Abécédaire. In and out of fashion

Selon trois grandes étapes de la vie : du goût, de l’industrie, de l’utopie

DOI : 10.54390/modespratiques.330

p. 430-441

Plan

Texte

« Vous paraissez surpris, dit-elle juste après que nous eûmes passé un moulin qui barrait toute la largeur du fleuve, à l’exception du chenal de navigation, mais qui était en son genre, aussi beau qu’une cathédrale gothique vous paraissez surpris que tout ceci soit si agréable aux regards »
William Morris, Nouvelles de nulle part ou Une ère de repos, roman d’imagination utopique, AubierMontaigne, 1957, p. 473.

A

Anarchie

« Il examina les personnes qui pénétraient dans la pièce en se rassemblant les unes auprès des autres, sans parler. Quel assemblage hétéroclite ! songea-t-il avec pessimisme. Une fille maigre comme un haricot vert, avec des lunettes et des cheveux jaunes et raides, qui portait un chapeau de cow-boy, une mantille de dentelle noire et des bermudas ; ce devait être Edie Dorn. Une femme plus âgée, brune l’air avenant, avec des yeux perçants et un peu détraqués, en sari de soie, obi de nylon et socquettes : Francy quelque chose, une schizophrène cyclique qui s’imaginait de temps en temps que des êtres intelligents venus de Bételgeuse atterrissaient sur le toit de son immeuble. Un adolescent aux cheveux crépus drapé dans un air de supériorité et de cynisme orgueilleux ; celui-là qui était habillé d’un mumu à fleurs et de culottes bouffantes, Runciter ne l’avait jamais vu. Quand tous furent entrés, il compta au total quatre femmes et six hommes. Il manquait quelqu’un. »
Philip K. Dick, Ubiq, Éditions 10-18, 1999, p. 71-72.

Air du temps (Zeitgeist)

On peut postuler que l’air du temps ou l’esprit du temps est une forme d’anticipation, au sens littéraire, de l’acte de création en mode. Rien ne prédispose à ce qui advient, aucune pythie ne prédit l’avenir de la mode. Seule une série d’hétérotopies1, énoncées par des designers, stylistes, directeurs artistiques qui rassemblent et enchevêtrent dans leurs propositions la somme des désirs et des dimensions plastiques contemporaines qu’ils constatent, font la mode. Où comme le dit Giorgio Agamben « celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni d’adhère à ses prétentions, et ne se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps2. » Hétérotopie ou dyschronie donc, qui propose une vision assemblée, un air du temps qui propose des modèles rêvés d’allures, d’identités, qui pourraient définir un horizon de mode.

Amish

Communauté anabaptiste issue du xvie siècle européen, émigrée en grande partie aux États-Unis et au Canada depuis le xviiie siècle, connue pour son obéissance exclusive aux lois de la Bible, sa défiance à l’égard des évolutions du monde, de la science et de la technologie, son mépris pour la vitesse et enfin son choix d’un mode de vie autarcique, rural et austère. La femme amish pratique les arts traditionnels de la broderie, du quilt et du patchwork, où le vêtement amish est confectionné artisanalement. Les femmes sont en robe, tablier et coiffe blanche, les hommes en costume, gilet noir et chapeau à larges bords : les silhouettes réitèrent la tradition paysanne d’il y a trois siècles, immuable. Tu ne te conformeras point à ce monde qui t’entoure. La mode occidentale, dans ses élans coupables ou ses accès de mélancolie, vient cycliquement se ressourcer dans cette esthétique roide du nécessaire, où la beauté naît de la suppression méthodique de toute forme d’excès comme de superflu.

Auteur

Si la mode comme ensemble et système prône le culte de l’auteur et de la singularité, du couturier au designer en passant par le styliste depuis Worth, Poiret et consort, le turn over des designers organisé par les grands groupes de luxe et la fast-fashion interrogent in fine la mode sans auteur, sans originalité et/ou sans futur. Qu’advient-il de l’esprit d’une vieille maison quand ses locataires directeurs artistiques refont sinon ripolinent la déco d’un coup de peinture digitale, travaillant dans une cavalcade folle et péremptoire à l’allure marketing éphémère des produits qu’ils aspirent à faire désirer ?

De la même façon, si Hennes & Mauritz (autrement bien nommé H&M) ou Inditex (Zara, Massimo Dutti…) puisent eux avec légèreté et allégresse dans le corpus mode de leurs voisins, les vêtements qu’ils produisent semblent sans originalité ni auteur. Griffés certes mais sans auteur autant que les stylistes en présence sont considérés comme une foule d’anonymes – sans style particulier puisque les vêtements sont la somme des éléments copiés abruptement, de façon lacunaire et ce dans une perspective industrielle dont la raison est l’obsolescence programmée. Cette logique condamne le vêtement par l’usure précipitée des étoffes, la fragilité de la façon, l’impossibilité d’un futur come-back vintage. Autrement, sur un mode plus joyeux, on peut interroger le styliste selon cette perspective : celui qui, avec une somme de vêtements et de corps opère par retranchement et réduction d’un montage inédit, et livre une équation modifiée de la proposition faite par son collaborateur designer ou directeur artistique. On pense ici aux stylistes grand genre qui calibrent la vision d’une collection avant défilé, qui redéploient en images pour des éditoriaux ces mêmes vêtements et corps, et fabriquent une mode sans production et cependant très industrieuse.

Alter

Alter ou autre selon son origine étymologique, la communauté altermondiale prône une décroissance synonyme de désirs et de projets déplacés où la consommation n’est plus le centre. Elle aura comme généalogie politique les babacools, les hippies et des formes communautaires plus anciennes qui proposent un mode d’existence (lifestyle ?) alternatif au modèle dominant du grand Autre, le maléfique capital et ses outils de productions et de diffusions globalisés. L’alter, finalement proche des pensées de William Morris dans Nouvelles de nulle part, éditées en 1880, envisage une vie où serait produit ce qui est nécessaire et selon un mode artisanal plutôt que de ce qui est subit. Une utopie qui revendique un modèle corporatiste et local.

B

Baba (cool)

De baba (« papa ») en hindi et cool (« calme ») en anglais. Le pied libre, le poil défait, l’utopie à fleur de tête, le hippie issu de la contre-culture des sixties rugissantes est anti-matérialiste, anti-conformiste, anti-militariste, anti-bourgeois. L’allure hippie ou baba cool cultive alors un éclectisme intuitif et bariolé, déjà altermondial, qui peut mêler dans le désordre l’orange, le mauve, le liberty, le jean peint, un sein nu, des franges, un gilet afghan, des cliquetis d’argent indien, et trois larmes de patchouli.

