Lorsque, au début des années 2000, les descendants du géographe Jean Brunhes décident de verser ses papiers privés aux Archives nationales, ils émettent une condition : que les documents concernant l’action associative de ce catholique social soient aussi conservés. C’est ainsi que les archives de la Ligue sociale d’acheteurs, qu’il a fondée en 1902 et animée avec sa femme, Henriette, née Hoskier, jusqu’au décès de cette dernière en 1914, ont été conservées1. Les historiens qui s’intéressent à ces militants pionniers de la consommation y ont désormais accès. On y trouve quantité de correspondances et de publications, ainsi que les productions de cette Ligue, y compris le calendrier reproduit ci-dessous.
Ce calendrier nous informe sur cette association, sur ses discours et sur les modes d’action qu’elle invente au début du xxe siècle. L’action politique via la consommation n’est pas alors nouvelle : elle a auparavant été utilisée dans d’autres pays pour lutter contre l’esclavage ou pour affirmer l’indépendance américaine face aux colons britanniques2. La consommation intéresse les milieux socialistes, comme en témoigne le mouvement coopératif soutenu par Charles Gide, ainsi que les milieux britanniques qui défendent leur Empire3. L’exemple de la Ligue sociale d’acheteurs a ceci d’intéressant qu’il constitue un exemple particulier d’appropriation et de transformation d’un exemple venu d’ailleurs. Ce calendrier offre aux hommes et aux femmes catholiques qui s’en emparent un outil original d’action dans la sphère publique.
Une action politique par la consommation
Le tract nous informe tout d’abord sur la Ligue sociale d’acheteurs, association de type loi 1901 créée en 1902 par un petit groupe d’hommes et de femmes qui s’affichent comme des catholiques sociaux4. Ils sont menés par un couple, le géographe Jean Brunhes (1869-1930) et sa femme, Henriette Hoskier-Brunhes (1872-1914), dite « Henriette Jean Brunhes ». Nourris de l’exemple américain où les consumers’ leagues existent depuis 1890, ces catholiques militants trouvent dans la consommation une manière de faire de l’action sociale, voire politique, sans le dire5. C’est d’autant plus vrai pour les femmes qui n’ont pas encore le droit de vote. La consommation est aussi un terrain d’action de substitution pour des intellectuels catholiques, pour la plupart ralliés à la IIIe République. Pour eux, l’action sociale en lien avec d’autres membres de la « nébuleuse réformatrice » est un mode d’insertion dans une IIIe République pourtant méfiante vis-à-vis des catholiques6.
Les membres de la Ligue sociale d’acheteurs participent à plusieurs grandes campagnes réformatrices fondatrices du droit du travail en France : la défense du repos hebdomadaire, la lutte contre le « sweating system » – autrement dit le « travail de la sueur », en particulier pour les femmes travaillant à domicile –, la régulation du travail de nuit des boulangers, etc. Pendant ces années 1890-1910, la plupart des lois sont votées après une longue période de gestation – comme la loi sur le repos hebdomadaire de 1906 – et elles sont peu ou mal appliquées. Dans ce cadre, l’activisme des militants, qu’ils soient socialistes, radicaux ou catholiques sociaux, joue un rôle crucial dans la genèse du droit du travail.
Le calendrier explique la philosophie de la Ligue sociale d’acheteurs : inciter les consommateurs à prendre en compte dans leurs achats les conditions de travail des ouvriers ou des employés. Ainsi, bien avant l’invention du « commerce équitable », militantes et militants sont invités à calquer leurs achats sur le rythme du travail : ne pas faire de commande lors des périodes dites de « presse » – lorsque la demande est forte – et au contraire offrir du travail aux ouvriers lors des périodes dites de « morte-saison ».
Ainsi, on retrouve sur le calendrier le caractère saisonnier de l’activité des professions liées à la mode et au vêtement (tailleurs, couturières, modistes ou chapeliers) : leur travail apparaît important pendant les mois de mars à juin, puis de septembre à décembre. Les périodes dites « de presse » ou de surmenage sont avril-mai-juin et octobre-novembre-décembre. Durant ces mois, il est conseillé aux consommatrices de limiter le travail qu’elles donnent à ces différents corps de métier, en ne commandant pas leurs chapeaux pendant la semaine de Pâques, ou en attendant avant de confier des gros travaux en novembre ou en décembre, sous peine d’être responsables de la « veillée homicide », le travail de nuit des ouvrières de la couture. Inversement, durant les mois où ces professions « chôment » (en janvier-février, et en juillet-août-septembre), les femmes sont invitées à donner aux chapeliers les chapeaux de feutre à nettoyer, aux couturières les réparations à effectuer ou à commander leurs vêtements neufs.
Le calendrier commercial apparaît aussi clairement. Par exemple, il est conseillé de faire ses achats de Noël au début de décembre pour éviter « le surmenage des employés de commerce » au moment des fêtes. Plus généralement, on conseille aux consommateurs d’être « polis et patients avec les employés de magasins », notamment en période de presse.
