provocation à faire recouvrir de deux énormes fourrures, dont on ne sait si elles sont vraies ou fausses, les activistes venus perturber son défilé75. Cela importe peu pour Gaultier, dans les deux cas, qu’il s’agisse de fausse ou de vraie fourrure. Il efface au contraire avec cette hybridation les frontières entre production naturelle et industrielle et célèbre de cette manière le pouvoir et le potentiel des technologies modernes qui rendent les animaux superflus et les réduisent à des citations symboliques ironiques, dressant ainsi un bilan provisoire des contradictions et ambiguïtés qui leur sont implicites. Mais cette dématérialisation, cette abstraction de l’animal, ne rend pas pour autant caduque la question éthique. Elle confirme plutôt avec force un phénomène que l’historienne d’art Ellen Spickernagel a constaté dans la peinture du xviie au xixe siècle, avec l’apparition de l’agriculture industrielle dans ses motifs : celui d’un refoulement lent mais définitif de l’animal. « Sie (les animaux) werden ihren Fortgang nehmen », écrit-elle, indiquant ainsi « que les animaux vont continuer » mais en même temps annonçant leur disparition, le mot allemand « Fortgang » ayant un sens double, celui de se mouvoir pour continuer mais aussi celui de disparaître76. Et c’est précisément ce que la technologie actuelle semble opérer dans la conscience du public : rendre superflue la réalité des animaux de fourrure, ceux-ci ne survivant que comme référence symbolique et jeu associatif.
Wilson, Elizabeth, “Fashion and the Postmodern Body”, in : Juliet Ash et Elizabeth Wilson (dir.) : Chic Thrills. Berkeley/Los Angeles, 1993, p. 3-17.