En 988, Vladimir, prince de Kiev, reçoit de Byzance le baptême à Cherson, en Crimée, capitale du thème administratif et militaire byzantin de Chersonèse, puis c’est au tour de son peuple tout entier, à Kiev, sur les bords du Dniepr1. Vladimir épouse Anne, une princesse byzantine, sœur des empereurs Basile II et Constantin VIII. C’est de Byzance et de Constantinople que Kiev, située à l’orient de l’Europe et au septentrion de Byzance, reçoit les premières leçons d’un art chrétien qui se développe rapidement dans les différents territoires de la Rus’ de Kiev, au nord-est de l’Europe, entre la mer Baltique et, au sud, les abords de la mer Noire.
La ville de Kiev est située sur un rebord escarpé de la rive droite du Dniepr, dominant la plaine qui s’étend de l’autre côté du fleuve vers l’est. Bien avant la conversion, Kiev était déjà un site urbanisé, comme l’ont révélé les fouilles conduites dans la seconde moitié du xxe siècle. Elles ont mis au jour, comme plus au nord celles de Novgorod, des vestiges de bâtiments construits en bois et ont confirmé une occupation ancienne du site2. Un noyau s’est développé à partir du viie siècle comme une étape sur l’une des voies principales de communication et de commerce reliant la Méditerranée via la mer Noire et le Dniepr à la Baltique, la célèbre route des Varègues aux Grecs, au long de laquelle se côtoient populations slaves et baltes autochtones ainsi que des Scandinaves ou Vikings qui s’y sont établis. Ces populations sont en contact avec Byzance et Constantinople, mais aussi avec l’Occident latin par la Baltique, avec les communautés juives de l’Empire khazar, entre Volga et Caspienne, avec les Bulgares de la Volga et, plus lointainement, avec les marchands et voyageurs arabes de Bagdad.
Cette réalité donne quelque consistance au Récit des temps passés ou Chronique de Nestor, le premier monument de la littérature slave mis en forme à Kiev vers 1110-1117, qui retrace l’histoire de la Conversion et la geste des princes de Kiev depuis les temps les plus reculés jusqu’au règne de Vladimir Monomaque (1113-1125)3. Selon le Récit, le prince Vladimir se serait d’abord entretenu avec des représentants de l’islam, du judaïsme et même des envoyés du pape – le Récit est composé après le schisme de 1054 – avant d’adopter le christianisme venu de Byzance, convaincu que la splendeur du culte grec est supérieure à toute autre.
Dès le début du xe siècle, Constantinople et l’Empire byzantin dominent les relations de Kiev avec le monde extérieur. Le Récit des temps passés s’en fait l’écho. Il ancre Kiev dans le christianisme le plus ancien, en rapportant la légende d’un voyage prémonitoire de saint André, l’apôtre de l’Église de Constantinople, qui serait venu de Sinope jusque sur le site futur de la ville planter une croix4, épisode matérialisé aujourd’hui encore par l’église Saint-André, chef-d’œuvre de Rastrelli et de l’art baroque achevé en 1754 qui domine majestueusement le Dniepr. Le Récit décrit avec précision la route des Varègues aux Grecs. En miroir des sources grecques, il est scandé, dans les étapes de la Conversion, par les traités conclus avec les Byzantins en 907 ou 911, en 944 et en 9715.
