Il est communément admis que le nudisme, tel qu’il se pratique aujourd’hui de par le monde, est « issu d’un mouvement d’exaltation et d’extension de la nudité fonctionnelle1 ». La promesse de santé, que divers hygiénistes ont attachée depuis le xviiie siècle aux bains d’air, de lumière, de soleil, d’eau, ont eu raison des appréhensions pudiques, dès lors que les « baigneurs » en présence étaient tacitement convenus de s’épargner tout comportement suggestif, érotique, sexuel. À certaines époques, il a pourtant existé des formes de nudité collective dont les motifs n’étaient ni la santé ni même le confort physique et moral, mais un désir de rupture avec l’humanité en direction soit du « surhumain », soit de l’« infrahumain » : anges ou bêtes2. Des pratiques de groupe de cet ordre sont repérables dans les premiers siècles de l’ère chrétienne au sein du mouvement gnostique. Un nudisme chaste coexistait là avec un nudisme libertin. Les adeptes du premier pensaient hâter le retour de Jésus-Christ et l’institution du Royaume de Dieu en reproduisant extérieurement les conditions d’existence d’Adam et Ève au paradis terrestre. À propos de ces « Adamites », que saint Augustin combattit autant que leurs « cousins contraires », l’illustre père de l’Église nota ceci : « Les hommes et les femmes s’assemblent nus ; nus, ils écoutent les lectures évangéliques ; nus, ils prient ; nus, ils célèbrent les sacrements et ainsi pensent que leur église est le paradis3 ». Dans le camp opposé du nudisme libertin, les Carpocratiens marquaient leur mépris du monde, qu’ils jugeaient l’œuvre d’anges inférieurs, en prônant toutes les impudicités4. Ils pensaient œuvrer ainsi à leur ascension vers Dieu. Ces deux formes de nudisme gnostique ont en commun de constituer un mode de vie, plutôt qu’une attitude circonstancielle. De prime abord, on a peine à croire qu’un idéal de nudité permanente, dont les figures paradigmatiques seraient Adam et Ève, d’une part, et, d’autre part, Diogène, sinon Carpocrate lui-même, aient pu contribuer au développement du nudisme. Marc-Alain Descamps, à qui ont doit la première étude française du nudisme national et international en 1972, avertit expressément que « le premier contre-sens à éviter sur les nudistes porte sur la nature même de leur critique et de leur pratique » : « [l]es nudistes ne sont pas contre les vêtements », « [i]ls n’en repoussent pas l’invention et n’en demandent pas l’abolition5 ». Néanmoins, l’auteur laisse entrevoir d’autres prémisses au nudisme quand il affirme que les nudistes ont pour saint patron François d’Assise6, dont on sait qu’il manifesta sa rupture avec l’univers « marchand » de son père en se déshabillant devant le tribunal de l’évêque Guido. Même si ce dernier l’enveloppa aussitôt de son manteau, avant de lui faire remettre la chemise d’un paysan, ce geste symbolique ouvre la perspective d’une nudité permanente, sinon au propre, du moins au figuré. Que des aspirations de ce type aient existé au stade de la « préhistoire » du nudisme allemand, entre 1885 et 19097, ressort du fait que les premiers propagandistes d’un nudisme socialement acceptable et accepté, prenaient soin de préciser qu’ils ne prônaient pas la nudité permanente, à la différence de certains « fanatiques extrêmes de la nudité8 ». La nudité permanente était expressément rejetée pour des motifs d’hygiène, physique et mentale, par le Dr Johannes Große dans la revue pronudiste Die Schönheit (La Beauté, 1903-1932) : les risques majeurs étaient, outre un hâle, jugé hideux, et socialement marqué, l’anaphrodisie ou, au contraire, la « bestialisation de la sexualité », par suite d’une surexposition à la nudité d’autrui9. Dès 1905, un autre auteur de la revue avait précisé que les candidats au nudisme souhaitaient se dévêtir seulement « quand les circonstances y invit[ai]ent expressément », notamment des activités de bain ou de natation10. Ce pragmatisme affirmé dans le camp des praticiens « raisonnables » s’oppose au maximalisme de certains pionniers.
