Les hivers du xixe siècle sont, dans les mondes paysan et ouvrier, des mois âpres, inquiétants ou effroyables. Craintes du froid, du manque d’ouvrage ou de la rudesse de son accomplissement imprègnent l’imaginaire d’une saison alors vécue et perçue, par beaucoup, comme violente : « le froid […] met des taches livides au visage de l’ouvrière qui, grelottant dans sa chambre sans feu, se hâte de finir le travail auquel se refusent ses doigts engourdis, et dont le prix doit lui permettre d’acheter un peu de combustible pour se réchauffer2 ». Pourtant, en d’autres univers sociaux et en d’autres imaginaires, s’épanouissent des représentations bien différentes de l’hiver : celles d’un temps de fêtes et de plaisirs, de bals et de divertissements. Un hiver nié par la grâce des spectacles, de la musique et de la danse : « mars et avril sont regardés en province et dans quelques quartiers de Paris comme les premiers mois du printemps. Mais le véritable printemps du Quartier latin commence le 5 novembre » écrit ainsi Louis Huart dans son portrait de l’étudiant en 18503. Le constat a son importance qui dit la dimension éminemment sociale et du regard porté sur les saisons et des usages qui leur sont associés. Il en dit également l’historicité profonde : avant la valorisation toute contemporaine d’un hiver offrant ses plaisirs propres (les sports d’hiver) et son vestiaire adapté, corolaire de sa domestication, se repère au xixe siècle la valorisation singulière – étonnante à nos yeux tant l’écart des usages joue ici à plein – d’un hiver festif, oublié dans ses caractéristiques climatiques et thermiques. Là sera notre objet : en cet autre hiver, hiver de douceurs et hiver gommé, qui put faire les délices d’une part, privilégiée, des femmes et des hommes du xixe siècle. Derrière lui, c’est un peu de la construction – socialement marquée, historiquement située – d’une saison qui s’esquissera ainsi.
En quelques mots d’une curieuse pièce de 1850, Les saisons vivantes4, l’allégorie de l’hiver, jolie femme portant pelisse, manchon, dentelles et diamants, résume légèrement cette vision radieuse de la saison qu’elle incarne :
« Moi la saison des bals, des raouts, des concerts, de la joie et des soupers. […]/Je traîne après moi la folie, les ris et les jeux ». Loin d’être isolés, ces mots trouvent bien des échos dans la littérature ou les arts qui, de la caricature aux images d’Épinal, peignent à foison ces plaisirs dansants de l’hiver.
La première moitié du xixe siècle impose cet imaginaire au gré de l’abondante littérature panoramique qu’elle produit. Des physiologies des bals et de ses types sociaux5 aux tableaux de Paris6, le discours est en effet unanime sur un point :
« Heureusement l’heure des frimas est venue ; Paris a froid ; il revient […]. On marche, on court, on se presse, on se reconnaît. L’hiver à Paris, ce grand bal, ce raoût immense et féérique, déroule ses splendeurs. […]. Pour moi, pour mon Paris, voilà la belle saison. Que me parlez-vous d’arbres, de verdures, de collines ombragées et de ruisseau limpide ! Le vrai paysage, c’est un salon reflétant dans les mille glaces de ses panneaux mille belles femmes […]. Le vrai soleil c’est le lustre de l’Opéra ; le vrai ruisseau c’est le ruisseau de St-Honoré, le ruisseau de Mme de Staël7 ».
Foin, donc, de l’idylle, de ses tableaux champêtres, de sa douce nature printanière, repères de l’ennui ; ici le plaisir est hivernal, urbain et mondain : « maudit printemps, reviendras-tu toujours ? » s’exclament les étudiants de Louis Huart pour lesquels l’effroi vient avec le mois des roses8. Prenant le contrepied du cliché tant célébré d’un bienfaisant printemps-renaissance9, en contrepoint également de l’hiver « morte-saison10 », s’épanouit ainsi un vaste discours sur l’hiver parisien, seule saison vive et joyeuse : « Voilà bientôt l’hiver, la saison des bals et des dîners ! » lance Frédéric à M. Arnoux dans L’éducation sentimentale11. Loin d’être redouté, il est attendu et cristallise les impatiences :
« La petite baronne, une mondaine qui ne comprend que les soirées d’hiver, est depuis quinze jours à la campagne.
