Lundi 13 novembre 2017, des températures en baisse, un ciel de traîne apportant son lot d’averses.
Ethnologue, chercheur au CNRS, Martin de la Soudière s’est fait l’explorateur inlassable de deux domaines de recherche croisés : les mondes ruraux et montagnards ; la perception du climat et des saisons – en particulier l’hiver auquel il a consacré plusieurs ouvrages.
Corinne Legoy Pourquoi avez-vous approché la question de ce que vous appelez les météosensibilités et comment ? Quelle a été votre démarche ?
Martin de la Soudière Je l’ai approché finalement de deux manières. J’étais jeune chercheur, je venais de rentrer au CNRS, je démarrais mes premières enquêtes dans les villages. Or le quotidien m’obsède (pour un ethnologue ce n’est pas très original !) et je trouve que l’on n’en parle pas suffisamment bien, ou alors de façon trop générale. Dans le quotidien, il y a plusieurs choses : la couleur, les gestes du quotidien, et cette chose absolument énorme qui fait que tous les jours, heure par heure, le ciel nous propose de nouvelles impressions… Il n’y a en effet pas un jour semblable, pas une heure semblable, pas une saison pareille. Et curieusement, comme ethnologue, sociologue, je voyais qu’il n’y avait rien d’écrit là-dessus. Les météosensibilités, les sensibilités aux saisons, qui font que l’on aime ou que l’on n’aime pas telle ou telle saison, l’imaginaire des saisons etc. Je voyais que sur tout cela très peu d’historiens s’étaient penchés. Sauf Emmanuel Le Roy Ladurie, mais de manière très différente. Ou alors on le traitait au travers des dictons ou des traditions populaires.
Et par ailleurs, comme géographe d’abord puis comme jeune ethnologue ensuite, je n’avais pas écrit une seule ligne, pas enquêté du tout, sur le climat. Et puis, je me suis rendu compte que j’étais dans une zone très dure, de moyenne montagne, exposée à des hivers très rigoureux et à des neiges terribles. Et je voyais bien, de saison en saison, puisque comme ethnologue je restais très longtemps dans les mêmes villages, avec les mêmes familles, avec des éleveurs, des paysans, à 12 001 300 mètres d’altitude, que la neige les saturait, qu’ils ne parlaient que de ça, y compris en dehors de l’hiver et que cela marquait profondément leur mode de vie, leur culture, leur imaginaire. Ils en parlaient jusqu’à plus soif. Il m’a cependant quand même fallu sept-huit ans pour que je m’y intéresse vraiment… Au début, cela me paraissait anecdotique, je n’osais pas, en fait, me lancer dans ce thème que j’avais découvert de façon un peu personnelle. Je me suis censuré sur cette question des météosensibilités chez les paysans et dans ma thèse je n’en ai pas dit un mot… L’hiver me paraissait trop ténu, sans rien à en dire, sans corpus, sans danger social, sans imaginaire puissant… Mais finalement, au bout de pas mal de temps, avec ces paysans de Lozère, tout cela a changé. Je me suis mis à m’intéresser massivement à l’hiver et à la neige, à la mauvaise saison, et puis, de fil en aiguille, j’ai fait plusieurs numéros de revue sur ce thème, dans les années 1980-1990, et puis, il y a dix ans, j’ai rencontré deux camarades, Anouchka Vasak, littéraire, et Martine Tabeaud, géographe climatologue et nous nous sommes rendus compte que nous étions très complémentaires et donc depuis une dizaine d’années, nous organisons un séminaire à l’EHESS et périodiquement, nous faisons des publications collectives sur ces questions.
CL Voilà pour le « pourquoi », reste le « comment » : votre démarche, avec cette particularité qui est le mélange de l’enquête et de votre propre expérience, votre propre rapport aux saisons.
