L’histoire de l’art s’est souvent trouvée confrontée à la guerre, à ses conséquences cruelles sur le patrimoine comme sur la création artistique ; les conflits contemporains, qui conjuguent armes de destruction massive et oppositions idéologiques radicales, ont, malheureusement, causé des pertes étendues et parfois irréparables d’œuvres et de monuments. Si l’engagement des historiens de l’art n’a pas toujours été exempt de parti pris patriotique, notamment durant la Première Guerre mondiale1, les moyens d’investigation dont on dispose aujourd’hui permettent de garantir un regard plus objectif. Face au conflit majeur qui ravage l’Ukraine à l’heure où nous écrivons ces lignes, la responsabilité des historiens de l’art est d’abord de s’attacher à rendre compte, dans l’urgence, d’un patrimoine visuel et artistique directement menacé de destruction, de vandalisme ou de pillage. Cependant, le constat que ce patrimoine est largement méconnu, particulièrement dans le périmètre français, où la production artistique ukrainienne a rarement bénéficié d’études approfondies, invite également à combler les lacunes de notre discipline et à dresser un panorama aussi vaste que possible de la richesse esthétique et artistique de ce pays, dans sa variété chronologique et thématique. C’est cette double orientation qui a présidé à la conception du présent numéro.
Devoir de sauvegarde
Le 24 février 2022, l’éclatement de la guerre entre l’Ukraine et la Russie, amorcée dès 2014 avec l’annexion de la Crimée, renvoya instantanément les historiens de l’art à des images d’un monde qu’ils pensaient définitivement disparu, du moins sur le sol européen, celui de la première moitié du xxe siècle, de ses villes anéanties par les bombardements, de ses monuments ensevelis à la hâte sous des sacs de sable ou de ses convois vidant précipitamment les musées de leurs œuvres pour les abriter. La communauté scientifique, comme l’ensemble de nos contemporains, fut d’autant plus vivement frappée que la perception du conflit se trouva alimentée, presque en temps réel, par nombre d’images diffusées en masse via les médias d’information et les réseaux sociaux.
Après la confirmation des premières destructions, telle celle du musée d’Histoire locale d’Ivankiv le 27 février 2022, qui conservait plusieurs œuvres de Maria Primatchenko2, les journalistes ont alerté l’opinion publique sur la menace pesant sur le patrimoine ukrainien. Depuis cette date, de nombreux dommages ayant affecté monuments et musées ont été signalés, particulièrement dans les oblasts de Kiev, de Kharkiv, de Tchernihiv et de Donestk. À Kharkiv, ville industrielle où la création artistique est très vivante depuis le début du xxe siècle, les tirs de missiles ont entraîné des dégâts importants sur la cathédrale de la Dormition, l’immeuble résidentiel soviétique Slovo, le mémorial des victimes de la Shoah Drobytsky Yar, le musée d’Art et nombre d’immeubles remarquables de l’architecture constructiviste des années 1920. À Tchernihiv, ville inscrite sur la Liste indicative du patrimoine mondial pour l’Ukraine, les bombardements ont touché le musée des Antiquités ukrainiennes Vassily-Tarnovsky, presque intégralement détruit, la bibliothèque régionale pour la jeunesse, le musée d’Art régional et le Musée-Réserve littéraire. Dans le Donestk, le théâtre d’art dramatique de Marioupol, datant de la fin du xixe siècle, a presque intégralement été anéanti, ainsi que le musée Arkhip-Kouïndji. Outre ces destructions causées par les bombardements russes, il convient de considérer le démantèlement des monuments datant de l’époque soviétique organisé par les municipalités ukrainiennes, comme à Kiev avec le groupe sculpté de L’Arche de l’amitié entre les peuples, aménagé en 1982 et jeté à terre le 26 avril 2022, un phénomène qui s’inscrit dans une idéologie de déconstruction du communisme déjà amorcée avant la chute du bloc soviétique. Un tel processus de table rase est évoqué dans la contribution de Fabien Bellat, « La reconstruction de Kiev sous Staline », retraçant les enjeux de pouvoir qui ont déterminé la reconstruction de la capitale après la Seconde Guerre mondiale et la mainmise des architectes moscovites pour imposer une architecture stalinienne, à l’encontre des aspirations locales.
