Le degré zéro du style

Ou ce qu’il advient du « normcore »

DOI : 10.54390/modespratiques.372

p. 23-27

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Hipster vs normcore

Le normcore aurait plu à Roland Barthes : il y aurait vu la manifestation de la toute-puissance du signe. Car que veulent ses adeptes ? Échapper à l’empire de l’expression, gommer toutes les marques visibles d’une identité personnelle singulière, se libérer du dogme de la promotion de soi et se fondre dans la neutralité d’un look passe-partout, comme l’écrivain du « Degré zéro de l’écriture » cherche à disparaître dans une écriture débarrassée des codes de la Littérature. Or Barthes le formaliste n’aurait pas manqué de souligner le paradoxe qui consiste à afficher par son apparence son mépris des apparences. Le reproche fait aux écrivains sans style d’en avoir un malgré tout, qui naît de la soustraction des effets littéraires et se confond tant que possible avec la langue commune, peut également s’appliquer aux militants du normcore. Leur style « zéro » est travaillé : il forme un ensemble signifiant de la même épaisseur que, par exemple, la tendance goth ou l’esthétique preppy.

Selon les New-Yorkais de K-Hole, qui ont inventé le terme dans un rapport publié en 2014, le normcore est un anti-hipster. À la flamboyance de ses compositions ironiques, dont le mode opératoire est de mixer des styles qui n’ont rien à voir (le legging avec la chemise bûcheron, le nœud papillon avec le hoodie), le normcore répond par une monotonie rigoureuse. Hipster et normcore désignent deux stratégies d’adaptation à un contexte de vie dominé par les marques et la prépondérance des outils numériques. Hipster et normcore communient dans leur refus des marques : ils sont héritiers de la culture no logo. L’essor des réseaux sociaux, et l’espèce de panopticon géant1 qui en a résulté, ont renforcé le culte de l’originalité, autant qu’il a décuplé la peur du ridicule, ce qui explique la dialectique hipster/normcore vis-à-vis de l’extravagance vestimentaire. Une autre conséquence paradoxale d’Internet, rarement mentionnée, est que lorsque tout le monde s’observe, se sait observé et sait que l’apparence est la seule chose qui compte, l’individu ostensiblement rétif à ce culte accroît son prestige. Rien n’est alors plus respectable que « le sombre défi de l’indifférence » de Georges Bataille2. Le hipster comme le normcore jouent à celui qui se fiche le plus des conventions et des normes du bon goût.

Le normcore semble déjà s’être évanoui. Depuis 2014, année de son apparition, il n’en est plus trop question dans les magazines ou dans les powerpoints des bureaux de tendances. Selon K-Hole, dont les méthodes d’investigation ne nous sont pas connues, il a été supplanté par une nouvelle tendance : « chaos magic ». Nous n’avons pas eu le loisir de vérifier cette assertion, mais il est plausible que le normcore n’ait effectivement pas duré : geste de protestation paradoxal, par lequel on se distingue en rentrant dans le rang, il est menacé d’autodestruction. À mesure que croît la foule normcore, l’écart entre le « normal » visé par le normcore et le normal qu’il cherche à conjurer s’abolit : l’individu lambda n’est plus un idéal, il est la réalité environnante, le style dominant. Les jeunes cool qui ont été normcore ont probablement trouvé d’autres moyens pour indiquer leur dédain de la mode. Notons d’ailleurs que si les mouvements hipster ou normcore ne contaminent qu’un petit échantillon de personnes, même au sein des milieux « créatifs » des grandes métropoles, le rejet du vêtement de mode constitue un phénomène plus répandu et tenace. Non que les branchés aient renoncé à se distinguer par leurs choix vestimentaires, mais ils semblent y parvenir d’autant mieux qu’ils résistent aux prescriptions de la mode : les fripes plaisent parce qu’elles communiquent le rejet du dogme de la nouveauté permanente ; le sportswear omniprésent connote un paysage périurbain fonctionnaliste aux antipodes de la préciosité mondaine où la mode est supposée évoluer ; les basiques androgynes (à tous les prix : COS, APC, Saint Laurent période Slimane…) permettent d’établir une relation vêtement-corps soustraite aux canons de beauté hétéronormés.

