Jeudi 9 novembre 2017. La tendance s’annonce maussade avec de la grisaille.
La force de frappe et la réactivité de la fast fashion au regard du marché de la mode et de ses consommateurs, son succès économique, ouvrent la tentation d’un système unifié pour le prêt-à-porter haut de gamme qui gagnerait à son tour en promptitude. Question venue d’outre-Atlantique, celle d’un changement des rythmes, des calendriers, des fashion weeks, de la diffusion en boutique ou sur le net, des vêtements « réels », le see now buy now serait la tentative sinon la tentation de priver les maisons de mode européennes d’un temps de création comme de diffusion, rompant avec une temporalité inclusive, pour inventer une mode sans saison mais sérielle, voire épisodique. Cette interview de Pascal Morand, président de la chambre syndicale et de la fashion week parisienne, décrypte et analyse les situations et variations autour de ce thème.
Mathieu Buard J’aimerais avoir votre perception de cette notion de see now buy now, que vous avez critiqué et pensé un temps donné, au regard de l’économie et du marché de la mode contemporaine ? Cela m’aurait intéressé de savoir comment vous le considérez au regard de la saisonnalité ? Et si la notion de saisonnalité a toujours un sens pour la mode ?
Pascal Morand Alors il y a plus plusieurs choses à dire par rapport à cela. Car see now buy now ce n’est pas uniquement la notion de saisonnalité. C’est le sujet que je me suis posé, que nous nous sommes posé plus globalement, parce que notre analyse extrêmement claire était que le see now buy now s’opposait à la créativité. Après c’est une question supplémentaire que la saisonnalité, dont on va parler ; tout ça s’emboîte mais pas de façon évidente.
Et donc, le see now buy now peut tout à fait être adapté aux marques lifestyle, et d’ailleurs ça marche plutôt pas mal pour ces marques, et qui sont de fait moins créatives. Ça amène à se poser la question d’ailleurs de l’intensité de la créativité de ces marques et de ces gammes. Mais ça marche. Et des marques comme Tommy Hilfiger peuvent le faire, puis après ce sont aussi de grands bouleversements marketing, d’organisation, de rythme. Par contre, ce n’est pas adapté pour une marque créative, qu’elle soit de prêt-à-porter, de couture ou plus généralement de luxe. Si vous regardez ce qui s’est passé pour les marques créatives, le see now buy now n’a pas fait long feu. C’est un retour en arrière général, c’est arrière toute même. Ralph Lauren, ils y sont allés, ils en reviennent, puis on verra ce qui se passe pour Burberry, mais enfin on peut imaginer qu’il se passe le même revirement même si cela n’est pas dit formellement…
MB Mais disons que le fait qu’ils se soient séparés du DA signifie quelque chose de ce type…
PM Oui et d’ailleurs ce n’est pas neutre, parce que Christopher Bailey est un homme extrêmement talentueux, à la fois en création et en communication, donc il a bien compris que ça fonctionnait plutôt comme un adage mais pas comme une réalité de création. Et si ça fonctionnait comme un adage, disons comme un adage général, que cela serait un des principes possibles de diffusion, d’une proposition marketing, parce que ça avait tous les attributs d’un sophisme. Parce que vous ne pouvez pas ne pas être d’accord, tant du point de vue du marketing que du consommateur. Quel en est le contraire de ce see now buy now ? C’est « don’t see, don’t buy ». Vous ne pouvez pas dire des clients « faut pas qu’ils voient1 » ni qu’ils n’achètent. Ou alors, si l’on poursuit la logique du sophisme, cela serait le paradoxe du « see but don’t buy »… Donc ça a tous les attributs d’un sophisme. Et dit avec une assurance intempestive. Les conditions de réfutation n’étaient pas très viables dans l’énoncé, immédiatement. Dans le sens poppérien du terme. Il y a de plus le côté qui sonne bien, y a une consonance. C’est comme « lundi, c’est ravioli » vous voyez… Par ailleurs, ce n’est pas évident d’imaginer ce que peut être un adage donnant le point de vue opposé. Puis, nous quand nous avons dit qu’il y a une trilogie entre la créativité, le temps et le désir, nous étions déjà dans un discours plus conceptuel et pas trivial, qui peut être perçu comme intellectuel, alors que c’est juste, entre guillemets, la réalité. Et puis il faut bien voir que derrière tout cela, il y a des intérêts. Pour les marques lifestyle c’est intéressant. Et puis il y a un groupe qui promeut le see now buy now, c’est Amazon. Et qui est de plus en plus présent dans la mode. Il y a du see now buy now qui se fait à Londres, sous l’égide ou avec le soutien d’Amazon. Et à New York également. Donc la question c’est : qui donne le la ? Alors après dans le see now buy now on a mélangé beaucoup de choses : des collections capsules, ponctuelles… C’est le cas avec Burberry à Londres, pour une réorganisation complète.
