Parmi les jeunes artistes appartenant à la scène contemporaine ukrainienne, Mykola Ridnyi, né à Kharkiv en 1985, apparaît comme une figure particulièrement active, dans son pays comme à l’étranger1. Depuis la nouvelle agression russe de l’Ukraine initiée le 24 février 2022, Ridnyi qui, comme tout homme ukrainien, a obligation de demeurer sur le territoire national, n’a cessé de participer à distance, en Europe et aux États-Unis, à des expositions d’art ukrainien contemporain et d’organiser des événements culturels pour récolter des fonds de soutien à la résistance de son pays2. Mais sa reconnaissance internationale est antérieure, comme en témoigne par exemple sa participation en 2013 et en 2015 à la Biennale de Venise. Pourtant, peu d’études ont encore été consacrées à cet artiste, qui travaille aussi bien avec le cinéma, la vidéo, la sculpture et la photographie qu’avec l’installation3.
Il s’agira ici d’offrir un aperçu de l’œuvre de Ridnyi en s’appuyant sur ce qui apparaît comme une constante chez lui, au-delà de la diversité des thèmes qu’il aborde comme de la variété de médiums qu’il emploie, à savoir sa volonté d’interroger notre capacité de vision ou, pour le dire autrement, de souligner les défaillances de notre regard. Ses questionnements sont indissociables du contexte politique, social, économique et géopolitique de l’Ukraine, et de sa réflexion sur la manière dont peut encore s’articuler de façon productive une activité artistique avec un climat de tension et de guerre. En 2014, déjà, après l’annexion russe de la Crimée, Ridnyi exprimait ses doutes : « La culture ne peut parler quand parlent des grenades lacrymogènes, des battes de baseball, des kalachnikovs, des tanks, des véhicules blindés4. » Pour autant, il n’a pas renoncé à son travail artistique. Conscient que son art aurait probablement toujours, en oiseau de Minerve, un coup de retard par rapport au bombardement médiatique d’images dans lequel nous évoluons, il revendique la nécessité, pour l’artiste, de ne créer qu’à une distance réflexive des événements5. Dans cette perspective, il assigne à son travail la fonction de révéler la condition même du visible et de sa formation.
L’expérience fondatrice de SOSka
Le parcours et le travail de Ridnyi sont fortement tributaires de son expérience au sein du collectif artistique SOSka (2005-2012), dont le nom, construit à partir du sigle « S.O.S. », signifie « tétine » en ukrainien tout en évoquant le Sots Art, courant qui tourne en dérision le réalisme socialiste soviétique. Fondé en 2005 à Kharkiv, foyer historiquement important de la scène avant-gardiste ukrainienne, le groupe SOSka peut être perçu comme une émanation artistique de la Révolution orange6. Il fut conçu en réponse au manque de lieux dans la ville pour créer et montrer de l’art expérimental. Ridnyi en fut l’un des membres fondateurs, aux côtés de Ganna Kriventsova et de Serhiy Popov, et il en demeura la figure centrale. SOSka se distingue par son fonctionnement horizontal et son idéologie libertaire : ses membres résident, créent et exposent en autogestion dans la galerie-laboratoire SOSka, installée dans une maison abandonnée. Cet esprit libertaire se retrouve dans le travail ultérieur de Ridnyi, qui revient régulièrement sur la place spécifique – et souvent incomprise, voire déformée – qu’occupent les mouvements anarchistes dans l’histoire ukrainienne et soviétique7 : en est particulièrement exemplaire son film Siri koni (Chevaux gris), de 2016, centré sur l’itinéraire pour le moins rocambolesque d’Ivan Krupskyi, son arrière-grand-père, un anarchiste tombé dans l’oubli.
S’appuyant sur une esthétique de la provocation qualifiée de « diagnostic réactionnaire8 », le groupe SOSka s’est notamment illustré par ses performances dans l’espace public, dont il cherche à révéler les fractures et les mutations imprimées par l’histoire. Ainsi, dans Sire na siromu (Gris sur gris), en 2009, les artistes, grimés en ouvriers municipaux, s’emploient à recouvrir de peinture grise des édifices déjà gris de Kharkiv. Par ce geste en apparence absurde, il s’agit de dénoncer la menace que représente alors pour le patrimoine de la ville sa modernisation urbanistique néolibérale, à l’aide d’une couleur caractéristique de l’architecture constructiviste et industrielle de Kharkiv lorsqu’elle était encore capitale de la république socialiste soviétique d’Ukraine. Les films de Ridnyi réalisés par la suite portent la marque de ces préoccupations relatives à l’espace urbain : ils sont truffés de plans de détails prélevés dans Kharkiv (graffitis, affiches…), comme autant de marqueurs d’une histoire et d’une mémoire complexes à sauvegarder.