Œuvrer nu
L’auteur du premier manifeste nudiste, Heinrich Pudor (1865-1943), un docteur en philosophie, fâché avec l’Université, et prêt à dilapider la fortune paternelle pour jouer au « dilettante de génie », espérait voir s’instaurer un « nudisme absolu », dût-on attendre quelques siècles jusqu’à ce que la « masse » y soit ralliée11. Dans l’immédiat, il recommandait de « vaquer à la nudité » (Nacktgehen), non pas à titre passager, pour un bain d’air ou une activité sportive, mais en guise de « mode de vie » (Lebensart12). Les expérimentations de cet ordre prennent deux formes, communes à tous les protonudistes, dont Heinrich Pudor lui-même. D’une part, celui-ci se livre à des activités diverses et variées en l’état de nudité, en prenant soin de ne pas être aperçu. Par exemple, il rédige nu13. D’autre part, il opte pour une « réforme fondamentale du vêtement » en adoptant autour de 1893 une tunique, « simplement pour voiler la nudité proscrite par la police14 ». Le peintre munichois Karl Wilhelm Diefenbach (1851-1913) et ses disciples de la communauté « Humanitas » de Höllriegelskreuth, en activité entre 1885 et 1892, procédaient de façon similaire : ils s’aéraient et travaillaient à leurs œuvres, totalement nus, en conservant à portée de la main « leurs robes légères » dans l’éventualité d’une visite15. L’usage linguistique de Diefenbach révèle que dans son esprit ce type de tenue, portée sans sous-vêtements, équivalait à la nudité intégrale. Ainsi, fin juin 1889, il notait dans son journal : « Tout ce mois, pluie et temps très frais, néanmoins “nu”, et sans maux de dents depuis que je porte des sandales ouvertes16. » Dans la communauté du Monte Verità, active de 1900 à 1919, généralement bien repérée dans la mouvance protonudiste germanique17, les choses se présentent de la même façon : au potager de la communauté, Joseph Salomonson, qui dans une vie antérieure avait été « consul de commerce », bêche la terre, totalement nu, sous la devise : « L’infamie nous a vêtus, l’honneur nous rendra notre nudité18. » Telle est, en effet, la légende d’une carte postale éditée au Monte Verità, qui montrait l’ex-consul sous cet aspect, évoquant certaines représentations traditionnelles d’Adam laboureur, à « ce détail » près qu’il n’avait déjà plus son pagne, donc s’était « dépouillé du vieil homme et du vieil Adam » au sens littéral. Un vêtement léger n’en était pas moins une alternative possible à cette nudité innocente. Ida Hofmann (1864-1926), principale théoricienne du Monte Verità, prenait soin des plants de fraises, dans le même potager, vêtue d’une « robe filet » qui, selon un témoignage d’époque, la couvrait à peine19. Le contraste apparent entre le laboureur et la jardinière, entre Joseph Salomonson et Ida Hofmann, s’évanouit face au plus radical des Montévéritains, Gusto Gräser (1879-1958), qui, après s’être disputé avec les autres membres fondateurs de la communauté à l’hiver 1901/1902, s’en alla vivre dans une grotte en forêt. Il passait sa journée dans l’herbe, vêtu d’une tunique grossière de sa fabrication. Prenant prétexte de son nom – littéralement : « herbes » –, il offrait des brins d’herbe aux visiteurs, avec une pensée spéciale pour Walt Whitman. Des années plus tard, un journaliste de tribunal disserta, lors d’un procès intenté à Gusto Gräser, sur l’humanité « herbacée » du personnage, qui manifestement était issu du troisième jour de la Création, concomitamment avec la verdure et les herbes « grenantes » (Gn 1, 11-1220). La plaisanterie bienveillante de ce journaliste a sa dimension de vérité, non seulement au regard de l’identité rêvée de Gräser, mais également des théories d’autres protonudistes comme Pudor.
Karl Wilhelm Diefenbach (en collaboration avec Fidus), Per aspera ad astra, frise de silhouettes en 34 panneaux, 1892, 1er panneau, 100 × 200 cm.
Reproduction tirée de : Per aspera ad astra. Schattenfries von K.W. Diefenbach unter Mithilfe seines ehemaligen Schülers Fidus, B. G. Teubner, Leipzig/Berlin, 1914.
Nu au matin du monde
De par leur habitus corporel, les activistes du nudisme permanent mimaient le plus souvent la transhumanité sublime des prophètes, des saints et des anges. Mais dans les élaborations théoriques, les modèles régressifs, en termes de civilisation voire d’évolution, jusqu’à « l’infrahumain », animal et végétal, bénéficiaient d’une relative estime, surprenante de prime abord. Pudor rend hommage à Diogène21, qui, s’il fut surnommé « le cynique », l’avait assurément « cherché », notamment par son impudeur ou a-pudeur animale, canine. Le même Pudor recommandait aux hommes de vivre au ralenti l’hiver, de ne manger presque rien, faute d’aliments (d’origine végétale), de dormir beaucoup et… de s’attarder sur les rivages, en compagnie des mouettes et des animaux marins22. En ces quelques mots, Pudor campait un paysage de « matin du monde », froid, plutôt que tropical. En toute logique, il disait souhaiter à l’homme de retrouver le pelage qu’il avait perdu après avoir adopté le vêtement23. Dans le même registre, Wilhelm Bölsche (1861-1939), écrivain-philosophe, ami et admirateur de Diefenbach, et surtout de son disciple Fidus (1868-1948), qu’il côtoyait à Friedrichshagen24, fantasmait sur les hommes des cavernes, blottis nus autour de « la flamme rouge de leur âtre », tandis qu’« au dehors, les glaciers de l’ère glaciaire luis[ai]ent du reflet des étoiles, et mugi[ssai]t la tempête25 ». Le vulgarisateur scientifique de talent qu’était Bölsche discernait là « l’image du paradis selon la recherche moderne ». Les Eskimos, derniers représentants de « l’homme de l’ère glaciaire », eux aussi nus dans leurs huttes chauffées, avaient toute sa sympathie26. Même les Fuégiens, pourtant décriés comme dégénérés depuis leur « découverte » au xviiie siècle, du fait de leur semi-nudité en zone subantarctique27, trouvaient grâce dans la mouvance protonudiste. Ils étaient cités en exemple pour leur aptitude à la semi-nudité permanente, en dépit de conditions climatiques des plus rudes28. Néanmoins, les références à une transhumanité sublime, à l’opposé absolu de « l’infrahumaine », sont de loin les plus nombreuses chez les théoriciens du nudisme permanent.