MB Du système de la mode ?
PM Du système, effectivement. Après, la réorganisation complète, qu’est-ce que ça veut dire ? L’enjeu primordial c’est le temps et au fond si l’on veut écouter ce que je dis Amazon ou d’autres plateformes de ce type, qu’est-ce qui fait que s’est posé cette question, d’une immédiateté entre création et diffusion ? Eh bien, c’est de la transposition d’autres marchés, de ce qui se passe sur le marché sur un plan plus général, sur le net. Si l’on dit Zara par exemple. Prenons la fast fashion comme exemple : est-ce que Zara, c’est du see now buy now ? Oui et non. C’est du see now buy now au sens où je vois un vêtement, un produit qui me plaît dans le magasin ou sur le site, et je l’achète. Mais c’est un truisme, parce que si vous voyez le vêtement, physiquement ou en image, c’est que vous pouvez l’acheter. Rien à voir avec le principe du défilé et de l’achat…
Donc ce qui comptait par rapport à tout ça, c’était la vision sur le net. Et c’est là qu’il y a une grande déformation, une distorsion. C’est là aussi que ça veut dire beaucoup de choses. Cela fait écho à tous ces boutons d’achat : « shop now », « buy now »… Que l’on trouve sur les sites en ligne. C’est un aspect très important qui a beaucoup de conséquences sur la diffusion de la mode hors retail.
Et puis, après il y avait aussi une autre idée potentielle, un peu mélangée dans mes propos, qui était de différer le moment dans lequel on montre la collection, du moment défilé ou de celui de la présentation en boutique qui sont deux choses différentes. C’est pour ça que j’avais distingué différents types d’interprétations. Et là, si l’on prend l’interprétation dans le monde physique qui repousse à plus tard la présentation de la collection bien qu’achevée, et donc qui repousse la diffusion et l’achat, ça a des conséquences, en particulier si je prends la fameuse métaphore du frigidaire : « il faut mettre ses collections au frigidaire ». Le créateur « retiendrait » cette collection et commencerait autre chose2 ? Alors que ce que le créateur veut, c’est présenter une collection qu’il estime aboutie pour mieux passer à autre chose, c’est-à-dire à la collection suivante…
Et par ailleurs, dans cette perspective, si l’on reste sur ce modèle traditionnel, la question est de savoir quand sont passées les commandes. Donc, les commandes3 doivent être passées plusieurs mois auparavant, notamment les matières textiles… Parce que le temps sur une chaîne de production, de la supply chain, est de quatre à cinq mois. Alors on peut réduire un peu, mais on ne peut pas tellement réduire. Zara l’a réduit à quatre jours, à une semaine parfois, mais c’est quand ils ont les tissus en stock, avec une efficacité particulière, avec une interrogation sur la création tout de même… Sur du travail créatif on peut réduire n’est-ce pas… mais il y a toujours un délai de production, d’acheminement, de communication…
MB Un temps incompressible, une réalité de l’industrie.
PM Absolument. Les lois de la physique sont irréductibles, et là les lois de la logistique et de la production sont en partie irréductibles. Un délai de commande, d’obtention des tissus, c’est deux mois. Donc il y a cette réalité. Quand sont passées les commandes ? Vous voyez, les commandes peuvent être passées avant que l’on montre les vêtements. Mais ça implique aussi des prises de risques importantes, aveugles en ce sens…
MB Oui des décisions, mais qui sont d’ordre créatif aussi d’une certaine manière. Des paris sur les potentiels d’une collection et du désir à venir…
PMC’est là que l’on trouve le lien avec le consommateur. Parce que finalement, quand vous regardez les études qui ont été faites, notamment anglo-saxonnes, on dit que ce rôle incombe au consommateur. Mais c’est là qu’il y a une distinction très claire entre le marketing de l’offre et le marketing de la demande. Entre le marketing qui est « creative requirements » et « customer requirements » ou « customer driven ».