Le spécimen hippie survit encore aujourd’hui, dans sa version originale ou restaurée ; on peut le trouver dans les contrées décroissantes du sud rural de la France, sur l’île de Formentera ou au festival alternatif Burning Man dans le Nevada. Au gré des tendances, la mode ranime cette figure comme une aimable et élégiaque panoplie c’est-à-dire sans les mobile homes, les chèvres, les substances bricolées, le duvet malséant, le négligé licencieux ou le fumet fauve d’un innocent laisser-aller. On préfère dire dans ce cas Hippie Chic que l’on croisera plutôt sur la plage privée d’un hôtel exotique au luxe exceptionnel.

Baba (Catherine)

Tout en vélo et néologismes franglais, Catherine Baba est un personnage de la mode française. Son allure et son parler ampoulé signent autant que ses multiples casquettes et activités une pratique de stylisme. Baba est une « living styliste » dont la vie et les modes d’être définissent sa ligne esthétique : du souci de soi comme mode de production, sans confinement ni retrait, où le brouillon et l’accompli se confondent dans une hyper exubérance. Se mêle alors le lamé des années 80, un turban années 20, des cascades de bijoux vintage, de hauts talons italiens, à la japonaise un kimono, des lunettes Saint-Laurent oversized… Baba ou l’esprit non finito du too much que l’on retrouve chez la fantasque Anna Dello Russo ou encore chez le non moins présent et mégalomane Kanye West.

Bobo (Yuppie)

Autrement nommé bourgeois bohème, ce citoyen des grandes villes européennes, ou dans une outre manière atlantique, d’un young urban professionnal des années 1980-90 fruit des métropoles new-yorkaise ou de la Silicon Valley, le bobo incarne une des formes sociales de la post-modernité et de l’ère post-industrielle. Suite à la bulle internet, le bobo français apparaît tel un nouveau mode d’existence, communautaire, sans autre projet qu’un art de vivre individualisé à base de graines, de développement durable et de design pour tous. Plus globale et répandue que celles étriquées du hipster ou du normcore, la catégorie bobo invite à suivre béatement le déroulé d’un style de vie à la bienveillance comptée, sans agents conservateurs (quoique plutôt en devenir), au goût prononcé pour le bovarysme.

Peut-on alors parler de bobovarysme ?

Boutons

Interdit chez les amish qui le considèrent comme un des insignes de la vanité, le bouton est une invention fondamentale qui gagne en usage au xiiie siècle. Il modifie alors la façon de construire comme de porter le vêtement, il devient un moyen structurel, pratique et économique : le bouton permet d’ajuster un vêtement, d’ouvrir et d’enfiler ses habits de façon bien plus autonome (sans valet ni servante), d’agrémenter somptueusement sous Louis XIV son allure et de créer des détails de style à moindres frais dans le prêt-à-porter de la seconde moitié du xxe siècle.

Le bouton est mort, vive le bouton.

Branché

Prescripteur ou diffuseur de premier choix, informé par les bons canaux du présent, le branché donne de la voix aux idées et formes émergentes. Il est un relais enthousiaste, bénévole et indirect des stratégies de communication. L’être branché, connecté, est communautaire.

C

Cendrillon#Cucendron

Malpropre et jamais reconnue pour son travail, vulgaire pour les malveillants, superbe pour les âmes pures, Cendrillon est la figure du dénuement, dont la vêture souillée, faite de haillons, de lambeaux, de loques, de ruines incarne une beauté sans fard ni accessoire. Près de la cheminée, sa couleur est le gris, le sombre, l’informe poussière. Cette description peut avoir pour miroir les premières silhouettes de Rei Kawakubo dans les années 80.

Commerce

Daniel Roche, propose de définir la mode comme l’évolution de « l’âge moderne » de la culture des apparences dans le monde occidental, et du système de représentation et de distinction sociale que la mode révèle. Il propose de comprendre le phénomène de la mode comme ce qui « mobilise le paraître », « anime le commerce » et « incarne le changement » et ce dès le xviie siècle. Aussi lorsque Louis XIV, à Versailles et avec l’impulsion de Colbert, prend la décision de développer l’industrie textile et la production des étoffes, de l’ennoblissement, des éléments du paraître dans le même temps qu’il organise le système de la cour, il pose la mode comme vecteur de l’hégémonie du pouvoir français et de sa représentation et définit les manières de l’époque par la mode portée à Versailles. La galerie des Glaces à cet effet est le lieu privilégié de la présentation de ces ordonnances vestimentaires et du goût français. Le système de la cour étant comme la meilleure vitrine de cette industrie et de la façon dont les habits de cour, le style institué, devront être portés et consommés par l’Europe…

Classe

En avoir ou pas : du grade, de la valeur, de l’importance, de la distinction. Être sapé classe : se la jouer sérieux (pour postuler à une offre d’emploi). Classe mannequin : série télévisée française de 120 épisodes diffusée sur la chaîne M6 entre 1993 et 1994, et qui selon la source Wikipédia, met en scène « la vie de garçons et de filles apprentis mannequins, dont les préoccupations essentielles tiennent à la crainte de la prise de poids et à la difficulté de marcher sur des talons hauts. » ; on citera quelques titres d’épisodes : Tenue de Gala, la défaite de Victoire, Affaire de Style, L’énigme du vestiaire, Un prince à Top Mode, Top Modeste, Tempête à Top Mode, Trou de mémoire sur la banquise.

« Une portière claqua, le surfer en imper sortait de sa voiture. Il s’étira comme un gros chat, son imper dégueulasse mais très chic voletait autour de ses mollets poilus. Il se dirigea vers l’arrière de son break et commença à fourrager dans des sacs militaires. Il remuait des casseroles en fer-blanc pour préparer son frichti et celui de sa copine. Elle avait monté le son de l’autoradio qui passait du classique, une symphonie ou de la musique de chambre. Le surfer commença à jouer le chef d’orchestre pour les mouettes qui cernaient la bagnole dans l’espoir de lui piquer un peu de ravitaillement »
Simon Liberati, California Girls, Grasset, 2016, p. 322.

Clochard

Au printemps-été 2000, la maison de couture Christian Dior alors aux commandes de John Galliano livre un défilé s’inspirant ouvertement des frusques dépareillées des sans-abris. Le contraste entend sans doute secouer l’imaginaire : Homeless Chic, Couture Clochard… Ou le symptôme spectaculaire d’une mode hors sol, sans ethos ou modus vivendi véritable, qui fait se rejoindre, dans une boucle de pure fantaisie et de violence, deux types de figures déconnectées du monde commun : le va-nu-pieds et le rare privilégié pouvant se payer le luxe d’une parure sans nécessité.

