La culture officielle de l’Union soviétique connaît dans les années 1960 un « tournant visuel1 ». Ce phénomène s’accompagne d’une ouverture parcimonieuse de l’accès à l’information concernant l’art occidental, de l’élargissement des limites de ce qui est admissible pour la photographie journalistique et des débats animés dans ce milieu, ainsi que d’un renouveau de la photographie amateur. Alors que l’on situe généralement la fin de cette période en 1968, année de l’intervention des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie2, le « retour à l’ordre » dans le domaine photographique – avec, notamment, la réaffirmation de la mise en scène et des sujets productivistes – advient quelques années plus tard3. La censure et la surveillance politique des processus artistiques n’ont quant à elles jamais faibli depuis le début du « dégel4 ». En Ukraine ils étaient renforcés par un double contrôle – régional et central – ainsi que par un principe d’interdiction préventive ubiquiste.
L’école de photographie de Kharkiv se forme dans ce contexte, nourrie, d’un côté, par la déception de voir se refermer une parenthèse de liberté relative et, de l’autre, par le rejet de l’hégémonie des formes vides, stériles et répétitives dans la culture visuelle soviétique5. Vers 1971, un groupe de jeunes photographes, constitué majoritairement de personnes exerçant la profession d’ingénieur, fonde, dans le cadre d’un club tout à fait officiel6, un groupe nommé Vremia (Le temps). Ses participants – Anatoliy Makiyenko (né en 1949), Oleg Maliovany (né en 1945), Boris Mikhaïlov (né en 1938), Evgeniy Pavlov (né en 1949), Jury Rupin (né en 1946), Oleksandr Sitnichenko (1948-2018), Oleksandr Suprun (né en 1945) et Gennadiy Tubalev (1944-2008) –, résolument décidés à rompre avec les expressions de la photographie officielle et les normes esthétiques diffusées par les critiques établis, ont exprimé, avec la « théorie du coup de poing », l’idée que leurs photographies devaient affecter, heurter, bouleverser leurs spectateurs.
Phénomène artistique marquant durablement le développement de la photographie en Ukraine, le groupe Vremia est cependant éphémère. Limitée à quelques années seulement, son activité publique a consisté essentiellement en l’expédition collective d’ensembles de photographies – communément appelés « collections » – aux salons internationaux de la photographie organisés par la Fédération internationale de l’art photographique7. En premier lieu, le groupe a constitué pour ses membres un espace pour échanger en toute sécurité sur les questions de principe : la nécessité de développer un nouveau langage photographique, adapté à l’époque ; l’impératif d’élargir les possibilités du médium, limité par les dogmes esthétiques et idéologiques ; le désir de changer le statut du photographe, alors déconsidéré socialement.
En 1975, le scandale qui éclate autour d’une « collection » expédiée à l’étranger et surtout, selon Rupin, la découverte par les autorités de sa photographie La Nuit (fig. 1) conduisent à la fermeture du club régional de photographie. Cet acte de censure, qui mit fin à la « première période » de Vremia8, ne fut pas l’unique mené à l’encontre des photographes. À la fin des années 1960, Boris Mikhaïlov est licencié de l’usine où il était employé à cause de ses nus, découverts par le KGB sur son lieu de travail. Durant les années 1970, selon les témoignages de Suprun, Rupin et Maliovany, les photographies qu’ils envoyaient à l’étranger étaient régulièrement retournées, perdues ou endommagées par les agents de la poste. La seule exposition publique du groupe, en 1983, à la Maison des scientifiques de Kharkiv, fut fermée le soir même de son ouverture. Malgré sa brièveté et son caractère rétrospectif, l’événement a eu un impact historique. Alors que Rupin y a explicité en public la « théorie du coup de poing » comme l’idée que leurs photographies devaient frapper le spectateur comme un « coup de poing », plusieurs représentants de la deuxième génération du mouvement, qui trouva son nom quelques années plus tard9, étaient présents parmi l'auditoire10. Certains d’entre eux, apparaissant sur la scène artistique de la ville tout au long des années 1980, revendiquent ouvertement une filiation avec Vremia – Viktor Kochetov (1947-2021), Sergiy Solonsky (né en 1957), Roman Pyatkovka (né en 1955) et Igor Chursin (né en 1962) –, alors que d’autres -s’opposent vivement à son héritage – le groupe Gosprom : Misha Pedan (né en 1957), Volodymyr Starko (né en 1956), Igor Manko (né en 1962), Leonid Pesin (né en 1956), Boris Redko (né en 1959), Kostyantyn Melnyk (né en 1960) et Sergey Bratkov (né en 1960). Néanmoins, la protestation contre l’esthétique dominante, l’impératif du « non » consacré par la « théorie du coup de poing », est un point fondamental qui marquera durablement les différentes générations de l’école de Kharkiv, jusqu’aujourd’hui.