Vous avez aussi la question de savoir qui sont les prescripteurs. Et ça ne veut pas nécessairement dire que c’est moins bien, mais vous avez les prescripteurs et c’est là le lien avec le net, avec le see now buy now, c’est aussi et surtout des blogueurs comme ça peut-être aussi telle ou telle star, etc. Et ce n’est plus la critique de mode. Donc ça revient aussi à dénier un certain professionnalisme, la valeur analytique de la critique de mode. Qu’est-ce que ça veut dire « j’aime ou j’aime pas » ? Tout ça est très approximatif. Moi, j’aime bien ce que Wittgenstein dit là-dessus. Parce que quand il parle de l’esthétique, il ne dit pas « j’aime ou j’aime pas » : il sait que ça ne veut rien dire. Il dit que le terme le plus approprié, c’est le verbe « apprécier ». Parce que dans « apprécier » il y a la connaissance de tout ce qui est véhiculé, la connaissance des éléments cognitifs, et puis vient l’émotion qui se greffe à cette cognition et qui peut tout enlever, ou défaire. Mais qui peut tout enlever quand tout le reste est absorbé, connu. Donc il y a aussi ces éléments-là, tout à fait importants. Et disons que cela serait le volet classique du see now buy now concernant la réalité physique. Et puis il y a le see now buy now de la réalité virtuelle : avec la réalité virtuelle on est dans un autre modèle. On est dans un modèle qui suppose que la réponse au marché prime, donc que c’est le consommateur qui prime, et qu’il faut anticiper sa demande totalement, par une utilisation des données, et par des modèles de décryptage de ces mêmes données, voire des systèmes d’intelligence artificielle qui sont adaptés et qui permettent de faire des liens et d’analyser quantitativement ces datas.
MB Et effectivement, cela marche pour des marques de lifestyle, parce que si l’on se pose la question à l’envers, pour désigner des groupes de luxe ou des maisons de mode, de prêt-à-porter de luxe, qui produisent une expérience client spécifique, de boutique, l’expérience virtuelle ou digitale est pour l’instant un problème.
PM Si cette expérience est fondée sur l’accès et l’achat, elle est problématique. Ça c’est aussi la question de la surprise. Qu’est-ce que ça veut dire la surprise ? Si on regarde sur le net, moi j’écoute beaucoup de musique, c’est sûr que les algorithmes permettent aussi de découvrir de nouvelles choses, de proche en proche, quand on navigue on fait comme ça…
MB Par analogie, presque…
PMPar analogie. Et c’est sûr qu’il y a des modèles sous-jacents, des intelligences artificielles, on pourra – on peut encore le faire modérément dans la mode – reproduire les patterns des créateurs. Mais ce n’est pas pour autant qu’on arrive à complètement absorber le phénomène de la création, le phénomène de la surprise, etc. Il y a une dimension de l’humain qui n’est pas très recevable, parce qu’au bout d’un moment, l’humain s’arrête là. Au-delà de l’utilisation des données, au-delà du process, des datas…
MB Et qu’il y a une temporalité, à la fois dans la conception mais aussi dans la réception. C’est ce qu’on disait tout à l’heure, de ce qui est incompressible, mais je pense que l’équivoque entre saisonnalité et see now buy now tient de cette notion de temporalité qui est au cœur de tout ce système.