Jésus, serviteur de la nudité, ou le vêtement foulé au pied
Dans la mouvance protonudiste des années 1885-1909, la figure la plus souvent prise et/ou donnée en modèle est, aussi étonnant que cela puisse paraître, Jésus, dans son existence terrestre, qui seule intéressait ces théoriciens et praticiens, ralliés au « monisme ». Au xviiie siècle, Jésus avait été interprété comme prophète de la « religion naturelle », le xixe siècle y ajouta d’abord la justice sociale, puis une auto-rédemption d’apparentement bouddhiste, illustrée principalement par Schopenhauer. Sous l’Empire wilhelminien, après 1871, Jésus fut mobilisé finalement pour tous les réformismes « doux », jusqu’à la « dignification » de la femme29, – et, plus spécialement, pour la nudité ou semi-nudité permanente. Cet état de fait amena le médecin-écrivain Oskar Panizza (1853-1921) à proposer un psychogramme, modérément pathologique, valable tout à la fois pour Diefenbach, Pudor et Jésus30. Quelques années auparavant, Friedrich Engels avait, pour sa part, procédé à une contextualisation « socio-idéologique » des « réformateurs de cagibi » (Winkelreformer), qui visait les mêmes Diefenbach et consorts, sans indications de noms – sans doute eût-ce été leur faire trop d’honneur. L’apparition de ce genre de personnages constituait typiquement un phénomène collatéral, mineur, d’un bouleversement radical, en cours. Ils étaient de l’espèce des exaltés, illuminés et imposteurs qui s’étaient déjà manifestés à la fin de l’époque romaine dans le « champ d’attraction du christianisme » : autrement dit, de l’espèce des sectaires gnostiques31. Engels et Panizza, bien que pourvus d’outils intellectuels très différents, le premier, de tout l’appareil conceptuel de Marx, le second, des seules catégories anthropologiques de Lombroso, – ces deux personnages, si dissemblables, s’accordaient, néanmoins, pour renvoyer sur les rives du Jourdain les protonudistes. Leur habitus et leurs habits le suggéraient fortement mais aussi leurs « enseignements ».
Joseph Salomonson, ancien « consul de commerce », au potager du Monte Verità
Carte postale éditée par la communauté, 1907.
« Indiens de la Terre-de-Feu (Fuégiens), Grande île », Edmond Payen, Mission Scientifique du Cap Horn, 1882-1883. Reproduction diapositive pour projection publique
© Collection particulière (original conservé par la Société de Géographie).
Diefenbach déploya toute une « installation » programmatique à Höllriegelskreuth, ce lieu-dit qui à son arrivée se réduisait, pour ainsi dire, à une carrière abandonnée et à un ancien bâtiment utilitaire, mais allait constituer son cadre de vie sept années durant. Une croix parée de l’image de « l’homme-dieu de Nazareth » fut dressée au bord du chemin d’accès ; l’inscription « Humanitas – Menschlichkeit » fut accolée en grosses lettres dorées à la maison ; une bannière blanche clamant « Pureté, Paix, Amour » fut hissée entre la maison et la carrière32. Le « maître » réalisa là de nombreuses œuvres en rapport, dont une « Tête du Christ » (Das Haupt Christi, 1887), reprise en de nombreuses variantes. Interrogé à ce sujet en 1892, il confiait que sans la « légende de Jésus » il ne serait jamais devenu Diefenbach, « second Christ » (Christus der Zweite) et prédicateur de l’« humanité » (Menschlichkeit) à travers ses œuvres33. De façon significative, il conservait aussi en bonne place, dans son « hall d’exposition » de Höllriegelskreuth, une copie de l’« éphèbe en prière » de la collection d’antiques de Berlin34, mais, pour sa personne, il cultiva toujours une apparence « pittoresque », marquant sa préférence pour l’Orient (Morgenland35). Au Monte Verità, Ida Hofmann estimait que « les Esséniens, de l’époque du Christ et de Pythagore », avaient constitué l’une de ces « confréries et communautés, fondées sur de nobles desseins », dont le « mode de vie » (Lebensweise) était apparenté au leur36. Son compagnon Henri Oedenkoven était si « christique », de par sa « personnalité respirant une noble douceur », son regard « aimable, éveillé et ardent », sa barbe et ses cheveux longs que le critique de théâtre berlinois qui relevait tous ces traits chez lui finit par le comparer à l’acteur qui incarnait alors Jésus aux Jeux de la Passion d’Oberammergau, en Haute-Bavière37. La prégnance de Jésus au Monte Verità – alors que ses membres fondateurs n’étaient pas spécialement religieux38 – pourrait s’expliquer, outre la circulation diffuse de certaines normes « contre-culturelles », par deux apports spécifiques. D’une part, via Gusto Gräser qui avait vécu quelque temps auprès de Diefenbach à Vienne en 1898, après dispersion de la (première) communauté « Humanitas » de Höllriegelskreuth ; d’autre part et surtout, à partir d’Adolf Just (1859-1936), grand promoteur de la médecine naturelle – jusqu’aux États-Unis – qu’Ida Hofmann tenait en bonne estime39.