Le Récit s’attache aussi à la description des mœurs païennes des princes de Kiev et des populations. Pourtant, le christianisme a déjà pénétré à Kiev au cours du xe siècle. Le Récit atteste l’existence d’une communauté chrétienne dans la ville au moment du traité de 944, et même d’une église à son usage dédiée à saint Élie6. Ce premier édifice chrétien par ailleurs inconnu, probablement construit en bois, est figuré de façon conventionnelle au xv e siècle dans la Chronique Radziwiłł, le plus ancien manuscrit illustré du Récit des temps passés7 (fig. 1). L’église, couronnée d’une petite coupole sur tambour, offre à la vénération des fidèles une icône disposée sur une podéa ornée de la Croix victorieuse, tandis que des païens, à droite, adorent le dieu du tonnerre et de la guerre Péroun, juché sur une colonne cantonnée d’armes. Des croix montées en pendentifs ont été retrouvées à Kiev et sur le territoire de la principauté dans des contextes archéologiques du xe siècle, sans que l’on puisse affirmer qu’elles sont un signe réel de christianisation ou de simples amulettes qui, d’ailleurs, côtoient dans les sépultures des objets de tradition païenne et même des dirhems8. Enfin, la princesse Olga, grand-mère du prince Vladimir, a reçu le baptême à l’occasion de son séjour à Constantinople au milieu du xe siècle, un événement rapporté par le Récit et représenté dans la Chronique Radziwiłł9 mais aussi consigné dans les annales byzantines et figuré dans la célèbre Chronique grecque illustrée de Jean Skylitzès, aujourd’hui conservée à Madrid10. En 1200, lorsque le pèlerin Antoine de Novgorod visite les sanctuaires de Constantinople, il ne manque pas de signaler une grande patène en or ourlée de perles, enrichie au centre d’une pierre précieuse sculptée d’une image du Christ que la princesse Olga, à l’occasion de son baptême, avait déposée au trésor de Sainte-Sophie11. Ce sont autant de signes de pénétration du christianisme à Kiev et dans les territoires des princes de Kiev avant la conversion de Vladimir en 988.
Fig. 1. Chronique Radziwiłł, xve siècle, manuscrit, Saint-Pétersbourg, bibliothèque de l’Académie des sciences de Russie (ms. 34.5.30), fo 26v (détail).
À l’issue du baptême, Vladimir emporte avec lui de Cherson à Kiev un butin considérable, ainsi que des reliques de saint Clément, évêque de Rome exilé et martyrisé à Cherson sous Trajan, et de l’un de ses disciples12. Il emmène aussi des membres du clergé local qui, avec les prêtres grecs qui accompagnent la jeune princesse, forment un premier clergé et mettent en œuvre à Kiev et dans toute la principauté le christianisme. Moins de dix ans plus tard, en 998, le patriarcat de Constantinople établit à Kiev une métropole ecclésiastique, la métropole de Rhôsia, dont les titulaires sont presque tous grecs, riche d’une dizaine d’évêchés à la fin du xie siècle, qui parachève l’installation du christianisme et renforce définitivement les liens spirituels de Kiev avec la ville impériale13.
Aussitôt, Kiev connaît un essor inédit avec la construction de nombreuses églises14 qui ponctue jusqu’à l’aube du xiie siècle le Récit des temps passés. Dès sa conversion, Vladimir ordonne de « construire des églises et de les élever sur les emplacements mêmes où se dressaient les idoles », telle celle dédiée à saint Basile « sur la colline où se dressait l’idole de Péroum15. » Elles sont construites en bois16, matériau traditionnel relativement facile à utiliser. Dans la citadelle qu’il aménage, en revanche, Vladimir fait édifier la première église maçonnée, l’église de la Dîme, ou Dessiatinnaia (fig. 2), à laquelle il attache un dixième de ses revenus. Dédiée à la Mère de Dieu, elle est consacrée en 996. Proche du palais princier, elle est au cœur de la vie politique et religieuse. Sous le règne de son fils Iaroslav (1015-1054) sont élevées dans l’enceinte de la ville alors considérablement agrandie et dotée, dans une association « symbolique » avec Constantinople, d’une Porte dorée monumentale couronnée d’une chapelle17, la cathédrale Sainte-Sophie, entreprise en 1037, l’un des édifices emblématiques de la ville, et les églises monastiques aujourd’hui disparues de Saint-Georges et de Sainte-Irène18. Sous les successeurs de Iaroslav sont construites des églises dédiées à saint Pierre, à saint Paul, à saint André et à saint Dimitri puis, au début du xiie siècle, les églises de Saint-Michel-aux-Coupoles-d’or19 et de Saint-Théodore.
Fig. 2. Kiev, église de la Dîme (Dessiatinnaia), xe siècle, plan.
