Quand Gervaise, héroïne de L’Assommoir, se remémore Plassans, son village d’origine, elle s’exclame : « Oui, blanchisseuse… À dix ans… […] Nous allions à la rivière… Ça sentait meilleur qu’ici… Il fallait voir, il y avait un coin sous les arbres… avec de l’eau claire qui courait1… » Et continuant de frapper son linge dans le lavoir parisien qui l’accueille, elle ajoute : « L’eau est joliment dure à Paris ». Cette évocation correspond au parcours de nombreuses femmes venues travailler à la ville où les modes de lavage et les manières de faire changent. La lessive d’un monde rural accordé aux saisons se soumet à d’autres rythmes, urbains. Jusqu’à la fin du xixe siècle, quand n’existait que l’emploi de la cendre, les grandes lessives étaient en effet saisonnières, du printemps et de l’automne, profitant à la fois d’une baisse de l’activité des travaux agricoles et d’une météorologie permettant de sécher le linge en l’étendant dans les prés. Dans le même temps, pour les ménages ruraux comme urbains, l’acquisition et l’entretien des tissus conserve un caractère d’événement, se rattachant aux rythmes des saisons que le commerce et la mode utilisent comme élément de séduction. Si dans les campagnes françaises on offrait aux enfants leurs habits neufs aux Rameaux, les cycles de la mode urbaine faisaient alterner les collections selon les saisons. Les renouvellements de garde-robe, les achats pour les fêtes, calendaires ou sociales, étaient en lien avec l’entretien du linge et les grandes lessives. Avec l’urbanisation et les progrès techniques, de nouveaux cycles lessiviels s’installèrent, mensuels puis hebdomadaires. Le lavage était toujours recommencé, et tout au long de l’année2.
Eaux courantes
Les grandes lessives dans les campagnes françaises duraient plusieurs jours. Il faut se reporter à l’Encyclopédie pour voir décrites les différentes opérations de coulage, savonnage, rinçage, essorage, séchage, repassage : « On verse la lessive sur le linge qui est dans le cuvier […]. On laisse couler cette lessive à travers le linge et sortir par le fond du cuvier […] puis on la reverse de nouveau dans le cuvier sur le linge et on continue à faire chauffer cette lessive […]. On coulera de cette façon la lessive huit à neuf fois. Ensuite on laissera tremper le linge dans cette lessive toute chaude pendant environ huit autres heures [puis] on le lavera dans une eau bien claire. Les eaux des rivières en été sont les meilleures ». Et de préciser qu’il faut prendre garde à ne pas trop frotter le linge. Enfin, « on étendra ce linge à plat au soleil sur un pré […], il faut que le linge demeure trois jours de suite exposé au soleil […], on le plie à demi-sec et le repasse ensuite3. » Ces grandes lessives mobilisaient tout le village dans des relations d’entraide. Dans les maisons bourgeoises ou aristocratiques, des paysannes rémunérées se joignaient aux domestiques pour procéder aux lessivages.
Lors de l’enquête menée à Minot en Bourgogne en 1979, Yvonne Verdier rapportait les souvenirs de femmes qui ont vu leurs mères allumer le feu sous le cuvier, disposer les cendres et repasser l’eau et le « lessu » sur le linge4. Cette opération durait la journée entière avant que draps, torchons et chemises soient confiés aux laveuses. Le lourd linge mouillé, s’agissant souvent d’épais draps de chanvre, était transporté sur des brouettes. Il leur fallait ensuite s’agenouiller au bord de l’eau dans la « boîte à laver » garnie parfois d’un coussin et de paille. Puis les battoirs entraient en jeu pour faire sortir la crasse. Engelures et gerçures étaient fréquentes, loin de la vision romantique de la pittoresque lavandière. Les hommes y étant rarement admis, ils se plaisaient à moquer ces « cafés des femmes » où se jugeait la qualité du linge mais aussi le poids social de la propriétaire.