Une amie vient la voir et, après l’avoir félicitée sur sa belle installation : Qu’est-ce que vous faites ici ? interroge-t-elle.
Oh ! réplique en souriant la petite baronne : j’attends l’hiver12. »
… Ce que fait également la vicomtesse de Reneville en 1853 :
« Voici la saison des plaisirs, des fêtes, des bals et des bonnes et intimes causeries au coin du feu. […]. En vérité, j’attends l’hiver avec impatience. […]. L’hiver est la véritable moisson de la mode et de l’industrie. C’est pour l’hiver que toutes les fantaisies se font plus splendides et plus merveilleuses. Tout ce que le caprice peut enfanter de plus luxueux, de plus coquet, de plus élégant, de plus impossible est pour l’hiver13. »
Ces représentations d’un hiver attendu et désiré ne sont pas seulement matière à cliché pour la littérature panoramique ou la presse. Largement diffusées, elles nourrissent également, et par exemple, les discours moraux et édifiants de bon nombre de livres d’éducation. Ainsi du poème « L’hiver », extrait des Nouvelles lectures graduées, historiettes et conversations enfantines, parues en 1840 :
« Il fait froid, très-froid.
Le ciel est couvert de gros nuages. Il neige très-souvent.
[…]. Les gens riches sont revenus de la campagne. L’hiver est la saison des bals, des soirées.
Les gens riches s’amusent bien à la ville.
Ils y sont revenus parce que la campagne n’est plus agréable. Les gens pauvres sont tristes.
Ils craignent de manquer d’ouvrage.
Ils craignent de manquer de bois pour se chauffer et de pain pour se nourrir. Que deviendront ceux qui sont mal couverts ou qui n’ont pas de provisions14 ? »
Pièces de théâtre, chansons, poésies, traités de savoir-vivre ou guides touristiques… il n’est ainsi pas un genre, au xixe siècle, qui, ici ou là, ne convoque ces images insouciantes de l’hiver heureux des plus aisés. Si la fréquence d’un cliché ne dit pas toujours une réalité ou la fréquence d’un usage, ces images récurrentes se nourrissent bien, elles, de pratiques effectives : les bals, soirées et grands dîners, sorties au théâtre et à l’opéra qui scandent l’hiver parisien. Partant, ce qui rythme ici l’alternance des saisons n’est pas une somme de variations thermiques et climatiques, mais bien une succession d’usages socialement indexés : « à Paris, les plaisirs sont réglés comme des petits patés. Du 15 octobre au 1er mai, plaisirs d’hiver15 » ; à Paris « l’hiver est le printemps de la danse », « la belle saison c’est l’hiver16 ».
Cette intensité festive de l’hiver est liée tout d’abord au calendrier carnavalesque dont l’influence commande largement, au moins jusqu’au Second Empire, le rythme hivernal des bals et des soirées, avant que ne s’imposent bien davantage, vers la fin du siècle, les fêtes d’été. Entre octobre-novembre et avril au plus tard, les bals – souvent masqués et costumés – scandent donc la vie parisienne : ce sont des bals publics organisés dans des salles dédiées, mais aussi par et en des théâtres, à l’image du premier d’entre eux, le bal de l’Opéra ; ce sont également des bals privés d’hommes de lettres, de grisettes, d’étudiants ou de ministres sous le Second Empire, ou des bals de société, tels le bal du Jockey Club. Certains restaurants et cafés, enfin, profitent de la période pour en accueillir et en organiser. Mais le caractère festif de l’hiver ne tient pas seulement à la vitalité maintenue de Carnaval ; il s’explique aussi par la temporalité bourgeoise et aristocratique de l’occupation de la ville. Dès le printemps, et surtout à l’été, les grandes familles aisées de l’aristocratie ou de la bourgeoisie quittent en effet Paris, dont la chaleur leur semble inhospitalière, pour leurs demeures à la campagne – leur retour dans la capitale ne se faisant souvent qu’à l’automne. Ces usages élitaires de la ville ne sont pas, il faut le souligner, une exclusivité parisienne. Les mêmes migrations saisonnières se retrouvent à Londres et expliquent l’expression anglaise « the Season », temps de mondanités et de divertissements originellement associé aux mois de l’année où le Parlement est assemblé. Son calendrier n’est cependant pas tout à fait le même que sa déclinaison française : à Londres, « the Season » court de fin décembre – après Noël – jusqu’à l’été, quand « la saison » est plus strictement hivernale à Paris. Cet imaginaire festif de l’hiver se lie enfin à la saisonnalité des divertissements, et en tout premier lieu de la sortie au théâtre. De fait, la saison théâtrale, qui est alors largement fixée, s’ouvre en septembre pour se clore en juin, son temps fort étant situé le plus souvent durant les mois d’hiver, avant que les premiers rayons du soleil ne nuisent aux salles de théâtre désertées au profit des jardins et des bois. Combinés, ces divers éléments fondent, dans les faits et dans les représentations, l’hiver comme saison festive par excellence pour une partie des Parisiens.
