La récente visibilité de l’islam en France nous fait oublier aujourd’hui les « voiles » coutumiers dont les Françaises se sont longtemps affublées : mouchoirs de tête, coiffes ou chapeaux, enveloppements opaques de l’entrée en religion, textiles lâches des grandes célébrations (communions, mariages, veuvages), tous artifices vestimentaires qui laissent les visages en partie à découvert mais occultent, plus ou moins, la chevelure et l’encolure dont ils suggèrent la présence et la séduction1.
Chacun.e sait que la France ancienne, d’abord soumise à des monarques de droit divin, est restée, une fois devenue républicaine, un État peu soucieux d’étendre le plein exercice de l’égalité et de la liberté au « deuxième sexe ». Et le port de couvre-chefs y fut, jusqu’à récemment et au moins dans l’espace public, la marque extérieure nécessaire de la soumission des femmes à un système patriarcal d’essence chrétienne, système qui faisait de la « femme en cheveux » l’image offensante de l’immodestie la plus éhontée. Faut-il croire néanmoins en la pérennité de cette image pendant les décennies 1770-1820, un moment révolutionnaire (ici élargi car les modes ont une chronologie propre2), moment qui fut marqué à la fois par des innovations dans l’apparence et par de profonds bouleversements tout à la fois politiques, économiques et socio-culturels ? Peut-on oublier en effet des transformations aussi évidentes que la démocratisation – strictement masculine – de la vie publique, la volonté de déchristianisation, la suspicion à l’égard des anciennes élites, l’enrichissement parallèle de nouveaux groupes de pouvoir, sans oublier les contraintes cruelles imposées par la guerre (civile et extérieure) et par les pénuries qui en découlent ? Tous les événements qui se sont accompagnés, pour les femmes, du succès du voile à la fois comme moyen pérenne d’affichage d’un statut de genre et comme parure polymorphe et apparemment modeste du haut du corps en temps de crise.
En évoquant, à l’aide d’une poignée de témoignages écrits et d’« images3 », trois aspects de ces transformations (des disparitions contraintes, des camouflages nécessaires, des émergences séductives), je voudrais tenter de donner légèreté, et donc sens, aux débats contemporains sur l’interdit (qu’il soit ou non religieux), sur l’émancipation des dominé.e.s et sur les modes qui se veulent hors-mode. Toujours symptomatique, mais en rien spécifique, d’une seule culture politico-religieuse (le christianisme), le voile a une histoire. Notamment en période de troubles.
Les voiles interdits de la mort. Deuil et religion
Anecdotique et révélatrice d’une transformation des esprits et de la culture des apparences pendant la Révolution française, la disparition du crêpe monastique et funéraire est un phénomène oublié de cette période, lors même qu’il est un héritage des dévoilements, physiques et symboliques, promus par le mouvement des Lumières et depuis peu déchiffrés par les historien.ne.s : contestation de la richesse de communautés religieuses de plus en plus réduite, combats contre les vocations forcées et la « séquestration » de femmes qui seraient « oisives », « superstitieuses » et « infécondes », promotion des ordres « utiles » dits apostoliques (enseignants et/ou hospitaliers, par opposition aux « contemplatifs »), fantasmes de transparences, apaisement des peurs liées au « dernier repos » et au Salut, méfiance à l’égard de pompes funèbres jugées trop coûteuses, etc4. La figure de la Vérité dévoilée qui triomphe sur le frontispice de l’Encyclopédie Diderot et d’Alembert précède et prépare les images, grotesques, dramatiques ou libertines, de nonnains effarouchées qui, mises en scène par les fictions de tous ordres, se multiplient au cours du dernier tiers du xviiie siècle.
Anti-monachisme et dénudements de tête en période révolutionnaire
Une partie croissante de l’opinion est hostile à la « clôture », comme en font foi le déclin des entrées en religion au cours du xviiie siècle et, dès 1790, les dévoilements, volontaires ou, plus souvent, contraints de moniales, qui accompagnent la Constitution civile du Clergé du 12 juillet 1790, ses préliminaires et ses séquelles : suppression des vœux et ouverture des couvents en février 1790, scènes – réelles ou fictives – de semi-lynchages des mois suivants (attaques verbales, voiles et guimpes arrachés, fessées dites « patriotiques »), sorties brutales des couvents autoritairement fermés à l’été 17925.