A. Just prêtait aux Esséniens, au rang desquels il comptait Jésus, un mode de vie « rigoureusement naturel » qu’il recommandait en tous points à ses contemporains40. Les Esséniens, en robe blanche et pieds nus41, adeptes du bain rituel quotidien, dont le baptême chrétien constituait un lointain écho42, détenaient la clef de la santé et du bonheur, tout en espérant se préparer au Ciel43. Pudor, quant à lui, donnait à penser à ses lecteurs que le Ciel pourrait redescendre sur terre si les hommes s’attachaient à vivre comme des… anges. Manifestement, le thème gnostique du « retour de Jésus-Christ » dès lors que les hommes auraient adopté une chasteté absolue, « nudo-compatible », lui était familier44, inspiré sans doute par la lecture attestée dans la mouvance protonudiste de l’Évangile selon les Égyptiens, à travers les fragments transmis par Clément d’Alexandrie45. Pudor ne s’y réfère pas expressément, mais les préceptes qu’il énonce pour que les hommes cessent de « mourir comme des mouches » et réintègrent le Paradis ici-bas, à savoir « [que] l’homme […] ne se laisse pas entraîner à l’accouplement et à la nourriture46 », sont ceux que Jésus livrait à Salomé, en réponse au même questionnement, dans l’Évangile selon les Égyptiens :
Salomé […] demanda [au Seigneur] : « Jusqu’à quand les hommes mourront-ils ? » […] Et le Seigneur lui fit cette sagace réponse : « Tant que femmes enfanteront. » Elle lui dit : « J’ai bien fait de ne pas enfanter », pensant que la génération était un mal. Or, le Seigneur lui répondit : « Mange de toute herbe, mais évite celles qui sont amères. » Comme Salomé lui demandait quand se réaliseraient les événements dont ils avaient parlé, le Seigneur dit : « Quand vous foulerez aux pieds le vêtement, que le masculin s’unira au féminin et qu’il n’y aura plus ni homme ni femme47. »
Karl Wilhelm Diefenbach, Le jour où l’humanité sera mûre pour la nudité : image de mode / scène de genre à venir (Wann die Menschen reif für die Nacktheit : Zukunfts-Sitten-Modebild), carte postale, date inconnue (1911 ?).
© Stadtmuseum Hadamar. Le sous-titre, monstrueux au plan linguistique, se prête à plusieurs lectures selon la manière de hiérarchiser les quatre substantifs agglutinés. Une chose paraît sûre : Diefenbach joue sur l’opposition, chère à Nietzsche, entre demain et après-demain.
Le nu, le cru, le chaste
Le mode de vie que Pudor recommandait concrètement, dans ses développements plus « raisonnables », en rabattait – dans une certaine mesure – sur les recommandations de Jésus à Salomé, notamment en matière d’abstinence sexuelle : on pouvait se contenter de réduire l’activité au minimum physiologiquement tenable et/ou à la procréation48. Néanmoins, une triple cure « naturiste » se dessine chez Pudor, qui consistait à combiner la nudité ou semi-nudité permanente, d’abord avec la maîtrise, mentionnée, de l’activité sexuelle, et puis un régime végétarien voire crudi-végétarien, à base de « fruits sauvages49 ». Le tableau d’ensemble participe assurément du mouvement gnostique des premiers siècles de l’ère chrétienne, même si on reste très en deçà des modes de vie en usage dans certaines sectes ascétiques, tels ces « brouteurs » qui vivaient en Syrie, nus, à ciel ouvert et « en troupeaux », se nourrissant d’herbe et… chantant la gloire du Seigneur50. Dans le triptyque « naturiste » de Pudor, la nudité constituait un tout avec le second et le troisième volet, le végétarisme et la chasteté, dont l’anarchiste Erich Mühsam, familier de la mouvance protonudiste, entre Berlin, Munich et le Monte Verità, constata la solidarité indissociable, dans une glose humoristique, de portée générale : ayant observé que « de nombreux végétariens compt[ai]ent l’abstinence sexuelle parmi leurs principes éthiques51 », en sus de la nudité innocente, il estimait « qu’il serait intéressant de recueillir l’avis de spécialistes pour savoir si du mode de vie végétarien […] ne résulte pas un phénomène de stérilité voire d’impuissance, ou si peut-être la propension au végétarisme ne se manifeste pas surtout chez des individus sexuellement faibles52 ».
