Sans l’apparat c’est au corps de faire parade ; sans le vêtement la mode modélise le corps quitte à le réifier, au gré des appétits d’une société et des subtilités de ses lois distinctives. Sans la simultanéité du regard qui la porte dans sa fantaisie et son aléatoire, la mode alors au passé se dévoile dans son altérité, sa haute bizarrerie. Il suffit d’un collectionneur amoureux des mannequins de mode anciens et d’un photographe rompu à l’art de la nature morte pour que les maintiens, les contenances, les affectations, les airs ou les rictus d’une époque rejouent leur aura comme en un dernier acte.
« Leur regard, la précision de leur visage peuvent être tellement forts qu’on est obligé de cadrer dans le sens du portrait, de donner une vie avec la lumière. Parce que ces corps sont presque vivants. Et je le dis en les ayant touchés, portés. En fonction de l’angle ou selon que leur tête soit légèrement tournée, ces personnages apparaissent rarement figés. Lorsqu’ils sont deux il y a même une connivence assez surprenante. » Les corps dont parle Nicolas Descottes sont ainsi ceux des mannequins de vitrine homme, femme ou enfant collectés au fil du temps par l’antiquaire et expert en vêtements anciens Erwan de Fligué. « C’est vrai que ce sont les plus belles femmes de leur temps, admirablement bien conservées et qui ont toujours le sourire » provoque amusé ce dernier, évoquant ses modèles féminins. C’est à l’initiative de l’éditrice de Nicolas Descottes que les deux hommes se rencontrent. Ensemble ils projettent un ouvrage autour de ces objets et leur histoire, organisent une première session photographique sur le lieu du marché Dauphine où Erwan de Fligué dispose de plusieurs espaces. Les mannequins datent de 1851 ou de 1944, ils sont en cire, en cérolaque, en plâtre, leurs cheveux sont en fils de cuivre ou sculptés, les cils bordant leurs iris de verre ou peints, longs, très fournis ou ordinaires ; leurs traits sont réalistes ou intensément stylisés. Nombre d’entre eux sont signés Pierre Imans ou Siégel, associé à Stockman dans les années 1920, soit les deux compagnies françaises qui au xxe siècle en eurent le monopole créatif. Erwan de Fligué voue une passion érudite à ces pygmalions modernes. Les deux firmes collaborèrent avec les artistes de leur temps pour mieux en capturer les idéaux esthétiques, se disputèrent la sophistication des pauses, des physionomies et des détails cosmétiques, rivalisèrent d’audace dans les modes d’incarnation, jusqu’à saisir les personnalités de l’époque en en livrant à la vente les troublants sosies. Certains modèles étaient même des automates : bougeant la tête, remuant les yeux, se poudrant le nez, respirant par la grâce d’un soufflet venant gonfler leur corsage…
« Le vêtement c’est un peu la mode en creux, et le mannequin, la mode en plein. Du moins ce qu’il en reste » suggère Erwan de Fligué. Pour ce « reste », il y a la photographie, qui arrête à son tour une présence et dialogue avec les fantômes qu’elle voudrait avoir la puissance de faire revenir. Depuis le surréalisme et celui, sombre, déployé par Hans Bellmer et sa poupée fantasmatique, l’objet mannequin est comme le double inquiet du geste photographique. Et les humains n’apparaissent que par intermittence dans le travail de Nicolas Descottes : ce sont quelques rares silhouettes de marins prises de dos, opaques et silencieuses, qu’absorbe le grand blême du port d’Odessa, ou l’archivage implacable de casques ou de gants, secondes peaux protectrices et reliques d’un corps la plupart du temps absent à l’image. Le réel fait doute chez ce photographe, lorsqu’ayant sillonné les centres européens de simulation d’accidents, il en rapporte des paysages en forme de drame, où le vrai et le faux se mêlent intrinsèquement. Qu’il se confronte à l’ambiguïté du mannequin était en somme une fatalité. Observer aujourd’hui ces portraits, c’est ainsi se laisser happer par la séduction étrange voire anachronique d’une armée de bodydoubles revenus d’outre monde, mais qui peuplèrent en leur temps, pour entretenir la fièvre des foules urbaines, les vitrines ou les nouveaux musées de la féérie marchande. C’est se rappeler le travail d’une autre photographe contemporaine, Valérie Belin, chez qui la beauté glacée des mannequins de polyester contemporains, l’aura des icônes pop défuntes et la fragilité des vivants échangent leurs qualités dans une relation vampire. C’est contempler ce que la mode désire du corps au-delà de l’art des étoffes, ce qu’elle exige d’un sourire, du dessin d’une hanche. C’est vérifier enfin la versatilité de ces mêmes exigences et particulièrement à l’endroit du corps féminin, mis en tension par les différents canons de beauté irriguant l’histoire, façonné sinon contredit par la complexité des pièces de lingerie, ou modifié par les pratiques sportives au xxe siècle. Les contrariétés inhérentes à la différence des genres sévissent aussi au pays des poupées. Erwan de Fligué le sait bien, qui habille et manipule ces dernières, et constate qu’au sujet du mannequin féminin, les différences d’une silhouette rêvée à une autre peuvent être telles qu’il soit impossible de mettre une robe datant de 1890 sur un mannequin de 1900, sinon malséant d’enfiler une robe des années 1950 sur un mannequin datant de 1925… À rebours, le mannequin masculin aura, lui, peu changé de structure entre la fin du xixe siècle et jusqu’à la première moitié du xxe siècle, les mains et les têtes amovibles pouvant être interchangeables d’une époque à l’autre pourvu que perdure la carrure d’une immuable virilité.
Les images se succèdent, les enveloppes et les masques se transforment. Il y a les silhouettes avalées des années 1920, avec leurs épaules rentrées et tombantes, les bustes étroits des garçonnes du début des années trente, la bouche menue et les sourcils pincés, dont la grâce androgyne s’exalte dans une abstraction art déco. On reconnaît ailleurs les courbes voluptueuses typiques des années cinquante. On scrute avec appréhension les traits si nets et si durs d’un petit garçon blond, la raie impeccablement sur le côté, fabriqué par une entreprise autrichienne juste après l’Anschluss. Les photographies n’ont ici nul besoin de retouche, contrairement à celles déployées par la presse de mode actuelle, qui corrige et lisse à l’envi les corps qu’elle soumet à nos illusions. Ici, le caprice et l’air du temps stylisent immédiatement l’anatomie et le fard, et cet art figural suffit à faire spectacle, agitant la tragique question de notre ressemblance.