De SOSka, Ridnyi a également retenu le discours critique à l’égard de l’Homo post-sovieticus ukrainien, de ses tiraillements, de ses contradictions et de ses vulnérabilités, tourné vers l’Occident tout en restant tributaire d’un passé soviétique et préoccupé par les relations avec la Russie. La série de photographies et les vidéos qui composent Mrijniki (Les rêveurs), de 2008, en est emblématique, mettant en scène des jeunes issus de sous-cultures aspirant à nourrir des rêves et des sentiments profonds, à s’échapper d’un environnement postsoviétique aliénant, comme le suggère leur posture d’envol (fig. 1). Tout le cinéma ultérieur de Ridnyi s’apparente à une minutieuse radiographie d’une société ukrainienne en quête de repères, qu’il s’emploie à sonder dans sa diversité, marges et sous-cultures comprises. On peut ainsi établir un lien direct entre Mrijniki (Les rêveurs) et son film Ne pro shcho ne shkoduiu (Je ne regrette rien), de 2016, qui se concentre sur une performance de suspension filmée dans une boîte de nuit de Kharkiv (fig. 2). Cette pratique sadomasochiste, associée notamment à la culture punk, consiste à maintenir une personne en l’air à l’aide de crochets passés sous sa peau. Si des figures comme Allen Falkner, Fakir Musafar ou Stelarc ont contribué par leurs performances à la faire connaître, il s’agissait initialement d’un rituel initiatique millénaire, dont on trouve des traces aussi bien en Inde qu’en Amérique du Nord. Ridnyi s’intéresse à ce rituel corporel extrême non seulement en tant que pratique contestant les normes sociales – il s’agit, littéralement, de s’élever au-delà de l’ordre établi9 – mais aussi en tant que symbole d’une jeunesse en prise, au quotidien, avec la douleur et l’épreuve hors du commun, dans un contexte de guerre.
Les contre-monuments de Ridnyi
Ridnyi est aujourd’hui surtout connu pour ses films et ses photographies – des pratiques artistiques particulièrement appropriées pour un emploi et une diffusion en temps de guerre : le téléphone portable permet de capturer à tout moment et aisément des images fixes et animées, que l’on peut partager sur Internet dès qu’on le souhaite. Ridnyi contribue pleinement, à ce titre, au « tournant documentaire10 » qui caractérise l’art contemporain ukrainien depuis la fin des années 2000 et qui s’est accéléré depuis 2013. Il participe ainsi, de manière plus générale, aux mutations du genre documentaire11. L’artiste, initialement formé à la sculpture à l’Académie d’État de design et d’art de Kharkiv, a régulièrement pratiqué ce médium. Cet aspect de son travail est, pourtant, quasiment absent des quelques études qui lui sont consacrées. Dans ses expositions et installations, Ridnyi associe souvent films et sculptures car ces deux pratiques se complètent et se prolongent mutuellement. Il nous paraît d’autant plus important de revenir sur ce corpus qu’il est aujourd’hui menacé par la guerre – à l’heure où nous écrivons, Ridnyi espère pouvoir déplacer ses sculptures hors d’Ukraine.
Ridnyi s’est initié à la pratique artistique grâce à son père, Oleksandr Ridnyi, sculpteur doté d’une certaine célébrité en Ukraine. Cette filiation, jamais abordée dans la littérature sur l’artiste, mérite que l’on s’y attarde. Né en 1961, doyen du département de sculpture à l’Académie d’État de design et d’art de Kharkiv, Oleksandr Ridnyi a remporté de nombreuses récompenses officielles. Il a décoré de ses œuvres et monuments plusieurs villes d’Ukraine, notamment Kharkiv, ville où est né son fils. Il y a par exemple réalisé, avec Anna Ivanova, Ukraina, shcho letyt’ (L’envol de l’Ukraine), en guise de nouveau monument à l’indépendance, le précédent ayant été déboulonné en 2011 durant la première vague dite de « décommunisation ». Inauguré par le président Viktor Ianoukovitch en 2012, ce monument de six mètres de haut figure l’Ukraine sous les traits de Niké en gloire, dans un langage encore tributaire de la tradition réaliste-socialiste.