La quête d’un nouvel asile et de revenus suffisants, l’enfermement des récalcitrantes, les fuites dans la clandestinité ou l’exil obligent les religieuses à l’abandon de « l’habit » et de sa marque distinctive par excellence, le voile (accessoirement, le bandeau et la guimpe qui le complètent en cachant front, cou et, parfois, menton). Dans le christianisme, ce couvre-chef est, pour ces femmes, « la marque de subjection à leur Époux Éternel » et « la muraille de séparation » destinée à les « dérober aux yeux des Hommes » pour ne « vivre que pour Luy », cet Absent aux « yeux invisibles » qu’est le Dieu chrétien6. Jusque dans les monacologies – un genre littéraire parodiant à des fins déchristianisatrices les typologies des histoires naturelles d’espèces animales moribondes –, la parure de tête des religieuses est capitale, au propre et au figuré, même si elle y est un objet de raillerie systématique :
La femelle [du moine] ne diffère du mâle que par un voile [je souligne] qu’elle a toujours sur la tête ; elle est plus propre, ne sort presque pas de son habitation. […] La femelle [du Bénédictin] cache son front & ses joues sous un voile blanc en dessous, noir en dessus ; elle couvre aussi son sein d’un linge blanc. Les deux sexes offrent un grand nombre de variétés ; & nous exhortons les naturalistes qui seront à portée de les examiner dans leurs propres habitations, à nous donner les caracteres essentiels à chacune d’elles. […] La femelle [du Capucin] a le voile supérieur noir, l’inférieur blanc ; l’un & l’autre presque en forme de cœur sur le front ; le col nud ; l’enveloppe du sein blanche7.
Les Voilées de la Révolution Devenues des « citoyennes », les « cy devant religieuses » doivent faire des choix vestimentaires difficiles pour éviter la suspicion et il est évident que la plupart vivent leur changement de garde-robe comme « une croix » et une étape vers le martyre. N’oublions pas, en effet, le traumatisme que représente, surtout pour les plus âgées, l’abandon des conforts relatifs, tant physiques que spirituels, d’une vie communautaire « réglée » : une Règle la régit jusque dans ses moindres détails, y compris vestimentaires. Non seulement, ces femmes, mal rémunérées par l’État, doivent désormais travailler pour gagner leur pain, « aller à la queue » s’approvisionner et, pire encore, rester plusieurs jours de suite sans communion. Enfin, signe de tous ces déboires, il leur faut revêtir des « habits de dérision8 ».
Il n’est pas sûr que l’historiographie française ait bien mesuré la violence, au moins symbolique, faite à des femmes de foi, contraintes de renoncer, brutalement, aux obligations – consenties – de la vie monacale féminine : enfermement, effacement de soi, soumission, silence, voilement du corps et de ses affects, mais aussi pratiques de piété, quête spirituelle, vie intellectuelle. Aussi quand, en 1790, la supérieure de l’Union chrétienne de Poitiers, Louise Baron de La Taillée, refuse de rejoindre une communauté du même ordre à Munich, elle se justifie auprès du religieux qui l’invite :
Rompre les engagements que j’ai librement et par choix contractés avec Dieu, c’est ce que je ne ferai jamais. Je Lui ai donné ma parole pour la vie, mon cher Solitaire. Je me trouverais bien coupable et méprisable si j’y manquais9.
Lors de la fermeture des couvents, un même vocabulaire christique nomme le transfert de certaines religieuses vers les prisons (et parfois la guillotine), les odyssées plus lointaines (anglaise, suisse ou germano-polonaise) que certaines entreprennent et les trajets moins risqués vers un abri familial10. Pour toutes ces non volontaires au départ, ce qui fait rupture, c’est le moment de leur « sortie » du couvent et la nécessité, immédiate, de se dévoiler. Du coup, le franchissement du seuil de leur « maison » est la seule frontière qu’elles savent (devoir) décrire longuement11. Pour la visitandine et future trappistine, Gabrielle Gauchat, l’expulsion est d’ailleurs un « seuil d’écriture » (G. Genette) et c’est à partir du 29 septembre 1792 qu’elle entame un Journal qu’elle clôt le 29 juin 1795 quand les églises sont réouvertes au culte, n’ajoutant ensuite à son récit que quelques pages ou quelques lignes de temps en temps12. Or dans cette saga – une des rares à conter par le menu les affres d’un quotidien vestimentaire compliqué –, le changement de garde-robe est présenté comme un fait majeur et traumatisant.
C’est en tout cas ce que relate, ainsi que d’autres témoins indirects, l’écrivaine, anglaise et protestante, Helen Maria Williams (1761-1827) qui, incarcérée pendant la Terreur dans l’ancien couvent des Dames anglaises de la rue de Charenton, y cohabita avec des religieuses qui avaient réussi à conserver leur costume en prison jusqu’à ce qu’un ordre du maire Pache, le 8 décembre 1793, les forçât à l’abandonner.
Les Voilées de la Révolution Le couvent retentit de lamentations et les voiles, qu’il fallut déposer, furent baignés de larmes […]. En peu d’heures, les robes traînantes furent transformées en jupes et les voiles flottants en cornettes [coiffe simple de toile]. Une jeune religieuse […] demanda s’il ne serait pas possible d’arranger son bonnet de façon qu’il lui cachât entièrement le visage ; tandis qu’une autre, de qui le cœur n’avait pas encore entièrement ratifié son renoncement au monde, nous faisait entendre qu’elle ne verrait aucun inconvénient à ce que la grâce de sa nouvelle cornette fût rehaussée d’une cocarde13.