D’autres corps de métier sont aussi signalés dans le calendrier, qui concernent les appartements des consommateurs : les ouvriers du bâtiment, les relieurs ou encadreurs par exemple. Ainsi, en janvier, quand ces professions sont au chômage, le consommateur est appelé à se demander : « Avons-nous des livres à relier, des meubles à réparer, des matelas à refaire ? ».
À l’appui de ces conseils, la Ligue sociale d’acheteurs invente des modes d’action spécifiques. Citons en particulier les « listes blanches » qui indiquent des fournisseurs respectant des règles particulières relatives aux conditions de travail ou le label. Ce dernier n’est pas beaucoup utilisé en France – alors qu’il est important chez les consumers’ leagues – car il concurrence le label syndical. Il s’agit d’un outil introduit par les syndicats américains à la fin du xixe siècle pour inciter les consommateurs à préférer des objets fabriqués par des ouvriers syndiqués. Il est introduit en France par la Fédération du livre de la CGT dont le représentant, Auguste Keufer, est proche de la LSA. C’est pourquoi, même si le label syndical est généralement faible en France, la LSA ne veut pas le concurrencer7.
À ces outils s’ajoutent des cartes postales et des publications qui tentent de convaincre, par l’image ou le verbe, les consommateurs de leur responsabilité envers les travailleurs, à la ville comme en villégiature. Ainsi la LSA édite-t-elle des séries de cartes postales montrant par exemple des couturières travaillant à domicile ou des clientes faisant déballer des tissus. Ces cartes postales articulent des photos se voulant misérabilistes et un texte accusant les consommateurs. Les ligueuses savent bien que les photographies utilisées dans les cartes postales ne sont pas des reproductions fidèles des réalités sociales. Une ligueuse, la baronne Marie-Thérèse de Brincard, écrit ainsi à Henriette Brunhes à propos de ces photographies : « Dans la plupart des bouges où travaillent les ouvrières il serait bien impossible de prendre des photos faute de lumière ». Elle indique ses préférences parmi les photographies : « Je supprimerais [la photo] de l’ouvrière en mansarde qui gagne 2 à 3 F. par jour ; cela ne me paraît pas un salaire assez “de famine”. Je la remplacerais par l’image, très bien composée à mon avis, où l’on fabrique des manchons de fer à repasser (bébé assis par terre, jeune homme travaillant à la machine dans la fenêtre, désordre général)8 ». Autrement dit, il faut « montrer » une réalité suffisamment sordide et différente de ce que voient habituellement les consommateurs. De manière intéressante, une photographie est jugée inadéquate parce que l’ouvrière gagne un salaire trop élevé, alors que le salaire n’est pas visible sur l’image. Cela est à mettre en relation avec les « expositions de la misère », expositions d’objets destinés à montrer dans quelles conditions de travail ils ont été fabriqués… sauf que les indications n’apparaissent que sur des pancartes, puisque les objets n’ont rien de particulier9.
En 1912, la Ligue sociale d’acheteurs est une organisation déjà bien installée, qui revendique 4 500 adhérents individuels, sur l’ensemble du territoire français. Le siège social n’est alors plus à Paris où la Ligue a été créée mais à Lyon, où les animateurs sont des catholiques sociaux proches de la Chronique sociale et des « semaines sociales », l’université itinérante du catholicisme social. Des sections existent dans une vingtaine de villes. La Ligue française est très liée à la Suisse, comme le montrent bulletins et cartes édités en commun, notamment parce que Jean et Henriette Brunhes sont installés en Suisse, où le géographe enseigne. C’est en Suisse qu’a eu lieu en 1908 la première conférence internationale des ligues sociales d’acheteurs qui affiche le slogan que l’on retrouve sur le calendrier : « Vivre c’est acheter, acheter c’est pouvoir, pouvoir c’est devoir ». La Ligue sociale d’acheteurs est une organisation mixte, ce dont témoigne la liste des dirigeants des sections en France : 11 sections sont dirigées par des femmes et le même nombre par des hommes. Même s’il s’agit d’un affichage, il est représentatif et montre que cette ligue, longtemps présentée comme une association féminine, est aussi un lieu d’engagement pour des hommes.
La Première Guerre mondiale met fin à son activité, malgré plusieurs tentatives pour la recréer dans l’entre-deux-guerres, notamment autour de la fille de Jean et Henriette Brunhes, Mariel Brunhes-Delamarre (1905-2001) et de l’Union féminine civique et sociale. Plusieurs facteurs expliquent cette disparition : la mort d’Henriette Brunhes en 1914, l’incapacité de la Ligue à s’allier avec d’autres associations de consommateurs luttant contre la « vie chère », l’existence de nouveaux modes d’engagement pour les catholiques sociaux – hommes comme femmes – dans l’entre-deux-guerres. L’Union féminine civique et sociale prend le relai, mais en devenant une association de consommateurs de type « consumériste », elle abandonne la consommation engagée pour défendre les droits des consommateurs.