PM Je vais revenir sur la critique, parce que, si on regarde le cinéma, le modèle industriel comparativement est intéressant. Au cinéma, une fois que l’œuvre a été faite, elle est reproductible. Alors que dans la mode, la reproductibilité est d’abord coûteuse, et elle est risquée en terme financier. Donc on ne peut que la gérer différemment. On retrouve en tous les cas dans le cinéma la question de la critique. Netflix, ils n’en ont rien à faire de Cannes. Ça ne les empêche pas de faire de super séries, sur Escobar ou sur d’autres… Il faut vraiment analyser cela de façon approfondie, comme pour le lifestyle. Mais vous voyez où intervient le champ de la critique. Disons que c’est intéressant l’histoire du cinéma, dans la diffusion, parce qu’on peut isoler l’enjeu de la prescription en tant que telle. Qui existe aussi dans la mode mais qui se mêle à la question de la temporalité. Et par rapport à la saisonnalité, il y a eu pas mal de confusions, parce que quand le see now buy now est sorti, il y a un certain nombre de personnes qui légitimement ont fait le lien avec le « buy now, wear now », qui est un vrai sujet renvoyant à plein d’autres questionnements, et notamment au mode de distribution, à la globalisation, aux soldes qui sont extrêmement prématurées, aux États-Unis, et parce qu’il y a aussi une concurrence féroce du net… Il y a donc un vrai sujet avec la saisonnalité. On le voit bien avec les défilés, au point qu’un certain nombre de marques, de créateurs, et pas seulement Kanye West, appellent ça « saison 1 » et « saison 2 ». On peut penser que l’enjeu dans la mode, c’est de renouveler en permanence l’offre pour répondre aux aspirations potentielles, mais sans penser au consommateur pour autant, tout en étant efficace, en tant que développement durable, face au système, etc.
MB Mais c’est intéressant parce que le système en soi s’adapte aussi à ces notions précisément, c’est-à-dire qu’il y a des temporalités très inscrites dans les calendriers, qui sont un peu débordées, au sein des collections mêmes, par le fait qu’il y ait des assemblages qui s’adressent à la fois à un public qui serait très asiatique, à un public hémisphère sud et hémisphère nord à la fois, et que du coup au sein d’une collection il y a une espèce d’étiage très complexe d’éléments désynchronisés, mais qui finalement se re-synchronisent au sein d’une collection, et dont on sent bien que ça va dans le sens de cette complexité du système à pouvoir le suivre après, en termes de diffusion, de vente…
PM Oui, je vais rajouter un autre élément de complexité, pensant aux stratégies des maisons pour simplifier. Il y a les marques qui gardent le calendrier, qui collent avec le calendrier de la fashion week notamment, parce que ça va très bien pour X raisons, mais pour lesquelles les ventes – si on parle en mode féminine – les ventes dans les défilés vont représenter 20 ou 25 % de l’ensemble seulement. Or, les calendriers des collections tendent à s’avancer, à se décaler, donc c’est pour ça que les pré-collections se font de plus en plus en novembre ou début mai.
Ensuite vous avez une autre tendance qui consiste à réunir les collections au moment de l’homme et de la couture, d’où des candidatures en couture et d’où des co-éditions. Et on voit bien qu’il y a vraiment deux tendances. Parmi celles qui veulent faire ça au même moment, il y a celles qui veulent mettre l’homme et la femme en même temps, et ceux qui veulent mettre la femme et l’homme à des moments différents. Donc tout ça c’est des enjeux de temporalités. Nous, pour nous qui avons en charge la coordination de la fashion week, tout l’enjeu – et c’est vrai pour les camarades des autres fashion weeks italienne, new-yorkaises… – c’est de permettre cet éventail de modèles économiques sans pour autant que l’on aboutisse à une entropie excessive qui pourrait à terme se retourner contre les marques elles-mêmes.
MB Oui, dans une sorte de dérèglement de la proposition, saisonnale pour le coup, au sens d’automne hiver…
PM Absolument. Donc voilà en gros la situation. Après, sur la question du désir et du temps et de l’attente, c’est comme si, avec le see now buy now, on avait résolu d’un coup d’un seul, d’un coup d’adage, d’un coup de dés, la problématique du rapport du désir au temps, à l’attente. Celle de l’instantanéité. Mais, ce n’est pas neutre ce rapport à l’instantanéité. C’est aussi une tendance sociétale, dont Tinder et compagnie sont le modèle le plus explicite.
