I Would Prefer Not To

Série de photocollages et correspondance

DOI : 10.54390/modespratiques.343

p. 58-69

Plan

Texte

Celui qui ne voit que la mode dans la mode est un sot
Honoré de Balzac1

Série I Would Prefer Not To

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Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Faire surface

Chère Nicole,

Sous le titre I Would Prefer Not To, que tu m’as suggéré, nous engageons à propos de la mode un échange qui se situe en marge de celle-ci. La formule de Bartleby, extraite de la nouvelle d’Herman Melville2, nous place dans le négatif de l’action, la non-action, le refus ou la résistance par rapport à la norme, à la règle, à ce qui est attendu. Il s’agit ici de parler de ton travail de plasticienne, une action créatrice que tu as développée en réaction contre ton premier métier de styliste. Comme si le déclenchement de ta démarche artistique était cette formule : « Je préférerais ne pas faire de la mode ».

Dans son Traité de la vie élégante, Balzac critique le dandysme dans lequel il ne décèle qu’un attachement à la mode pour la mode, un formalisme se souciant de l’apparence aux dépens de l’humain. « La vie élégante », ajoute-t-il, « ne doit pas apprendre seulement à jouir du temps, mais à l’employer dans un ordre d’idées extrêmement élevées. » Comment s’adonner aux délices du paraître sans pour autant cesser d’être ? Peut-on séduire sans se réduire ? Dans ton travail de plasticienne, tu fais retour à la mode après t’être détournée du métier de styliste. Tu fouilles l’être en te jouant du paraître. En reprenant les codes de la mode, mais en les détournant, tu travailles avec délectation la surface de l’image pour questionner l’image que nous avons de nous-mêmes. Jouir de la mode sans la subir : la mode sans la mode, en quelque sorte. Pour dialoguer avec ton travail qui transparaît dans ces pages, je te propose un conte dans lequel tu reconnaîtras plus d’un aspect de ta création.

Faire surface

La mode nous propose de changer de peau à volonté comme on enfile un nouveau vêtement. Simple jeu de rôle sans conséquence ou engagement plus profond ?

Le phénomène de mue dépasse le seul fait de renouveler son enveloppe corporelle comme on changerait la coque de son téléphone. Il peut accompagner une véritable métamorphose, comme lors du passage de la chrysalide au papillon. Difficile, dans ce cas, de dissocier l’être du paraître ! Certes, la métamorphose de la chrysalide ne relève pas de la mode et ne découle pas de sa simple envie de se faire belle en devenant papillon. Et surtout, elle n’est pas réversible. Mais changer de peau est rarement anodin, même lorsque cela n’entraîne pas une mutation aussi radicale, s’agissant, par exemple, d’un travestissement.

L’héroïne du conte Peau d’Âne en sait quelque chose, elle qui se travestit afin d’échapper au désir incestueux de son père. Comment va-t-elle résoudre son Œdipe féminin alors que, à peine sortie de l’enfance et venant de perdre sa mère, elle doit faire face à cette situation renversante ? Mais sa première ligne de défense ressemble plutôt à une entreprise de séduction : elle exige que le roi son père lui offre des parures d’un raffinement inouï comme cadeau pour leur propre mariage. On pourrait se demander si le père et la fille n’ont pas secrètement désiré la mort de la reine pour légitimer leur propre union. Bien entendu le conte attribue ce désir pervers au seul roi désespéré par le décès de son épouse. Et encore ne se résout-il à courtiser sa fille que pour tenir la promesse faite à la défunte de ne se remarier qu’avec une femme au moins aussi belle qu’elle !

Série I Would Prefer Not To

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Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Série I Would Prefer Not To

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Nicole Tran Ba Vang, 2016.

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Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Série I Would Prefer Not To

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Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Ce roi possède une ressource inépuisable en la personne d’un âne dont le crottin est d’or. Tant que l’âne vit, son capital est assuré. La richesse comme excrément va de pair avec la beauté comme propriété. Car c’est bien cette richesse qui permet au roi d’offrir à sa fille et future épouse les parures les plus raffinées. Mais, si aimante soit-elle, la princesse rejette l’union désirée par son père trop pressant. Au bout du compte, après avoir essayé la séduction, elle va volontairement s’enlaidir pour lui échapper. Une fée, sa marraine, seule personne de son entourage à soutenir sa résistance, lui conseille de réclamer le sacrifice de l’âne : « Demandez-lui la peau de ce rare animal3. » Une fois obtenue, la princesse s’en revêt pour se travestir. La laideur, c’est l’animalité qui rend l’humain méconnaissable, c’est l’autre, l’étrange, le repoussant. Pour celle qui devient Peau d’Âne, cette laideur est synonyme de liberté, plus précieuse que la beauté et la richesse.