À cet hiver de plaisirs répond ainsi un vestiaire féminin à contre-saison qui conforte sa dénégation. Pour les bals, les grands dîners (ceux qui sont suivis d’un bal ou d’une réception) ou certaines sorties théâtrales, les femmes doivent en effet porter des robes largement décolletées ou, au moins, des corsages ouverts. Car dans ce xixe siècle corseté où le corps des femmes doit se dérober aux regards, ces rendez-vous sociaux sont de ceux où le dévoilement de la gorge, voire des bras, est impérieux. Cette prescription est inlassablement rappelée, jusque fort tard dans le siècle, par les traités de bienséance et les manuels de savoir-vivre. En 1883, dans Le secret des Parisiennes, Emmeline Raymond précise que les corsages des toilettes de soirée doivent être décolletés et se porter sans fichu17 quand, en 1901, la baronne d’Orval rappelle encore : « le soir, naturellement toilette de bal, décolletée, et habit pour les hommes18 ». Le large décolleté, sans manches le plus souvent sous le Second Empire, est ainsi requis pour les soirées mondaines autant que pour certaines sorties théâtrales. Pas pour toutes cependant, puisque la toilette de spectacle obéit à une codification et une hiérarchisation rigoureuses selon les soirs, les places et les salles. La toilette de bal – vestiaire très habillé et largement décolleté donc – est ainsi requise à l’Opéra et à l’Opéra-Comique. Dans les loges de la Comédie française, en revanche, les corsages décolletés sont requis mais non les toilettes de bal. À la fin du siècle encore, « le décolletage au théâtre est de mise seulement à l’Opéra, à l’Opéra-Comique et à la Comédie-Française. Dans ces deux derniers théâtres, on porte des robes décolletées et sans manche aux premières et les jours d’abonnement, mais dans les loges seulement19. » Particulièrement en vogue sous le Second Empire, le grand décolleté ne disparaît donc pas avec lui et reste largement de rigueur jusqu’au début du xxe siècle. Hors ce grand décolleté, toute la gamme du dévoilement de la gorge existe au xixe siècle et la palette du « décolletage » est à la fois fine et fort vaste : il peut être simple échancrure ou corsage largement ouvert, laisser voir le dos ou le masquer, dévoiler les épaules ou les cacher, s’accompagner de manches ou demi-manches ou laisser les bras nus. À chacune de ces formes de décolletés, revient un nom : décolleté carré, arrondi, en pointe (souvent devant et derrière, dévoilant une partie du dos), en cœur, voire parfois à la Pompadour ou à la Récamier20. S’inventent également des expressions pour en désigner toutes les nuances : « en peau », en « demi-peau21 » ou en « quart de peau » – « tel est le thermomètre du décolletage auquel on a recours pour être au point » selon la formule de La Revue mondaine illustrée en 189222. La fin du siècle voit même naître la formule savoureuse de femme en « carte postale » pour désigner celle que son grand décolleté laisse « sans enveloppe23 ». Nulle impudeur cependant, et longtemps sur le siècle, n’est associée à ce décolletage des grands soirs. Il signale, bien au contraire, le respect de la bienséance conçue alors comme concordance stricte de la tenue avec l’événement social. Au-delà, et peut-être plus profondément, il est également sans doute signe et marqueur élitiste : la non-protection contre le froid – comme le mépris à l’encontre de ce qui protège de la pluie, tel le parapluie – vient signifier, presque avec insolence, l’appartenance à une classe qui ne va pas à pied, que les calèches et les salons chauffés protègent des intempéries, que l’hiver, au fond, n’atteint pas.