Aux abords de la ville, plusieurs monastères sont aussi construits, notamment, avant 1051, celui du Sauveur de Berestovo associé à une résidence princière au sud de la ville où Vladimir meurt en 1015 et, tout proche, le célèbre monastère des Grottes, fondé en 105120. Enfin, plus au sud, le monastère de Saint-Michel de Vydoubytchi est établi en 1070 et son église consacrée en 108821, tandis que le Récit mentionne encore en 1108 l’achèvement de la coupole de l’église de la Vierge du monastère de Klov élevée par un abbé des Grottes22. En même temps, des églises sont édifiées sur tous les territoires de l’État kiévien au xie siècle, à Novgorod, Polotsk, Tourov, Rostov, Mourom, Volodymyr en Volhynie, Tmoutarokan… et dans les villes nouvellement fondées, comme Belgorod, Pereiaslav, Vyshgorod ou Tchernihiv… On est presque tenté de rapprocher cette fièvre de construction du « blanc manteau d’églises » qui, au même moment, selon Raoul Glaber, l’historien du règne du roi Robert le Pieux, recouvre la France et l’-Italie. Un chroniqueur allemand, Thietmar, évêque de Mersebourg, avance même le chiffre de plus de quatre cents églises debout à cette date à Kiev23.
Il ne reste plus aujourd’hui de la Dessiatinnaia, consacrée en 996, ruinée par les Mongols en 1240, que des vestiges arasés au sol retrouvés à l’occasion de plusieurs campagnes de fouilles depuis le xixe siècle24. Construite en pierre et en briques et non plus en bois, elle était l’œuvre de maîtres grecs que le Récit, d’ailleurs, cite comme tels25 et qui ont pu venir de Constantinople, de Grèce, des Balkans ou de Crimée. Des briques avec estampilles grecques ont également été retrouvées sur le site. Le plan, dont la lecture est compliquée par les vestiges archéologiques, était à l’origine, semble-t-il, celui des églises byzantines de la période moyenne dites en « croix grecque inscrite » avec coupole centrale, dotées d’un chevet tripartite formant le sanctuaire proprement dit avec, de chaque côté, le diaconicon et la prothesis. Ses dimensions, comme dans ces édifices, étaient relativement mesurées, la coupole n’excédant pas cinq mètres de diamètre. La Dessiatinnaia comportait en tout cas trois nefs. Elle était entourée de galeries, de date incertaine, et pourvue à l’ouest d’un double narthex, portant ses dimensions à plus d’une trentaine de mètres de longueur comme de largeur. L’église fut en partie reconstruite et son plan remanié après un incendie survenu en 1039, rendant aléatoire toute tentative de restitution des volumes primitifs26. Au-delà des incertitudes, on peut néanmoins suggérer une parenté au moins symbolique avec les églises palatines de Constantinople, comme la Néa Ekklesia ou « Nouvelle Église » édifiée par Basile Ier vers 880, que distinguaient ses coupoles couvertes de métal doré, ou la chapelle du Phare, une église elle aussi au plan en croix grecque inscrite avec galeries, ou encore avec d’autres fondations impériales de la capitale byzantine, comme l’église haute du Myrélaion, chapelle d’un palais édifié par Romain Ier Lécapène vers 920, destinée à recevoir les sépultures de la famille du souverain27. Ce fut d’ailleurs la destinée primitive de la Dessiatinnaia, puisque Vladimir y fit transférer les restes de la princesse Olga, sa grand-mère, avant que l’édifice reçoive en 1015 la sépulture du prince, auprès de celle de sa première épouse, la princesse byzantine Anne, morte en 1011.
Comme les églises byzantines, la Dessiatinnaia était pourvue d’éléments architectoniques – chapiteaux, linteaux, encadrements de porte – en pierre mais aussi en marbre, matériau nécessairement importé par bateau de Byzance ou extrait des monuments antiques de Cherson. C’est d’ailleurs de Cherson, selon le Récit, qu’auraient été rapportés des chevaux de bronze monumentaux qui avaient été placés aux côtés de l’église et étaient encore visibles au début du xiie siècle28. Les restes d’un atelier travaillant une pierre locale et le marbre importé ont aussi été retrouvés au voisinage de l’édifice au début du xxe siècle29. L’édifice était pourvu d’un pavement en opus sectile de marbre blanc de Proconnèse et vert antique ainsi que de schiste local, enrichi de porphyre ou de pierre teintée, de céramique et de verre coloré exhumé par les fouilles dès le début du xixe siècle30. Des débris de mosaïque ont aussi été retrouvés sur le site et les murs avaient reçu un décor à la fresque. Quelques fragments peints découverts à l’occasion des fouilles successives, indépendamment de leur caractère extrêmement lacunaire et de leur date incertaine, sont l’œuvre d’un pinceau grec ou, du moins, de peintres rompus aux techniques grecques31.