Libérateur aux yeux des autorités civiles et imposé par elles, l’interdit porté contre le voile de religion fut, pour la plupart des intéressées, une source de souffrance et d’expiation
Abandon des crêpes masculin et féminin du deuil
Ne pourrait-on en dire autant des laïcs endeuillés qui cessent alors de figurer, voilés de longs « crêpes » noirs, dans les cortèges funéraires ? Leurs habillements, déjà difficiles à repérer dans les représentations de convois urbains d’Ancien Régime (les membres du clergé y dominent et les femmes en sont toujours massivement absentes), cessent d’être représentés après les célébrations de 1789-1790 et semblent être devenus comme socialement condamnables et donc non représentables, même si, sur ce sujet, ne nous est parvenue que la voix officielle des idéologues et des imagiers.
Ainsi l’avocat protestant Boissy d’Anglas (1756-1826), député de l’Ardèche à la Convention, déclare le 3 ventôse an III (21 février 1795) : « Vous ne souffrirez pas davantage que vos routes, vos places publiques soient embarrassées par des processions ou par des groupes funèbres14 ». Quant aux concurrents du concours, tardif, organisé par l’Institut des Sciences et des Arts en l’an VIII « sur les questions relatives aux cérémonies funéraires et aux lieux de sépulture », ils préconisent eux aussi, pour la plupart, l’oubli des « funestes et hideuses processions » et ils veulent limiter, voire supprimer, toutes les dépenses liées aux enterrements15. Le rapport de synthèse de ce concours accepte néanmoins l’idée de laisser au « choix des familles […] les signes extérieurs de l’affliction », preuve d’un besoin d’accommodement entre « l’usage » ancien du voilement et la position des égalitaristes favorables à des pratiques religieuses réduites et au port de costumes civils simplifiés, non ostentatoires et non spécifiques16.
L’iconographie révolutionnaire, disponible aujourd’hui, voit très tôt disparaître les silhouettes, singulières et masculines, des deuillants, présentes dans l’art médiéval tardif et sur nombre de gravures de pompes funèbres, princières ou bourgeoises, d’Ancien Régime : celles – entre autres d’Abraham Bosse (1604-1676), des Bonnart à la fin du xviie siècle, celles aussi de cérémonies royales fastueuses17. On y notait la présence d’hommes vêtus de grands manteaux sombres, noirs sans doute, amples et souvent traînants ; leurs têtes étaient couvertes de chapeaux à larges bords à la calotte desquels étaient épinglé ou enroulé un voile de crêpe plus ou moins long, semi-transparent et rejeté vers l’arrière18. Leur tenue n’était pas totalement uniformisée comme c’était le cas des pleurants encapuchonnés de la fin du Moyen Âge, mais leurs habits (tout comme leur allure digne et retenue) les distinguaient clairement des non deuillants. Cette mode enveloppante, proprement funéraire et visuellement proche des vêtements rituels féminins portés pendant le temps du deuil, a duré au moins jusqu’aux premières années de la Révolution française, mais celle-ci semble les avoir fait disparaître partout très vite. Des endeuillés à longs crêpes, en frac, redingote ou manteau long traditionnel, sont encore présents sur les caricatures de pompes funèbres imaginaires ou sur les représentations des panthéonisations offertes, dans les années 1789-1791, à Voltaire et Mirabeau. Mais il n’y a plus de deuillants voilés lors des cérémonies, « glorieuses » il est vrai, en l’honneur de Jacques Simonneau (3 juin 1792), maire assassiné d’Étampes, ou de Marat le 16 juillet 1793.
Dès avant les massacres de septembre 1792 en effet, les manifestations publiques du culte catholique des morts sont limitées ou interdites. Le noir est devenu suspect et, avec lui, toutes les formes d’occultation du regard. La crainte des menées subversives des royalistes, pleurant la destitution puis la mort de leur monarque ou tramant d’obscurs complots, fait interdire les masques de carnaval19 comme les voiles du deuil et, notamment, celui – rabattu sur le visage (un véritable voile intégral) – que pouvaient traditionnellement porter les femmes plongées dans l’affliction, que celle-ci soit due à la mort d’un proche ou du Crucifié20. Parce que le voile, funèbre ou non, est doublement un écran (un obstacle au regard des autres et un espace de projection de tous les fantasmes complotistes, hier comme aujourd’hui), il est banni, sans être explicitement interdit, pendant la décennie révolutionnaire.
Après 1800, cette période se clôt progressivement par le Concordat, les efforts de christianisation de l’ensemble de la société que mène l’Église catholique, le refus apparent de certains acquis de la Révolution, le retour aux fastes de cour (impériale, puis royale). La visibilité renaissante du « deuil » et des vêtements religieux est le corollaire de ces réaménagements politico-culturels complexes. Cependant, cette renaissance n’est pas uniforme. Elle a pour particularité d’être genrée et inégalitaire : grandiloquente chez les femmes, devenues les « vitrines » de leurs compagnons laïcs et les zélatrices d’une Église plus que jamais combattante et hiérarchisée, cette renaissance ne concerne guère les hommes menant une vie profane. Leur « crêpe » n’est plus, dès la fin du xixe siècle, qu’un brassard ou un bout de ruban de gros grain noir au revers du veston21.