Mykola Ridnyi se montre plutôt discret quant à cette filiation qu’il n’a évoquée que dans son film Istoriia batka (L’histoire du père), de 2012, dans lequel il n’est nullement question de sculpture. Une telle attitude est probablement à mettre sur le compte d’un désir de s’émanciper de la figure paternelle pour exister comme artiste à part entière, et de l’attitude critique de l’artiste, héritée de SOSka, sur la place de l’art officiel dans l’espace public.
Pourtant, à bien y regarder, les créations d’Oleksandr Ridnyi ont, déjà, recours à une forme de distanciation, détournant l’exercice de la célébration officielle de figures illustres, insufflant à ses monuments une dimension poétique et onirique, au-delà des clichés et des représentations attendues. En est particulièrement exemplaire sa série consacrée aux hommes célèbres de Kharkiv, réalisée avec Anna Ivanova et inaugurée en 2019. Elle comprend par exemple un monument en l’honneur du géochimiste Vladimir Vernadsky – qui a mis en avant les concepts de biosphère et de noosphère –, qui figure place de la Liberté (fig. 3). Le scientifique y est représenté en pleine préparation d’un bortsch, en compagnie de son chien. En montrant le chercheur dans une scène du quotidien, le sculpteur met l’accent sur son aspect bon vivant, et offre une vision de l’homme qui ne verse ni dans l’hagiographie, ni dans l’idéalisation, mais s’écarte des représentations existantes.
Une même originalité de traitement caractérise, dans cette série, le monument dédié à Les Kurbas, fondateur du théâtre Bérézil. Situé dans le parc Taras-Chevtchenko, ce Pamiatnyk Nevydymtsi ta Lesiu Kurbasu (Monument à l’homme invisible et à Les Kurbas) donne à voir l’homme de théâtre, pieds nus, arborant un sourire – fait rare dans la sculpture officielle (fig. 4). Le sourire est d’autant moins attendu pour la célébration de Kurbas que son existence fut tragiquement broyée par Joseph Staline. Dans sa sculpture, Ridnyi père insiste plutôt sur la part de magie et de mystère que peut véhiculer l’art du théâtre, sur sa capacité de suggestion, en incluant à la représentation un homme invisible, matérialisé par un chapeau et des chaussures, un parti pris aussi original qu’audacieux. Cette dimension ludique, inattendue pour un tel monument, conduit l’artiste à qualifier les œuvres de cette série, avec une certaine autodérision, de « sculptures pour selfies12 ».
Dans ses sculptures et installations, Ridnyi fils répond à la pratique de son père en poussant à son paroxysme cette subversion de la fonction célébratoire du monument. On peut notamment citer l’installation Monument / Platformy (Monument / Piédestaux), de 2011-2013, présentée en partie dans le Pavillon ukrainien de la Biennale de Venise en 2013 et composée d’un film et d’une série de sculptures13. Le film Monument retrace le démantèlement en 2011 du Pamiatnyk proholoshenniu radianskoi vlady v Ukraini (Monument à la proclamation du pouvoir soviétique en Ukraine) de Kharkiv, une sculpture de dix-huit mètres de hauteur en granit rouge. Mettant en scène dans un vocabulaire réaliste-socialiste des figures massives de prolétaires, de paysans et de soldats, elle avait été inaugurée en 1975 sur la place de la Constitution. Sa destruction intervint dans le cadre de la campagne de modernisation et de décommunisation de la ville initiée pour accueillir le championnat d’Europe de football en 2012.