Sous son travestissement, Peau d’Âne parvient à s’enfuir à l’étranger. À son âge, c’est un grand saut dans l’inconnu, hors de l’emprise paternelle. Elle trouve un petit job dans un pays voisin : préposée aux toilettes d’un centre commercial. Devenue dame pipi, elle n’a plus rien d’une princesse, sauf le dimanche, lorsque le centre est fermé et qu’elle ne travaille pas. Elle s’enferme alors dans sa loge, à proximité des toilettes publiques, prend une douche, se lave de toutes les odeurs accumulées pendant la semaine, et se revêt de l’une des robes splendides offertes par son père, qu’elle a pu emmener avec elle. À l’abri de tout regard, elle passe des heures à se regarder dans un miroir : « Elle aimait à se voir jeune, vermeille et blanche. Et plus brave cent fois que nulle autre n’était. »

Le fils du riche propriétaire de ce centre commercial, un prince arabe nommé Dodi, traîne le dimanche dans les couloirs déserts. Intrigué par un bruit provenant de la loge, il jette un œil par le trou de la serrure et aperçoit notre héroïne sous son allure la plus séduisante. Il tombe amoureux fou et n’a de cesse de la retrouver par la suite. Mais le travestissement de Peau d’Âne est si réussi et les préjugés sociaux si forts qu’il n’imagine pas un instant qu’il puisse s’agir de la préposée aux toilettes.

Ne pouvant oublier sa vision enchanteresse, le prince retourne sur place épier l’objet de sa passion le dimanche suivant. Amateur de photo, il se munit d’un appareil qu’il s’est construit lui-même en forme de sténopé. Il veut produire une trace de ce qu’il a aperçu à travers le trou de la serrure, non seulement pour fournir une preuve aux autres, mais aussi pour conserver une image pérenne de sa vision fugitive. Grâce à ce portrait volé, il confortera sa certitude que cette vision n’était pas un simple fantasme.

Pressé par le temps, il applique immédiatement l’objectif de son appareil au trou de la serrure. Il se trouve que, ce jour-là, au lieu de se parer de l’un de ses vêtements de lumière, la princesse se contemple dans sa nudité, peut-être à la recherche de sa véritable identité. Le prince prolonge sa séance de prise de vue pendant suffisamment longtemps pour garder une trace fidèle de ce qui se passe dans la chambre. Mais, surpris par un agent de nettoyage, il doit s’en aller sans avoir pu regarder de ses propres yeux. Une fois chez lui, il développe la photo qu’il vient de prendre. Quelle n’est pas sa surprise, puis son délice, de voir apparaître le corps nu et lisse de l’objet de sa passion ! Mais, à regarder de plus près, il constate certaines étrangetés : des coins de sa peau se soulèvent pour laisser apparaître une autre peau, en dessous, en tout point identique à la première. Il semble que cette mystérieuse personne soit en train de muer, prête à se débarrasser de la couche superficielle de son épiderme pour expeauser4 sa chair la plus tendre. Elle paraît même en jouer, décollant cet épiderme de ses membres comme si elle pelait5.

Le regard du prince se coule avec délice sous cette pellicule légèrement soulevée, attiré par la véritable nudité de cette personne énigmatique. Puis, à force de scruter la photo, il se demande à quel jeu elle jouait au moment où elle fut prise. Avait-elle conscience d’être regardée par quelqu’un d’autre ? S’agissait-il d’un rituel de séduction ? Ou, au contraire, d’un échange intime entre elle et son miroir ?

La photographie comme peau d’âme

Une semaine plus tard, le prince retourne au centre commercial pour faire une nouvelle photo. Se prenant au double jeu du voyeurisme et de la photographie à l’aveugle, il décide de ne pas regarder directement par la serrure, mais de laisser le sténopé se charger de lui restituer ce qu’il a enregistré. Cette fois-ci, l’image montre une tout autre métamorphose de son mystérieux modèle : sa nudité y devient la matière même de ses robes de princesse, comme si celles-ci avaient poussé autour de son corps comme d’étranges greffes.

Puis, semaine après semaine, Dodi retourne prendre une photographie et, à chaque fois, l’objectif de son appareil lui dévoile un nouvel aspect. Grand amateur d’images, il est à la fois fasciné par la multiplicité de ces apparences, et désespéré de trouver un plan de la réalité sur lequel il puisse rencontrer la véritable personne provoquant ces visions. Il finit par s’abîmer entièrement dans sa délectation iconophile, s’enfermant de plus en plus dans son rituel de prises de vues à l’aveugle et dans la galerie de photographies qu’il se constitue.