Un monde appelé à disparaître ?
Ce document nous donne à voir, en filigrane, derrière les conseils et les normes moralisatrices, les pratiques de consommation des membres de la haute bourgeoisie qui animent cette Ligue sociale d’acheteurs. Le calendrier nous donne en effet des indications sur les objets qui contribuent à fabriquer l’identité bourgeoise depuis le xixe siècle : les vêtements, les fourrures, les chapeaux de feutre et de paille, les livres, les meubles ou les matelas, les fourneaux et calorifères ou encore les malles10. Cette association sert aussi sans doute à défendre un monde bientôt perdu.
L’arrivée des nouveautés, dans les magasins de tissus pour dames, est mentionnée en février, de même que l’intérêt des consommateurs à commander au bon moment : « avantage des emplettes de février : choix plus complet, livraison plus prompte, ouvrage plus soigné11 ». Mais on voit surtout le calendrier des déplacements de cette bourgeoisie qui part pendant l’été, soit dans un lieu de villégiature, soit le plus souvent dans le château familial ou la résidence secondaire. Apparaît enfin le calendrier mondain avec « la saison des dîners et des réceptions ».
Ce calendrier traditionnel va de pair avec une méfiance vis-à-vis de la démocratisation de la consommation, qui se confirme au début du xxe siècle. Il faut clairement se méfier des « bonnes occasions », qui sont nécessairement trompeuses, et raccommoder les vêtements pour faire de l’usage. En 1905, la baronne Brincard, membre de la première heure de la Ligue sociale d’acheteurs, explique déjà à ses lecteurs « le prix des bonnes occasions ». « Certaines femmes, critique-t-elle, reçoivent les catalogues de tous les grands magasins, les comparent entre eux et vont avant tout au meilleur marché ». Elles attendent que ce soit « l’époque de la grande mise en vente de l’exposition concernant cet article (fin janvier pour le blanc, février pour la dentelle, octobre pour l’ameublement) ». Elles guettent les soldes, « sont dupes de cette fascination d’une habile mise en scène » et achètent des produits de mauvaise qualité. Cette pratique a en outre des conséquences sociales sur les ouvrières qui ont produit ces vêtements : les acheteuses exploitent donc – involontairement – la misère d’autres femmes. Autrement dit, « lorsque l’acheteuse préférera l’article de bonne qualité et de fabrication soignée à l’article camelote, elle réalisera une véritable économie à son propre point de vue, et en même temps elle rendra service aux ouvriers et aux ouvrières dont elle encouragera, en la rémunérant, l’habileté professionnelle12 ».
Cette position vis-à-vis de la démocratisation de la consommation va de pair avec une critique du crédit : il faut payer, nous dit-on, ses notes sans retard. Or on sait que les classes populaires accèdent plus largement au crédit au début du xxe siècle, achetant par exemple des meubles dans le grand magasin Dufayel, des « abonneurs » passant ensuite dans les foyers récupérer les petites sommes d’argent dues13.
Les fournisseurs évoqués dans le calendrier sont des professions liées au vêtement (tailleurs, modistes, couturières, chapeliers, chemisiers, fourreurs…) ou les employés qui servent à l’entretenir (lingères). Ce sont aussi des ébénistes ou autres artisans (relieurs, encadreurs), étudiés par ailleurs par Pierre du Maroussem, ce sociologue d’inspiration leplaysienne qui, vers 1900, apprend aussi aux membres de la Ligue sociale d’acheteurs comment enquêter sur le monde du travail14. En effet, les membres de la LSA font des enquêtes afin de mettre en place leurs listes blanches. Ils vont regarder comment travaillent les couturières afin de lister les ateliers qui respectent certaines conditions sociales. Cette pratique, nourrie de l’exemple des enquêtes américaines dans les consumers’ leagues, des enquêtes catholiques mises en place dans des cercles d’études, bénéficie ainsi aussi de l’héritage leplaysien transmis par Pierre du Maroussem dans son cours donné au Collège libre des sciences sociales15.
Le commerce local est cité : ce sont les confiseurs, les boulangers ou les pâtissiers. On le voit : les membres de la LSA agissent à partir du monde qui est le leur et s’intéressent aux domestiques ou aux ouvriers qui travaillent pour eux ; il ne s’agit pas de réformer le monde des usines ni celui de la campagne.
Si les membres de la Ligue sociale d’acheteurs sont des hommes ou des femmes, les conseils sont clairement genrés : on dénonce les « caprices » des consommatrices, les « déballages inutiles » ou les « réclamations irréfléchies »… autant de critiques alors ordinaires sur l’inconstance de la mode féminine, opposée il est vrai à une mode masculine très conservatrice. Là comme ailleurs, le consommateur rationnel est souvent conjugué au masculin, tandis que le consommateur irrationnel est le plus souvent une femme16.