Couture

Le vêtement est le résultat d’un assemblage d’étoffes monté par le moyen d’une couture dont le fil lie entre elles les parties avec régularité. La confection est l’activité mécanique de la couturière pour monter le vêtement jusqu’à son complet achèvement. Le couturier, le grand, celui de la Haute (couture), dessine et conçoit le virtuose assemblage. Il pense la robe, le manteau,…, sans limite d’ennoblissement ni d’étoffe aspirant à ce que le résultat dépeigne au plus juste son idée et son goût. La Haute couture présente un faste certain, une sublime représentation.

La Haute couture a pour critère particulièrement de masquer les coutures, de les invisibiliser. Le vêtement du prêt-à-porter non, au contraire. Une mode sans couture joue de la liaison technique des étoffes pour fabriquer la continuité de la surface, la régularité ininterrompue de la forme.

« Il est un diseur, elle calembourgeotte

Il parle, elle parlotte

Il joue à la bourse, elle boursicotte

Il cuisine, mais elle popotte ».
Louise Bourgeois, Otte.

D

Durable

Slow fashion ? Un oxymore, un vœu pieux et peut-être un devenir. Car dans l’accomplissement efficace de ses ambitions planétaires, une grande partie de l’industrie du luxe aura quelque peu dévoyé ses miracles et sa supposée rareté. Dans le même temps, sa copie cheap ou son hystérie creuse orchestrées tous azimuts par les enseignes de la fast fashion mondiale commencent à leur tour à lasser, à saper le désir. Certaines maisons jouent désormais le calme, la patience du savoir-faire et le bel objet intemporel. Quant à l’impératif écologique, au-delà de la fantaisie du vintage, il reste à être affirmé à une échelle efficiente, ici comme partout ailleurs.

Dèche

Être ou tomber dans la dèche, dirait-on simplement, quand on parle d’une personne qui n’a plus le sou et lorsque sa nippe, ses frusques ou sa sape témoignent d’un état de misère avancé. De Balzac à Chateaubriand en passant par Houellebecq, les nobles déclassés, les petits bourgeois, les classes populaires seront toujours décrits par l’état d’usure, d’obsolescence ou de ringardise de leurs vêtures. Dans une autre perspective, Diogène de Sinope, l’homme au tonneau, selon les anecdotes de son contemporain, vit nu et sans le sou et professe à qui veut l’entendre ses propos philosophiques ; une dèche digne ?

Débrouille

« Devant le ciel blanc, au milieu des feuilles vertes, il vit flotter un foulard rose, d’une soie légère et mousseuse. Le foulard était noué d’un nœud simple autour de la tige d’un gros bambou. Jingles s’arrêta un instant pour le défaire, puis il l’attacha au poignet de sa main droite et redémarra, le tissu flottant derrière lui comme un hénin, un geste de chevalerie millénaire qu’il reproduisait sans le savoir. Prenant de la vitesse, il déboula sur le parking dans un fracas de moteur. »
Simon Liberati, California Girls, Grasset, 2016, p. 314.

Défilé

« Action de marcher un à un dans un passage étroit3. » Une mode sans défilé, ça n’existe pas. Qu’elle soit dans la rue ou sur un podium, la mode est un phénomène qui se montre et se regarde sous la forme d’un défilé. Une troupe (de mannequins) parade, un cortège (de photographes) l’accompagne et en face ou tout contre, un auditoire, une junte de spectateurs aiguisés comme inattentifs (les acheteurs et les influents) consultent, disposent et rebloggent.

E

Esprit

« Quelque neuf ans plus tard, à Montréal, je travaillais à plier des pulls dans une boutique de vêtements Esprit. Des mères entraient avec leurs filles de six ans et demandaient à ne voir que les chemises portant le logo “Esprit” en majuscules reconnaissables. “Elle ne porte rien d’anonyme”, confiaient les mamans en s’excusant, pendant que nous bavardions près des salles d’essayage. »
Naomi Klein, No Logo. La tyrannie des marques, Babel, 2002, p. 64.

Étoffe

L’ère de la microfibre aura ouvert des capacités nouvelles pour le vêtement : transpirant, étanche, réactif, interactif mais, et encore davantage, pourfendeur d’une over-performance à toute épreuve qui fera du vêtement à l’étoffe particulière un outil, voire un instrument. Wearable donc, aux possibilités infinies, ces matières post-modernes donnent au vêtement la belle opportunité de s’aventurer hors du style pour coller au plus près du corps et de ses mécaniques. Loin de la vêture médiévale, loin du frac xixe siècle, le legging contemporain adhère aux efforts du mouvement et joue la démonstration élastique de la fluidité. Comme la microfibre supporte l’époque contemporaine, comme le chanvre ou le lin signent l’époque révolutionnaire, les élasthannes et les polyesters la période 1960, l’étoffe plus que tout autre, est l’héroïne de l’époque, tant dans la révolution appliquée et sensible que par la finesse de son adéquation à l’air du temps.

F

Futilité

« La mode, pourtant, parle de caprice, de spontanéité, de fantaisie, d’invention, de frivolité. Mais ce sont des mensonges, la mode est entièrement du côté de la violence : violence de la conformité, de l’adhérence aux modèles, violence du consensus social et des mépris qu’il dissimule. »
Georges Perec, Penser/Classer, La Librairie du xxie siècle, Seuil, 2003, p. 51.

Faste

« Une femme blonde plus âgée que Sadie apparut sur le palier central entre deux colonnes inspirées des fétiches mélanésiens. Elle était vêtue d’une robe 1920 couverte de perles brodées dont certaines pendaient au bout de leur fil comme des asticots, et le long de son col déchiré par les morsures des rats courait une frange de plumes d’un rosé passé presque blanc. Sur ses cheveux blonds, un chapeau-cloche blanc taché de rouille faisait ressortir des joues pleines et bronzées et des yeux d’un bleu lagon. Un chic aussi flagrant impressionna Sadie qui s’approcha pour tâter le tissu fragile. La femme lui caressa le visage en faisant cliqueter les dizaines de bracelets qui enserraient ses bras. »
Simon Liberati, California Girls, Grasset, 2016, p. 294.

Fake

L’industrie du luxe multiplie de par le monde ses produits, l’industrie de la fashion en démultiplie les traductions plus abordables ; l’industrie de la contrefaçon torpille l’expansion de la première et constitue comme une section chinoise souterraine de la deuxième. Selon le site du ministère de l’Économie et des Finances, en France, les saisies de contrefaçons ont été multipliées par près de 45 entre 1994 et 2011, passant de 200 000 à 8,9 millions de produits. Entre le faux python, le faux Vuitton, le vrai Vuitton en simili cuir, le Balmain retouché de la dernière collection capsule Hennes & Mauritz, ou la vraie-fausse collection de l’amateur Kanye West en forme de copie pauvre de Rick Owens sur les fausses fesses rebondies de Kim Kardashian, la mode en spirale hystérique mélange joyeusement son latin, n’en déplaise au très sérieux et honorable Comité Colbert.