La triple cure « naturiste », reposant sur la nudité ou semi-nudité permanente, le végétarisme et la chasteté, apparaît de fait, dans sa triplicité, chez tous les protonudistes radicaux, même si l’élément le plus « spectaculaire » de leurs programmes est toujours la nudité. Bien que cette triple cure réponde pour l’essentiel à un désir de transhumanité sublime, les argumentations hygiénistes ne sont pas totalement absentes des discours et des usages. Le volet qui, dans la triple cure, bénéficie le plus – toutes proportions gardées – d’arguments hygiénistes est la nudité. S’aérer, éventuellement sous un manteau léger, est une démarche sanitaire, qui assure la propreté du corps mieux que la toilette régulière à l’eau53, permet « l’excrétion du poison accumulé dans [le] corps54 », évite que l’épiderme soit soumis à des frottements subliminaux, qui, selon Pudor, tuaient à petit feu, comme l’alcool ou le tabac55. Il semble peu probable que les Montévéritains aient été en proie à ces peurs obsédantes, mais un Oedenkoven était suffisamment persuadé de l’utilité de « vaquer à la nudité » pour procéder également en intérieur56. Les arguments sanitaires pour la nudité permanente ne font, cependant, pas le poids, ni en qualité, ni en quantité, par rapport aux arguments éthiques et/ou réflexions d’apparentement gnostique. Le même déséquilibre est observable, sous forme accrue, quand il s’agit de prôner le végétarisme. Pareillement, la chasteté est une affaire surtout d’éthique. La conception chrétienne du péché de luxure est sensible chez Diefenbach quand il dénonce le « plaisir charnel brut57 », de même chez Just et Pudor quand ils subordonnent l’activité sexuelle à la procréation58. Une réinterprétation « moderne », d’inspiration kantienne, s’affirme chez Pudor quand il assimile la (sur)activité sexuelle à un « abus de soi » et, plus encore, chez Ida Hofmann quand elle demande de purifier les relations homme/femme de toute instrumentation de la seconde. Le « nouvel homme » est supposé « s’émanciper de l’égocentrisme » et répondre à « l’exigence de la femme […] de lui témoigner, à elle aussi, sa pureté morale59 ». Concrètement, cette exigence impliquait « l’autodiscipline la plus stricte60 ».
Le déshonneur du vêtement
Les théoriciens et praticiens soumettent le vêtement à une critique rédhibitoire. Ils opèrent en matière de pudeur un renversement des valeurs de type nietzschéen, et véritablement inspiré de Nietzsche. Ce n’est pas la nudité qui déshonore l’homme, mais le vêtement. La démarche d’ordre philosophique répond aussi à une tactique : la meilleure défense étant d’attaquer, il était certainement judicieux d’affirmer a priori que les ennemis du nu – tous ces « pères la pudeur » qui, au nom de la moralité, traquaient le nu en art et à la scène, et, le cas échéant, allaient le traquer encore plus férocement « dans la vie » – étaient les vrais agents de l’immoralité. Ainsi, Diefenbach suggère que le vêtement, soumis aux variations de la mode, est mensonger et dérisoire : l’habillage des peuples civilisés lui apparaît comme une « mascarade simiesque » à laquelle il faut préférer « le costume paradisiaque du premier couple humain61 ». L’allégorie négative des singes costumés lui paraissait si parlante que deux décennies plus tard (1911) il reviendra sur le sujet dans un tableau, pourvu de cette légende : « Le jour où l’humanité sera mûre pour la nudité : scène de genre à la mode de demain » (Wann die Menschen reif für die Nacktheit: Zukunfts-Sitten-Modebild). Pour l’heure, Pudor estimait, lui aussi, qu’une civilisation qui s’enorgueillit d’être « vêtue » est une « civilisation de ménagerie de singes de fête foraine62 ». Mais à ses yeux, le « mensonge vestimentaire » constituait aussi et surtout une hypocrisie flagrante puisque, sous prétexte de pudeur, le vêtement sexualise et érotise les parties du corps qu’il recouvre. Cette dialectique de la dissimulation et de l’érotisation, qui avait déjà servi à Nietzsche pour expliquer, avec une pointe d’humour, les variations de la mode féminine63, ne provoquait qu’indignation chez Pudor : « Le vêtement est impudique, il détruit la moralité chez l’homme64. » Mais le remède était tout trouvé :
Ah ! je ne le sais que trop : ce qui est dissimulé excite le plus le désir. Soyez donc rassurés : une fois les vêtements abandonnés, il se pourrait qu’il faille déplorer une raréfaction des rapports sexuels. Actuellement, ton épouse excite le désir chez toi parce que tu ne vois pas ses parties les plus dignes d’intérêt. Si tu les voyais au quotidien, comment pourraient-elles encore exciter le désir chez toi ? Sitôt la chose acquise, sitôt rétabli l’ordre moral et sanitaire […]65.