Chemises par douzaine
Le lavoir était aussi un lieu de monstration. Le xixe siècle a pu être considéré comme le « grand siècle du linge5 », mais déjà un 25 décembre des années 1750, Rousseau se fait voler son linge : « La veille de Noël, […] on força la porte d’un grenier où était étendu tout notre linge, après une lessive qu’on venait de faire. On vola tout, et entre autres quarante-deux chemises à moi, de très belle toile6 ». Le linge était thésaurisé. Le trousseau faisait partie de la dot féminine et on l’exposait aux invités le jour des noces dans de grandes armoires ouvertes où étaient savamment empilés draps, torchons, serviettes, chemises, le tout par douzaine. Trop abondant pour être utilisé par une seule génération, ce linge était donné aux femmes plus jeunes de la famille. Il se retrouvait exposé lors de la lessive. « On n’avait pas besoin de faire la lessive souvent, on avait de quoi attendre » se souvenait dans les années 1980 une femme de la région de Mâcon à Suzanne Tardieu, témoignant ainsi de sa condition sociale7. On jauge la qualité du linge et on s’immisce dans la vie privée des voisins, observant qui tient « bien » sa maison ou qu’une naissance est à venir. Traces et tâches en témoignent. Ragots et jugements : les laveuses ont mauvaise réputation. On les accuse d’échanger des recettes d’avortement.
Les saisons de la vie
C’est qu’elles avaient dans les mains suaire comme langes. Les jugements véhiculés par les croyances populaires et rapportés par des folkloristes comme Paul Sébillot participent du même phénomène : décrire une activité mais surtout se défendre et se protéger8. De nombreuses légendes visaient à discréditer les femmes qui lavaient. Sébillot en a rapporté quantité. « Jésus ayant soif passa près d’une femme qui faisait la lessive, raconte-t-on en Wallonie, et lui demanda à boire, elle lui donna une tasse d’eau de lessive. Il la but sans rien dire. Plus loin il passa près d’une maison où l’on cuisait du pain et demanda de quoi manger ; la femme lui donna un petit pain, Jésus s’en alla en disant : Maudite soit la femme qui bue (lave) et bénie soit la femme qui cuit. » Dans une autre légende, c’est la Vierge que les lavandières aspergent d’eau sale et que des femmes dans un four aident à se chauffer. Dans de nombreuses régions, les lavandières étaient vues comme surnaturelles : fées, sorcières ou damnées qui revenaient laver leur linge. Elles étaient considérées comme devant accomplir une pénitence pour expier un crime. Certains lavoirs étaient réputés pour être hantés. Dans le Berry, ce sont des mères qui ont tué leur enfant, condamnées à laver jusqu’au jugement dernier le cadavre de leur victime. En Haute-Bretagne, la femme à laquelle on n’a pas mis un suaire propre revient le laver toutes les nuits. Syncrétisme entre croyances païennes et croyances religieuses populaires et, dans tous les cas, méfiance à l’égard des femmes de l’eau.
Saisons religieuses, lessives interdites
On ne lavait pas tous les jours. Les interdictions de lessive se retrouvent dans presque toutes les régions. À Minot, les femmes venues de régions diverses n’avaient pas toutes le même interdit. On ne lavait pas le Vendredi saint, pas dans la maison d’une accouchée ou d’un malade9. En outre, certains interdits calendaires de lessives comme le souligne Yvonne Verdier seraient en relation avec la croyance que les femmes réglées pourraient faire tourner la lessive ou troubler l’eau des fontaines. D’où l’interdit du 2 février, assez répandu, qui correspond à la Purification de la vierge. Enfreindre ces interdits menaçait le linge mais aussi la laveuse et sa famille. Les interdits les plus fermes concernaient la Semaine sainte. Comme le relève Paul Sébillot, dans les Charentes, en Normandie, en Haute-Bretagne, dans le Poitou et en Île-de-France, laver la Semaine sainte peut entraîner la mort : « Qui lave la Semaine sainte lave son suaire ». L’interdit de lessive s’applique aussi aux vendredis : « Qui bout le Vendredi fait cuire le sang de notre Sauveur » (Basse-Bretagne) et « Qui coule le vendredi veut la mort de son mari » (Yonne). Faire une lessive ce jour-là revenait à s’exposer à la réprobation et à l’hostilité de toute la communauté. Car ne pas respecter un interdit de lessive, c’était empêcher les défunts de franchir les étapes qui doivent les conduire vers la paix et le repos et faire survenir la mort chez les vivants.