Peu à peu pourtant, l’hiver semble bien rattraper ces usages festifs et insouciants. Dans la seconde moitié du siècle, se déploie en effet un abondant discours – médical en premier lieu, mais aussi moral – autour de leurs dangers. Les décolletés ignorant les contraintes climatiques deviennent la cible de critiques qui rappellent la nature spécifique de l’hiver : une saison froide et menaçante contre laquelle chacun, quel qu’il soit, doit se protéger. La négation festive de l’hiver est dénoncée, qui ne serait que fièvre morbifique : « la saison des bals est aussi celle des pleurésies. Et ce que ces fêtes charmantes ont tué de gens de tous âges ferait pâlir de honte le choléra le plus sporadique du monde24 ». C’est à partir du Second Empire, à l’heure de la vogue la plus intense du grand décolleté, que se développe singulièrement tout ce discours médical sur les ravages liés à la légèreté des robes du soir. Elles sont rendues responsables des maladies de poitrine dans toutes leurs variantes (fluxion, pleurésie, pneumonie, bronchite, angine etc.) qui frappent les femmes : « Le médecin s’étonne et s’afflige d’un sentiment qui porte la femme à perpétuer une mode dont on a pu dire avec raison : « qu’elle engendre plus d’angines, de laryngites, de bronchites, de pleurésies, de pneumonies que toutes les autres causes réunies, et que, souvent, elle est la cause occasionnelle de la phtisie pulmonaire. » (Becquerel25) ». Sur l’imaginaire enjoué de la jolie femme « en peau » se greffe ainsi peu à peu l’imaginaire tragique de la poitrinaire fauchée pour avoir sacrifié aux convenances vestimentaires et aux usages mondains. Il se nourrit au demeurant de la jeunesse et de l’extraction sociale des victimes : traités et cours de médecine, manuels d’hygiène et de santé s’adonnent ainsi à des discours éplorés sur la fine fleur de la société emportée à l’aube de sa vie pour s’être trop peu vêtue… Certes, le thème n’est pas neuf. « Fantômes » de Victor Hugo paraît dans Les Orientales en 1829. Dans cette complainte ouverte par ces mots, « Hélas ! Que j’en ai vu mourir de jeunes filles ! », le poète pleure « un ange, une jeune Espagnole » qui « aimait trop le bal, c’est ce qui l’a tuée26 ». Au même moment, Charles Philippon peint, lui, une grinçante et glaçante « robe à la fluxion de poitrine » (cf Ill.), en une danse macabre brocardant les vanités vestimentaires de son temps27. Avant cela, le Directoire – dont la mémoire est d’ailleurs réactivée à partir de la seconde moitié du xixe siècle28 – avait également vu s’épanouir des discours comparables. Ainsi de ces mots, sous la plume de Jean-Charles Desessartz, médecin et membre de l’Institut :
« Comment pourrois-je effacer de ma mémoire cette jeune personne qui, brillant de toutes les grâces et de toutes les forces de la jeunesse, jouissant à six heures de la plus belle santé, est entraînée, sous le costume de la presque nudité, dans ces fêtes que l’on pourrait avec raison comparer aux Saturnales de Romains, et rentre à onze heures, saisie du froid, la gorge sèche, la poitrine oppressée, déchirée par une toux violente, et perdant bientôt la raison, en proie au feu dévorant de la fièvre, ne recevant de notre art, qu’elle implore, de légers soulagemens, que pour expier, dans les longues souffrances de la phtisie, et dans une fin prématurée, la crainte de paraître ridicule29 ? »
À partir des années 1850, leur nombre et leur persistance – jusqu’au début du xxe siècle – sont cependant inédits. La plupart des traités ou manuels médicaux – qu’ils soient centrés sur les refroidissements et maladies de poitrine ou sur la santé des femmes – évoquent alors les dangers liés aux décolletés des tenues de bal et robes de soirée30. Le vestiaire féminin à contre-saison rentre alors désormais pleinement dans l’étiologie de ces maladies : « Ouvert au-devant de la poitrine, [un corsage] laisse sortir un flot de dentelle et entrer l’air froid et humide ; décolleté de manière à mettre à découvert la partie supérieure de la poitrine et du