Il va même jusqu’à faire incruster des clichés de la nudité de Peau d’Âne au fond de verres à saké dans lesquels il noie sa mélancolie6. Il ne sent plus le temps passer et s’intéresse de moins en moins à sa famille, à ses affaires et à la réalité qui l’entoure.

La photographie comme peau d’âme

En fait, Peau d’Âne a un nom. Elle s’appelle Cecilia. Dans son royaume d’origine, les courtisans l’appelaient Lady Cecilia. Le peuple, qui l’aimait beaucoup, lui avait donné un petit nom : Lady Cé. Cecilia a bien remarqué le manège du prince Dodi. Elle décide même de lui rendre la pareille en cachant une caméra au-dessus de sa porte et en prenant systématiquement une vidéo de lui, à son arrivée et à son départ7. Mais elle finit par se lasser de cet individu qui lui préfère les photos qu’il prend d’elle, plutôt que de chercher à rentrer directement en contact, quitte à braver les conventions sociales. Elle en a marre de se cacher et décide de réagir contre l’hypocrisie d’une société qui la cantonne à jouer un rôle qui n’est pas elle.

Elle commence par créer un blog, intitulé Don’t Trust Anyone Over 308, où elle répertorie un grand nombre de produits cosmétiques susceptibles de rendre « jeune, vermeille et blanche ». Elle les classe selon un rituel temporel bien précis qui emplit entièrement la journée d’une femme, depuis le démaquillage et les soins lénifiants du matin, qui permettent de préparer la peau du visage, jusqu’au maquillage proprement dit, en commençant par les sous-couches, puis les fonds de teint, et enfin les finitions les plus visibles – contours des yeux, sourcils. Elle se filme dans son miroir en train de s’appliquer ces produits pendant de longues minutes, en prenant soin de faire défiler rapidement les différentes phases. Puis elle met en ligne la vidéo sous le titre Je ne veux pas mourir !

En la regardant, on est fasciné par la précision de son art grâce auquel les couches cosmétiques s’enchaînent sans interruption les unes sur les autres. Mais on finit vite par être écœuré à force de visionner cette séquence en plan fixe. De façon obsessionnelle, quelque chose est sans cesse ajouté ou enlevé à ce masque évolutif, au point qu’on ne sache jamais à quelle couche correspond son vrai visage. On finit même par se demander à quel sexe appartient le modèle, tant ce rituel monomaniaque relève plus du travestissement que du maquillage9.

Elle développe une passion pour le travail de l’image : non pas l’image de soi-même, mais l’image de l’image de soi. C’est un travail à même la peau de l’image, une plongée dans l’épaisseur de la surface qui nous invite à nous confronter aux métamorphoses de ce qui nous paraît si familier, si nous-mêmes : notre propre bord. Elle devient artiste.

Série I Would Prefer Not To

Image

Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Don’t trust anyone over 30

Inutile, chère Nicole, de pousser plus loin le jeu de la transposition fictionnelle. Si l’histoire de Peau d’Âne n’est pas la tienne, en revanche ses images évoquent celles que tu as créées depuis que tu as choisi de devenir artiste. Les travaux que tu as conçus spécifiquement pour ce numéro de Modes Pratiques relèvent de ce jeu avec la notion d’identité et avec la mode… sans la mode. La relation à cette dernière y est centrale, mais sous forme de détournement, voire de négation.

Dans les collages, les vêtements portés par les modèles, tirés de photographies de défilés de mode, deviennent des prothèses baroques greffées à leurs corps. À grands coups de ciseaux numériques, tu transformes les textures raffinées d’un vêtement de haute couture en grappes de seins, de coudes ou de cuisses, gonflées au gré des volumes de l’habit initial. Tu pars de photographies de mode pour en détourner les codes. La vision du corps féminin que tu véhicules est loin de suivre les stéréotypes dominants. Tu proposes une nudité généreuse qui contraste joyeusement – mais aussi, parfois, cruellement – avec les corps des mannequins, souvent anorexiques.

Dans un autre travail, tu tricotes des phrases telles que I Would Prefer Not To. Tricoter une phrase, c’est lui donner une texture de toile d’araignée, à la fois délicate et fascinante, c’est conférer une peau à une idée, c’est cristalliser une émotion qui fait surface, dans tous les sens de l’expression.