Lavoir public, été comme hiver
La nécessité de l’entretien du linge était reconnue de longue date par les traités d’économie domestique. Dès 1600, Olivier de Serres précisait : « Les linges de lit et de table seront raccoustrés au besoin, prévenant leur ruine par quelque petite réparation qu’à temps on leur fera. Seront reblanchis estans sales ; mais le plus rarement qu’on pourra afin de les conserver en bon estat car les linges descheent à toutes les fois qu’ils passent par la lessive. […] Le seul moien est d’en avoir à suffisance, dont on ne sera pas contraint de le blanchir trop souvent10 ». La légitimation de la propreté a été donnée au xixe siècle par la raison hygiéniste portée par le discours médical. Les lavoirs se multiplièrent à partir des années 1830 et la loi du 3 février 1851 incita par la subvention les communes à se doter de lavoirs couverts. Auparavant les lavandières lavaient le linge dans leurs maisons et procédaient au rinçage dans les rivières et autres étendues d’eau, souvent utilisées à d’autres fonctions. Certaines possédaient des puits mais la majorité utilisait mares et points d’eau collectifs. À Paris, les lavandières lavaient le linge dans la Seine. Les cours des maisons étaient remplies de baquets et de barres où séchait le linge. Il encombrait aussi les greniers quand ce n’était pas les pièces d’habitation, dégageant buée et humidité.
Les bateaux-lavoirs furent une réponse : ils offraient aux laveuses une place pour rincer à l’eau de la rivière, une machine à chauffer l’eau et un séchoir. Présents dès le xviie siècle, ils ne se multiplient qu’au xixe siècle11. Devant les menaces d’épidémie et sous l’influence de l’Angleterre se développent aussi les lavoirs publics. Sous le Second Empire, le premier, le lavoir du Temple, fut un échec, les lavandières refusant de payer pour ce qu’elles avaient gratuitement en rivière. Mais la profession des blanchisseurs changea. Une enquête de 1885 dénombrait 45 000 ouvriers blanchisseurs, 55 000 blanchisseuses de linge fin et 1 302 patrons de bateaux-lavoirs et de lavoirs12. Les lavoirs publics comportaient une buanderie où le linge était lessivé en communauté, des réservoirs d’eau froide, une chaudière à eau chaude et un certain nombre de places de laveuses, jusqu’à 400, regroupées dans une seule pièce.
Il y faisait très chaud. Le lavoir était fréquenté été comme hiver. Zola en décrit l’atmosphère créée par la machine à vapeur : « c’était comme la respiration même du lavoir, une haleine ardente amassant sous les poutres du plafond l’éternelle buée qui flottait. La chaleur devenait intolérable ; des rais de soleil entraient à gauche, par les hautes fenêtres, allumant les vapeurs fumantes de nappes opalisées [et] le garçon Charles allait d’une fenêtre à l’autre, tirait des stores de grosse toile ; ensuite, il passa de l’autre côté, du côté de l’ombre, et ouvrit des vasistas. On l’acclamait, on battait des mains13 ».
Les lavoirs sont fréquentés par des femmes mais sous la surveillance d’un homme qui perçoit les droits. Et s’ils sont ouverts aux particuliers, ce sont principalement des blanchisseuses qui viennent y travailler. Quant aux boutiques, elles étaient tenues par des patronnes possédant un local comme celui dont rêve Gervaise et employant quelques ouvrières : laveuses, savonneuses ou repasseuses. On appelle « piéceuses » ou « piéçardes » celles qui travaillent à la pièce ; la blanchisseuse de fin est perçue comme plus raffinée que les blanchisseuses des lavoirs. Femmes libres, souvent décriées, elles constituaient une communauté solidaire.
Reine des blanchisseuses
Des fêtes rythmaient leur temps. Ainsi la fête de la « Reine des blanchisseuses » qui dura à Paris après la fin des fêtes de Mi-Carême. Tombée dans le dénuement, Gervaise se souvient : « par un froid de chien, un jeudi de la Mi-Carême, elle avait joliment nocé. […] Son lavoir, rue Neuve, l’avait nommée reine, malgré sa jambe. Alors, on s’était baladé sur les boulevards, dans des chars ornés de verdure, au milieu du beau monde qui la reluquait joliment. […] Puis, le soir, on avait fichu un Balthazar à tout casser, et jusqu’au jour on avait joué des guiboles14. » Moisy, président de la chambre des lavoirs de Paris rapporte en 1884 : « l’ouvrière blanchisseuse a l’amour de son métier et il est pourtant dur ce métier ; elle commence à six heures du matin, ne prend qu’une heure pour déjeuner et travaille jusqu’à huit heures du soir soit environ 13 ou 14 heures par jour15 ». Malgré le nombre considérable de places pour les blanchisseuses, il ne pouvait suffire aux besoins d’une ville qui se développait. Les blanchisseuses installées dans les villages en aval de Paris, en particulier Fresnes avec la Bièvre et Boulogne avec la Seine, faisaient quotidiennement la navette, venant livrer leurs clients réguliers et repartant avec les paquets de linge à blanchir.