L’esthétique négative
Ville provinciale, industrielle et universitaire éloignée des grandes capitales culturelles, le Kharkiv soviétique n’était pour autant ni hermétique ni ostracisé. Dès les années 1960, les photographes de Kharkiv profitent de l’accès aux revues photographiques en provenance de pays socialistes11, des échanges informels entre les clubs de photographies et des voyages à travers l’Union soviétique, notamment dans les pays baltes. À la fin de cette décennie, c’est l’œuvre du photographe lituanien rebelle Vitas Luckus, dont la collection est parvenue à Kharkiv, qui fait école pour la photographie du « non », de l’esthétique négative auprès de Vremia12. Au-delà de la représentation de la laideur, de ce qui est pénible, répulsif ou douloureux, l’esthétique négative adopte l’écart par rapport à la règle explicite ou tacitement admise et rejette les tabous aussi bien sociaux qu’artistiques. « Tout écart, même minime, par rapport à ce qui était officiellement accepté, tombait pour moi dans la catégorie des “coups” – contre les significations et les formalités alors acceptées. C’était une manifestation de ma position citoyenne dans la photographie13 », écrit Mikhaïlov. Dans son livre de souvenirs sur les années Vremia, Rupin désigne à son tour la démarche contre les conventions de l’art officiel comme une base commune permettant la coexistence d’esthétiques et d’approches diverses au sein d’un même groupe14.
Alors que l’imprécision de l’article du Code criminel soviétique pénalisant la production d’images pornographiques permet aux censeurs de placer dans cette catégorie toute représentation de la nudité15, celle-ci occupe une place privilégiée dans la production de l’école de Kharkiv. Tant le sentiment de transgression des interdits que la recherche de l’expression d’une intimité exclue de l’univers régi par l’uniformisation collective motivent le recours à la nudité dans les photographies des années 1960 et 1970 de Mikhaïlov. Dans les séries réalisées à cette époque, il place ses modèles, amis et amantes, aussi bien dans le contexte intime et privé des habitations soviétiques que dans des espaces extérieurs, urbains ou champêtres, interrogeant l’opposition communément admise entre les domaines privé et public. La photographie amateur, exclue de toute visibilité publique, lui sert alors de référence esthétique principale. Si cette orientation n’est pas immédiatement suivie par ses collègues, à partir du milieu des années 1980, Pyatkovka fait de la vie dans les logements privés soviétiques son axe de travail privilégié (fig. 2).
En 1972, Pavlov réalise une série qui produit un coup de tonnerre dans le milieu des photographes de Kharkiv. Intitulée Violon, elle comporte des images montrant un groupe des jeunes hommes imprégnés d’une vision fantasmée du mouvement hippie américain, nus, accomplissant une action considérée par l’historienne de l’art Tetiana Pavlova comme « le prototype d’un happening16 » dans le contexte de l’Ukraine soviétique. Publiée peu après dans la revue polonaise Fotografia17, Violon confronte différents formats et modes de prise de vue dans une logique sérielle et fictionnelle presque cinématographique. Si l’environnement pastoral renvoie à la vision d’une Arcadie paisible, l’intention de l’artiste et l’impact de l’œuvre sont éminemment subversifs. Pavlov a pu observer une certaine théâtralité dans l’œuvre de Luckus, mais le travail méthodique sur le corps masculin et la représentation franche de sa nudité, hors de tout contexte légitime pour la culture soviétique (événements sportifs, travail physique, procédures hygiéniques) est exceptionnel aussi bien pour la photographie officielle que pour celle de l’underground.