Le vrai destinataire de ce discours était peut-être moins l’hypothétique candidat au nudisme permanent que le Tartuffe typique des « ligues de moralité », à l’affût de toutes les occasions sur lesquelles s’échauffer et s’offusquer. Toutefois, Pudor n’était pas moins obsessif dans sa dénonciation du « péché vestimentaire » (Kleidersünde) ou du « péché de civilisation vêtue » (Kleiderkultursünde66) que les Tartuffes et « pères la pudeur » dans leur dénonciation de l’obscénité. Non seulement le vêtement couvrant échauffait l’imagination, mais il échauffait les nerfs, au point d’induire, selon Pudor, les « mauvaises habitudes », en particulier chez l’homme67. De la sorte, le vêtement s’auto-entretenait : les « parties honteuses » devenaient vraiment « honteuses », et faisaient donc l’objet d’une réaction de déni, à travers un vêtement couvrant qui ne faisait qu’aggraver le mal…
Crime contre-nature
La récusation morale du vêtement culmine, chez les activistes du nudisme permanent, dans son assimilation à un crime métaphysique. L’homme étant « sorti nu des mains de la nature », le port de vêtements constitue une impiété coupable envers la Nature ou le Créateur. Diefenbach exige l’abandon de cet accessoire « contraire à la dignité de l’image de Dieu68 ». Dans le même ordre d’idées, Pudor interpelle tous ceux qui accorderaient encore foi au récit de la Genèse pour leur demander comment Dieu pourrait avoir créé l’homme, « créature parfaite entre toutes », « dans un état de déficience tel qu’il [lui] faille tuer les agneaux des prés, les spolier de leur laine, fabriquer des vêtements et vêtir [ses] enfants69 ». Ce vêtement qui pue la mort est en soi « quelque chose de mort, plaqué sur l’homme », « quelque chose d’étranger, qui n’appartient pas en propre à l’homme », qui « n’adhère pas à l’homme » et « ne croît pas avec l’homme70 ». C’est un facteur de réification qui transforme « l’homme intrinsèquement nu » (Nacktmensch) en mannequin de couture ou de vitrine71. Procéder à une réforme plus ou moins radicale du vêtement – déjà accroître son ampleur – ne pouvait être qu’une solution transitoire. L’explicitation du « péché de civilisation vêtue » devait aboutir à ce qu’ « un jour le vêtement en tant que tel [soit] un péché72 », et donc fui comme le serpent… Au Monte Verità, l’ancien « consul de commerce » Salomonson qui se jouait la scène d’ « enterrer le vieil Adam » en bêchant nu, anticipait sur cette fin heureuse de l’histoire de l’humanité. Diefenbach et Just, qui, de tous les activistes du nudisme permanent, avaient conservé les attaches les plus fortes avec la religion, s’appuyaient, l’un tacitement, l’autre explicitement, sur Gn 2, 25 – le postulat biblique de la nudité innocente du couple originel – pour affirmer que « vaquer à la nudité est naturel, et donc juste », et fait la joie de Dieu73.
Fidus, Conversion (Bekehrung)
Ill. pour Die Jugend, vol. 9 [1904], p. 956/957 [n° en date du 24.11.1904].
L’homme-plante
Les activistes du nudisme permanent opèrent tous avec un schéma ternaire d’origine biblique, dont ils souhaitent accélérer l’aboutissement, à savoir la restitutio ad integrum. À ce titre, ils ont la même posture « avant-gardiste » que les gnostiques, dont ils partagent aussi l’ascétisme alimentaire, sexuel et vestimentaire. Ils sont profondément aliénés à la civilisation moderne voire à toute civilisation. Just va jusqu’à déplorer l’invention de l’imprimerie, et Pudor, la production de livres, sans cesser pour autant, l’un et l’autre, de publier74. Le choix de la nudité ou semi-nudité est aussi celui de la vulnérabilité face au monde. Malgré le jardinage, l’activité transformatrice est largement récusée. Just maudit Prométhée, qui en donnant le feu aux hommes leur a ouvert la voie de la métallurgie et de la poterie75. La prédilection pour l’alimentation crudi-végétarienne – qui répond à des préoccupations sanitaires et surtout éthiques – traduit également le désir de ramener l’homme au premier maillon de la chaîne alimentaire et d’éviter toute transformation des produits de la terre, préalablement à leur ingestion. Une éthique de la passivité se dessine chez Pudor, qui se concrétise au plan théorique par une anthropologie qui lui est propre, et selon laquelle l’homme se situe non pas au sommet du règne animal, mais… végétal : « L’homme, écrit-il, doit apprendre à se considérer comme une plante ; alors il se mettra à croître à nouveau.76 » La triple cure « naturiste » trouve sa justification dans cette condition d’« homme-plante ». Privée de lumière et d’échanges gazeux avec l’atmosphère, une plante s’étiole. Donc, la nudité permanente est recommandée, et pareillement une sexualité et une alimentation réduite, se rapprochant le plus possible du modèle végétal. L’alimentation doit privilégier les éléments éthérés, ou alors les fruits, qui, comme on sait, renferment les graines – voire constituent les graines mêmes – appelées à donner de nouveaux individus de la même espèce. La sexualité doit, elle aussi, privilégier les échanges éthérés, « non-copulatoires », il est vrai avec des exceptions sporadiques, notamment à des fins de procréation. Fidus, qui partageait l’idéal de l’« amour végétal » (pflanzliche Liebe77), selon son expression, a livré plusieurs illustrations sur ce thème, également sur le thème générique de l’« homme-plante », et surtout de la « femme-plante », celle-ci se prêtant encore mieux à la thématisation de l’anti-prométhéisme, de la « symbiose » avec le monde naturel.