MdlS Oui, et je le revendique ! Et c’est tellement simple… Il y a, chez les sociologues et les ethnologues, une tradition, qui est celle de tenir un journal – sans, qu’en réalité, ils le fassent vraiment. Mais moi, du premier au dernier jour de mes terrains, durant des années, tous les jours, je m’obligeais à marquer ce qui se passait et à marquer aussi mon ressenti : états d’âme, rapport au temps, humeurs, avec, à chaque fois, quelques lignes sur le temps qu’il faisait. Deuxième chose, après un ou deux travaux collectifs sur le temps qu’il fait, j’ai eu très envie d’exhumer mon journal de terrain de Lozère et puis je me suis dit que si, vraiment, je voulais comprendre la météosensibilité, il fallait que je fasse un cahier météo. Ce qui n’est pas facile… Certaines fois, je n’avais rien à dire. Ce journal météo n’avait pas du tout pour but de pouvoir reconstituer le temps qu’il faisait, mais il témoignait de tout ce qui me venait dans une même journée, de tout ce qui avait trait à la météo sans aucune censure, du bleu du ciel à la présentation de la météo à la radio, en passant par des discussions avec des collègues… Sans vraiment aucune censure. Et cela révélait combien ce que l’on pourrait appeler de la culture météorologique est à la fois individuel, mais surtout éminemment informé, préformé, prédéterminé par les images qu’on nous propose, qu’on nous impose. Cela relativise donc beaucoup de choses, et cela révèle tous les canaux qui façonnent notre rapport à la météo.
Ensuite, en rédigeant Au bonheur des saisons1, j’ai hésité sur ce qu’il fallait mettre en valeur dans ce livre : mon expérience ou alors les analyses plus sociologiques, historiques, climatologiques. Finalement, je me suis mis en italique pour dire au lecteur que ce qui est le plus important c’est ce qui est en caractères romains alors qu’au début, j’ai beaucoup hésité. Ce qui m’a freiné, c’est que je me suis dit que je n’étais ni romancier, ni chroniqueur, que mon journal n’intéressait pas grand monde. J’ai donc inversé les choses et le livre lui-même n’est pas constitué de digressions sûres, mais de l’articulation entre une expérience très locale, localisée, très fugitive, et des expériences partagées ou des analyses. C’est une alternance entre ce que Corbin appelle si joliment le « moi météorologique » et les dimensions plus générales, sociales, historiques de la météo.
CL Les saisons, vous le dites, sont donc des constructions sociales, culturelles, spatiales et historiques. Est-ce que vous pourriez nous le montrer et en rendre compte ici ?
MdlS Je prendrai deux exemples. L’hiver, puisque c’est ma saison de prédilection, jusqu’au début du xxe siècle, était une saison horrible. À la fin du xixe et au début du xxe siècles, se multiplient cependant les activités, les pratiques liées à l’hiver – la mode, les spectacles… Le terme de « saison », à ce propos, n’est pas du tout ce que l’on croit. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, le terme de saison n’était pas beaucoup employé, sauf chez les poètes, vers les xve-xvie siècles. Le terme utilisé était celui de « semée » – de la semaison – car étymologiquement, une saison c’était le bon moment pour faire quelque chose, en l’occurrence pour semer. En grec, c’était « horaï », les Heures, ce sont les heures pour faire une activité, et non pas la saison astronomique. Dans le vécu partagé, des paysans en particulier, c’était le bon moment pour… Et je reviens à l’hiver : le mot de saison a été lancé, popularisé, diffusé, au début du xxe siècle, par le biais du mot anglais « season » qui renvoyait au temps, pour les classes aisées et riches, d’aller au théâtre, aux expositions. C’est le sens qu’il y a derrière l’expression de « saison théâtrale », et cette saison théâtrale, c’était l’hiver – les gens riches quittant la ville l’été. Mais avant cela, l’hiver était associé à l’effroi, à la mort. Et même la soudure entre la fin de l’hiver et le début du printemps était, pour les paysans, un moment terrible. Les sports d’hiver, ensuite, ont également contribué à changer le rapport à l’hiver, les pratiques autant que les représentations.