Les travaux d’autres membres de Vremia – Maliovany, Rupin, Tubalev – laissent transparaître une esthétique paradoxale, mêlant héritage du surréalisme international, aspiration pictorialiste au rapprochement entre photographie et arts graphiques, connaissance des expérimentations du mouvement allemand de la Subjektive Fotografie et contact direct avec la photographie « métaphorique » qui se développe, avec une acceptation mitigée de la critique18, durant les années 1960-1970 en Union soviétique. En rupture avec l’iconographie soviétique de la travailleuse ou de la mère, les corps féminins dans ces œuvres sont d’avantage érotisés et objectifiés, servant pour leurs auteurs de prétexte à l’expérimentation plastique et à l’expression métaphorique.
Chacun des cinq photocollages monochromes qui composent la série Gravitation (1976), de Maliovany, est centré sur une ou plusieurs figures nues, courbées, assises par terre au milieu d’un univers hostile et dépeuplé. L’action se déroule dans un lieu imaginaire et apocalyptique, où les éléments naturels font rage et où dominent les paysages désertiques, rocheux ou cosmiques. Alors que les critiques officiels saluent les représentations de l’« homme de travail dans les conditions de la société socialiste19 », les personnages de Gravitation ne se réfèrent ni à une personne spécifique, ni à son rôle social. Dépourvus de réalité physique, les corps dénudés expriment la fragilité humaine, permettant au photographe de transmettre des messages prémonitoires proches de ceux de la science-fiction d’avertissement qui se développe depuis le début des années 1960 en Union soviétique20. Objet de critiques aussi bien pour son « formalisme21 » que pour sa représentation de la nudité, l’œuvre de Maliovany fait l’objet d’une interdiction tacite d’exposition en dehors du territoire soviétique l’année même de création de Gravitation.
Depuis l’époque de l’avant-garde historique, la photographie occupait une place privilégiée dans le système de propagande soviétique. Son appropriation par l’État a d’ailleurs joué un rôle dissuasif pour la plupart des artistes non conformistes des années 1970, peu enclins à investir ce médium22. Transmis notamment dans les articles de Sovietskoye foto, le discours dominant sur la photographie insistait sur sa fonction d’instrument didactique, transmettant des messages clairs, univoques et idéologiquement appropriés. S’exposant à la critique pour le formalisme, les photographes de l’école de Kharkiv défient cet impératif de transparence, construisant des œuvres complexes, aux sens multiples, empêchant le regard du spectateur de consommer ces photographies comme des affiches de propagande.
Le collage devient ici une méthode courante permettant d’exposer au spectateur un questionnement sur la nature de l’image. Ainsi fonctionne le « photocollage hyperréaliste » de Suprun qui brouille les échelles, mettant en scène les environnements claustrophobiques et impersonnels des espaces urbains – Confession de l’urbaniste. Affection (1975), Œufs (1986), Avec un ami (1988) – ou soulignant la beauté énigmatique et troublante de la nature – Rencontre (1979), Muguets (1975 ; fig. 3).