C’est sous le règne de Iaroslav le Sage (1019-1054) que le plus brillant édifice de Kiev, et l’un des plus remarquables de l’art chrétien médiéval, est construit : la cathédrale Sainte-Sophie, dédiée comme Sainte-Sophie de Constantinople à la Sagesse divine (fig. 3 et 4). L’édifice est entrepris en 1037 pour abriter le siège du métropolite dans la ville nouvellement agrandie par Iaroslav32. Elle est élevée, comme elle se trouve encore de nos jours, à l’intérieur d’un vaste enclos abritant les autres bâtiments du palais et de l’administration épiscopale. L’édifice du xie siècle est aujourd’hui presque entièrement dissimulé à l’extérieur sous un habillage baroque entrepris à la fin du xviie siècle. L’intérieur, en revanche, a conservé en majeure partie la splendeur de l’édifice construit par Iaroslav, avec ses décors de mosaïques et de fresques33.
Fig. 3. Kiev, cathédrale Sainte-Sophie, xie siècle, plan.
Fig. 4. Kiev, cathédrale Sainte-Sophie, vue de 2017.
Le plan présente plusieurs singularités qui font de Sainte-Sophie un monument proprement unique, presque aussi ambitieux dans ses dimensions que pouvait l’être l’église des Saints-Apôtres de Constantinople, l’un des grands édifices aujourd’hui évanouis de la capitale byzantine élevé sous Constantin le Grand. La conception en est cependant tout autre. Inscrite dans un rectangle de plus de 50 mètres sur près de 40, elle présente une variation inédite sur le plan en croix grecque avec coupole inscrite. Ce plan transparaît au cœur des cinq nefs juxtaposées qui se dirigent vers cinq absides et dont la plus large, au centre, est couverte d’une haute et grande coupole de 7,5 mètres de diamètre. Le type byzantin est bien reconnaissable, mais ici porté à des dimensions inhabituelles avec une multiplication des nefs inusitée dans l’architecture byzantine34. Les nefs latérales sont en outre pourvues de tribunes et le tout est entouré au nord, à l’ouest et au sud de doubles galeries, les plus larges vers l’extérieur ajoutées dans un second temps. L’ensemble contribue à une division spatiale singulière, tandis que douze coupoles plus petites entourent la coupole centrale, comme les apôtres le Christ, formant une composition ascensionnelle très particulière inédite sous cette forme à Byzance. En outre, à l’ouest, au niveau des portes et des narthex, les deux importants massifs au nord et au sud de la façade abritent chacun un escalier indépendant conduisant aux tribunes qui couvrent tout l’espace derrière la façade et débordent sur les structures latérales.
L’élévation extérieure, aujourd’hui en partie dissimulée sous les enduits et les toitures baroques, apparaît avec une grande lisibilité sur un dessin du peintre hollandais Abraham van Westerveld exécuté en 1651 à Kiev à l’occasion d’une campagne militaire du prince Janusz Radziwiłł35. Il montre l’édifice avec ses coupoles plus modestement couvertes mais confirme l’élan vertical de l’ensemble, entraîné par la multiplication des nefs et des structures adjacentes. En outre, une partie des enduits ayant été ôtée des murs du chevet à l’occasion des campagnes de restauration de l’édifice au xxe siècle36, il est possible de voir le détail de la technique de construction byzantine en briques mise en œuvre37 et de mieux apprécier l’organisation de la modénature des baies du chevet, directement inspirée de l’architecture byzantine, comme les grands arcs qui rythment l’élévation. En ce cas encore, ceux-ci sont agrandis au point, par exemple, de devoir superposer deux rangs d’arcatures aveugles au-dessus des fenêtres du chevet de l’abside et même trois pour les absides annexes.