La peau de la photographie est une peau d’âme. « Je ne veux pas mourir ! », clame l’image. Mais la photographie est une petite mort car elle fixe l’instant, le fige et le congèle, non pas en une reproduction du réel, mais en son émanation lumineuse, son simulacre, son exuvie. À nous, regardeurs, de la ramener à la vie, de transformer notre statut de voyeur – à travers le trou d’une serrure – en celui de voyant – à la rencontre d’une présence. Et voilà que tes photographies deviennent hybridation, prolongement, corps fictionnel, corps que l’on se choisit, que l’on se tricote ou que l’on recompose comme un cadavre exquis. Elles sont un retournement de l’image, une image qui fait retour. Un retournement de la mode… sans la mode. Dépouillée de l’un de ses principaux objectifs, qui est de susciter le besoin et la consommation. Un acte de résistance qui n’aboutit pas à l’inaction et la mort, comme dans la nouvelle d’Herman Melville, mais à un décalage créatif, avec cette préoccupation permanente du rapport à soi qui passe par le regard de l’autre, la sensation de soi à fleur de peau sous le regard du désir. Le retournement d’une peau de séduction en une peau d’âme.

1 Honoré de Balzac, Pathologie de la vie sociale, Traité de la vie élégante, La Comédie humaine, t. XII, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La

2 Herman Melville, Bartleby the Scrivener, 1853. Traduit en français par Pierre Leyris, Baltleby le scribe, Paris, Gallimard, 1996.

3 Les citations du conte sont extraites de Charles Perrault, Contes, « Peau d’Âne », Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2006.

4 Cette orthographe devient un néologisme et un concept sous la plume de Jean-Luc Nancy : « Expeausition », Corpus, Paris, Métailié, 2000, p. 31-34.

5 Les descriptions des différents types de photographies et de vidéos de Peau d’Âne correspondent à des séries dans le travail de Nicole Tran Ba Vang

6 Après la pluie, 2004 et 2009.

7 ] 1999 : détail [, vidéo, 1999.

8 Don’t Trust Anyone Over 30, phrase tricotée par Nicole Tran Ba Vang, est une citation du titre d’un disque du groupe rock de l’artiste Rodney

9 Strip-Tease, installation vidéo, 2003.

Notes

1 Honoré de Balzac, Pathologie de la vie sociale, Traité de la vie élégante, La Comédie humaine, t. XII, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1990, p. 247.

2 Herman Melville, Bartleby the Scrivener, 1853. Traduit en français par Pierre Leyris, Baltleby le scribe, Paris, Gallimard, 1996.

3 Les citations du conte sont extraites de Charles Perrault, Contes, « Peau d’Âne », Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2006.

4 Cette orthographe devient un néologisme et un concept sous la plume de Jean-Luc Nancy : « Expeausition », Corpus, Paris, Métailié, 2000, p. 31-34.

5 Les descriptions des différents types de photographies et de vidéos de Peau d’Âne correspondent à des séries dans le travail de Nicole Tran Ba Vang. Ici Collection Printemps/Été 2000.

6 Après la pluie, 2004 et 2009.

7 ] 1999 : détail [, vidéo, 1999.

8 Don’t Trust Anyone Over 30, phrase tricotée par Nicole Tran Ba Vang, est une citation du titre d’un disque du groupe rock de l’artiste Rodney Graham. La chanson-titre sert de thème à l’opéra rock du même nom, conçu par Dan Graham et Tony Oursler, créé en 2004. Jouée par des marionnettes, l’histoire se situe dans les années 1960, en pleine contre-culture hippie. Elle évoque les mesures préconisées par la jeunesse hippie pour renverser l’ordre social, comme d’interner les parlementaires américains. Elle se propose d’offrir aux ex-hippies devenus grands-parents un support de distraction et d’édification pour leurs petits-enfants.

9 Strip-Tease, installation vidéo, 2003.

Illustrations

Série I Would Prefer Not To

Série I Would Prefer Not To

Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Série I Would Prefer Not To

Série I Would Prefer Not To

Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Série I Would Prefer Not To

Série I Would Prefer Not To

Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Série I Would Prefer Not To

Série I Would Prefer Not To

Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Série I Would Prefer Not To

Série I Would Prefer Not To

Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Série I Would Prefer Not To

Série I Would Prefer Not To

Nicole Tran Ba Vang, 2016.

Citer cet article

Référence papier

Nicole Tran Ba Vang et Stéphane Dumas, « I Would Prefer Not To », Modes pratiques, 2 | 2017, 58-69.

Référence électronique

Nicole Tran Ba Vang et Stéphane Dumas, « I Would Prefer Not To », Modes pratiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 06 mars 2023, consulté le 25 avril 2024. URL : https://devisu.inha.fr/modespratiques/343

Auteurs

Nicole Tran Ba Vang

Stéphane Dumas