S’attardant sur les piédestaux délestés de leurs sculptures triomphantes, le film s’interroge sur le geste et la valeur de la pratique de la sculpture monumentale, méditant sur la fragilité des idoles et des fétiches brandis par les pouvoirs en place, et sur la valse que l’histoire leur imprime en fonction de ses fluctuations – dans la lignée du film Disgraced Monuments (Monuments disgraciés) de Laura Mulvey et Mark Lewis (1994), consacré aux destructions de statues qui ont suivi l’effondrement du bloc soviétique et à la série de photographies Pro Pamiatky Respubliky (Les monuments de la République) (2015-2018), que Yevhen Nikiforov a dédiée au Léninopad14 en Ukraine15. Ironie suprême : le film de Ridnyi suit les gestes des ouvriers qui démantèlent un monument glorifiant le labeur et l’effort, soit le symbole de leur propre condition ouvrière. Qui plus est, cette destruction est orchestrée pour que soient construites des infrastructures destinées à un événement phare du football, industrie devenue particulièrement lucrative et investie par le capitalisme. Le film constitue donc également un commentaire critique quant à la situation du prolétariat en ex-territoire soviétique et à la valeur aujourd’hui accordée par l’économie de marché à son travail. La série de sculptures Monument / Platformy (Monument / Piédestaux) renforce quant à elle le propos contre-monumental16 du film, puisqu’elle est composée uniquement de fragments de socles et de piédestaux en granit (fig. 5). Ces objets renvoient non seulement à l’absence des statues consécutive à leur démantèlement, mais aussi, plus fondamentalement, aux problèmes posés par la sculpture monumentale. Ridnyi détourne ces restes de manière productive en les assemblant en des compositions abstraites qui évoquent les Architectones de Kazimir Malévitch ou les Prouns d’El Lissitzky, soit des réalisations à dimension utopique et tournées vers le renouveau, aux antipodes de la statuaire réaliste-socialiste.
Par ce geste, Ridnyi proteste aussi, de manière plus générale, contre l’entreprise de « décommunisation », soit la liquidation de l’héritage communiste et soviétique qu’ont amorcée plusieurs pays d’Europe centrale et orientale à partir des années 1990, entreprise qui a connu en Ukraine une accélération avec la loi dite de décommunisation en 201517. En détruisant purement et simplement les statues et monuments érigés durant l’ère soviétique, le pouvoir ukrainien a non seulement effacé une partie de son histoire, favorisant des processus dangereux de réécriture sélective voire amnésique du passé, mais il a aussi parfois anéanti des réalisations de qualité, gommant tout un pan de la contribution artistique des avant-gardes ukrainiennes à l’environnement urbain18. En redonnant forme à ces piédestaux désertés, et qui plus est dans une forme stratifiée, Ridnyi s’oppose à la politique de tabula rasa et en appelle à la nécessité de conserver les différentes couches qui composent une histoire et un patrimoine pour mieux résister aux récits simplificateurs et déformés du passé.
Le monument à la Proclamation du pouvoir soviétique en Ukraine dont Ridnyi filme la destruction fut ensuite remplacé par une sculpture réalisée par son père, Ukraina, shcho letyt’ (L’envol de l’Ukraine). Au moment du tournage, Mykola Ridnyi ignorait encore que cette commande officielle serait attribuée à son père. Cette tâche incomba à Oleksandr Ridnyi, en dédommagement du démantèlement en 2011 de sa propre sculpture, Pamiatnyk Nezalezhnosti Ukrainy (Monument à l’indépendance de l’Ukraine), qui avait été inaugurée en 2001 sur la place Pavlovskaya (alors place Rosa-Luxemburg)19.
C’est peut-être avec Vlast’ (Pouvoir), en 2009, que Ridnyi répond le mieux à l’art monumental de son père. Réalisée dans le cadre de l’ambitieux programme d’art public du musée d’Art contemporain de Perm (Permm), l’œuvre est constituée des six lettres qui composent le mot russe « власть » (vlast’), qui signifie « pouvoir », « autorité », un terme très présent dans l’imaginaire comme dans les médias russes et souvent associé à une forme de menace latente. Réalisée en béton gris, la sculpture est conçue pour être utilisée comme un banc20. En invitant les passants, avec une irrévérence carnavalesque, à s’asseoir sur le pouvoir, il s’agit de renverser la relation de hiérarchie entre les deux. Cette inversion s’opère également à un autre niveau : la sculpture fait face au conseil législatif régional de Perm et son texte est orienté de sorte à n’être lu qu’à l’envers, depuis les fenêtres de celui-ci. L’œuvre est ainsi supposée interpeller le pouvoir sur son rôle et sur sa nature ; elle représente tout sauf un monument à sa gloire. Le mot « власть » qui constitue la sculpture est voué à perdre de sa substance, en dépit de la résistance du béton qui en forme la matière. L’installation sculpturale combine dès lors plusieurs niveaux de lecture, en fonction de l’échelle et du point de vue selon lesquels on la regarde, et qui nourrissent à chaque fois sa dimension ouvertement contre-monumentale.