Les disparitions, contraintes mais temporaires, des voiles de la mort (mort au Monde des religieuses, mort des proches) cohabitent, sous la Révolution, avec d’autres innovations paradoxales et notamment l’adoption volontariste par les femmes, toutes classes confondues, de foulards prolétariens à des fins de camouflage et, éventuellement, de résistance identitaire. Ces foulards allient modestie, malléabilité et même élégance et, sans renier des modes anciennement en usage, ils rappellent l’existence de non-modes, invisibles ou oubliées, bien que très répandues. Le carré de tissu, qu’il soit de grosse toile, de fine mousseline, d’indienne et même de dentelle, s’arrime facilement aux cheveux ou à une sous-coiffe par des épingles ou par un ou plusieurs nœuds (sous le cou, sur la nuque ou au-dessus du front). C’est un ornement de tête banal et commode que connaissent bien, dès avant 1789, migrantes savoyardes d’Ancien Régime, femmes d’Arles, esclaves antillaises et harengères de Paris.
Les voiles prolétaires. Marques et masques
Il est difficile de connaître les coiffures du quotidien révolutionnaire malgré l’abondance des images qui semblent les présenter avec précision. Coiffes de lingerie avec ou sans cocardes des femmes, bonnets phrygiens et chapeaux ronds des hommes, mouchoirs noués par les deux sexes sur des cheveux dépoudrés, peuplent les tableaux de genre, les portraits et les gravures de propagande qui subsistent de ces temps22. Mais ces représentations, caricaturales ou avantageuses, mettent principalement en scène des Parisien.ne.s et des nanti.e.s et ignorent souvent les pauvres et la Province. Elles soulignent néanmoins, malgré de notables exceptions (David en tête), la disparition, pour les femmes riches, du grand chapeau aristocratique et son remplacement par des linges non ostentatoires, arrangés librement par leurs porteuses quand tendent à se raréfier lingères et marchandes de modes.
Nicole Pellegrin En passant, on notera d’ailleurs deux traits de genre frappants. Le premier concerne la signification à donner, dans l’imagerie révolutionnaire, aux femmes en chapeaux : Charlotte Corday rejoint parfois ici d’autres « amazones » plus ou moins fantasmées dont on craint les pratiques par trop « viriles23 ». Le second trait relève des rituels des exécutions judiciaires : face à la guillotine, les têtes masculines sont toujours représentées dénudées, lors même que les femmes, malgré leurs cheveux écourtés, semblent restées couvertes jusque dans les tombereaux qui les mènent à l’échafaud. « Voilées » donc jusqu’aux portes de la mort dans le respect des injonctions pauliniennes héritées de l’Antiquité : la femme qui se respecte (ou veut l’être) ne devrait jamais montrer tout ou partie de sa chevelure. Mais si demeure, en période révolutionnaire, la tradition d’une couverture de la tête à quelques exceptions près, des facteurs tout aussi puissants vont modifier l’apparence de ce marqueur essentiel de la pudeur. La double nécessité de la recherche d’anonymat et du maintien de distinctions « modestes » pousse à la promotion d’un drapé-noué-enturbanné d’origine prolétaire comme l’écrit celle (ou celui) qui signe « marquise de Créquy » (un habile inventeur ou un porte-plume car ses souvenirs seraient largement apocryphes). Il/elle énonce comme un fait de notoriété publique la généralisation du mouchoir de tête dans tous les milieux à l’époque révolutionnaire :
[les femmes du peuple] ont pris l’habitude, non de se coiffer, mais de s’entortiller la tête avec un mouchoir de cotonnade. Avant la révolution, toutes ces femmes du peuple, à partir des bouquetières aux chiffonnières, étaient coiffées d’un bavolet de toile empesée, quelquefois de batiste, mais sans dentelles, et le plus souvent de toile écrue, pour les jours ouvriers24.
Un « mouchoir » en effet – une pièce plus ou moins grande de textile léger plié en triangle –, peut servir aisément de cache-misère, de masque politique et/ou de marque identitaire, d’autant que, sous des formes variées, il est un accessoire, traditionnel et méconnu, des modes prolétaires et de quelques « guises » provinciales. Son usage et sa diffusion ne sont cependant pas faciles à déceler car, jugés sans pittoresque, « communs » et vulgaires, ces « marmottes », « mouchoirs », « fanchons » ou « fichus » (un flou sémantique révélateur) n’ont guère suscité l’enthousiasme des observateurs et des artistes masculins qui les évoquent rarement et les dépeignent moins souvent encore25. Les portraitistes, en ce temps comme toujours, privilégient les tenues de fêtes et les couvre-chefs de parade, comme ils embellissent généralement les traits et le teint de leurs modèles. Les premiers ethnographes, quant à eux, recherchent la singularité, souvent pour mieux la condamner, et n’en parlent guère. Une exception cependant, le voyageur affairiste, François Marlin qui, très attentif aux paraîtres régionaux, compare, au cours d’un voyage de Bayonne à Clermont (Puy-de-Dôme) effectué en avril 1789, les parures des femmes d’Auvergne à celles d’autres provinces. Selon lui, les « mouchoirs » des Auvergnates leur enlèvent toute grâce et toute originalité puisqu’ils se retrouvent dans d’autres provinces :
Leur costume est un peu lourd ; et cependant, celui des jours de fêtes ne leur messied pas : c’est un corset baleiné que recouvre une étoffe de laine ou de soie avec la jupe pareille ; les deux emmanchures sont marquées devant et derrière avec deux bandes de velours qui tranchent par la couleur ; les bouts de manches sont comme les emmanchures. Ces femmes, quelquefois, portent une coiffe plate ou une espèce de bonnet rond sous un mouchoir noué à la bordelaise, et pendant en pointe sur les épaules ; celles qui ont quelque désir de plaire, les filles qui cherchent un mari ou un amant, se gardent bien, à Clermont comme à Bordeaux, d’une pareille coiffure. J’ai remarqué que, dans tout le midi du royaume, ces mouchoirs sont en usage avec quelque variété pour l’emploi, mais partout nuisibles à la figure, excepté à Bayonne ; les Basquaises seules savent donner de la grâce à cette coiffure ingrate. […]
[En route vers le Hainaut en juin 1789, il ajoute que] les femmes, ici comme en Flandres, portent sur la tête un mouchoir qu’elles nouent sous leur cou avec fort peu d’art. Cet usage déplaisant est trop commun en France26.