Vetements sans accent circonflexe

L’histoire du normcore connaît toutefois un épilogue, à l’endroit le plus incongru : en plein cœur de la mode parisienne. Le microcosme des fashion weeks n’a plus qu’un seul mot à la bouche : « Vetements ». Si le profane peut à bon droit douter qu’il s’agisse là d’un changement d’habitus majeur, c’est parce qu’il ignore que « Vetements » ne désigne pas ici son référent habituel (les objets dont on se sert pour se couvrir), mais une marque de mode qui connaît un succès aussi fulgurant que contesté. Ce choix de nom n’est pas aussi idiot qu’il y paraît, et n’est par exemple nullement l’équivalent dans le secteur de l’habillement de ce que serait une marque appelée « Boissons » dans celui des soft-drinks. La malice de ce baptême ne vient pas tant de ce que le mot « vêtements » désigne de manière générique la catégorie de l’habillement, que de la contradiction entre ce qui constitue généralement la raison d’être d’un label de mode dite de « Créateur » − une proposition stylistique radicale − et la connotation platement pratique du terme.

Vetements porte bien son nom : selon Demna Gvasalia, la marque s’inspire avant tout de la « vie quotidienne ». Ainsi trouve-t-on dans le vestiaire Vetements de grands trenchs portés sur des joggings, des tee-shirts fluo et des porte-iPhone, des chemises bûcheron, des jeans rapiécés, des robes de friperies et des tabliers à fleurs, des chemises d’homme géantes et asymétriques, rentrées dans des mini-jupes en tartan, de hautes cuissardes en cuir, des sweats et des tee-shirts de goths et de hard rock, mais aussi la réplique du tee-shirt des employés DHL, un détournement des hoodies Champion (où le mot « Vetements » prend place sous le logo original) et des panoplies de pompier, policier ou agent de sécurité. Un défilé Vetements fait penser à un collage berlinois de sous-cultures hétéroclites : hippie bobo, dark métal, preppy catho, fetish queer, néo-western, psychédélisme à paillettes et grunge s’y côtoient et s’y mêlent souvent au sein d’une même silhouette. Vetements s’en tient à livrer des « instantanés vestimentaires », une série de prélèvements arrachés à un quotidien banal et somme toute plutôt moche. Mais cette esthétique polaroïdesque ne saurait se réduire à une simple reproduction à l’identique de tenues réelles : par rapport à ce qui lui sert de modèle, il y a, dans la production Vetements, un supplément de glauque et de difforme. On s’attendait peut-être à ce qu’en les faisant grimper sur le podium, les designers de Vetements aient enluminé leurs nippes : c’est tout le contraire, ils les dégradent encore un peu plus. Trop grands, trop longs, aux couleurs plus ternes ou plus criardes, bardés de logos ridicules, et mal assortis (jamais le mix and match n’a confiné à ce point au charivari), les vêtements de Vetements semblent construits à l’arrache, ou carrément déconstruits et mal remontés. La négligence cool qu’on évoquait plus tôt se mue ici en instruction de montage.