De la même façon pour l’été, et je renvoie à Christophe Granger, l’invention de la belle saison touristique, des bains de mer, de l’exposition au soleil, des stations thermales… tout cela est également une construction historique et sociale.
Et, par ailleurs, si vous prenez les expressions de « beau temps » et de « mauvais temps », ce sont, pour reprendre une expression d’Alain Gillot-Pétré, un présentateur météo que j’avais rencontré plusieurs fois, des « non-sens météorologiques ». Et j’ajouterai, pour ma part, un non-sens culturel et social : car pour qui ? Car en fonction de quelle norme ? Et puis, il y a aussi, derrière ces expressions, l’idée que les gens préfèrent le soleil, mais en réalité c’est assez faux. J’ai pas mal interrogé les gens à ce sujet et je me suis rendu compte que beaucoup d’entre eux aiment profondément les nuages, la brume… ce que l’on appelle communément le « mauvais temps ». Donc là aussi, cette partition « beau » ou « mauvais » temps est sociologiquement marquée et très variable. J’ajouterai aussi une chose par rapport à cette question. Le temps météorologique se définit par un ensemble de critères tels que la température, la nébulosité, l’hygrométrie, le vent. Mais il y a une chose que l’on oublie, pourtant essentielle pour les gens, c’est la luminosité. C’est un critère qui est très peu, et c’est normal, pris en compte par les météorologues. Avec une collègue, sociologue, j’ai pas mal travaillé, il y a une dizaine d’années, sur la luminothérapie et la dépression saisonnière. On a alors interrogé à la fois des gens qui souffraient de dépression saisonnière et des psychiatres qui soignaient par la luminothérapie. Et massivement, cette dépression est liée à l’absence de lumière, même s’il y a aussi quelques autres paramètres – un peu le froid, un peu l’humidité. Et elle se joue aussi largement durant la même période, celle-là même dans laquelle nous rentrons. En breton, novembre et décembre sont d’ailleurs appelés les « mois noirs ». Ce qui peut sembler étonnant, cependant, c’est que l’on a rencontré des personnes qui sont des déprimés saisonniers par l’été, par sa lumière trop crue et par sa chaleur.
CL Vous avez écrit sur l’hiver, sur cette saison redoutée et redoutable jusqu’à cela ne change au tournant du xixe et du xxe siècles. Du coup, on voit bien – d’une façon plus générale – l’historicité de l’évaluation des saisons. Et cela me fait penser à ce que dit Alain Corbin dans son entretien sur le grand reflux du printemps qui lui semble caractéristique du xxe siècle. Le printemps était en effet, jusqu’au xixe siècle, une saison essentielle, décisive aussi en particulier dans le monde rural et il s’est effacé ensuite au profit d’une hypervalorisation de l’été (avec les grandes vacances en particulier), qui est assez largement le propre de nos sociétés contemporaines. Pourriez-vous revenir sur ces fluctuations dans les rapports aux saisons et dans leurs représentations ?
MdlS C’est effectivement passionnant et je peux vous répondre à plusieurs niveaux. Sur ce caractère décisif du printemps, on peut rappeler d’un mot qu’au mois de mai, il y a les fameux « saints de glace » (11,12,13 mai) qui signifient bien que, pour les paysans, le début du printemps est absolument crucial. Il y a cette hantise que le gel se réinstalle fin avril-début mai, d’où des prières, des processions.
Par ailleurs, ce qui est sûr, c’est qu’au Moyen Âge, il y a eu un véritable engouement pour le printemps, avec l’invention de ce genre particulier que sont les « reverdies », ces poésies pleines d’amours, d’oiseaux et de fleurs qui s’épanouissent. Cela dit bien la place et la valorisation de cette saison, vers la fin du xve siècle.