Différer la vision
Si, dans sa sculpture, Ridnyi met en place un registre contre-monumental, dans sa pratique photographique et cinématographique, il déploie un vocabulaire de la contre-vision ou, pour le dire autrement, d’une vision contrariée, à retardement. L’un de ses leitmotive a trait à notre vision défaillante, notamment en temps de guerre. L’artiste s’inquiète ainsi du caractère réversible des images et des symboles, pouvant être instrumentalisés au service d’un discours comme de son contraire, dans un contexte où la propagande, russe au premier chef, est particulièrement virulente et où les entreprises de réécriture et de déformation du passé sont légion21. Le travail de Ridnyi constitue une tentative de réponse à ces défis, précisément à l’aide du registre visuel. Sa série de dessins et d’épreuves photographiques Slipa pliama (Tache aveugle), de 2015, montrée à la LVIe Biennale de Venise, est à cet égard paradigmatique : elle part de la donnée physiologique selon laquelle une zone spécifique de la rétine (la tache de Mariotte) est dépourvue de photorécepteurs et reste donc toujours aveugle dans le processus de vision, jusqu’à ce que la mémoire et le savoir interviennent pour la combler. Notre perception visuelle serait dès lors, par sa structure biologique, construite et orientée. Dans certaines pathologies optiques, cet angle mort demeure, de sorte que le champ visuel se retrouve en partie altéré, voire obstrué d’une tache noire. Ridnyi consacre plusieurs croquis à ces taches, qu’il envisage à la fois comme des métaphores de notre manque de discernement face aux images, de la partialité de la sphère médiatique mais aussi de notre capacité à oublier l’histoire22. Il associe en effet ces croquis à une série d’agrandissements photographiques d’images tirées de publications médiatiques consacrées à la guerre dans le Donbass entre 2014 et 2015, qu’il recouvre d’encre noire, tantôt pour ne laisser visible qu’une infime zone circulaire de l’image initiale, tantôt pour les maculer d’un large cercle noir (fig. 6). Dans les deux cas, l’artiste entreprend de saboter la visibilité d’images propagandistes conçues pour être trop lisibles mais qui, précisément par leur simplification outrancière et manichéenne, brouillent la juste appréhension des phénomènes dont elles prétendent traiter. En les rendant illisibles, Ridnyi ne fait que renvoyer à leur véritable fonction : produire des taches d’aveuglement.
Il s’agit également, pour Ridnyi, de proposer un surcroît d’aveuglement, pourrait-on dire, dans lequel se situerait la marge de manœuvre de l’artiste face à un déluge d’images médiatiques et propagandistes. Comme il le constatait amèrement en 2014, dans un texte dont l’actualité n’a fait que se confirmer depuis, « les médias de la culture ne disposent pas de la vitesse de l’éclair face à l’offensive des médias de la guerre23 ». Dans ces conditions, une stratégie de l’artiste consiste à offrir, en contrepoint, des images qui résistent au regard, l’oblitèrent ou l’arrêtent.