Des bourgeois cultivés en révolte contre l’ordre établi
Le rejet de l’ordre masculin et viril, du patriarcat, du « père » est un trait récurrent chez les protonudistes. Pudor mais aussi Oedenkoven adoptent, en toute conscience, le comportement de fils prodigues. Gräser refuse d’accomplir son service militaire dans l’Empire austro-hongrois dont il était sujet ; Pudor, qui, lui, était sujet de l’Empire allemand, obtient de faire le service court, réservé aux « plus éduqués », mais est bientôt libéré pour rhumatismes… et empli de haine pour cette armée, inhumaine, et de moins en moins utile, selon lui, en temps de paix durable voire « perpétuelle78 ». Le même Pudor rejoint encore Ida Hofmann dans son combat féministe et, plus particulièrement, sa révérence à Ibsen pour La maison de poupées79. Diefenbach fait exception à cet égard. Il reste tributaire du « monde des pères », en ce qu’il s’octroie des privilèges de maître envers les femmes de son entourage. Malgré sa prétention à juguler la chair, il engageait auprès d’elles des relations amoureuses multiples, et par ailleurs les mettait à contribution pour toutes sortes de tâches80. En 1904, Fidus, qui avait été un fidèle compagnon pour Diefenbach, de 1887 à 1889 à Höllriegelskreuth (d’où son nom), livra une illustration thématisant ce paradoxe, spécifique à son ancien mentor. On y voit un protonudiste, vêtu comme un ermite du désert, attirer à soi une jeune femme nue, qui manifestement vient d’effectuer sa « mue » nudiste et « naturiste » – sa « conversion », selon le titre précis de cette illustration, par quoi elle va s’éloigner du monde des « poupées ». Cette « conversion » répond cependant aussi, à ce qu’on devine, à une tentation teintée d’érotisme, émanant de l’homme, – en vertu d’une curieuse inversion du thème traditionnel de la tentation de saint Antoine, ou du moine reclus. Diefenbach satisfaisait néanmoins par tous ses autres traits caractéristiques au « standard » protonudiste, au titre duquel il faut citer encore le refus de se laisser « fonctionnaliser » et a fortiori « fonctionnariser ». À une époque où la « civilisation de l’employé » se développait81, cette attitude apparaît avec une certaine régularité chez des individus, prédisposés, des « classes cultivées ». Ceux-ci préfèrent être des « créatifs » et « impulseurs d’idées », dans une situation matérielle « à risque », voire précaire, – plutôt que de mener une existence « (petite)-bourgeoise ». Les théoriciens et praticiens qu’on a croisés étaient tous adeptes de l’auto-édition, pour diffuser leurs idées, et entrepreneurs « à leur compte », pour valoriser d’autres productions ou prestations (service d’hébergement et de restauration, œuvres d’art…). Leurs parcours de vie sont mouvementés, et on constate une certaine difficulté à élaborer des plans de vie « performants » dans le moyen et long terme. Just constitue une exception apparente puisque la « maison de santé naturiste » du « Jungborn » (Fontaine de Jouvence) qu’il ouvrit en 1896 prospéra, mais, à regarder les choses de plus près, cette réussite était due essentiellement au frère cadet, Rudolf (1877-1948) – l’aîné, lui, Adolf, se contentant d’entretenir le verger rattaché à l’établissement… Enfin, pour clore cette typologie des activistes du nudisme permanent, on relèvera que la cure nudiste et « naturiste » qu’ils prônaient s’inscrit, pour peu qu’on la ramène à des modalités viables, échappant au sectarisme, dans la Lebensreform germanique des années 1890-1914, à travers laquelle des « bourgeois cultivés » (Bildungsbürger), qui rongeaient leur frein sous l’Empire wilhelminien ou habsbourgeois, espéraient transformer une société apparemment bloquée. Fâchés d’être relégués derrière d’autres élites (membres de la cour impériale, hobereaux de province, industriels et banquiers anoblis, officiers supérieurs…), pour lesquelles ils n’avaient que mépris, ils misaient, ou, plus exactement, certains d’entre eux misaient sur la transformation des vies individuelles pour révolutionner en douceur la vie sociale. Cette mutation, typiquement germanique, des idéaux de 184882, à deux générations d’intervalle, est manifeste chez Pudor mais aussi sensible, sous forme atténuée, chez Diefenbach et Ida Hofmann, ou encore chez la première compagne de Fidus, Amalie Reich (1862-1946), fille d’un quarante-huitard « historique », et elle-même « réformatrice de la vie », sur de multiples terrains83.
Un tailleur nudiste et la diffusion du nudisme
Le nudisme allemand et, par filiation, mondial aura reçu des impulsions notables des théoriciens et praticiens protonudistes, partisans de la nudité ou semi-nudité permanente. L’argumentation de Pudor – à la suite de Nietzsche – selon laquelle le vêtement sexualise et érotise, fut souvent reprise et fait, pour ainsi dire, partie de la vulgate nudiste. Diefenbach est entré dans l’histoire du nudisme comme le premier pratiquant « déclaré » auquel fut intenté un procès (1888) ; Pudor, comme l’auteur du premier manifeste connu (1893) ; le Monte Verità, comme l’un des premiers lieux au monde où on « pratiqua », à partir de 1900. Cependant, l’idéal d’une nudité ou semi-nudité permanente, qui plus est assortie d’abstinence sexuelle, de crudi-végétarisme, voire de périodes de jeûne complet, condamnait ces pionniers à un entre-soi « expérimental », sinon à la solitude. De façon significative, Pudor désavoua le « mouvement nudiste », tel qu’il se développa à partir de 1909, pour cause de trahison morale.