Les éléments du pavement qui nous sont parvenus38 attestent eux aussi une origine byzantine, tant par le matériau utilisé que par la combinaison des motifs géométriques qui s’y déploient et que l’on retrouve jusqu’à Venise39, preuve d’une localisation commune de leur inspiration. Il en va de même pour le décor en marbre sculpté, tels les chapiteaux et fragments de linteaux en Proconnèse retrouvés dans l’édifice40, qui ont pu orner le templon des absides41. Leur exécution, néanmoins, pourrait être en partie locale42. C’est du moins le cas des parapets des tribunes encore en place. Les motifs de rosaces et entrelacs caractéristiques de la sculpture décorative byzantine des xe et xie siècles43 en côtoient d’autres, d’inspiration plus ancienne, tels les poissons inscrits dans un panneautage rectangulaire rubané ou le chrisme installé dans une couronne à lemnisques cantonnée de croix, mais ils ont été exécutés dans une pierre marbrine ocrée ou pourprée extraite de carrières voisines de Kiev, tentant manifestement d’imiter le porphyre44. Il faut également évoquer le décor du grand sarcophage en marbre de Proconnèse (fig. 5), que la tradition attribue au prince Iaroslav, présenté dans la chapelle Saint-Vladimir depuis le xixe siècle, avec son admirable décor de motifs issu du répertoire symbolique eschatologique byzantin, comme par exemple les deux cyprès paradisiaques qui, sur le couvercle comme au pied, entourent la croix triomphale, les croix surgissant d’acanthes ou encore les lettres IC XC NI KA. Le « plus beau sarcophage byzantin médiéval qui nous soit conservé45 », selon André Grabar, appartient à un petit ensemble de sarcophages de grand luxe, exécutés en marbre mais aussi, pour deux d’entre eux, en schiste local46, ce qui pose avec une particulière acuité le problème de la localisation du ou des atelier(s) qui les ont produits entre Constantinople et Kiev47.
Fig. 5. Sarcophage de Iaroslav, xie siècle, marbre, 165 × 236 × 122 cm, Kiev, cathédrale Sainte-Sophie, chapelle Saint-Vladimir.
C’est surtout à l’intérieur de Sainte-Sophie que l’art byzantin rayonne de toute sa splendeur. Le chœur et la coupole ont conservé leur admirable décor de mosaïque qui couvre plus de 250 mètres carrés, exécuté dans la seconde moitié du xie siècle48. Sans surprise, on trouve dans cette partie centrale de l’édifice le programme icono-graphique canonique des églises byzantines médiévales avec, au sommet de la coupole, le Christ Pantocrator entouré d’anges et des apôtres dans le tambour. Les pendentifs sont occupés par les Évangélistes à leurs pupitres, avec leur nom en grec et, sur leur codex, les premiers mots de leur Évangile aussi en grec. Les arcs qui soutiennent la coupole sont peuplés de saints en médaillons. La conque de l’abside est tout entière dédiée à l’immense figure de la Vierge orante qui se détache sur un fond d’or uni, entourée d’une inscription grecque tirée des Psaumes49, avec, au-dessus de l’arc, la Vierge et saint Jean Baptiste priant le Christ pour le salut de l’humanité, formant la composition traditionnelle de la Déisis (fig. 6). En dessous se déploie la Communion des apôtres, tandis que le mur droit de l’abside est occupé par les saints évêques et les saints diacres de l’Église primitive, Étienne et Romain. Aux Pères de l’Église et prélats grecs avait été associé saint Clément, désigné comme « pape de Rome », l’un des premiers évêques de Rome exilé et martyrisé à Cherson, dont Vladimir avait rapporté à Kiev une partie des reliques. Seul le haut des personnages subsiste, la partie inférieure ayant été repeinte au xviie et au xixe siècle, mais les visages impressionnent par leur vigueur et leur majesté. Enfin, sur le haut des piédroits du chœur, à la base du grand arc de la coupole, se répondent l’archange Gabriel et la Vierge de l’Annonciation.
Fig. 6. Vierge orante et Communion des apôtres, xie siècle, mosaïque, Kiev, cathédrale Sainte-Sophie, abside.