Fashionista

Néologisme mis au point par l’anglais Stephen Fried pour désigner toute personne pour qui l’acquisition de la dernière pièce de la marque Vetements peut-être une question très grave d’élection salutaire ou de damnation honteuse, en cas d’échec dans ce monde-ci et pour la semaine qui vient, plutôt que dans l’éternité d’un quelconque au-delà.

G

Goût (Bourdieu vs Sontag)

Il y a le goût, maître, qui distingue, éperonne et soumet, celui qui signale le beau et le bon de l’élite pour mieux mettre à distance sinon stigmatiser le vulgaire. Ce grand goût est sans rêverie sociale ni nuance utopique.

Et il y a le goût camp, qui jamais ne s’embarrasse d’un jugement de valeur, attaché sans malice à la jouissance, au rire, au libre singulier. Il supporte les critiques raides et les laisse glisser sur sa cape d’immunité joyeuse et subversive.

« Il y a de l’amour dans le goût camp, de l’amour de la nature humaine. Il goûte, sans vouloir s’ériger en juge, les menus triomphes et les outrances abusives de la personnalité ».
Susan Sontag, Notes on Camp, point 56, 1964.

Geek

« Lucas, l’associé de Justin qui habite à Tribeca, arrive un peu tard ce soir-là, après avoir pourchassé son dealer à travers la moitié de Brooklyn, en quête d’une herbe qui a bonne réputation ces temps-ci, connue sous le nom de Train Wreck, il porte un tee-shirt vert luminescent-dans-le-noir sur lequel on peut lire UTSL, que Maxine prend d’abord pour un anagramme de LUST, voire de SLUT, mais dont elle apprend ensuite qu’il signifie “Use The Source, Luke” dans le système Unix. »
Thomas Pynchon, Fonds perdus, Seuil, 2014, p. 71-72.

Gras

Le gras, comme masse adipeuse, est tabou dans la mode moderne et cela remonte au moins à Coco Chanel, cet intrépide soldat dépourvu de hanches, qui pillait volontiers le vestiaire sportwear de ses chics amants sveltes et sportifs pour imposer au monde une mode sans fioritures, et de lancer sa cohorte de « petites télégraphistes sous-alimentées » comme le moquait Paul Poiret. Le génie « pauvre » de la mode de Gabrielle, petite cévenole abandonnée élevée dans l’âpreté de l’orphelinat, est aussi une revanche prise sur l’opulence des classes hautes qui ne l’ont pas vue naître.

H

Habit

L’habit n’est pas la culotte de peau, le tricot de peau, le sous-vêtement, le collant, le body, l’en queue de chemise, le sans manteau… L’habit est l’enjeu d’une représentation de classe, il est l’ensemble des vêtements de dessus, superposition d’une belle apparence, statutaire et signifiante. Si la vêture est la mise complète, l’habit en est la façade d’« estate » : « Chape enveloppante fermée au cou par un bijou ; surcot ou cloche très ample. Les personnages de l’entourage royal, en revanche, arborent les houppelandes courtes alors fort en vogue… »
Odile Blanc, Parades et parures. L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Âge, Gallimard, 1997, p. 41.

Honte

« Mais Mabel n’osait pas regarder dans le miroir. Elle ne pouvait pas supporter la vue de cette horreur : cette robe de soie jaune pâle, stupidement démodée avec cette jupe longue, ces manches à gigot, cette taille et toutes ces choses qui paraissaient si ravissantes sur le catalogue, mais pas sur elle, pas au milieu de ces gens ordinaires. Elle se voyait comme un mannequin de couturière offert à ces jeunes gens pour y planter des épingles »
Virginia Woolf, « La Robe neuve », dans Virginia Woolf, Romans & Nouvelles, Le Livre de Poche, 2002, p. 11-88.

Hermès

Certaines maisons de luxe ne se revendiquent pas de la mode directement et préfèrent défendre une fantaisie de l’art du temps plutôt que du régime de la nouveauté prise au gré des courants de l’air du temps, autrement dit du Zeitgeist. La maison Hermès, et notamment avec le travail de motifs qu’elle invente et dessine pour ces fameux carrés en est l’exemple précis. Le dessin complexe et les colorations savantes, leur exécution indiscutable, font de ces foulards des objets de mode sans temporalité exclusive ; la lenteur qui les porte au présent mais hors de la mode, les inscrit dans des relectures inépuisables, accompagnant l’histoire d’une vie par leur qualité. La manière prise dans un autre régime de perception, atemporel, est donc possible.

I

Invisible

Où le dandy en impeccable costume noir au milieu des autres hommes en noir du xixe siècle rejoint l’adepte de l’hyper standard ou normecore du début du xxie siècle : même désir hautain d’un devenir imperceptible. Il s’agit d’être en dehors de la mode et ses marqueurs stridents, il s’agit de refuser le diktat du tout visible.

On note par ailleurs qu’un des critères d’excellence du rare vêtement de haute couture est bien l’invisibilité de son point de construction.

J

Jeans

Véritable révolution venant des principes du vêtement de travail, les blue jeans des cowboys deviennent le jeans dans le courant du xxe siècle. En matière denim, ce qui en fait sa spécificité, il est développé par l’industrie textile et par le prêt-à-porter de toutes les gammes. Vêtement devenu universel et mondial, adopté sans conteste comme la basket et le tee-shirt, il est porté casual, sportwear, everyday, normcore, chic, trendy, fridaywear, total look, black, black label (chez Diesel notamment). Une ode contemporaine lui est faite par l’intermédiaire de Lana Del Rey :

« Blue jeans, white shirt

Walked into the room you know you made my eyes burn

It was like, James Dean, for sure

You’re so fresh to death and sick as ca-cancer You were sorta punk rock, I grew up on hip hop

But you fit me better than my favourite sweater, and I know

That love is mean, and love hurts

But I still remember that day we met in December, oh baby! »

Jogging

Nommé survêtement, training ou jogging, ce vêtement est lié à une activité pré et post-sportive. En effet, le sportif portera sous son jogging un short ou un legging ainsi qu’un tee-shirt pour accomplir son exercice physique. Le jogging est donc un vêtement de confort, d’aisance, d’une fonctionnalité à toute épreuve.

Fidel Castro en portait à la fin de sa longue existence ; le jogging semble donc être un uniforme contemporain.

K

K-way

Vêtement de pluie qui tient dans une poche banane intégrée, le K-way est un pardessus sportwear technique, ouvert par le devant par une glissière zippée, et agrémenté de poches latérales zippées. Une capuche à cordon permet d’ajuster le volume à la physionomie de l’usager. En matière synthétique, il est imperméable et pensé dans une gamme multicolore. Le K-way est un vêtement portable et pratique, d’avant le wearable.