Employée par Mikhaïlov à la fin des années 1960, la méthode des « sandwiches », consistant en la superposition, au départ fortuite, puis délibérée, de multiples diapositives en couleurs, permettait de créer des images polysémiques, voire des messages cryptés. Appliqué à des sujets proscrits, ce langage brouillé caractériserait, selon le photographe, l’époque dans son ensemble23. D’autres photographes de l’école de Kharkiv – Maliovany, Pavlov, Pyatkovka – s’essayent à ce dispositif, en adoptant des approches plurielles. Chez Mikhaïlov, les corps se dissipent dans des objets et des situations banales, créant à la fois un effet d’absurdité et d’incongruité ainsi qu’une reconnaissance d’une expérience tangible et corporelle. On y retrouve des références à l’iconographie soviétique, ainsi que des vues de la foule superposée à des corps nus qui ne sont jamais neutres ni apolitiques. Les superpositions de Maliovany manifestent plutôt un intérêt pour les effets de juxtaposition des couleurs, des formes et des ombres. Les corps sont érotisés et l’univers représenté renvoie davantage à l’imaginaire, à un rêve, qu’à la réalité.
Photographie subjective
Si le dégel apporte un certain assouplissement des canons artistiques, le maintien du réalisme socialiste comme référence n’est pas remis en cause. Face à cette conception originellement contradictoire, un « compromis bâtard » entre l’esthétique du réalisme intuitiviste et l’impératif politique « volontariste24 », les critiques de photographie sont frappés par l’incapacité d’en donner une définition rigoureuse. Alors que les poncifs de « ideinost » (charge d’idées) et « partiinost » (esprit de parti) issus des autres domaines artistiques rappellent le lien obligatoire entre la forme artistique et son contenu idéologique, une série de termes positifs et transhistoriques, utilisés comme des synonymes descriptifs – la « photographie de la vie », instantanée, directe, documentaire, utilisant la « technique réaliste », montrant l’« authenticité » et la « réalité non mise en scène25 » – précisent le contenu doctrinal, spécifiquement en photographie. Le postulat de l’objectivité intrinsèque du photoreportage soviétique, sa valeur de document fiable, est érigé en dogme absolu, découlant à la fois de la nature même de la technique et de la conscience politique de son auteur26. Pourtant, au fur et à mesure que la photographie officielle, comme le discours autoritaire tout entier, se fige dans des formes stéréotypées invariables27, l’idée de la correspondance parfaite entre la photographie et le réel apparaît compromise.
Dès le début des années 1970, les membres de Vremia s’opposent à la doctrine officielle, nécessaire au bon fonctionnement de l’idéologie, mais stérile du point de vue artistique. Leur photographie, comme celle de la deuxième génération de l’école de Kharkiv, se positionne alors comme une tentative véritablement subversive, malgré l’absence de contenu ouvertement dissident, de s’opposer à la production des simulacres idéologiques et d’assumer une vision subjective. Toute une panoplie de techniques expérimentales – photocollage, photomontage, double exposition, sandwich, solarisation, coloration des épreuves à la main, postérisation, équidensités de Maliovany, recours aux lentilles déformant la perspective – est alors employée afin de prouver que la photographie peut également exprimer l’imaginaire et l’intériorité subjective.
Les livres photographiques faits à la main par Mikhaïlov à partir de 1982, peu après sa rencontre avec Ilya Kabakov, artiste affilié au milieu des conceptualistes de Moscou, ouvrent un nouveau chapitre dans cette recherche. La série Viscosité (1982) est composée de photographies monochromes, parfois teintées en sépia, parfois manuellement rehaussées de couleurs. Contrecollées sur des feuilles de papier, elles sont accompagnées d’inscriptions manuscrite exprimant des confidences. Le principe de la mise en relation entre un texte subjectif et la photographie est exploré par Mikhaïlov dans les œuvres suivantes, notamment la série Luriki (1971-1985), alors que le projet Dissertation inachevée (1984) présente la forme la plus aboutie du livre photographique-journal intime (fig. 4). Mikhaïlov y émet des réflexions philosophiques, dialoguant avec les énoncés de penseurs et d’amis proches, tout en inscrivant çà et là des remarques très banales relevant de son quotidien. Alors que les journaux illustrés utilisent les légendes des images pour limiter et orienter leurs significations, Mikhaïlov crée un hiatus, une non-corrélation.