Sans entrer plus avant dans le détail des circonstances des destructions, il suffira de consulter le bilan actualisé établi par l’Unesco pour se rendre compte de l’ampleur dramatique des dommages subis depuis le début de l’intervention russe en Ukraine avec, en date du 22 mars 2023, des dégâts repérés sur quelque 248 sites, dont 107 édifices religieux, 89 bâtiments historiques ou artistiques, 19 monuments, 19 musées et 12 bibliothèques3. À l’échelle des institutions muséales, le conflit a entraîné d’importants problèmes de conservation des collections, souvent déplacées hâtivement à cause de la menace des bombardements, et, comme dans toutes les guerres idéologisées, des phénomènes de pillages et de spoliations encore difficiles à évaluer. Dans les régions annexées, les autorités russes ont procédé, sous prétexte d’évacuation, à l’enlèvement des collections des musées et des lieux de patrimoine. Plusieurs vols de grande ampleur ont été dénoncés par les autorités ukrainiennes, notamment à Kherson, dans les collections du musée d’Art Olelksiy-Chovkounenko et dans le musée régional d’Art populaire4, et à Mélitopol, au musée d’Histoire régionale où les troupes russes auraient dérobé des pièces d’orfèvrerie scythes.
Face à un tel désastre patrimonial, l’expérience forgée par les conflits du passé a permis aux organisations culturelles internationales et à la communauté des historiens de l’art d’agir rapidement à différents niveaux et selon l’évolution du conflit. Grâce à la mobilisation du réseau international des musées et de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine, des moyens de protection et de stockage des œuvres ont été envoyés en Ukraine dès les premiers jours du conflit. Devant le risque de pillage et de trafic d’œuvres provenant du sol ukrainien, le Conseil international des musées (Icom) a dressé une Liste rouge d’urgence des biens culturels en péril5. Certaines œuvres ont parfois été transférées à l’étranger pour garantir leur sauvetage, comme les 69 tableaux du musée national d’Art de Kiev rassemblés dans l’exposition « In the Eye of the Storm: Modernism in Ukraine, 1900–1930s » (Dans l’œil du cyclone. Avant-garde en Ukraine, 1900-1930) présentée au Museo Nacional Thyssen-Bornemisza à Madrid puis au Museum Ludwig à Cologne. Les outils numériques ont en outre été immédiatement mobilisés pour conserver une trace des monuments en danger, par exemple avec l’initiative Saving Ukrainian Cultural Heritage Online6, mise en œuvre dès le 1er mars 2022, qui sollicite des volontaires de la société civile pour photographier et archiver les œuvres et les monuments, ou pour suivre les dommages causés au patrimoine, notamment avec la plateforme d’imagerie satellite créée par l’Unesco et l’agence onusienne Unosat7. Par ailleurs, pour faciliter les mécanismes renforcés d’assistance internationale, l’Unesco a accéléré l’inscription de certains sites, tel le centre historique d’Odessa, ajouté le 25 janvier 2023 à la Liste du patrimoine mondial. Ainsi, après une année de conflit, on peut mesurer l’engagement de la communauté internationale pour tenter de sauvegarder le patrimoine ukrainien et, malgré l’ampleur des destructions commises, reconnaître un degré d’investissement sans doute inédit. Désormais, alors que le conflit semble se prolonger, voire s’enliser, la communauté des historiens de l’art et du patrimoine doit développer de nouvelles formes d’action adaptées au temps long pour ne pas laisser un pan de la culture ukrainienne – et européenne – sombrer dans l’oubli ainsi que pour encourager l’étude d’un patrimoine artistique rendu extrêmement fragile et, il faut l’avouer, jusqu’ici bien méconnu des cercles culturels et académiques d’Europe de l’Ouest.