L

Legging

Vêtement extensible, en jersey ou en stretch, qui prend, adopte ou mieux s’ajuste parfaitement aux formes du corps, gros, gras, maigre, idéal ou standard. Le legging est un vêtement de dessous que l’on exhibe comme un habit (de dessus) par commodité, confort, crânerie. À ce titre, et sans considérer la couleur ni la matière de l’étoffe, on peut dire que c’est un vêtement neutre ou sans style et qui pose le corps comme sujet visible, à la mode, dans l’air de temps.

Logo comme griffe

De Poiret à Vetements en passant par Saint Laurent et Margiela, la question de la griffe a fait un tour sur elle-même. D’abord pensée comme signature officielle d’un créateur couturier, elle est devenue le symbole d’une originalité et d’une particularité. Entre parfum et vêtement, le nom ou la griffe d’une maison comme Poiret ou Lanvin se structure jusqu’à différencier voire authentifier des vêtements dans leurs registres et gammes. Avec Paul Poiret, c’est donc l’insigne d’un nouveau monde. Avec Saint Laurent, Monsieur, c’est la révolution du prêt-à-porter qui s’exauce, développant dans la foulée des kyrielles de vêtements pensés pour un monde et une mode internationale. Margiela, Martin, lui, redécoupe conceptuellement l’usage pour faire de la griffe une signature programmatique autant qu’événementielle : le numéro est la gamme, la gamme sans le nom est la méthode de conception… dans un retrait discret ou la puissance de l’absence… Saint Laurent Paris, le court retour (2015-2016), signe le génie d’un auteur comme la mort de l’ère des DA génies. Vetements, enfin, dans une dynamique margielesque donne une dimension tautologique et consciemment littérale, reprenant la fonction nominale de dire ce qu’est la chose et la poussant dans sa pure limite. Et de redécouvrir sans doute que le vêtement est le vêtement. Et que l’esprit sans suit.

Ici nous n’aborderons pas le monogramme qui recouvre, lui, la question de l’original et de la copie (et pas de la reproductibilité) davantage que de la question de l’auteur. Vuitton invente le monogramme pour se prévenir de la copie : belle ironie.

M

Margiela (maison martin)

Il y a les six de l’académie d’Anvers et il y a Martin Margiela, qui aura fait école à lui seul. Il est, dans le champ de la mode, la figure conceptuelle par excellence, qui a remis en perspective les gestes du designer et du styliste à l’ère du design industriel, du prêt-à-porter de luxe et de la haute couture. Si l’on peut affirmer que Martin Margiela est transgressif à bien des niveaux (au sein des champs de production et des systèmes de monstration, et quant à l’hypermédiatisation du couturier aujourd’hui) il aura cultivé l’Anonymat avec esprit. Il aura retravaillé le standard et provoqué le neutre stylistique. Et il aura fait des pulls à trou.

Modeste (mode)

Ou mode pudique assumée par de nouvelles marques et certaines lignes spécifiques des grands groupes internationaux de prêt-à-porter de haute ou moyenne gamme. Cette tendance couvre le corps féminin au-dessus du genou et du coude, bannit le décolleté comme toute exposition arrogante de la chair, afin de séduire les franges les plus pratiquantes des trois religions monothéistes en leur donnant accès à une modernité paradoxale, où le design et la velléité de glamour côtoient le mystère et la retenue. D’aucuns s’inquiètent de ces ambiguïtés en contemporanéité occidentale laïque, qu’ils qualifient de politiquement rétrogrades et d’hypocrites. On estime que la mode musulmane devrait peser environ 500 milliards de dollars dans les années qui viennent (Le Figaro Madame, 11 janvier 2016). Quant à l’immodestie, on méditera cette phrase célèbre d’Yves Saint Laurent : « Rien n’est plus beau qu’un corps nu. Le plus beau vêtement qui puisse habiller une femme ce sont les bras de l’homme qu’elle aime. Mais pour celles qui n’ont pas eu la chance de trouver ce bonheur je suis là. »

N

Nudité versus nudisme

Sorti en 1994, le film Prêt-à-Porter de Robert Altman entend faire la satire du milieu de la mode pendant la semaine des défilés, épinglant avec plus ou moins de bonheur son hystérie, sa vacuité, ses excès mondains et ses mécanismes carnassiers. On suit entre autres péripéties les déboires d’une créatrice jouée par Anouck Aimée (comme un possible semblant de Sonia Rykiel), qui perd peu à peu les rênes de sa propre marque avant d’abdiquer avec panache : le film se termine par un défilé mémorable, où les mannequins marchent solennellement en tenue d’Ève, conclusion en forme de vanité où les reines sont nues. Cette nudité-là n’est cependant pas synonyme de dénuement bien au contraire, ou même de vérité. Ce que le spectateur contemple pendant près de cinq minutes, c’est la nudité spectaculaire du mannequin de la fin du xxe siècle : une architecture d’exception, impitoyablement sélectionnée, impassiblement longue, déliée, androgyne, qui catalyse tous les désirs et les frustrations au-delà de l’art des étoffes.

No-logo

« À mesure que nous cherchions de nouvelles sources d’images d’avant-garde, l’importance que nous accordions aux identités sexuelles et raciales extrêmes engendrait de magnifiques stratégies de contenu associé à des marques, et de marketing associés à des créneaux. Les marques semblaient nous dire : De la diversité, tu en voulais, en voilà. »
Naomi Klein, No Logo. La tyrannie des marques, Babel, 2002, p. 183.

O

Originalité

« Il fait les mauvais choix au mauvais moment pour les mauvaises raisons. C’est pour ça qu’il est toujours en avance et complètement génial. »
Loïc Prigent@loicPrigent, 26 avril.

Out

« Il faut s’accrocher quand on est démodé, car si le style est bon, il reviendra, et vous serez à nouveau une beauté consacrée. »
Citation d’Andy Warhol proposée par Bernard Marcadé dans son article intitulé « Andy Warhol, moraliste de l’image », paru dans la revue Artstudio Spécial Andy Warhol, au printemps 1988, p. 136.

P

Panache

Extravagants, merveilleuses et beautés incroyables travaillent le haut de leurs allures d’un accessoire de tête, d’un panache sculptural ou d’un analogue chapeau. Cet amas ou montage capillaire rejoue la bravoure héroïque des grandes figures nobiliaires, traverse d’une lame circulaire verticale les grandes gueules punk, brave par brushing et mise en plis transgressifs les femmes des années 1980. Affranchit du goût, bon ou mauvais, le panache contemporain déploie l’over size, le mou et le mouillé, les trésors d’éclats Margiela, Galliano, Ghesquière, Jacobs pour ne citer qu’eux auront développé ces ostensibles accessoires de tête. Dans la version jouisseuse du cheveu, Sam McKnight, grand styliste de coiffure, pour les défilés et éditoriaux de la presse mode aura touché toutes les têtes couronnées de Lady Di à Kate Moss, d’Eva Longoria, Claudia, à Madonna. Hairstylist, faiseur de reines.