Pour l’été, n’oublions pas que c’était une saison de labeur dans le monde rural. Les paysans un peu âgés que j’ai rencontrés racontaient combien l’été n’était pas, pour eux, une « belle saison » au sens de saison de repos. En revanche, aujourd’hui, quand on interroge les gens – et je m’étais amusé à le faire – sur leur saison préférée, la réponse est massivement l’été.
Cette question de la perception et des représentations des saisons est absolument essentielle. Et il ne faut pas trop vite dire qu’en ville, cette perception serait atténuée quand, dans le monde rural, elle serait plus fine, plus intime, liée à une forme de proximité avec la nature. Des sociologues de l’urbain ont en effet parlé des rythmes de la ville. Et il y a eu, il y a quelques années désormais, un très très joli numéro de la revue Annales de la recherche urbaine, no 61, sur « Les saisons dans la ville » et c’est exceptionnel ! Parce que ce sont des gens d’horizons différents, des urbanistes, architectes, sociologues… qui montrent que l’idée de la ville coupée de la nature est fausse. Alors certes, ce n’est pas comme à la campagne, tout cela est plus ténu, mais à condition de regarder finement, il y a des rythmes et de la saisonnalité en ville.
CL Que pouvez-vous nous dire des différents discours tenus sur les saisons selon qu’ils émanent de la météo de la télévision, des paysans… ?
MdlS Mais vous me posez là une question terrible ! Alors pour la poser un peu différemment, diriez-vous que le discours tenu sur les saisons par la météo de la télévision ou de la radio influencent les différentes populations et comment ? Je ne suis pas spécialiste des médias vous savez ! C’est un peu compliqué car on ne sait pas où cela commence… où est la poule, où est l’œuf ! En fait, c’est très difficile car on est inondés par les médias mais en même temps, eux, médias, se fondent sur des sensibilités sous-jacentes, qu’ils rencontrent ou qu’ils expérimentent eux-mêmes en tant que présentateurs, journalistes…
Maintenant quel est le discours des uns ou le discours des autres… ? C’est une question de thèse ! Mais je vais quand même essayer de vous répondre.
Ce que j’allais dire c’est que les discours des médias et de la société, en général, sur la météo ne font qu’accentuer quelque chose qui, en fait, a toujours existé… Il y a deux siècles, il n’est pas sûr que le paysan d’Auvergne, perdu dans ses montagnes, avait un vécu plus intime, sensible, personnel, du temps. Il était également informé par des dictons, des croyances… On a sans doute une vision un peu trop idyllique, asociologique des paysans, un peu trop culturaliste d’un « bon savoir paysan » en la matière. D’ailleurs, en même temps, je vais régler un compte aux dictons, qui me passionnent : les dictons ne sont pas du tout nés d’une sagesse paysanne, ils viennent d’Hésiode, Théophraste, Ovide, Virgile, Hippocrate, remis au goût du jour, recopiés indéfiniment par des moines copistes durant le haut Moyen Âge. Aux xve-xvie siècles, ils sont ensuite diffusés par la bibliothèque bleue, les almanachs, dont l’importance est énorme dans le monde paysan. Il avait donc une connaissance empirique de la météo, mais ce n’est pas de lui que viennent les dictons. J’ajouterai cependant, à propos de l’hiver et de la neige dans les régions de moyenne montagne sur lesquelles j’ai travaillé, que s’organise un discours local travaillé par les mémoires des hivers d’avant, qui sont réactivés, comparés, avec l’hiver en cours. Il faut ajouter aussi que, dans ces régions, il y a énormément de mots pour parler de l’hiver, et surtout pour parler de la neige. Ce qui veut dire que pour eux, c’est très important. Et ils ont là une observation très fine. La neige peut être la patouille, la néouse, il y a des mots pour la petite neige, la grande neige. Pour les congères, chaque région a ses termes aussi : en Alsace ou dans le Jura, c’est une menée, dans d’autres coins, ce sont des chevalets, ailleurs des cougnères. Le vent de neige aussi a plusieurs dénominations. Rien qu’en Auvergne, ici on parle de burle, ailleurs on a l’essire, les fournelles ou les cibeires. De façon assez évidente, et même si je ne suis pas ethnolinguiste, à partir du moment où une culture donne beaucoup de termes à une même chose, cela veut bien dire que cela lui importe beaucoup… Vous voyez comment j’ai bien botté en touche pour votre histoire !