La diffusion de cette coiffure commode mais socialement connotée (celle des prolétaires, au moins au xixe siècle), est ainsi confirmée, lors même qu’elle semble très peu imagée hors du Midi. Pourtant aux Provençales, Bordelaises et autres Gasconnes dépeintes par des peintres comme l’Arlésien Antoine Raspal (1738-1811) ou le voyageur cosmopolite Jacques Grasset de Saint-Sauveur (1757-1810), ne faudrait-il pas ajouter les Basses-Bretonnes décrites par Olivier Perrin (1761-1832) dans sa Galerie bretonne27, les belles Corses admirées par nombre d’officiers français dans les années 1770-179028 et les Alsaciennes chères aux graveurs de la fin du xviiie siècle29 ? Ne doit-on pas surtout adjoindre à ces provinciales, diversement nanties et pour cela remarquées, les esclaves, hommes et femmes des Antilles, contraint.e.s d’orner leurs têtes de simples « chiffons » que les plus privilégiées, généralement des affranchies, transforment en hauts turbans, les futurs et emblématiques madras30 ?
Le recours, durable ou épisodique, à un mouchoir de tête pour se protéger et s’embellir mériterait des études attentives qui s’attacheraient tout à la fois aux formes, longueurs, matériaux et au symbolisme identitaire (sexe, classe, race) de ces vêtures de tête. Elles sont toujours politiques, n’en déplaise à certains31. Longtemps avant les paysannes besogneuses chères aux réalistes de la seconde moitié du xixe siècle (Millet, Courbet, Pissarro, Roll et autres), les travailleuses de la terre et de la mer portent le foulard un peu partout en France et c’est encore plus vrai dans les colonies, mais personne ne semble avoir voulu le voir. L’oubli de ces chétives coiffures (que ces « linges » soient en lin blanc ou en cotonnades tissées de couleurs ou imprimées) relève de l’impensé durable des enquêtes (pré)ethnographiques braquées, à des fins réactionnaires ou patrimoniales, sur le régionalisme des guises les plus spectaculaires de l’Hexagone. En se focalisant sur les ornements de cou et les tire-jus, l’histoire industrielle et commerciale n’est d’ailleurs pas elle-même d’une grande aide pour juger de la diffusion dans le temps et l’espace des mouchoirs de tête32. Leur emploi, pendant la Révolution, par de grandes dames et leurs servantes est néanmoins attesté par des témoignages, négligés par les traditionnelles « histoires du costume » et leur illusoire iconographie. Leur souvenir surnage ici ou là, chez les mémorialistes et quelques petits maîtres du portrait peint.
Les passionnants Mémoires d’Henriette-Lucy Dillon (1770-1853), devenue par mariage comtesse de Gouvernet, puis marquise de La Tour du Pin en 1825, sont un document très précieux, jusque dans les informations, vraies ou fausses, qu’ils donnent sur les apprêts qu’exige un départ en exil, depuis Bordeaux, vers l’Amérique en 1794 :
Depuis que j’étais à bord, […] je n’avais pu ôter le mouchoir de madras qui me serrait la tête. La mode était encore alors à la superfluité de la poudre et de la pommade. […]. Je trouvai mes cheveux que j’avais très longs, tellement mêlés que […] je les coupais tout à fait courts, ce dont mon mari fut fort en colère33.