Devoir de révision
Envisager un numéro sur l’histoire de la production artistique en Ukraine depuis la France constitue un défi d’autant plus difficile à relever que les chercheurs français ou occidentaux souffrent d’une méconnaissance considérable de la partie orientale du continent européen. La terminologie très variable mobilisée pour désigner ces territoires est symptomatique des enjeux culturels complexes dont ils sont l’objet. L’Ukraine occupe une position intermédiaire dans l’espace géopolitique du continent qui se manifeste par le partage de ses frontières terrestres avec pas moins de sept pays limitrophes – la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Moldavie, la Biélorussie et la Russie – et un ample accès à la mer Noire favorisant une ouverture vers la Méditerranée orientale et l’Asie. Du point de vue des historiens de l’art, une telle situation géographique, que beaucoup qualifieraient de fragile, offre l’heureux avantage à l’Ukraine de former un espace propice aux phénomènes de transferts et d’échanges culturels et artistiques entre des horizons lointains et variés. Les trois cartes proposées au lecteur à la fin de cet article permettront de visualiser la complexité de l’histoire de ces territoires en plus de donner quelques points de repères géographiques. Les deux premières (fig. 1 et 2), extraites de L’Atlas historique mondial8, rendent compte à la fois de l’ampleur territoriale de ce pays, de son ouverture à une grande variété de peuples et de cultures, et de son positionnement vis-à-vis des puissances historiques de l’Europe centrale et orientale. La troisième carte (fig. 3), spécialement établie pour ce numéro par l’Atelier de cartographie de Sciences Po, livre un support indispensable pour délimiter les frontières actuelles de l’Ukraine (au 15 avril 2023) ainsi que les zones annexées par la Russie ou tenues par les séparatistes russes et pour repérer les villes principales citées dans les contributions à ce numéro.
Au-delà de la position géographique de l’Ukraine, son histoire et les différentes étapes qui ont conduit à la formation de son identité sont largement méconnues. Certes, on n’ignore généralement pas qu’il existait un premier État slave oriental correspondant en partie à l’Ukraine actuelle et portant le nom de Rus’ de Kiev. Cette principauté, un territoire s’étendant de la mer Baltique à la mer Noire durant son apogée aux xie et xiie siècles, constituait alors le royaume le plus puissant de l’Europe continentale, avec pour seul équivalent son voisin byzantin, dont l’empire dominait encore une grande partie de la Méditerranée orientale. Comme le démontre la synthèse de Jannic Durand intitulée « Les premiers édifices chrétiens de Kiev », c’est grâce à ses échanges politiques et culturels avec Constantinople que Kiev connaît un essor inédit, dès sa Conversion en 988, avec la construction de nombreuses églises, aujourd’hui disparues, richement décorées de mosaïques et de marbres sculptés, puisant dans les modèles byzantins transmis par des maîtres et des ateliers constantinopolitains. En revanche, peu d’Occidentaux connaissent les aléas d’un territoire qui forma d’abord, du xiv e au xvie siècle, une partie du royaume polonais-lituanien, alors que le Sud-Est de l’Ukraine actuelle était placé sous domination ottomane et tatare, avant d’être partagé à hauteur du Dniepr, au milieu du xviiie siècle, entre l’Empire russe et l’Empire autrichien puis austro-hongrois. Pire encore, beaucoup de lecteurs concéderont que notre perception de l’histoire de l’Ukraine se limite tristement aux tragédies contemporaines, telles la grande famine de 1933, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986 ou l’invasion russe débutée en 2014.
Cette ignorance, dont nous sommes à la fois victimes et coupables, appelle à une réaction, matérialisée par la présente publication, certainement dérisoire à l’échelle de la tragédie humaine qui se joue en Ukraine, mais qui, nous l’espérons, pourra ouvrir une réflexion sur l’identité ukrainienne dans le champ de l’histoire de l’art. Sans atteindre la finesse du remarquable bilan historiographique dressé, pour la sphère germanique, dans l’article de la rubrique « Accent allemand » par Katja Bernhardt, Robert Born, Mateusz Kapustka, Antje Kempe, Aleksandra Lipińska et Beate Störtkuhl – « Des points aveugles en histoire de l’art ? » –, un rapide état des lieux témoigne sans peine du faible nombre de publications sur l’art ukrainien parues au xxe siècle. L’affirmation tardive d’une nation ukrainienne autonome a conduit à voir peu d’études portant sur les arts en Ukraine antérieurs à l’époque contemporaine. Ainsi, dans le périmètre francophone, les périodes médiévale et moderne – durant lesquelles les territoires formant l’Ukraine actuelle s’inscrivaient dans des entités politiques et géographiques bien plus larges, comme le royaume polonais-lituanien, l’Empire russe ou l’Empire austro-hongrois – n’ont pas donné lieu à des synthèses spécifiques.