CL Dans votre livre, vous êtes attentif aux couleurs : les couleurs d’automne en particulier, puis le foncé de l’hiver. Est-ce que vous pourriez nous en dire plus ? Est-ce que vous avez repéré des couleurs spécifiquement associées aux différentes saisons ?
MdlS Réponse oui ! Mais je vais commencer de manière très vaste en rappelant que dans la tradition et dans l’énergétique chinoises, il y a une symbolique des saisons, qui sont associées à des animaux gardiens (emblématiques) et à des couleurs spécifiques : l’été au rouge, l’automne au blanc, l’hiver au noir et le printemps au bleu-vert. Il y a des traités entiers en lien avec cette symbolique, sur ce qu’il faut manger et ne pas manger, comment il faut se soigner etc.
Dans la symbolique européenne, là, j’avoue que je ne sais pas. Il faudrait voir si l’héraldique reprend cette thématique des saisons, ce dont je ne suis pas sûr. Mais il ne me semble pas qu’il y ait une codification des saisons par les couleurs.
CL N’avez-vous pas repéré des usages implicites qui font que, plus on avance vers l’hiver, plus les couleurs du vestiaire s’assombrissent ?
MdlS Il suffit de regarder autour de soi, bien sûr, pour l’observer… Mais j’ai quand même l’impression que les saisons n’influent pas, très largement, sur les couleurs des vêtements : le sombre domine partout, tout le temps.
CL… alors vous bottez en touche sur les couleurs…
MdlS Non pas du tout ! Et j’avais même écrit il y a longtemps un petit article sur les « couleurs de la neige », dans un numéro d’Ethnologie française consacré aux « Paradoxes de la couleur », auquel, bien sûr, Pastoureau avait participé.
CL Dans vos travaux, vous êtes également attentifs aux gestes et je pensais en particulier à ce que vous écrivez sur le fait de tenir son col fermé, quand il fait froid, qui serait un geste plus féminin que masculin… Pourriez-vous nous parler davantage de ces gestes associés au ressenti des saisons ou du moins du temps ?
MdlS Alors oui, il y a ce geste de fermer son col… mais il y a aussi un geste qui m’amuse beaucoup : dans le métro, quand il fait très chaud, les hommes sont déguisés en porte-manteau. Les malheureux qui, le 10 juillet, doivent porter une chemise et une veste, tiennent cette dernière par l’étiquette sur leur épaule. Il y a aussi, quand il fait froid, ces gestes de piétiner, de taper dans ses mains ou de les rapprocher pour se réchauffer.
Il y a aussi deux petites choses qui me fascinent : c’est que, en gros, les jeunes s’habillent très peu pour l’hiver et que, par ailleurs, les couvre-chefs, les bonnets, reviennent à la mode mais souvent à contre-saison. Finalement, on ne s’habille pas vraiment contre le froid et le vestiaire, en particulier féminin, ne me semble pas très inventif en la matière – ou alors dans les seuls domaines techniques et sportifs.
CL Cela me fait penser à ce que dit Michel Pastoureau de la monochromie vestimentaire de nos sociétés : pour les hommes ou pour les femmes, tout s’est lissé en la matière vers les teintes sombres…
MdlS Une petite anecdote à ce propos. Il y a très longtemps, j’avais trouvé une veste polaire violette – ma couleur préférée. Plus récemment, j’ai cherché une nouvelle polaire, et il n’y avait plus que du marron, du gris, du noir etc. J’ai demandé au vendeur qui m’a répondu qu’il y avait effectivement eu des tentatives – dans les années 1990 – pour diversifier les couleurs des vêtements masculins mais que cela ne marchait pas : cela ne se vendait pas.