Autre cas, celui de Victorine de Chastenay (1771-1855). Après le 10 août 1792, son exil est moins lointain et moins durable (Rouen, puis Châtillon-sur-Seine), mais il passe lui aussi par le recours prudent à des non-modes. La mémorialiste écrit que, dès l’été 1793, en province, « toute élégance fut bannie dans les formes et l’extérieur » et elle se dit fière de « la simplicité » de sa mise et de ses cheveux coupés court qu’elle orne de bonnets et parfois de rubans et fleurs naturelles, avant que de s’envelopper comme « tous les gens honnêtes […] de l’extérieur le plus grossier et le plus rude34 ». Arrêtée, elle est maladroitement dessinée par son frère dans leur prison dijonnaise : elle est sans chapeau, mais le croquis la montre couverte d’un « voile d’organdi sur un bonnet pareil et plat35 ». Une tenue passe-partout, mais qui n’en reste pas moins plus coûteuse que les entortillements de cotonnades imprimées que l’on devine sur la tête de certaines visiteuses de prisons sous la Terreur36. Et ce sont ces mêmes drapés, cette fois de fines toiles blanches, qui enserrent la tête de femmes, anonymes ou non (Manon Roland ou Théroigne de Méricourt) sur les portraits intimes que conservent, outre le musée Lambinet de Versailles, quelques collections publiques et surtout privées37.
« La ressource de l’incognito » qu’offrent tous les voiles (et les foulards révolutionnaires en particulier) permet de « ne point être reconnue » et de se sauvegarder, mais aussi de « nouer une intrigue » : jeu amoureux ou complot antiterroriste38. Pour Grasset le voyageur républicain, le voile est marque, masque et merveille. Ne le serait-il pas aussi pour les Merveilleuses, ces quelques modeuses qui ont fait la réputation du Paris licencieux d’après la Terreur ? Bien qu’alliant simplicité à l’antique, commodité à la française et séductions exotiques, leurs vêtements ne rompent peut-être pas, autant qu’on l’a cru, avec les modes féminines pré-révolutionnaires, leurs robes-chemises et leurs coiffures à la vestale.
Les voiles (d’)incroyables. Petites robes blanches et féminité retrouvée ?
Pour des raisons évidentes, les transparences de tête ont moins intéressé que celles des corps féminins « dévoilés » par les robes souples et décolletées à tailles hautes et manches courtes qui feraient la particularité des vestiaires féminins sous le Directoire et au-delà.
Le monde des commentateurs-pourfendeurs-voyeurs des mœurs dissolues nées, supposément, de la Révolution s’est complu à dénoncer l’impudeur de tenues le plus souvent blanches, inspirées de l’Antiquité et taillées dans des tissus légers n’autorisant ni le port de corsets rigides ni l’usage de poches attachées à la ceinture sous la jupe39. Ces mêmes moralistes, qu’ils usent de la plume, du pinceau ou du burin, pour dépeindre leurs plus riches contemporaines, ont monté en épingle d’autres « dérèglements » comme les cheveux courts et non poudrés et ils ont aimé exagérer la taille de certains couvre-chefs (bonnets de toile et chapeaux à visières40). Ce faisant ils occultèrent une autre mode – fort pudique et plus banale – celle du voile. Une mode où semblent se fondre des réminiscences venant de plusieurs ailleurs : la Corse et ses pudeurs méditerranéennes, les Caraïbes et leurs supposées nonchalances afro-américaines, les Vestales de l’Antiquité et du christianisme récemment déchu41, etc.
Revenue à Paris courant 1796, Victorine de Chastenay s’émerveille des transformations de la mode parisienne et souligne des faits négligés par les « historien.ne.s du costume » : les disparités entre Paris et les provinces, comme entre les différents milieux sociaux d’un même quartier de la capitale. Elle nuance, ce faisant, les images prévalentes que fournit une poignée de « caricatures de modes », une catégorie qui reste à définir et qui fait cohabiter des images drolatiques, hostiles au changement, et des illustrations de recueils comme les Costumes parisiens ou du Journal des Modes. Or ces gravures, comme on sait, semblent plus des propositions (des modèles de créateurs donc) que des présentations de vêtements véritablement portés. Les écrits des mémorialistes, même si leur fiabilité est elle aussi incertaine du fait de leur appartenance à un monde réduit et nostalgique d’un temps révolu, révèlent au contraire la complexité des parures de tête des femmes huppées :
Paris offrait alors un singulier spectacle. C’était le temps du triomphe de la Chaussée d’Antin ; le temps où Mme Récamier, belle comme le jour, affectait de paraître toujours coiffée d’un fichu de linon, toujours placé de la même manière. Les jeunes personnes qui tenaient de l’Ancien Régime par leur naissance suivaient de loin ce genre d’élégance et de luxe, et d’autant plus qu’il pouvait s’accorder avec de très minces dépenses. Les jeunes gens faisaient couper leurs cheveux à la Titus ; les femmes les bouclaient d’après les bustes antiques. Une mousseline légère avec un nœud de ruban composait une parure exquise, et il n’y avait plus que de vieilles femmes très maussades qui regrettassent la poudre, les poches et les souliers à grands talons. […] tout me semblait tellement théâtral […] j’étais tellement provinciale que j’eus une peine extrême à m’y accoutumer42.