dos, sinon dans la toilette de ville, du moins pour les soirées, les bals etc., il devient la source d’une foule d’accidents souvent fort graves, quelquefois mortels, tels que rhumes, angines, laryngites, fluxions de poitrine, et enfin développement hâtif ou marche accélérée de la phtisie chez les personnes qui y sont prédisposées31. » Il est également rendu responsable de maux et infections dentaires ou encore de l’exacerbation des douleurs menstruelles. Oublieux de l’ordre naturel des saisons, ce décolleté est ainsi condamné en ce qu’il conduit les femmes à oublier leur nature : présumées plus fragiles « aux périodes mensuelles », elles n’en seraient, par lui, que plus exposées à divers maux32. La condamnation médicale glisse ici souvent en condamnation morale : condamnation des mères qui imposent à leurs filles des tenues trop légères ou condamnation des femmes qui, pour s’être trop peu couvertes, laissent leurs enfants orphelins. À cette antienne des ravages causés par la saison des bals, s’associe ainsi peu à peu un discours prescriptif imposant des tenues de soirée adaptées à l’hiver. Il s’agit de lutter contre les courants d’air brutaux et contre l’enchaînement fatal chaleur excessive-froid subit : « Chez les jeunes filles et les jeunes femmes du grand monde, la pneumonie exerce tous les ans de cruels ravages pendant la saison des bals […] parce qu’en sortant du bal elles ne prennent pas toutes les précautions nécessaires pour se préserver de l’action funeste du froid, tandis qu’elles sont en transpiration33. » Pour cela, à l’heure de sortir, gorge et bras doivent être couverts : manteaux, pelisses, burnous à capuche, châles ou pèlerines sont recommandés ; la « sortie de bal » s’impose. Pour être exigés par les médecins, tous ces vêtements n’en sont pas moins vus comme fort insuffisants pour remédier « aux dangers des corsages décolletés34 ». Ainsi émerge, plus largement, l’idée que ces fêtes d’hiver en elles-mêmes sont condamnables : l’étiologie des maladies par le port de tenues décolletées s’accompagne, indissociablement, d’une étiologie par les usages festifs qui les imposent. Ainsi peut-on lire dans un manuel d’hygiène de 1851 :
« Quand on quittera le bal, une salle échauffée par le séjour d’un nombre considérable de personnes, par la chaleur des foyers et des bougies, toute haletante et en transpiration par suite des dernières valses, polkas, galops etc. comment espérer que le léger manteau de satin qu’on jette sur ses épaules, pourra les préserver de l’impression d’un froid, dont les effets peuvent être mortels ? […] Les jeunes filles des campagnes vont aussi parfois au bal ; mais le bal pour elles a lieu le plus souvent en plein air, ou du moins dans des lieux où l’air circule librement ; leurs vêtements sont en rapport avec la saison et les protègent efficacement contre toute transition de température trop brusque. […] Une observation qui ne doit point nous échapper, c’est que les habitudes de la simple aisance, de celle surtout qui est due au travail de chaque jour, sont en tout bien plus en rapport avec les saines lois de l’hygiène, que les habitudes du luxe et de la richesse35. »
La convergence des critiques est frappante, qui fait se croiser une longue tradition de pathologisation de la danse, une sensibilité neuve aux affections pulmonaires, un discours de l’affolement social sur les élites décimées36, une persistante condamnation morale du luxe féminin et le conflit durable entre mode et médecine. Aussi le décolleté des grands soirs n’a-t-il, à la fin du xixe siècle, plus guère de beaux jours devant lui. L’idée s’est au fond désormais instillée que l’hiver requiert autant des vêtements adaptés que des divertissements propres – ces plaisirs d’hiver qui se nomment bientôt patin à glace ou ski. Au gré de cette histoire de décolletés, de « femmes en peau » et de poitrinaires s’est donc bien joué un peu de la construction sociale de l’hiver comme saison spécifique, reléguant, pour longtemps, sa négation insouciante et élitaire.