CL Et du coup, cette évolution, elle, est indépéndante des saisons : quelles qu’elles soient, les couleurs sont à peu près les mêmes. Il semble donc y avoir une uniformisation chromatique autonome.
MdlS Je me demande si cela ne renvoie pas à quelque chose qui marque profondément notre culture occidentale : la volonté de dominer la nature, de la contrôler, qui entraînerait, du coup, cette volonté d’affranchissement vis-à-vis des saisons – signe de force. Si tel n’était pas le cas, nous serions fragilisés… Je le dis au grand galop, mais peut-être y a-t-il de cela.
CLVous parlez des gestes dans vos travaux, mais vous évoquez aussi un usage : celui du rangement saisonnier des armoires… Est-ce un usage que vous avez largement repéré ?
MdlS Alors j’ai deux choses à en dire. Un, tout d’abord, c’est un usage familial. Deux, hypothèse, c’est un usage qui a de moins en moins cours. Entre autres, parce que, tout bêtement, on a de moins en moins de place. Mais pour moi, cette question des vêtements d’hiver/vêtements d’été, c’est fondamental… ça me hante même un petit peu.
CL Vous rangez votre armoire en fonction des saisons ?
MdlS Oui oui, c’est même une préoccupation qui m’occupe un mois et demi avant de le faire. Et comme c’est un peu compliqué, depuis trois ou quatre ans, je le fais en deux temps. Progressivement. Hier, par exemple, j’ai fait les pulls. Et puis à un autre moment, je fais les pantalons…
CL Et les paysans que vous avez rencontrés, ils le faisaient ou pas ?
MdlS Pas du tout ! Ils s’en moquent complètement ! Je réfléchis, ils ont certainement dans leur garde-robe, des endroits où l’on met davantage ce que l’on porte… mais en fait non. Quand vous êtes paysan, vous avez un vêtement de travail qui est quasiment le même quelle que soit la saison. En hiver, ils ajoutent des pulls en dessous et l’été, ils l’ouvrent un peu, mais ce n’est pas un vêtement spécifique. Je crois que c’est un usage de bourgeois urbain…
CL Vous n’avez donc pas repéré de vêtements spécifiques de protection contre le froid, l’usage paysan serait plutôt celui de l’empilement des couches ?
MdlS Tout à fait. Et d’ailleurs, il vaut mieux cet empilement des couches plutôt qu’un gros vêtement pour se protéger du froid. Et du coup, les paysans portaient plutôt deux-trois couches.
CL Pour terminer, pourriez-vous revenir sur l’antienne « il n’y a plus de saison ! » dont vous montrez qu’elle est très ancienne en réalité ?
MdlS Cette expression est amusante et intéressante. C’est la croyance en un âge d’or des saisons – et en un âge d’or tout court. C’est également une sorte d’attente, toujours déçue, de la saison idéale, liée à notre mémoire météorologique à la fois individuelle et collective. D’ailleurs, il y a une sorte de définition de la température idéale et du temps idéal : 25°, sans pluie et sans vent ; de la même façon, la barrière de la canicule, c’est 35°. Je ferme cette parenthèse.
Ce qui est fascinant, c’est que, pour des raisons différentes, cette constatation, on l’a imputée successivement à des causes très différentes. Massivement, cela a été dieu : on a pêché, dieu nous punit par des grêles ou d’autres événements climatiques. Faisons pénitence donc ! Aux xixe et xxe siècles, cette « disparition des saisons » a ensuite été imputée à des raisons techniques ou scientifiques, la TSF, ou la bombe atomique par exemple.
Ce qui est passionnant, c’est que, dès le iiie siècle après J.-C., on trouve cette lamentation… Ensuite, inlassablement, c’est repris, avec cette idée permanente qu’avant c’était mieux… ! L’idée, toujours nostalgique, des « vrais » hivers et des « vrais » étés qui auraient été plus nets avant. Colette a des pages admirables là-dessus.