Cette mode, célébrée par tous les thuriféraires des charmes de Juliette Récamier (1777-1849), reste méconnue avant la période consulaire et impériale alors qu’elle est un marqueur essentiel des apparences féminines de ces décennies. D’abord parisienne puis provinciale, la vogue du voile est visuellement bien documentée mais fort peu analysée, sauf à lire de vieux amateurs d’anecdotes comme John Grand-Carteret (1850-1927) ou une récente histoire du… sac qu’illustre une gravure de la collection des Costumes parisiens : on y voit, sous le numéro 67, une femme altière, tout de clair vêtue et accompagnée de la légende, « Voile à l’Iphigénie. Mantelet blanc. Sac à devise43 ». Vêture de tête qui serait le contrepoint du mouchoir de tête populaire en cotonnade, comme le raconte l’auteur des Souvenirs apocryphes de la marquise de Créquy ou un chroniqueur anonyme44 :
Les shalls [châles] de cachemire et les voiles de dentelle sont les deux choses qui distinguent aujourd’hui les femmes d’un certain genre de celles qui sont demeurées dans l’espèce. Les femmes à shalls et à voiles ont remplacé les femmes à paniers d’autrefois.
Ce succès du voile doit être mis en relation (ce qui n’est pas l’expliquer !) avec plusieurs phénomènes : la simplification générale des habillements européens depuis les années 1770, l’anticomanie, le goût et la diffusion des tissus légers et transparents, l’allongement des silhouettes et l’amenuisement concomitant du volume des coiffures et couvre-chefs, des tendances que peuvent avoir accélérées la volonté de « réformer le costume » (et les mœurs), la frugalité ambiante et le départ en émigration des porteuses de chapeaux (et de leurs marchandes de mode, perruquiers et coiffeurs). Les nouvelles élégantes se veulent vestales, odalisques et/ou républicaines45.
À l’exception des achats de voiles réalisés tardivement pour le compte de l’impératrice Marie-Louise en 1810, on ne connaît pas le coût, exact et souvent astronomique46, des luxueux tissus arachnéens que s’arrachèrent, pendant deux ou trois décennies, les fashionistas telles que Juliette Récamier, mais aussi les femmes de l’entourage de Bonaparte et autres « grandes dames ». Plusieurs portraits de la si belle épouse du banquier Récamier, dont celui peint en 1801 par Jacques Augustin, la montrent assise coiffée d’un voile blanc semi-long dont elle retient le bord de sa main droite dans une posture reprise sur une eau-forte de 1802 d’après Richard Cosway : Juliette, la chevelure relâchée, pose debout, son visage à demi caché sous la même mousseline blanche47.
D’autres voiles, tout aussi virginaux et transparents, habillent à la même époque les femmes de la famille de Napoléon. C’est le cas par exemple de Joséphine de Beauharnais dans un portrait peint en pied par Gros en 1805 ou dans la scène de genre intitulée L’impératrice Joséphine entourée des enfants dont elle a secouru les mères (tableau de Charles-Nicolas-Raphaël Lafond, 1806 ; musée de Dunkerque48). Assise toute vêtue de blanc au milieu de bambins reconnaissants et de femmes enceintes ou accouchées, l’impératrice est la seule tache claire, elle brille au milieu d’une foule féminine habillée de sombre, grâce à un long voile semitransparent, posé sur son chignon haut. Au contraire, les autres visiteuses de sa suite portent des capotes et les patientes de la Maternité sont toutes en cheveux.
Mais c’est la belle-mère de Joséphine, Maria Letizia Ramolino, épouse Bonaparte (1750-1836), qui se fait le plus volontiers représenter avec un voile. Comme un vieux souvenir du mezzo corse et/ou d’une mode en vogue quand son fils accédait au pouvoir, « Madame Mère » n’a cessé de fixer à ses cheveux, à ses diadèmes ou à ses turbans, des tissus légers plus ou moins longs et flottants sur ses épaules et son dos. Quant aux clientes en tenues blanches du jeune Ingres, qu’elles soient comtesse de La Rue (collection privée) ou Madame Rivière (Musée du Louvre49), en 1804, ce sont des drapés de mousseline fine qui poétisent leur visage tout en le laissant à découvert. La même année, l’imagerie populaire, pro-bonapartiste ou non, récupère d’ailleurs les vertus du voile blanc sur un corps de femme pour mettre en valeur la magnanimité de Napoléon et la grandeur d’une aristocrate prête à s’humilier pour obtenir la grâce d’un mari condamné à mort le 9 juin 1804, Armand de Polignac impliqué dans le procès de Cadoudal50. A contrario, la comtesse de Lavalette, née Émilie de Beauharnais (1781-1855), regrette d’avoir porté un chapeau à plumes et non un voile lors de ses visites à son mari incarcéré par Louis XVIII après les Cent-Jours : l’évasion rocambolesque de ce dernier déguisé en femme et sa substitution par son épouse en aurait été grandement facilitée51. Comme toujours, le voile, de mode et/ou de religion, est un instrument d’embellissement autant que de camouflage. Malléable, c’est le plus « portatif » des ornements vestimentaires et son succès à la fin du siècle des Lumières pourrait être mis en rapport avec l’engouement pour les objets mobiles, si bien illustré par la multiplication des « tables volantes », des « clavecins pliés », des « nécessaires de toilette », des sacs et autres « portables52 ». Élément vestimentaire « primitif » (antique et simple, il est réversible et versatile), le voile est aussi, ne l’oublions pas, un de ces accessoires d’atelier dont l’emploi démontre le talent de ceux et celles qui y recourent pour parer leurs clientes.