MB Oui, parce que dans l’instantané, il n’y a pas cette dimension d’exclusivité et d’adhésion ferme. La critique est difficile, parce que la critique c’est un temps différé, à l’écrit ; ça pose une parole qui serait dirigée pour ne pas dire idéologue. Par comparaison dans l’image il y a une mobilité, une fluidité qui tolère une complexité qui serait moins définitive…
PM Oui, mais d’un autre côté, il y a un besoin qui s’exprime, de voir des personnes qui sont suffisamment crédibles et que l’on a envie de suivre. Et ça, il y en aura de plus en plus et encore besoin. Je pense que ça peut être les créateurs, ça peut être aussi les mannequins, et ça peut être aussi les stars ou les critiques. Qui vont exister en tant que telles, des personnes que l’on écoute. Alors après, qu’est-ce qu’ils font de leur crédibilité, c’est là que l’on tombe dans le contemporain, c’est ce qui ne se mesure pas immédiatement. C’est la mesure de l’influence.
MB Oui, ça c’est le contemporain. Mais la critique n’est-ce pas justement dans la durée, dans la pérennité ?
PM Oui, mais pour qu’elle existe, il faut qu’il y ait une crédibilité. Ou alors il faut une crédibilité institutionnelle associée à une crédibilité intrinsèque… Et justement il faut les deux, il faut jouer cette carte-là pour ensuite la déplacer. Et sur le rapport au temps, il y a aussi tout un mouvement, que ce soit slow food, slow fashion, etc. Il y a une phrase que je cite souvent, que j’aime bien, c’est une phrase de Montherlant, qui dit : « un jour viendra, s’agissant de la vitesse et de la surenchère qui la conserve, la lenteur sera le seul moyen d’exprimer une certaine délicatesse. » Il répondait à Paul Morand sur la vitesse. Et c’est d’actualité. Ça renvoie à toute la question du temps, voir à toute cette accélération et sa perception, comme cela a déjà commencé il y a un siècle. Et là avec la troisième ou quatrième révolution industrielle selon le nom qu’on lui donne… Moi j’aime bien ce qu’écrit Hartmut Rosa sur tout ça. C’est un philosophe allemand qui écrit sur l’accélération du temps. C’est un héritier de l’école de Francfort. Donc les choses s’emballent, et il faut arriver à créer et avoir des points de repère par rapport à ces rythmes, au système dans sa globalité. Mais de toute façon, le système bouge, et de toute façon la révolution digitale fait évoluer les choses. J’ai participé à une table ronde en Italie, à Florence, au Pitti Filati4 pour échanger sur ces sujets.
MB Oui effectivement. Sur la révolution numérique pour l’industrie textile par exemple… et ce qu’elle avait apporté ou pas, ce qu’elle proposait comme leurre en termes d’efficacité ou de rapidité… Que dans le fond à part la question de l’imprimé, le digital n’a pas forcément tout modifié, que certes il a accéléré et parfois rendu possible des choses qui n’étaient pas tout à fait mécaniquement faisables auparavant… Les modifications réelles auront été la vitesse de reproduction de l’imprimé, et cette espèce de diffusion accélérée et continue. Après tout le reste est « tenu » par les considérations logistiques, c’est-à-dire le transport, la matière première…
PM La dimension high-tech est très importante. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut oublier l’aspect low-tech et med-tech. Les gros enjeux du med-tech, je travaille notamment sur cela, sont notamment toutes les problématiques de supply chain précisément associées à la med-tech et qui sont essentielles à la réalité du marché. Il y a la question de la traçabilité pour le coup, ce que l’on appelle la trade-tech.
MB Mais ça reste à l’état artisanal ?
PM La question du high-tech s’adjoint aux autres niveaux de technologies… Par exemple, un bijou que l’on peut imprimer en 3D, en 4D même, avec les formules évolutives etc. Donc il y a un mix de niveaux de différentes technologies. Et par ailleurs autre fait : les problématiques sensorielles, de toucher, de savoir-faire, etc. deviennent encore plus importantes avec le digital ; c’est assez incontestable.
MB Oui c’est un retour à une matérialité qui complète l’expérience.
PM Oui c’est ça, je dirais une sensorialité matérielle. Qui complète l’expérience.
MB Comment on discute cette fameuse notion de wearable et de saisonnalité ? Parce qu’avec la notion de portabilité, il y a quelque chose qui jouerait avec l’idée du confort ou d’une capacité du vêtement à s’accorder à des intempéries. Est-ce qu’elles ne sont pas finalement paradoxales par rapport à l’échelle du marché, ces notions ?