Ce régime négatif se retrouve dans plusieurs autres séries : V sutinkakh (Au crépuscule), de 2018, se présente comme un ensemble de photographies récupérées dans la presse et sur Internet, et dont les contrastes sont retravaillés au point qu’elles en deviennent quasiment obscures. Ne subsistent que quelques formes et silhouettes auxquelles l’œil persévérant pourra assigner une signification. Or ces photographies renseignent des actes de violence perpétrés dans l’espace public par des groupuscules armés ukrainiens d’extrême droite. L’essor de groupes nationalistes xénophobes et homophobes violents, en Ukraine comme dans de nombreux autres pays, ainsi que la normalisation et la banalisation de l’extrême droite préoccupent en effet Ridnyi depuis une décennie. Dans plusieurs de ses travaux, il déplore l’aveuglement et la complaisance de la société ukrainienne face à ces phénomènes, dont il considère que la gravité est sous-estimée. Bien que la composante ukrainienne d’extrême droite radicale soit employée comme un épouvantail par la propagande belliciste russe, Ridnyi ne veut pas renoncer à en traiter, ni à présenter les failles de la société ukrainienne, dont les tensions, clivages et dysfonctionnements ne sauraient s’articuler exclusivement à la lumière de l’impérialisme russe24. En obscurcissant volontairement, jusqu’à les rendre presque illisibles, ses photographies relatives aux exactions de nationalistes ukrainiens, Ridnyi renvoie non seulement à la noirceur de l’idéologie qui motive ces actes mais aussi à des points aveugles de la société ukrainienne, qu’il lui paraît urgent d’éclairer et de reconnaître.
La série Oblicham do stiny (Face au mur), réalisée la même année, obéit également à ce principe d’entrave du regard (fig. 7). Elle est composée d’impressions reproduisant en leur centre les symboles de différentes formations d’extrême droite issues d’Ukraine, de Russie et de différents pays d’Europe. Ces symboles sont presque entièrement recouverts de chewing-gum formant des agglomérats circulaires étranges, difficiles à interpréter. En recouvrant ainsi cette héraldique haineuse, Ridnyi ne cherche pas tant à répliquer à cette rhétorique par un geste irrévérencieux (ce qui constituerait une résistance somme toute dérisoire) qu’à redonner à ces symboles trop souvent banalisés leur charge immonde ; à l’instar du déchet persistant que représente le chewing-gum, de telles idéologies empoissent la société et collent à l’histoire. Le chewing-gum peut incarner une pensée déformée et appauvrie à force d’être remâchée, mais aussi, en raison de son extrême plasticité, les détours et circonvolutions par lesquels des philosophies extrémistes en arrivent à passer pour acceptables. Enfin, Ridnyi remet ainsi du relief et de l’inquiétante étrangeté dans des signes devenus lisses à force d’être banalisés et sous-estimés. En compliquant leur lisibilité, il cherche à alerter le spectateur sur l’aveuglement de la société à leur égard, et notamment sur la facilité avec laquelle des publics oublieux de l’histoire peuvent se laisser endoctriner par eux – une séduction et une insouciance que symbolise parfaitement la friandise à mâcher.
Dans sa pratique cinématographique, Ridnyi se refuse tout autant à proposer des images dont la signification serait d’emblée livrée, et pouvant à ce titre être aisément récupérées et instrumentalisées. Nul recours chez lui à l’image sensationnaliste, au pathos ou à la violence explicite pour témoigner des atrocités russes commises en Ukraine – il s’agit aussi de ne pas contribuer à une économie d’images habituant à l’horreur et pouvant conduire à une forme d’indifférence ou d’anesthésie du spectateur25. De même, on ne trouve chez Ridnyi nul registre romantique ou héroïque à propos des soulèvements du Maïdan, qui conduirait à une vision simplificatrice des événements. L’artiste ne cède pas non plus à l’idéalisation des mouvements anarchistes dont il partage pourtant la sensibilité : dans Siri koni (Chevaux gris), il n’hésite pas à mentionner que son arrière-grand père commit des viols et des meurtres ou à souligner les travers de certaines formations anarchistes ukrainiennes actuelles. Les films de Ridnyi reposent ainsi sur des stratégies pour dérouter, diffracter et différer le sens des images, stratégies qui ne reposent plus tant sur l’entrave du regard que sur un montage particulièrement polyphonique et stratifié. La critique Kateryna Yakovlenko suggère à juste titre une continuité, à cet égard, entre son travail et les compositions photographiques par surimpression en « sandwiches26 » de l’école de Kharkiv. En cela, la production de Ridnyi s’inscrit aussi pleinement dans celle de la génération de cinéastes engendrée par la Révolution orange (Piotr Armianovski, Roman Bordun, Oksana Kazmina, Sasha Protyah…), qui hybrident volontiers les genres pour témoigner des nombreux et complexes changements survenus en Ukraine depuis 2013.