Pognon (Inditex : Zara & consort)

La fast fashion est un segment de l’industrie de la mode qui fabrique en valeur un très grand, gros et gras chiffre d’affaires : « Avec un chiffre d’affaires de 20,9 Md€ (+15,4 %) et un bénéfice net de 2,8 Md€ (+15 %), Inditex, dont les 7 000 boutiques sont présentes dans 88 pays, a vécu une année 2015 exceptionnelle. “Nous sommes particulièrement fiers de notre croissance like to like, passée de 5 % en 2014 à 8,5 % en 2015”, a précisé Pablo Isla, le PDG, lors de la présentation des résultats. Par enseigne, Zara (65 % du CA), dont les ventes n’avaient augmenté “que” de 7 % en 2014, a retrouvé un fort dynamisme (+17,5 %4). »

Q

Querelle

Pour la mode, comme pour la théorie de la peinture (entre le primat de la couleur ou du dessin) ou pour l’architecture, une querelle oppose les anciens et les modernes sur le sujet de l’émergence, du nouveau, de ce qui advient. Les rythmes et les objets ne sont certes pas les mêmes mais le débat reste identique : faut-il considérer les changements, les logiques contemporaines, comme nocifs voire dangereux ou faut-il se laisser porter vers ce qui redéfinit les enjeux et médiums d’une discipline dans l’époque ? Aussi, faut-il valider le see now buy now wintourien ? Doit-on accréditer la valeur prescriptive d’Instagram… Ou autrement formulé, comment être in ou out à l’aune du Zeitgeist ?

Quelconque ?

Le quelconque, quoique l’on puisse le qualifier de non spécifique et de non générique, n’est pas Neutre comme l’introduit Roland Barthes dans son cours au collège de France : « Je définis le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme, ou plutôt j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme. » Un vêtement peut-il être quelconque ? À l’évidence, oui, lorsqu’il est décliné et admis dans le champ de la confection et du prêt-à-porter. Un vêtement peut-il être Neutre ? Oui, si l’on considère la qualité ou le talent du designer à le faire basculer, à changer le paradigme d’un corps, à déjouer par son langage le vêtement et la mode même. Le travail de Rick Owens, en ce sens, peut être qualifié de Neutre ; le travail effectif des coupes et des matières dégage une singularité, une radicalité discrète, une non-couleur puissante, un Kairos ou autrement dit un à-propos sur l’époque qui auront déteint sur l’époque.

R

Rupture(s)

Toujours en mode, puisque par essence cyclique ; réactives sinon épidermiques les ruptures s’enchaînent dans le système de la mode, et particulièrement dans la mode occidentale moderne, qui aux alentours du xxe siècle aura été écartelée entre la vitesse comme révolution permanente des mœurs et l’accélération cynique des flux et des modes de consommation.

Refus

La BBC aura beau eu déclaré Bowie comme étant l’homme britannique le mieux habillé du Royaume, ce dernier aura refusé d’être anobli par sa Reine en 2003 et ce contrairement à nombre de ses confrères, arguant alors, et non sans ironie proprement pop, ne pas bien saisir l’utilité d’un tel statut pour lui. Avec la féérie de la musique et ses personnages, la recherche vestimentaire et l’exercice du style ne sont jamais chez Bowie le désir d’une distinction sociale, mais une manière subversive et libre d’être précisément insituable.

Religieuse (beauté)

Pour le néoplatonisme du xvie siècle et sa hiérarchie spirituelle telle qu’établie par un Gabriel de Minut au sujet de la Beauté, il y a la Religieuse ou la beauté chaste, toute en idéale harmonie et prudente retenue, ou au contraire la Séditieuse, beauté impure vouée à la séduction et au diable, et la Mignarde toute en labilité artificieuse. Arlequine, fabriquée, bassement matérialiste dans un monde matériel (pour évoquer une célèbre chanson de Madonna), La Fashionista pourrait être considérée comme un avatar amoral contemporain des deux dernières conceptions, avec la mode comme fanatisme et sa consommation comme fureur.

Religion

On se bornera à citer un extrait d’une interview de Jean Charles de Castelbajac pour le magazine Grazia du 22 juillet 2016. Les propos sont recueillis par Eric Dahan et le créateur de mode évoque l’année 1997, qui l’a vu habiller les représentants de la foi catholique aux couleurs de l’arc-en-ciel et ce notamment pendant les Journées Mondiales de la Jeunesse : « Oui, j’ai habillé tout le monde : le pape, 500 évêques, 5 000 prêtres et un million de jeunes ! Le pape m’a dit : “Vous avez utilisé la couleur comme ciment de la foi”, et le cardinal Lustiger d’ajouter : “Et de l’espérance.” Jean-Paul II ayant été canonisé, ces vêtements arc-en-ciel sont dans le trésor de Notre-Dame, à Paris. L’arc-en-ciel, c’est le drapeau de la paix, le lien entre Dieu et les hommes. C’est pour ça que la planète est en train de se coloriser, c’est la seule réponse à l’obscurantisme. »

On pensera également, par rebond et ironie, au défilé de mode ecclésiastique parodique mis en scène par Federico Fellini dans son film Roma (1972), qui exalte l’étrangeté fascinante exercée par le vêtement religieux tout en moquant le faste papal et l’hystérique émoi qu’il engendre.

Retail

Le retail est le réassort permanent que subissent les boutiques pour approvisionner les étals et pour nourrir de biens unitaires les consommateurs inquiets, avides ou désespérés. Avec des faux airs de dignité, le retail avança masqué et se nomma Précollection, Croisière, Capsule… Habiles sobriquets qui cachent, pour le prêt-à-porter peu scrupuleux ou pour la fast fashion l’obligation d’une rentabilité extrême. Ou comment des produits sans mode sont pensés par les acheteurs et comment cela opère au détriment d’une respiration pour le consommateur. Dans une autre acception, le terme retail est la mise en place des produits sur et pour les étals. D’une mode sans set design, c’est-à-dire sans fantaisie.

S

Style

« Jingles détacha le foulard rose de son poignet et l’attacha en cravate autour de son cou, arrangeant les plis moussus de la soie de manière à ce qu’ils forment une sorte de jabot ou de fleur dont les pointes s’enfonçaient sous le cuir noir de son blouson. Il vérifia le résultat dans le rétroviseur latéral de sa moto, puis il se dirigea vers la porte de la boutique. »
Simon Liberati, California Girls, Grasset, 2016, p. 314.