Plusieurs photographes de l’école de Kharkiv font appel, durant les années 1980, à la capacité de la photographie d’exprimer la subjectivité, dans une tentative de réappropriation du réel. Alors que Vremia a cessé son activité depuis plusieurs années, l’un de ses membres, Makiyenko, s’intéresse, à partir de 1987, aux paysages invisibles et banals, ainsi qu’à l’environnement « non compositionnel28 » de son quartier natal. Ancienne cité ouvrière investie par les rêves de l’utopie socialiste29, la périphérie de Kharkiv dans laquelle il a grandi se caractérise à la fin des années 1980 par des rangées infinies de bâtiments modulaires uniformes et par la grisaille générale du paysage. En surmontant l’écart entre photographies objective, réaliste et subjective, Makiyenko documente ce qui n’a jamais été considéré comme digne d’attention : des flaques d’eau et les morceaux de façades d’immeubles qui s’y reflètent, le linge qui sèche directement dans la cour commune, des lignes de piliers tordus qui encadrent les rares zones de verdure envahies par la mauvaise herbe, transformés à travers sa caméra en une « poésie de clôtures en béton armé30 ». Cette nouvelle photographie documentaire, orientée vers l’espace urbain, investie d’un vécu personnel et des recherches de signes singuliers dans le banal, est également pratiquée par les membres du groupe Gosprom (fig. 5). Opposée à la démarche de la génération précédente, considérée comme intrusive et esthétisante, son apparition fait probablement suite à l’abandon par Mikhaïlov, figure d’autorité dans ce cercle, des expérimentations formelles et techniques, afin de se tourner vers la photographie « moyenne », anonyme et grise.
L’amateur contre le photoreporter
Dans la hiérarchie des genres soviétique, le photoreportage journalistique occupe une place majeure. Loué en vertu de son utilité pour le peuple, par sa valeur documentaire et idéologique, il est érigé comme un modèle à suivre. Le photoreporter est ainsi considéré comme le seul professionnel de ce médium, opposé au photographe « technique » et « amateur ». Depuis le milieu des années 1960, la pratique photographique des membres de l’école de Kharkiv se place en opposition radicale par rapport au langage et aux principes du reportage journalistique soviétique, dont ils s’attachent à déjouer les règles. Dans La Série d’archives créée en 1988 sur la base de photographies prises depuis 1965 (fig. 6), Pavlov souligne les imperfections techniques qui apparaissent inévitablement sur les matériaux soviétiques défectueux – rayures, poussière, taches de lumière. Refusant la pratique essentielle de la photographie professionnelle consistant en un nettoyage, souvent invasif, des épreuves, il apprécie la photographie dans sa matérialité complète, considérant ces traces aléatoires comme les marques de « poussière de l’univers31 ».
Afin de renouveler le langage photographique et d’élargir leur répertoire de pratiques, les membres de l’école de Kharkiv, suivant l’exemple de Mikhaïlov, se tournent vers l’esthétique de la photographie amateur. Alors que, durant les années 1960, les appareils photographiques deviennent progressivement accessibles au plus grand nombre, la pratique de la photographie privée fait son grand retour dans les foyers soviétiques. Ce processus est pourtant irrégulier et ne couvre pas les territoires les plus éloignés des centres urbains, où un autre type d’imagerie photographique populaire subsiste et prospère. Appelées « luriki », ces images sont réalisées à partir de photographies rares et de petite taille, d'images de passeport voire de portraits posthumes. Agrandies, peintes à la main à l’aide d’un colorant à l’aniline aux couleurs éclatantes, agrémentées selon la fantaisie du commanditaire, contrecollées sur un support rigide, encadrées et placées dans les espaces d’apparat des foyers particuliers, elles témoignent d’un véritable goût, d'une « vérité populaire32 » exclue de toute visibilité publique. Dans les années 1970 et 1980, Kharkiv est l’un des centres importants de cette industrie clandestine, organisée selon les règles de l’économie parallèle, et plusieurs représentants de son école – Mikhaïlov, Rupin, Kochetov et Pyatkovka – y sont engagés pour gagner leur vie.