Les films de Ridnyi, qui s’apparentent à des essais filmiques27, se caractérisent par l’hétérogénéité des matériaux et des registres convoqués : entretiens, scènes jouées, plans documentaires, documents d’archives, séquences tirées d’Internet, found footage, jeux vidéo, contenus issus de réseaux sociaux, performances… L’artiste le revendique : « J’essaie, dans mes travaux, d’attirer l’attention sur différents registres de réalité. Comme ces registres sont aujourd’hui mêlés, je les mêle également dans mes films28. » Ces matériaux s’entrechoquent, se télescopent et requièrent du spectateur une participation active pour tisser un sens général. Par exemple, dans Siri koni (Chevaux gris), des reconstitutions de scènes vécues par Krupskyi s’entrecroisent avec des vues actuelles des lieux où il vécut, tandis que défilent à l’écran, à la manière des bandeaux d’information en continu, des phrases issues de procès-verbaux consacrés à Krupskyi que Ridnyi a retrouvés dans des archives. Non seulement la langue de ces documents, rédigés dans les années 1910-1920, dénote, par son style et son vocabulaire, avec cette forme de diffusion télévisuelle, mais une désynchronisation généralisée se produit entre tous les éléments de l’image, sollicitant de la part du spectateur une agilité mentale et une gymnastique attentionnelle aiguë. Ridnyi multiplie aussi les points de vue, n’hésitant pas à puiser des voix dans différentes couches socio--professionnelles, culturelles et politiques, afin d’offrir un tableau le plus nuancé possible des mutations en cours de la société ukrainienne. Kharkiv, ville qui, par sa position géographique et par son histoire, est devenue depuis l’Euromaïdan le siège de clivages particulièrement virulents, constitue la toile de fond de la plupart de ses films, comme Ni! Ni! Ni! (Non ! Non ! Non !), de 2017, ou Zvychaini mistsia (Lieux habituels), de 2015.
L’art de l’écart et de la dissonance déployé par Ridnyi dans ses films passe également par un jeu d’entrelacs temporels suggérant que le présent est toujours travaillé par le passé, à rebours des tendances amnésiques véhiculées par les discours nationalistes et propagandistes. Cette construction contrapunctique se traduit peut-être avec le plus d’éclat dans Zvychaini mistsia (Lieux habituels), présenté dans le parcours principal de la Biennale de Venise en 2015 (fig. 8). Centré autour de cinq lieux de Kharkiv qui furent le théâtre de violents affrontements en 2014 entre séparatistes prorusses et nationalistes ukrainiens, le film montre ces endroits quelques mois plus tard, abritant un quotidien normal, chacun vaquant à ses occupations habituelles, comme si rien ne s’était produit. La bande son contredit cette apparence paisible : elle comporte des dialogues extrêmement virulents et des cris provenant de séquences vidéo trouvées sur Internet, filmées en 2014 sur ces mêmes lieux. Ridnyi peut ainsi évoquer ces horreurs sans les montrer directement et, de cette manière, éviter de participer à une surenchère visuelle de la violence. Pour autant, cette disjonction entre son et image, entre passé et présent, suggère de manière non moins saisissante l’irruption soudaine de la haine dans le quotidien et la façon dont elle bouleverse drastiquement les existences. Surtout, la dissonance permet de rappeler que ce passé proche continue à planer sur la ville et sur son présent, malgré les postures de déni ou les volontés d’oublier, comme une menace pouvant se réactiver – ainsi que l’ont démontré les événements ultérieurs. À l’heure où nous écrivons cet article, Ridnyi prépare d’ailleurs une nouvelle version de Zvychaini mistsia (Lieux habituels), augmentée d’extraits sonores documentant les frappes russes de 2022 qui ont ciblé les lieux qu’il avait filmés en 2015, pour la plupart aujourd’hui réduits à l’état de ruines.
Exigeant envers son spectateur, conscient de sa responsabilité en tant que producteur d’images en temps de guerre, Mykola Ridnyi pose ainsi avec son art une éthique et une esthétique du contre-temps et de la distance, pour garantir au visible sa portée critique. C’est avec une intensité d’autant plus accrue que résonne aujourd’hui l’avertissement qu’il lançait en 2019 : « L’artiste qui offre une réponse simple à une question complexe est un mauvais artiste29. »