Sold out

Lorsque la puissante enseigne du retail H&M proposa au noble empire du luxe Chanel une collection capsule aux armes mêlées des deux compagnies, elle fut vendue instantanément, dès l’engagement au combat des fashionistas et déclarée « sold out ».

Sac en plastique (Houellebecq)

C’est un médiocre sac en plastique Monoprix qui signe paradoxalement la silhouette de Michel Houellebecq dans un célèbre portrait par Renaud Montfourny datant de 1998, qui fait la couverture des Particules Élémentaires. Ce it bag en forme de fiasco, l’écrivain, tétant une énième cigarette, le ramène délicatement à lui, tout contre le revers flou et mou de sa veste – définissant ainsi un dandysme du peu, une nonchalance tant déceptive que disruptive.

L’injonction écologique aidant, il est à noter que la disparition progressive du sac en plastique des circuits de grande consommation tend désormais à faire de ce dernier une espèce rare : un objet que l’on convoitera peut-être comme le fétiche ironique des joies consommatrices candides d’une époque. Les défaites de Michel Houellebecq sont souvent prémonitoires.

Snobisme

Sans noblesse, sans moyen peut néanmoins subsister un élitisme du geste, un dandysme du retrait voire de la soustraction. L’essentiel apparaît alors dans une économie méditée : le mépris du goût commun ou de la médiocrité des foules, l’indifférence quant aux séductions évidentes de toutes formes d’opulence, l’élaboration singulière d’une culture, ainsi qu’une radicalité transcendante susceptible de renverser, dans son ambition la plus haute, l’ordre social établi ou le monde comme il va. Ainsi Boris Vian déguste-t-il du camembert à la petite cuillère. Ainsi dit-on que Marcel Duchamp, lorsqu’il partait en voyage comme prenait l’avion, n’emportait avec lui que le strict nécessaire, soit un ensemble d’objets capable d’être contenu dans une seule poche de son costume, signe invisible de vitesse, d’élégance, d’ultra légèreté.

T

Talent

Kanye West, musicien, compositeur, interprète, producteur, a présenté en septembre 2016 une collection unisexe « Yeezy Season 4 » au Madison Square garden. Dans des gammes colorées chair, les guenilles sportwear, les leggings poudrées, les T-shirts de mousseline rosée, l’allure normcore brossée, la collection, dans sa raide totalité, aura fait la démonstration que le travail du designer et du styliste est un métier spécifique qui suppose de comprendre le rapport du vêtement au corps et à l’époque. On peut donc être in dans un genre créatif et totalement out dans un autre.

Trouvaille

« Avec son goût si français, Yves ne peut qu’être estomaqué par le phénomène Loulou de la Falaise, cette tornade de couleurs et d’audaces dont il perçoit aussitôt la grande originalité. Il n’en perd pas un détail, le motif de faune inspiré de Bakst sur sa tunique, la manière dont elle se tient adossée au chambranle de porte avec un bras rejeté en arrière, ses yeux bleus très écartés, la finesse de son ossature, le bracelet qu’elle arbore à son poignet filiforme et qui, jurerait-il, a tout l’air d’être l’une de ces pinces en métal avec lesquels les garçons de café fixent les nappes sur les tables par les journées venteuses. Et il ne croit pas si bien dire : Loulou l’a prise à la terrasse du Petit Saint-Benoît, un bistrot germano-pratin, et en a fait son talisman parisien. »
Alicia Drake, Beautiful People, Denoël, p. 146.

U

Universel

La prétention à l’universalité des formes fut au xxe siècle l’une des grandes ambitions du design comme de la modernité transnationale. Elle n’est à priori pas l’apanage des logiques de mode, animées par une dynamique tant distinctive que consommatoire, et partant toujours versatile quand bien même en pays mondialisé. Quelques créateurs font néanmoins exception à ces logiques parmi lesquels Issey Miyake, et sa ligne Pleats Please : son plissé permanent de polyester breveté, la résistance et le confort qu’il apporte alliés à une déclinaison limpide d’espèces vestimentaires à partir de la tunique en forme T, tendent à un vestiaire susceptible de transcender les genres et les frontières. Ajoutons que Miyake est né en 1938 à Hiroshima, que sa mère est morte à la suite de brûlures engendrées par les ondes radioactives de la Bombe H, et que les dimensions primordiales de protection associées à cette enveloppe seconde qu’est le vêtement ne sauraient relever de l’anecdote chez lui.

Uniforme

Un peu de mauvaise psychologie. Derrière tout couturier-créateur qui se respecte il y aurait au moins l’humble affection d’une grand-mère « fée couturière » sinon l’indifférence d’une mère tant adulée que fastueusement habillée (d’un amour proustien), ou bien le traumatisme lié à l’uniforme d’un pensionnat suisse, et ses conséquences programmatiques : amour-haine du groupe auquel on est obligé d’appartenir, fascination tout aussi ambivalente pour la perfection du moule ou l’art du masque, attention narcissique portée au détail imperceptible comme aux « petites différences », et bien sûr soif inextinguible de distinction.

Utopie – 1

Le vêtement sans la violence sociale, sans la mode et son superflu : ce qu’ils créent d’écart, de clivage brutal, de corruption ou d’éclat trompeur. Simplicité, humilité, tempérance ou transparence sont ainsi parmi les principales valeurs connotées par le vêtement idéal lorsqu’il apparaît dans les mondes rêvés depuis la révolution renaissante et pendant les Lumières. Ainsi Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, lettre II : « Ce que le bon goût approuve une fois est toujours bien […] et dans sa modeste simplicité il tire de la convenance des choses des règles inaltérables et sûres, qui restent quand les modes ne sont plus ». Et aussi : « Celui qui voulut bâtir une haute tour faisait bien de la vouloir porter jusqu’au ciel ; autrement il eût eu beau l’élever, le point où il se fût arrêté n’eût servi qu’à donner de plus loin la preuve de son impuissance. Ô homme petit et vain, montre-moi ton pouvoir, je te montrerai ta misère5 ».

Aujourd’hui, le vêtement lorsqu’il se rêve dans d’autres dimensions ou s’anticipe au futur nous parle moins de mode et à fortiori moins de politique, que de prouesses technologiques et d’écosystème : enveloppe protectrice intelligente, soignante, hyperconnectée ou au contraire isolante. En attendant la vie sur Mars on peut penser à cet exemple extrême : le Distille, ou la tenue portée par le peuple des Fremen dans le cycle de fiction de Dune de Frank Herbert pour survivre à l’aridité du désert de la planète Arrakis ; un vêtement dont le port réclame une grande efficience et qui s’offre comme un vaste système de filtrage et de recyclage de tous les fluides corporels. Est-on alors encore en Utopie ou en Dystopie reste une question ouverte… Une tradition des Fremen est d’éliminer toute personne rencontrée dans le désert qui aurait la folie de ne pas porter de Distille afin de récupérer son eau, élément vital sur Dune et dont on ne saurait tolérer qu’il soit gaspillé.