Lessive des quatre saisons
Les besoins en blanchissage des Parisiens étaient de toutes les saisons. Reste que le travail est plus agréable à la mauvaise saison. En effet, déclare Gervaise, « l’hiver est la belle saison des repasseuses. Il faisait joliment bon dans la boutique. On n’y voyait jamais de glaçons aux vitres comme chez l’épicier et le bonnetier d’en face. La mécanique bourrée de coke entretenait là une chaleur de baignoire ; les linges fumaient, on se serait cru en plein été16. » Il faut imaginer a contrario la chaleur de la belle saison. Les repasseuses de Degas n’étaient-elles pas contraintes de se dévêtir ? L’ouvrage était abondant : l’amour du blanc était entretenu par la diffusion des conceptions hygiénistes de plus en plus exigeantes, et il était chargé de valeurs morales – blanc de la robe de baptême comme de la robe de mariée. Mais sa qualité ne fut rendue possible que par la diffusion de l’eau de Javel – inventée au xviiie siècle –, du savon en paillettes qui évitait les longues cuissons à la cendre, du bleu qui permettait l’azurage et augmentait visuellement la blancheur du linge, et par le développement de la vapeur pour les chauffoirs et les buanderies. Progrès aussi des fers à repasser à l’alcool, au gaz puis à l’électricité et enfin de l’eau courante qui épargnait les incessants et pesants déplacements.
Le blanchissage et le repassage se replièrent dans les foyers domestiques, d’abord dans les grandes demeures à la nombreuse domesticité qui s’appliquait dans la buanderie, puis dans les maisons bourgeoises où l’entretien du linge devint aussi le travail de la bonne. Si la lessiveuse de métal placée sur un fourneau avec son champignon effectuait une part du travail, restait à faire le rinçage en versant à maintes reprises l’eau bouillie sur le linge. Le linge était étendu sur des cordes, souvent à l’intérieur de la cuisine, puis repassé. Comme l’a vu Alain Corbin, plier, repasser, raccommoder le linge sont des tâches détaillées par les manuels : un Manuel des domestiques publié en 1896 conseille « de savonner et de blanchir le mercredi, de repasser le jeudi, de raccommoder le vendredi17 ». Mêmes conseils dans le manuel d’éducation ménagère, courants après 1880.
Au xxe siècle, alors que lavoirs et buanderies devenus de plus en plus industriels se spécialisèrent dans le linge des collectivités et des hôtels, la banalisation du lavage à domicile au xxe siècle s’accompagna de la déprofessionalisation du blanchissage. En 1986, une blanchisseuse pouvait se souvenir : « le dos des chemises, c’était une pièce avec des fronces, c’était la beauté de la chemise quand elle était pliée de décoller le pli des fronces du dos quand le col qui avait été empesé était rabattu. […] Quand il y avait des broderies on les ressortait avec une petite boule, un fer coque. On les glaçait ces chemises de faux cols à cornes cassées ; c’était un fer spécial18 ». Certaines paysannes arrêtèrent de porter la coiffe ne trouvant plus de lingère. Tout un monde de linges blancs et fins, de mousselines, de percales, de pièces fines – jabots, guimpes, bas et fichus dont se paraît la boutique de la Gervaise – a été remplacé par de nouvelles matières lavées et séchées par des machines à laver électriques et des sèche-linges. Depuis les années 1960, jusque dans les campagnes, la lessive n’est plus fixée par le rythme des saisons, concurrencé par d’autres rythmes comme celui des vacances, lui aussi encore des saisons. N’est-ce pas en vacances en Bretagne que le publicitaire Pierre Baton a rencontré la mère Denis lavandière à Barneville-sur-Mer dont il fit la figure emblématique des machines à laver Vedette ?