Le fondateur de la première association nudiste de type moderne, Wilhelm Kästner (décédé en 1918) était un tailleur pour dames, à l’esprit pratique. Le nudisme qu’il prôna d’abord à travers une revue éphémère, Der Lichtfreund (L’Ami de la lumière), fondée en 1908, et disparue au bout de six numéros, se suffisait à lui-même, tirant sa justification de l’hygiène physique et mentale. « Koedukation » nudiste était son maître-mot, autrement dit un programme de « rattrapage » pour une génération de jeunes adultes élevés dans la pruderie84. Il partageait la conviction de la pédagogie nouvelle de son temps selon laquelle la méconnaissance, déjà oculaire, de l’autre sexe, au stade de l’enfance, était cause de perversions sexuelles et d’irrespects réciproques chez l’adulte85. On devine, par ailleurs, son cheminement, en tant que tailleur, dans le registre spécifique de la saine corporéité. La discussion qui avait cours alors sur la nécessité de mieux adapter le vêtement à la morphologie valorisait l’homme et la femme – surtout la femme, supposée plus menacée – dans leurs morphologies « naturelles », et le tailleur aura suivi cette discussion. L’association fut officiellement créée en septembre 1909 à Friedrichshagen, bourgade proche de Berlin, qui confirmait en cela sa réputation, nouvellement acquise, d’anticonformisme86. Le nom en était Freya-Bund, l’Alliance Freya, d’après la déesse germanique de l’amour et de la fertilité, avec l’intention manifeste, de la part de Wilhelm Kästner, d’attirer une bonne proportion de public féminin ; leur lieu de réunion était un verger87, plus tard, un parc à Lankwitz, autre bourgade proche de Berlin, dont s’enthousiasma en 1912 la Française Marguerite Le Fur88. Le récit de sa « rééducation [nudiste] », qu’elle a produit pour le Mercure de France, loue la beauté du « parc de sports », parcouru d’un ruisseau, la qualité des équipements, comprenant des cabines pour « se changer », et surtout la pertinence d’un nudisme de loisir : là renaissait une Sparte idéale où « jeunes hommes et jeunes filles, complètement dévêtus, se livraient en commun aux jeux en plein air, aux exercices du gymnase, sans que les bonnes mœurs aient à en souffrir ». En 1913, le Freya-Bund changea d’appellation à l’occasion d’une nouvelle translation. C’était désormais le Monboddo-Bund, qui tirait son nom d’un juge écossais du xviiie siècle, philosophe et pionnier du bain d’air89, et disposait d’un parc, plaisamment appelé « Viens voir » (Kiekemal), à Mahlsdorf90, encore une bourgade proche de Berlin. L’association ne se rapprochait pas du centre-ville berlinois, mais avait l’avantage d’être désormais propriétaire de son parc nudiste, et pas seulement locataire comme au préalable. Après la Guerre mondiale, un ancien collaborateur de Kästner, du nom de Fedor Fuchs, sera le promoteur de la « libre culture » (FKK) la plus « ouverte » du paysage nudiste berlinois et weimarien91.
Dans l’évolution vers un nudisme de loisir – « de week end », pourrait-on dire –, les traces des prophètes du nudisme permanent sont ténues, mais il en existe néanmoins quelques-unes. La figure tutélaire de Monboddo avait été tirée de l’oubli et annexée à la mémoire nudiste par Pudor92, Kästner la reprit à son compte, dans l’appellation de sa seconde « Alliance » (1913), et édita un petit texte programmatique à son sujet93. Il ne se référait pas à Pudor – qui, il est vrai, venait d’amorcer (depuis 1912) un virage antisémite –, mais, à l’évidence, le tailleur était redevable de Pudor pour ces références à Monboddo, antérieures94. Par ailleurs, un Fedor Fuchs honorait à sa manière les prophètes du nudisme permanent en proposant que la nudité ne fût pas désignée du terme usuel (Nacktheit), mais du terme de « vêtement naturel » (Naturkleid95). Cette recommandation n’était pas motivée par une pudicité lexicale, de type victorien, mais par la conscience que l’homme devrait « idéalement » vivre nu, avoir pour seul vêtement son épiderme, et laisser choir tout autre costume comme quelque chose d’extérieur. Si cette proposition resta sans suite, en revanche le terme de « vêtement de lumière », de même teneur « philosophique », avec quelques relents mystiques en sus, était d’un usage répandu96. Enfin, à en croire Giraudoux qui explora le Berlin nudiste, en 1930, l’habitus des nudistes weimariens respirait toujours l’inspiration paradisiaque, chère aux prophètes du nudisme permanent :
Chaque race reforme naturellement un des tableaux idylliques de l’humanité. […] En Allemagne, et surtout dans [la] vie des lacs et des forêts, c’est Adam et Ève. Ils sont là tous deux sur toutes leurs formes, sous toutes leurs vraies formes ; pas un des replis de chair, des poils défaits, frisés ou ondulés, des genoux couleur pêche ou couleur brugnon, des coudes coiffés de cal ou de roses, prêtés par Cranach, Dürer ou Böcklin au couple primitif, qu’il ne soit donné de retrouver cent fois par heure sur ces plages97.
Josef Bayer
Photographie sans titre, publiée sous la rubrique « Dans le mouvement nudiste », dans Figaro. Halbmonatsschrift für Geist- und Körperkultur, vol. 6 [1929], p. 186 [no 5].
“Nature Man”, William Pester devant sa cabane, Palm Canyon, California, 1917.
© Stephen H. Willard. William Pester, connu sous le nom de « l’ermite de Palm Springs », quitte l’Allemagne en 1906 pour échapper au service militaire. Il s’installe à Palm Canyon, à près de 200 km à l’est de Los Angeles. Il vend au bord de la route des cartes postales faites par ses soins qui donnent des conseils de santé inspirés du mouvement de la Lebensreform, prônant notamment le végétarisme, la guérison par les plantes et le nudisme. Il inspire à Eden Ahbez la chanson “Nature boy” qui diffuse cette culture aux États-Unis dès les années 1940.