Ainsi, le voile, quand il est peint, offre à quelques femmes artistes comme Élisabeth Vigée-Lebrun ou Nisa Villers les moyens d’embellir leurs modèles et de produire des monuments de charme et de virtuosité. À l’occasion, un drapé qui passe du buste à la tête permet à certaines de ces artistes de se faire « peintres d’histoire » car il antiquise à bon compte l’allure d’un portrait féminin et rapproche une portraitiste de métier du « grand genre », celui que ne pratiquaient guère les femmes. Le portrait de la comtesse Siemontkowsky-Bystry peint à Vienne par Vigée-Lebrun en 1793, en est un bon exemple car il a la double ambition d’offrir une représentation ressemblante d’une aristocrate polonaise habillée en Romaine du passé et de peindre, à travers elle, une nouvelle Hébé coupe d’or à la main53. Le buste est drapé dans un tissu rouge vif ourlé de feuilles dorées, tandis qu’une fine mousseline blanche couvre à peine la tête du modèle et descend sur ses boucles châtain clair ceintes d’une guirlande de petites roses blanches tissées de rubans rouges. Le tissu translucide, à peine visible sur la chevelure, l’est aussi autour du cou. Il crée du vide, il exhausse et il détache du fond, uniformément sombre, un visage pensif qui s’incline à peine vers la gauche, selon un procédé déjà à l’œuvre dans les portraits de Marie-Antoinette avant la Révolution54.
L’ambition historiciste et esthétique de Vigée-Lebrun est évidente et elle répond sans doute aux exigences de sa commanditaire, une amie fortunée et une femme du « grand monde ». Mais celle-ci veut-elle se déguiser et/ou apparaître à la mode ? À noter la sobriété du pendant de cette œuvre, le portrait du mari qui pose en joueur de guitare, la masse noire de sa cape (un mantello vénitien ?) à peine égayée par un nœud de cravate blanche et le rebord d’un col rouge de veste se détachant sur un arrière-plan lui aussi vide mais clair55. Sans doute, pour expliquer tant de portraits de grandes dames nimbées de voiles diversement translucides – qu’elles soient autrichiennes, russes ou polonaises –, ne faut-il pas rappeler le goût personnel de Vigée-Lebrun pour les arrangements vestimentaires simplifiés et commodes, ceux de sa propre toilette (au quotidien et, plus encore, en exil56), ceux qu’elle aime imposer à ses clientes dès avant son départ de France en 1789 ? Les Souvenirs qu’elle a écrits sur le tard à partir de brouillons précoces content avec brio et quelque ostentation ce goût hellénique qu’elle partage avec d’autres femmes peintres et qui lui permet de démontrer ses talents de costumière57.
Il faut s’arrêter sur le Portrait présumé de Mme Soustras peint en l’an X par Marie-Denise Lemoine dite Nisa Villers (1774-182158). Cette œuvre énigmatique est si fascinante qu’elle a été reprise et détournée avec succès par une artiste contemporaine comme Marine Renoir pour la maison Louboutin. Le premier plan du tableau original est parsemé d’objets semi-organiques (un banc, des roses, une paire de gants encore pleins de la main qui les a quittés) qui intriguent. Mais ce qui frappe le plus, c’est la silhouette, campée sur un fond de ciel vide et de prairies désertées aux arbres clairsemés, d’une jeune femme vêtue de noir et semi-voilée, penchée en avant pour rattacher les rubans de ses fines chaussures et qui cependant nous observe. Le voile de dentelle noire transparente qui la coiffe retombe en grands plis sur le côté droit de son visage à la carnation rosée. Ce voile, comme la pose du modèle, est hérité de l’Antiquité. La palette est totalement originale et ce chromatisme violent (le noir envahissant de la robe et du voile, le blanc de la chemisette et le liseré rouge des fines bretelles) transforment la jeune femme en véritable persona, sorte de « masque social » où celle qui pose devient personnage. Une deuillante, une victime et un objet de tentation.
Accompagnement nécessaire des modes nouvelles inspirées de l’Antiquité, les voiles des riches privilégiées, de la Révolution à l’Empire, font la preuve d’une nouvelle forme d’élégance, où une retenue de bon aloi n’empêche pas la liberté – apparente – des corps. C’est là une double rupture avec les rigidités extravagantes des modes d’Ancien Régime et avec l’imagerie anti-mariale de la femme qui, mauvaise mère ou piètre religieuse, s’adonne à ses plaisirs et aux dépenses. Le voile, dans l’imaginaire dominant, c’est-à-dire masculin, rend possible l’exaltation de la féminité la plus convenue. Ne permet-il pas, à bon compte, une esthétisation de soi où, magnifiées de tissus enveloppants, les valeurs de la femme chaste et économe rejoignent celles de l’épouse séduisante et de la mère sans ambition personnelle ? Difficile en tout cas d’y voir une preuve d’émancipation féminine !