On comprend pourquoi Vetements divise les experts de la mode3. D’un côté les scandalisés, qui accusent le collectif d’avoir renoncé à tout effort créatif et de parasiter un secteur (la mode de designer), qui repose tout entier sur sa capacité à rompre chaque saison avec le banal et le déjà-vu. Le camp des sectateurs, lui, se divise en deux. Une grande partie des fans de Vetements sont des professionnels du secteur qui rééditent le plaisir du normcore dans un contexte où les gens sont par définition surhabillés. Rien n’est plus transgressif, alors, que de s’habiller « comme tout le monde »… d’autant plus que, grâce aux multiples déformations appliquées par les stylistes de Vetements, on n’est pas vraiment habillé comme tout le monde en Vetements, mais plutôt comme une caricature de « tout le monde », ce qui permet d’ajouter au dandysme de l’indifférence une forme de distance aristocratique vis-à-vis des « vrais normaux » qu’on pastiche gentiment. Une section moins frivole de la communauté Vetements se délecte de la filiation à Margiela : avec Vetements, il s’agit d’acheter non plus de la mode, mais de vrais vêtements réduits à leur essence, sans le pathos habituel de la mythologie et de la petite histoire du designer (qui coûte souvent plus cher que le tissu et la façon). On serait tenté de donner raison aux snobs : les essentialistes semblent avoir oublié que Margiela n’a jamais cherché à faire de « vrais vêtements » pratiques inspirés par une observation du quotidien. Son ambition, avec le dispositif du recyclage, était très différente : prendre un habit réel et, au moyen d’une dérivation technique (la fameuse « déconstruction »), le transformer en archive d’un vêtement de mode à venir. Ce qui revient à lui ôter toute valeur pratique pour faire de lui un objet conceptuel. Margiela s’attaquait à un paramètre réputé incompressible de l’industrie : le renouvellement. Il montrait qu’il était possible d’accorder à l’usé une valeur supérieure au neuf, que l’avant-garde en mode devait emprunter le chemin de l’archéologie.

Vetements n’est peut-être pas moins novateur, mais c’est à un autre pilier que ses créateurs s’en prennent : celui de la transcendance du vêtement de mode. Ils mettent à mal l’idée que la mode doit proposer un « ailleurs », en offrant à leurs clients de se déguiser en personnes ordinaires. Ce degré zéro du style rappelle, dans le champ vestimentaire, ce que fait Michel Houellebecq, avec son penchant pour le langage parlé, sa syntaxe rudimentaire, ses emprunts bruts à Wikipédia, ses litotes, son goût pour un vocabulaire trivialement technique et pour le name dropping. La joie d’une description juste, ironique, littérale du monde extérieur, qu’on ressent quand on lit un livre réussi de Houellebecq, est peut-être un troisième motif, et pas le pire, pour apprécier Vetements.

Bibliographie

Barthes Roland, Le Degré zéro de l’écriture, 1953, Paris, Seuil.

Bataille Georges, La Part maudite, 1949, Paris, Gallimard.

K-Hole (coll.), Youth Mode, a report on Freedom, octobre 2013.

1 Ce panopticon est également réciproque, contrairement à celui de Bentham où seul le geôlier pouvait observer le condamné : sur le web, chacun peut

2 Georges Bataille, La Part maudite, in Œuvres complètes t. 7, p. 79, Paris, Gallimard, 1976.

3 Ainsi, sur le site Business of Fashion, on peut aussi bien lire l’apologie du « génie » de Vetements (Tim Blanks, The Genius of Vetements, 4 

Notes

1 Ce panopticon est également réciproque, contrairement à celui de Bentham où seul le geôlier pouvait observer le condamné : sur le web, chacun peut regarder tout le monde.

2 Georges Bataille, La Part maudite, in Œuvres complètes t. 7, p. 79, Paris, Gallimard, 1976.

3 Ainsi, sur le site Business of Fashion, on peut aussi bien lire l’apologie du « génie » de Vetements (Tim Blanks, The Genius of Vetements, 4 juillet 2016) que la dénonciation du manque de réelle créativité dans la conception des vêtements Vetements (Eugene Rabkin, The Rise of the Fashion Hipster, 22 avril 2016).

References

Bibliographical reference

Benjamin Simmenauer, « Le degré zéro du style », Modes pratiques, 2 | 2017, 23-27.

Electronic reference

Benjamin Simmenauer, « Le degré zéro du style », Modes pratiques [Online], 2 | 2017, Online since 04 April 2023, connection on 05 November 2024. URL : https://devisu.inha.fr/modespratiques/372

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Benjamin Simmenauer

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