La maîtrise technique et le chatoiement conjugué des couleurs et de l’or font de ces mosaïques des chefs-d’œuvre de l’art byzantin qui rivalisent sans peine avec ceux conservés à Saint-Luc en Phocide, à la Néa Moni de Chios ou encore à Daphni, près d’Athènes. Les mosaïstes de Kiev sont venus de Constantinople ou des grands chantiers byzantins issus de la capitale travaillant dans l’empire et au-delà, comme à Torcello et à Venise. Les fonds d’or, comme à Byzance, sont parsemés de tesselles de verre noir, qui font chatoyer l’or. De même, les tesselles de verre de couleur côtoient celles de pierre calcaire blanc et rose. L’examen des tesselles et le nettoyage des mosaïques il y a une quinzaine d’années ont confirmé ce que le style laissait soupçonner, à savoir l’intervention de plusieurs mains, sinon de deux ou trois ateliers distincts, dans un court laps de temps autour des années 1040-1070. À cet égard, la comparaison de l’ange de l’Annonciation avec ceux du Jugement dernier de l’église Santa Maria Assunta à Torcello exécutés par des artistes byzantins à la fin du xie siècle50 montre des tesselles semblables et les mêmes techniques de dessin pour les traits des visages et les chevelures, quoique plus rigides. Les rapprochements stylistiques les plus convaincants peuvent tour à tour être établis avec les mosaïques déjà évoquées de Saint-Luc en Phocide dans la première moitié du xie siècle et de la Néa Moni à Chios (1049-1055)51, mais aussi de Daphni, vers 1100. De même, le dessin et, dans une large mesure, le style vigoureux des apôtres de la Communion à Sainte-Sophie paraît annoncer parfois celui d’un saint André du musée de Serrès, vestige d’une Communion des apôtres des toutes premières années du xiie siècle autrefois à la métropole de cette ville de Grèce du Nord52. On sait que les ateliers byzantins avaient depuis longtemps l’habitude d’expédier par bateau tout autour de la Méditerranée le verre et les matériaux nécessaires mais aussi les maîtres mosaïstes. Il en résulte une « langue » commune qui caractérise l’ensemble des mosaïques du xie siècle et des environs de 1100 dans toute l’orbite byzantine53.
Les dimensions de Sainte-Sophie expliquent l’usage complémentaire de la fresque, généralisé hors du sanctuaire. Plus fragiles que les mosaïques et plusieurs fois restaurées, les peintures murales n’en présentent pas moins un ensemble impressionnant54. La cathédrale est aussi une église palatiale et sur les murs de la nef avaient été représentés, au sud, le prince Iaroslav, escorté de ses filles, se dirigeant vers le chœur, et, au nord, son épouse et ses fils (fig. 7). La procession des fils a presque entièrement disparu mais un dessin de Van Westerveld réalisé en 1651 en conserve le souvenir55. C’est aussi parce que la cathédrale est une église palatiale que Sainte-Sophie préserve un décor unique pour l’époque byzantine médiévale, aujourd’hui sans équivalent, dans les deux escaliers qui conduisent aux tribunes dont ils confirment la destination à l’usage du prince et de la cour : les murs montrent l’Hippo-drome de Constantinople, haut lieu symbolique de l’expression du pouvoir byzantin, avec la tribune officielle de l’empereur, le kathisma, qui rappelle celle figurée sur la base de l’obélisque de Théodose à Istanbul. Ce sont aussi les courses de quadriges et, dans l’escalier de la tour nord-est, particulièrement bien conservés, les jeux des acrobates, ceux des musiciens (fig. 8), ainsi que des danseurs, des mimes et des scènes de chasse d’animaux sauvages56.
Fig. 7. Les Filles de Iaroslav, xie siècle, fresque, Kiev, cathédrale Sainte-Sophie, mur sud de la nef.
Fig. 8. Musiciens, xie siècle, fresque, Kiev, cathédrale Sainte-Sophie, escalier de la tour nord-ouest.