La contribution des artistes originaires d’Ukraine n’était pas, ou peu, distinguée des créations du reste de l’Empire auquel le pays était alors, dans son ensemble ou partiellement, rattaché. L’apport de la création artistique et patrimoniale ukrainienne dans la conception d’un art russe, notamment au xixe siècle, n’a pas souvent été étudié en tant que tel. La relative nouveauté de l’étude de l’art russe lui-même, peu connu dans ses manifestations plastiques, au rebours de ses publications littéraires et musicales, peut expliquer cet amalgame. L’exposition dédiée au photographe Boris Mikhaïlov, à l’automne 2022, à la Maison européenne de la photographie à Paris, a souligné un changement de perspective dans la prise en considération de l’art d’Ukraine9. Le photographe, natif de Kharkiv et déjà bien connu en France, était, pour la première fois, présenté avant tout comme ukrainien, l’ensemble de la manifestation étant désignée comme composant un « journal ukrainien » en images, au fil des différentes séries créées par l’artiste. Le lien, certes étroit, avec la création russe, mais aussi les contrepoints spécifiques de l’invention ukrainienne, comme la manière de réagir, souvent avec une subtile dérision, aux oukases du pouvoir soviétique, étaient mis en évidence.
Il convient en outre de remarquer que dans les recherches portant sur des aires chronologiques plus anciennes, notamment celles relevant de l’archéologie, les contours de la géographie contemporaine ont souvent été appliqués à l’étude des cultures et des productions artistiques anciennes. Le développement de l’archéologie ukrainienne et la multiplication des fouilles ont ainsi permis de préciser les données de la longue histoire de ce pays et de souligner sa place majeure dans l’histoire de l’Europe10. Même si elles ont été peu diffusées en Occident, les recherches soviétiques et les publications de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine ont joué un rôle considérable dans ce domaine, notamment pour la connaissance des Scythes, dont la civilisation a suscité l’intérêt du public français à l’occasion de deux expositions au Grand Palais, « L’or des Scythes » en 1975 et « L’or des rois scythes » en 2001.
Dans le cadre de l’histoire de l’art française, les principales contributions sur l’art ukrainien sont dues à Valentine Marcadé, native d’Odessa, qui est l’autrice de plusieurs études sur les avant-gardes ukrainiennes, dont un livre paru en 1990, Art d’Ukraine11, fruit d’une thèse de doctorat soutenue en 1981 à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Tout aussi importante est la contribution de son époux, Jean-Claude Marcadé, spécialiste de l’avant-garde russe, auteur d’un article sur la peinture ukrainienne paru dans Les Cahiers slaves en 2016 et réédité ici, avec une introduction inédite et sensible, sous le titre « Sur quelques traits distinctifs de l’école ukrainienne ». Ces dernières années, dans le contexte d’intensification des tensions avec la Russie, l’intérêt des historiens de l’art pour l’Ukraine s’est considérablement accru, mais il s’est concentré principalement sur l’apport des artistes ukrainiens à l’abstraction et aux arts actuels. Sur ce volet, on retiendra tout particulièrement le livre de Myroslav Shkandrij, Avant-garde in Ukraine, 1910–1930: Contested Memory (2019)12, et celui d’Alisa Lozhkina, Une révolution permanente. L’art ukrainien contemporain et ses racines (1880-2020) (2020)13. L’éclatement de la guerre a toutefois renforcé le rythme des publications de synthèse avec la parution en 2022 de In the Eye of the Storm: Modernism in Ukraine, 1900–1930s, résultat de l’exposition coorganisée à Madrid et à Cologne à partir d’œuvres évacuées d’Ukraine14, et de Treasures of Ukraine: A Nation’s Cultural Heritage, qui consiste en un ambitieux panorama de l’art et du patrimoine ukrainiens depuis la Préhistoire15.