Utopie – 2

« Oui, dit le vieillard, le monde s’apprêtait à renaître à la vie ; et comment cela aurait-il pu se faire sans tragédie ? Réfléchissez-y au surplus. L’esprit des temps nouveaux, de notre temps, serait fait de la joie qu’on éprouve à participer à la vie du monde ; de l’amour intense tout-puisant, de la peau même et de la surface de cette terre sur laquelle habite l’homme, l’amour qu’éprouve un amant pour la chair magnifique de la femme qu’il aime ; tel devait être, dis-je, le nouvel esprit de l’époque. Toutes les autres formules avaient été épuisées : la critique incessante, l’insatiable analyse du comportement et des pensées de l’homme qui représentaient l’esprit de la Grèce antique […]. Elle était le produit de même que l’unique exutoire du malheur de l’époque, qui donnait à la vie un goût si amer, même pour les riches […]. Plus proche de notre conception de la vie était l’esprit du Moyen Âge […] laquelle il aima et embellit en conséquence, malgré toutes les doctrines d’ascétisme qui lui commandaient de la condamner, au nom des dogmes de son Église. »
William Morris, Nouvelles de nulle part ou une ère de repos chapitre d’un roman d’imagination utopique, édition Aubier-Montaigne, p. 343-345.

V

Vendu

Il est désormais rare pour le créateur de détenir les clés de sa propre maison. Depuis les années 1990, l’arrivée des actionnaires en conglomérats géants et les stratégies voraces des marketeurs et commerciaux à l’attaque du globe, ce même créateur est désormais devenu un genre de mercenaire, qui vend ses charmes comme fourbit ses armes au plus offrant et selon l’opportunité, qu’il s’agisse de ressusciter l’ancienne maison d’un autre telle une belle au bois endormie, ou d’accaparer les désirs toujours plus volatiles d’une clientèle en faisant le beau le temps de quelques saisons. Le marché étant capricieux, le turn over est inquiet, et le Prince Charmant volage.

Vilain

Ainsi nommé, le paysan médiéval au « métier mécanique » est décrit de la sorte :

« On pourrait dire que ces hommes sont vêtus “n’importe comment”, d’une accumulation de morceaux d’étoffe très éloignée des savantes superpositions des vêtements nobles. Ces vêtements sont abondamment déchirés, rompus à l’usure et non par souci ornemental. Et ils s’ouvrent sur le vêtement de dessous ou sur la peau nue. […] Le vêtement paysan apparaît impropre à tout ordonnancement ».
Odile Blanc, Parades et parures l’invention du corps de mode à la fin du Moyen Âge, édition Gallimard, 1997, p. 1.

Vetements (quand Demna Gsavalia rencontre Roland Barthes)

Nommer une marque de mode Vetements, c’est aborder la question du branding sous le régime d’une tautologie provocatrice et transgressive. Faut-il en déduire qu’il s’agit d’un simple artifice mercatique ou peut-on considérer ce principe de nomination comme une vision de mode éprise de l’air du temps, d’un Kairos (du moment opportun). Aussi, penser la présence d’un logo vernaculaire sur un pull façon post internet, de rêver une allure slave sm quand Poutine figure en maître autocratique, de mixer les vestiaires entre chien et loup, ski et bureau, tout cela engage à penser le travail de Demna Gasavalia, selon une vision connectée à l’hyper présent et pourtant anachronique par sa radicalité. Alors être un vêtement de Vetements, qu’en est-il ? C’est être réel mais pas vraiment totalement wearable mais poussant dans ce sens-là limite… C’est une coupe qui déjoue les standards et bascule les lignes, tombe l’épaule ou la rétrécie fermement… déforme le tayloring, introduit du sportwear partout, encense les gueules cassées et les brutes masculines comme féminines. Sexualise et désexualise sans vergogne. Uniformise sans peur ni règles. Hackant la Couture !

Voir Neutre

W

Wave (new)

“And you may find yourself living in a shotgun shack And you may find yourself in another part of the world

And you may find yourself behind the wheel of a large automobile

And you may find yourself in a beautiful house, with a beautiful wife

And you may ask yourself Well… How did I get here?”
Talking Heads, Once In A Lifetime, 1981.

X

Xavière

La Xavière est une congrégation religieuse fondée en 1921 par Claire Monestès et reconnue officiellement par l’Église Catholique. Une Xavière a donc décidé de consacrer sa vie à Jésus plutôt qu’à Caïn mais, en tant que missionnaire, elle a pour vocation d’œuvrer parmi les autres plutôt que de se tenir dans un retrait concerté. Si elle n’a pas nécessairement la peau d’albâtre et la bouche menue requises par Gabriel de Minut lorsqu’il énonce au xvie siècle l’essence type de la Beauté religieuse, la plus morale et la meilleure, rencontrer une Xavière peut toutefois nous en livrer une version contemporaine : sans afféterie, dénuée de maquillage, et résolument normcore.

Y

Yellow

Bien souvent considéré comme une couleur importable et infamante, le jaune est pourtant cette couleur qui longtemps dira l’or, la lumière, l’éclat… La peinture n’en fait pas un drame, la mode oui.

Voir Honte

Z

Zoolander

« I care desperately about what I do. Do I know what product I’m selling ? No. Do I know what I’m doing today ? No. But I’m here, and I’m gonna give it my best shot. »
Hansel McDonald.

Hansel McDonald, mannequin fictif et meilleur ennemi du top modèle fictif Derek Zoolander ; ces deux personnages sont les Bouvard et Pécuchet de cette comédie satirique sur le milieu de la mode réalisée par Ben Stiller en 2001.

1 Michel Foucault, Les hétérotopies (1966), Éditions de la Pléiade, 2015.

2 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Éditions Rivages Poche, 2005.

3 *http://www.cnrtl.fr/definition/défilé.

4 http://www.lsa-conso.fr

5 Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1990, p. 550.

Notes

1 Michel Foucault, Les hétérotopies (1966), Éditions de la Pléiade, 2015.

2 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Éditions Rivages Poche, 2005.

3 *http://www.cnrtl.fr/definition/défilé.

4 http://www.lsa-conso.fr

5 Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1990, p. 550.

Citer cet article

Référence papier

Céline Mallet et Mathieu Buard, « Abécédaire. In and out of fashion », Modes pratiques, 2 | 2017, 430-441.

Référence électronique

Céline Mallet et Mathieu Buard, « Abécédaire. In and out of fashion », Modes pratiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 20 février 2023, consulté le 23 avril 2024. URL : https://devisu.inha.fr/modespratiques/330

Auteurs

Céline Mallet

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Mathieu Buard

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