La Dessiatinnaia et Sainte-Sophie, les deux monuments emblématiques de Kiev construits sous le règne de Vladimir et de Iaroslav, rayonnent à leur tour dans les territoires princiers. Vers 1030, la construction de l’église de la Transfiguration-du-Sauveur, à Tchernihiv, est entreprise par le prince Mstislav, frère cadet de Iaroslav et, en quelque sorte, prince apanagé de Tchernihiv. Il s’agit d’une église à trois nefs et à trois absides, qui mesure un peu plus de 27 mètres de long sur 18 de large, c’est-à-dire proche par ses dimensions de la Dessiatinnaia. La nef comporte six piliers, comme la Dessiatinnaia, que couronne une coupole centrale. Le décor visible du chevet et de la base de la plus ancienne des deux tours de façade rappelle celui de plusieurs édifices byzantins du xe siècle, notamment, à Constantinople, l’église du monastère de Constantin Lips, avec ses motifs de méandres géométriques sur les parties hautes des murs, mais il utilise la même technique de construction que Sainte-Sophie à Kiev. Église princière elle-même, dotée de tribunes avec parapets sculptés en pierre locale57, la Transfiguration offre très probablement un reflet plus ou moins fidèle de la Dessiatinnaia. En 1045, dans la citadelle de Novgorod, débute la construction de la cathédrale Sainte-Sophie dédiée, comme celle de Kiev, à la Sagesse divine58. Son plan n’est pas sans analogie avec celui de sa sœur aînée à Kiev. Comme elle, elle reproduit en cinq nefs l’effet de hauteur et de largeur du bâtiment, agrémenté de grands espaces latéraux, à l’instar de la cathédrale Sainte-Sophie de Polotsk entreprise au même moment59, avec ses sept nefs, presque entièrement engloutie dans la reconstruction du xviiie siècle. Comme Sainte-Sophie de Kiev, Sainte-Sophie de Novgorod est dotée d’une tribune princière à laquelle on accède par un escalier indépendant mais il est vrai que Novgorod, tout au nord de la Rus’ de Kiev, est aussi alors une ville princière aux mains d’un autre fils de Iaroslav, Vladimir, prince de Novgorod des années 1040 à 1052. Indépendamment des décors de festons des coupoles et de l’usage de puissants contreforts empruntés, peut-être, à des formes architecturales occidentales romanes contemporaines, elle permet, d’une certaine manière, d’imaginer dans son élévation extérieure l’aspect primitif de la cathédrale de Kiev.
À Kiev, d’autres églises importantes sont élevées au cours du xie siècle, aujourd’hui disparues. Quelques-unes ont laissé longtemps des traces, comme Sainte-Irène, entreprise en 1037 par Iaroslav et détruite par les Mongols en 1240, mais dont le souvenir était entretenu au xixe siècle par les restes d’un des piliers de la nef, définitivement détruit en 1932, ou encore comme Saint-Georges, elle aussi disparue60. D’autres églises ont été de leur côté ultérieurement grandement reconstruites, comme celle de la résidence princière de Berestovo ou celle de Saint-Michel de Vydoubytchi, deux édifices où ne subsistent plus que quelques éléments anciens à la datation incertaine61.
C’est aussi en partie le cas du plus célèbre des monuments du christianisme à Kiev avec Sainte-Sophie, le monastère des Grottes, ou laure de Petchersk (fig. 9), l’un des plus hauts lieux de la spiritualité orthodoxe, fondé en 1051 un peu au sud de Kiev sous la houlette conjointe de saint Antoine des Grottes et de son condisciple, saint Théodose, qui adoptent la règle monastique du Stoudios de Constantinople. La première église, dédiée à la Dormition, est entreprise en 1073. Le monastère exploite depuis des siècles de façon spectaculaire un site escarpé au-dessus du Dniepr, réunissant ainsi du haut en bas de l’escarpement plusieurs bâtiments qui se succèdent et se complètent. Il offre aussi sous terre une série de grottes en un réseau proprement étonnant qui, lui aussi, permet de communiquer entre le haut et le bas de la laure. Monument exceptionnel du baroque ukrainien, enrichi au fil des siècles, restauré et en partie reconstruit après les dommages du xxe siècle, la laure ne présente plus guère aujourd’hui de vestiges du temps de sa fondation. Dans les années 1970 étaient toutefois encore visibles des morceaux de l’église de la Dormition ruinés durant la Seconde Guerre mondiale62, un édifice à une seule coupole, consacré en 1089, supporté par six gros piliers qui donnaient à l’église abbatiale des allures de basilique. On peut leur ajouter les murs bas des absides conservés sur une certaine hauteur du chevet.