Devoir de valorisation
Dans le champ de la valorisation scientifique, plusieurs initiatives nationales et internationales ont spontanément vu le jour, dès les premiers instants du conflit, pour soutenir les historiennes et historiens de l’art ukrainien et permettre la continuité de leurs activités. L’Association internationale des instituts de recherche en histoire de l’art (RIHA), l’Institut national d’histoire de l’art à Paris, le Max-Planck-Institut für Kunstgeschichte à Rome et le Kunsthistorisches Institut à Florence ont ainsi rapidement mis en place des soutiens financiers pour l’accueil des chercheurs ukrainiens. Dans le même temps, la Réunion des musées métropolitains Rouen-Normandie et l’Institut national d’histoire de l’art, soutenus par les grandes institutions muséales et patrimoniales françaises16, ont ouvert un forum culturel animé par des conférences destinées à valoriser les arts et le patrimoine d’Ukraine.
Histoire de l’art a souhaité apporter sa contribution à ces initiatives en encourageant et en accompagnant la publication de travaux de jeunes chercheurs sur l’art et le patrimoine ukrainiens. Le lecteur conviendra aisément que le numéro obtenu atteint ce but grâce à des études caractérisées par l’objectivité de leur regard et consacrées à des questions bien souvent inédites ou à des sujets qui nécessitaient une relecture, pour mieux comprendre la constitution complexe de l’identité artistique et culturelle ukrainienne.
Dans cette perspective, Stefaniia Demchuk et Illia Levchenko se saisissent de la délicate question de la définition du baroque à la charnière des xixe et xxe siècles et de ses enjeux dans l’affirmation d’une identité nationale. Ils démontrent comment les historiens de l’architecture ukrainienne ont cherché à identifier un style baroque propre aux territoires ukrainiens et comment ce phénomène s’est trouvé réactivé à la fin des années 1980 par l’émergence d’un mouvement néobaroque en marge de l’art contemporain. La question sensible de l’identité ukrainienne sous-tend également la contribution de Maria Taroutina consacrée à une figure majeure de l’histoire et de la culture de l’Ukraine, le peintre Ilya Répine, dont l’œuvre a bénéficié de nombreuses expositions, dont une rétrospective au Petit Palais tenue à la veille de l’invasion russe, le présentant le plus régulièrement comme l’un des chefs de file de l’école russe. L’autrice retrace le parcours artistique de ce peintre, né à Tchouhouïv dans l’oblast de Kharkiv, et révèle la manière dont certains aspects de son œuvre et de ses orientations esthétiques furent déterminés par ses origines ukrainiennes. Alexandra Keiser pose un regard comparable sur le sculpteur Alexandre Archipenko, né à Kiev en 1887, en interrogeant son identité artistique façonnée à la fois par son héritage ukrainien et par un long parcours d’expatrié dans le contexte chaotique de la première moitié du xxe siècle. Elle retrace ses séjours à Paris et à Berlin, où il fréquenta le groupe de la Section d’or et les différents mouvements avant-gardistes, jusqu’à son installation définitive aux États-Unis en 1923, reconstituant ainsi le portrait d’un artiste pleinement international et humaniste.