Au début des années 1970, Mikhaïlov est le premier créateur issu de ce milieu à réemployer les photographies vernaculaires pour sa pratique artistique, créant à l’aide de ces images naïves un « album de famille » soviétique (fig. 7). Quelques années plus tard, il emploie l’esthétique tapageuse et enfantine des luriki pour détourner de façon ironique et parodique les symboles forts du régime en place : réunions partisanes, défilés, discours et autres rituels de la vie politique provinciale (série Sots art, 1975-1985). Les composants de ces projets – récupération de photographies anonymes, coloration d’épreuves en teintes éclatantes, appropriation de l’iconographie vernaculaire et politique – seront réexaminés dans les projets d’autres photographes de Vremia et de l’école de Kharkiv.
Faisant figure d’exception dans ce mouvement photographique, Kochetov travaille, durant les années 1970 et 1980, comme reporter professionnel pour le compte de journaux et de diverses entreprises, dont la direction méridionale des chemins de fer. Voyageant à travers l’Union soviétique, il prend, dans le cadre de ses missions, des photographies qu’il ne montre jamais à sa direction, mais qu’il réutilise dans sa pratique privée. Aussi bien dans ses panoramas vertigineux que dans les images doubles, l’esthétique des luriki, ce « folklore photographique33 » relevant de la culture populaire, est devenue, à la fin des années 1970, sa méthode artistique principale. Les photographies des moments « non approuvés34 » et non censurés, documents de la vie publique ou de son histoire intime et familiale, déploient alors des qualités carnavalesques et parfois hallucinatoires, défiant à la fois la langue stéréotypée du reportage officiel et la pompe du discours autoritaire (fig. 8).
Dans la Dissertation inachevée, Mikhaïlov se tourne vers une autre expression de la photographie populaire, qui traverse déjà ses séries des années 1960 et 1970 : la prise de vue amateur, n’aspirant ni à la perfection technique ni au sublime artistique, cherchant à enregistrer un honnête moment de joie, à immortaliser les êtres qui lui sont chers, à documenter son environnement proche. Bravant alors la recherche d’effets spectaculaires, il s’oppose à l’attraction de la « beauté » inhérente à la fois à la culture visuelle officielle et à la pratique artistique de la photographie qui caractérisait les recherches de Vremia pendant la décennie précédente. À cette époque où « la “belle” photographie documentaire n’opprimait pas moins que la photographie documentaire de ce qui est “beau”35 », cette photographie grise et « ratée », dialoguant avec un texte subjectif, assume également la tâche de correspondre parfaitement à une réalité qui possèderait les mêmes caractéristiques.
Alors que la première vague de photographie amateur en Union soviétique dans les années 1920 était intrinsèquement liée à la commande d’État et à la production d’images de propagande36, le nouveau tournant que prend le mouvement amateur dans les années 1960 ouvre, paradoxalement, la voie à une photographie indépendante et expérimentale. Issue de ce mouvement, l’école de Kharkiv en est un exemple exceptionnel tant par ses positions radicales assumées que par l’ampleur des méthodes développées et par leur incidence sur la photographie contemporaine. À partir du début des années 1970, Kharkiv constitue un laboratoire, une fonte des mouvements aussi divers que l’école de photographie lituanienne et l’œuvre de Luckus, rebelle au sein de ce groupe, la photographie « métaphorique » soviétique, la Subjektive Fotografie allemande, l’Antyfotografia polonaise, mais aussi le cinéma « poétique » soviétique des années 1960-1970 ou encore le conceptualisme de Moscou. Il s’agissait, pour cette génération, de réinventer la photographie, quasi absente de la pratique privée à l’époque précédente, bornée par l’asservissement à la propagande, l’impératif de transparence, le dogme de l’objectivité et les interdictions multiples.