Fig. 9. Kiev, laure de Petchersk, vue de 2013.
La mort de Iaroslav en 1054 et les luttes intestines entre ses héritiers marquent dans l’architecture de Kiev un temps d’arrêt. C’est, au contraire, le moment où l’architecture kiévienne et ses réussites essaiment à nouveau et rayonnent durablement dans toute la Rus’ de Kiev, à Tchernihiv, à Vychgorod avec l’église des Saints-Boris-et-Gleb où sont translatées leurs reliques en 1072 – un édifice élevé entre 1074 et 111563 qui s’inspirait étroitement de la Dormition de Petchersk – ou encore à Pskov et, plus au nord, à Novgorod, à travers une série de nouvelles constructions, ou encore à Pereiaslav. Un monument toutefois se distinguait entre tous pour le xiie siècle à Kiev, l’église Saint-Michel-aux-Coupoles-d’or ou Saint-Michel-aux-Dômes-d’or. C’est en réalité une église monastique, édifiée entre 1108 et 1113 par le prince Sviatopolk, qui fut détruite entre 1934 et 1936 durant la période soviétique et reconstruite à l’identique après 199164. Comme Sainte-Sophie, l’édifice avait été entièrement revêtu au xviie siècle d’une parure baroque que distinguaient ses dômes couverts de métal doré étincelant. Mais, comme Sainte-Sophie, l’église avait conservé à l’intérieur sa structure ancienne et même une grande partie de son décor de mosaïques dans l’abside, dans le sanctuaire et à ses abords. Ce décor fut déposé lors de la destruction et est aujourd’hui principalement préservé au musée de Sainte-Sophie65. Comme à Sainte-Sophie, la Communion des apôtres occupait le registre médian de l’abside, avec un style dynamique toutefois plus prononcé, plus proche encore de celui des apôtres de Serrès. Ces grands décors avaient eux aussi été exécutés par des artistes byzantins, mais la Communion des apôtres était désormais accompagnée d’une inscription en slavon et non plus en grec. De luxueux décors de mosaïque, dont rien ne subsiste, avaient aussi été réalisés à l’abbatiale de la Dormition de la laure de Petchersk dans les années 1080-1090. Ni ceux de la laure, ni ceux de Saint-Michel, cependant, ne connurent de développements ultérieurs.
Pourtant, si l’on se fie au Paterikon des Grottes, un récit hagiographique compilé au début du xiiie siècle à partir des Vies des premiers saints moines du monastère, des maîtres grecs venus à Kiev sous l’abbatiat de Nikon à la fin du xie siècle avaient initié des frères à l’art de construire et d’orner les églises66, tandis que des peintres de Constantinople67 ont enseigné à l’un d’entre eux, ébloui, l’art de l’icône et peut-être aussi celui de revêtir d’or et d’argent les icônes68. Indépendamment de toute autre considération, ces mentions méritent d’être rapprochées du célèbre passage de la Chronique de Léon d’Ostie qui rapporte comment Didier, abbé du mont Cassin et futur pape, avait, exactement au même moment, fait venir dans son abbaye des maîtres de Constantinople et les avait chargés de former des élèves dans l’art de la mosaïque, de la taille des pierres, mais également de l’orfèvrerie, du bronze, du travail du fer, du verre et d’autres matières69. Dans les deux cas, l’intention est sans doute la même et manifeste un désir d’appropriation des leçons de Byzance. En même temps, dès les premières décennies du xie siècle, les dimensions inaccoutumées des édifices de Kiev par rapport aux modèles byzantins, l’élan en hauteur inédit des églises ainsi que les innovations en matière de plan et d’agencement des volumes de l’architecture70 ont conféré un caractère très profondément original à l’art de la capitale princière. Ces traits montrent l’appropriation rapide des leçons de Byzance dans une combinaison nouvelle, promesse de tous les développements ultérieurs, une appropriation qui a peut-être même commencé dès le temps de la Conversion.
Cette contribution reprend les éléments de deux conférences présentées sous le même titre par l’auteur à Rouen, au musée des Beaux-Arts, et à Paris, à l’Institut national d’histoire de l’art, les 9 et 14 mars 2022, dans le cadre du Forum culturel pour l’Ukraine.