Les études sélectionnées permettent de surcroît de découvrir un pan important de la production artistique contemporaine, particulièrement dans le domaine de la photographie, où les artistes ukrainiens se démarquent par leur dynamisme. Sur ce registre, Kateryna Filyuk offre une interprétation renouvelée du travail d’Iryna Pap, photojournaliste principalement active pour le quotidien kiévien Izvestia entre 1957 et 1972, à partir de ses archives personnelles découvertes en 1991. Elle parvient ainsi à révéler l’écart entre le travail officiel et la production artistique de cette photographe qui joua un rôle majeur dans le développement de ce médium en Ukraine par la création, en 1971, d’une école de photographie de journalisme. L’essor de la photographie artistique ukrainienne et son positionnement dans la propagande soviétique constituent également l’objet de l’article de Nadiia Bernard-Kovalchuk dédié à l’école de Kharkiv, du début des années 1970 jusqu’à la dislocation de l’Union soviétique en 1991. Cette contribution révèle la profonde originalité de la production des photographes de cette ville, formés dans le contexte complexe du dégel et du réalisme socialiste, qui développent de nouvelles pratiques photographiques, notamment celles des luriki, se dégageant de l’asservissement à la propagande soviétique. Oksana Karpovets interroge, elle aussi, l’émancipation de l’art ukrainien des canons soviétiques mais aussi nationaux à travers une étude de l’image du corps dans des vidéos produites dans les années 1990-2010, envisagées comme un support de transgression des normes rigides régissant la société ukrainienne. La contribution d’Ada Ackerman souligne à son tour le dynamisme culturel de Kharkiv, ville fortement touchée par l’invasion russe, en s’intéressant à une personnalité déterminante du paysage artistique actuel, Mykola Ridnyi, dont les œuvres engagées réfléchissent avec subtilité aux problématiques travaillant la société ukrainienne, telles celles de la liquidation de l’héritage soviétique ou de la banalisation de l’extrême droite.
Enfin, plusieurs articles soulèvent la délicate question de la perception de l’identité culturelle de l’Ukraine à travers l’étude de corpus et d’artistes jusqu’à présent négligés et plongés dans une forme d’anonymat. Par son examen des migrations des architectes et ingénieurs français dans le contexte du royaume polonais-lituanien, Emma Kołodziejek révèle la dimension profondément européenne de l’Ukraine au xviiie siècle, qui s’affirme alors comme un espace de transferts techniques et d’échanges artistiques ne pouvant se réduire à un dialogue avec son voisin russe. Enguerrand Lascols engage une réflexion comparable à partir du patrimoine ukrainien de la collection européenne du musée de l’Homme aujourd’hui conservé au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Son étude, s’appuyant sur l’analyse d’objets extrêmement variés acquis sous la forme de dons, d’achats ou via des collectes sur le terrain, permet d’interroger l’histoire de la construction de l’identité de la nation ukrainienne du point de vue occidental, mesurant la multiplicité et la complexité des cultures qui composent les territoires de ce pays. La définition de l’identité ukrainienne prend finalement une dimension plus personnelle et humaine par l’intermédiaire du photographe juif Yakov Smertenko, dont Alisa Lozhkina brosse un portrait touchant, celui d’un acteur mineur de la grande histoire, mais personnifiant un pan entier du destin de l’Ukraine de la première moitié du xxe siècle.
Rassemblant, pour la première fois, des travaux de jeunes chercheurs d’origines française, ukrainienne et plus largement européenne, travaillant aujourd’hui en France ou dans d’autres pays européens comme aux États-Unis, toutes et tous engagés, malgré la distance de l’exil pour certains, dans la volonté de valoriser l’histoire patrimoniale et artistique de l’Ukraine, ce numéro revêt pour notre revue un caractère particulier. Il permet de souligner, dans des circonstances douloureuses, la nature vivante de l’histoire de l’art et sa capacité à déplacer ses propres limites comme ses catégories de classement et d’étude, en posant un regard renouvelé sur des objets méconnus ou ignorés. L’ensemble du comité de rédaction s’est particulièrement mobilisé pour rendre ce numéro possible et pour accompagner les auteurs et les autrices dans la rédaction de leurs études. Nous espérons que ce premier opus ouvrira la voie à de nombreuses autres recherches et analyses, afin que la culture et le patrimoine ukrainiens trouvent place, de manière singulière, dans les programmes des universités françaises comme dans les galeries des musées. De tels projets sont déjà à l’œuvre, au musée du Louvre, notamment, en lien avec la création du département des Arts de Byzance et des Chrétientés d’Orient, sous la direction de Maximilien Durand.