PM C’est très important le wearable. Mais tout l’enjeu, et ce n’est pas nécessairement compris dans la mode ou par les personnes qui s’en occupent… C’est que cela n’a pas de sens hormis pour le vêtement technique ou le vêtement de sport, que si c’est dans une logique de mode. Sinon, ça ne marche pas. Comme le vêtement durable… Tout à l’heure je suis passé par hasard dans un endroit que je connaissais à Saint-Honoré, et il y avait un showroom d’une quinzaine de marques engagées différentes, parmi lesquelles se trouvait la marque Veja. On voit bien qu’il y a chez eux une logique de mode. Une logique de mode ça veut dire une logique et émotionnelle et sensorielle, et sémiologique. C’est une logique pérenne. Sinon, ça ne marche pas. Sauf encore une fois, sur les modèles à considérations très techniques, où les fonctionnalités sont comprimées. Sinon c’est anecdotique, c’est un gadget. Et ça n’a plus de rapport avec le vêtement, ou à la mode.
MB Beaucoup de designers se fournissent dans le vintage. Et finalement, ils font avancer leur propre langage, en réhabilitant une saison, c’est-à-dire une époque, aussi…
PM Le vintage, c’est aussi une manifestation de la post-modernité. Mais je trouve que ça va presque au-delà aujourd’hui. C’est un aboutissement post-moderne, mais pas que… Il y a de la créativité dans le post-moderne, mais on voit bien qu’il y a une recherche de sens…
MB Il s’agit de convoquer les références sémiologiques comme vous disiez. Ou sociologiques. Ça, on le voit très bien avec Demna Gsavalia pour Balenciaga. Il a une manière d’aller chercher – on peut discuter de la justesse du style – des éléments sémantiques, et des signes aussi, qu’il ré-injecte purement et simplement dans ses collections… Et cela a à voir avec le vintage malgré tout… Alors pour terminer sur le système de la mode, tenue par une fédération, et au regard d’autres fédérations : quels sont vos rapports ? Comment discutez-vous entre vous et notamment de ces questions de calendrier ?
PM Oui, bien sûr on se parle, c’est pour ça qu’on a monté ce forum. Nous, en tout cas, pour ce qui nous concerne, on se parle et on échange sur tous ces sujets et d’autres que nous avons évoqués dans cette interview. Ça peut être des problématiques aussi assez voisines, parce qu’on est plus ou moins similaire les uns et les autres. Avec le système français, vous avez une fédération du prêt-à-porter féminin, du prêt-à-porter masculin, de la couture mais c’est plus le prêt-à-porter féminin qui a l’approche mode. Il y a aussi les maisons ou marques, la fédération de la maille, celle du textile, etc. C’est un système de coordination et de jonction, avec différentes fédérations, celle des enseignes et distributeurs… Pour les marques qui nous concernent, dans notre fédération sélective, ce sont les marques qui participent d’une manière ou d’une autre à la fashion week. Soit en défilant, soit en faisant une présentation. C’est-à-dire des marques du calendrier officiel. Et au fond on s’est dit à un moment que l’on pourrait faire d’autres choses, que l’on pourrait aller plus loin. Or, on ne peut pas tout mélanger. Ensuite, la question est de savoir jusqu’où peuvent aller nos défilés en termes de calendrier. En somme, ce qui rentrerait dans le calendrier ou pas, en termes d’activités et de représentation. Sachant que le calendrier ça peut être aussi bien des défilés que des présentations. On s’intéresse à de nouvelles formes, parce qu’il y a toutes les nouvelles typologies, ça bouge beaucoup, ce qu’on appelle par exemple les « 4 S », « S » de Sport, la rue Street, de la musique Sound, et puis cinéma, Screen, l’émergence de nouvelles formes créatives. Mais je dirais que, ici en tout cas, nos membres sont des membres auxquels on prête une créativité particulière et qui s’exposent sur la scène internationale par les moyens que nous avons évoqués. Au-delà des enjeux de transformation et de business modèles. Il y a une concurrence si l’on veut, enfin il y a une émulation. Mais quand on parle de la scène internationale, c’est là précisément que le regard international est fondamental. C’est là que la mondialisation est essentielle. Qu’elle est confortable, que cela a du sens, qu’elle est stimulante comme un positionnement, avec une visée, de l’espace, de l’oxygène, de la recherche.