Cet ouvrage accompagnait la première rétrospective française de l’œuvre du photographe ukrainien Boris Mikhaïlov, présentée à la Maison européenne de la photographie (MEP), à Paris, du 7 septembre 2022 au 15 janvier 2023. L’événement avait été programmé en amont puis décalé du fait de la crise sanitaire mondiale. Sa mise en œuvre à l’automne 2022, quelques mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, confère au projet une importance singulière, soutenue par l’acuité du regard aujourd’hui posé sur la nation attaquée et sur ses habitants. Mikhaïlov n’était pas inconnu en France ; son livre dédié à la série Case History avait été primé lors des Rencontres de la photographie d’Arles en 2000 ; en 2009, il avait fait partie des photographes élus par l’artiste Nan Goldin pour son exposition à ces mêmes Rencontres. Plusieurs recensions et publications avaient relayé, dès les années 1990, la monstration de ses épreuves aux États-Unis, au Museum of Modern Art notamment, et en Allemagne.
Né à Kharkiv, au nord-est de l’Ukraine, ingénieur de formation, Mikhaïlov s’est initié à la photo-graphie en autodidacte. Au cours des années 1960, il avait reçu la commande d’un film documentaire de la part de l’entreprise qui l’employait alors. Il avait ainsi été doté d’une caméra et d’un appareil photographique. La découverte, sur son lieu de travail et à son domicile, de photographies érotiques représentant son épouse provoqua son renvoi. Elle marqua également sa volonté de se dédier complètement à la création photographique. Grand centre industriel, Kharkiv était, et demeure, malgré les tensions actuelles qui en ont fait un des lieux malheureux des combats les plus violents, une ville universitaire et culturelle. Au début des années 1960, un groupe d’étudiants, connu sous le nom du « Cheval bleu », y avait été la cible des autorités soviétiques. Lors du procès qui les avait condamnés, il leur avait été reproché leur mode de vie dissolu, influencé par la culture occidentale d’alors. Sans avoir appartenu à cette bande de jeunes gens, Mikhaïlov a rappelé, plusieurs années après, combien il s’en était senti proche, partageant leurs aspirations à échapper au rigorisme moral, social et artistique promulgué par l’Union soviétique. En 1971, il créa, avec d’autres membres du Photo Club de Kharkiv, le groupe Vremia (Le temps) qui forme le noyau de ce qui est aujourd’hui connu comme l’école de photographie de la ville1. Mikhaïlov devint une des figures tutélaires du mouvement, grâce à sa capacité d’invention et de créativité.
Son œuvre associe photographie docu-men-taire, travail conceptuel, performance – il demeure ainsi proche de l’artiste Ilya Kabakov –, dans un double lien à la peinture et à l’écrit. Il s’inscrit dans un rapport au temps particulièrement maîtrisé qui conduit Mikhaïlov à la fois à provoquer le vieillissement artificiel de certaines de ses épreuves, niant ainsi leur contemporanéité, et à colorier des images d’archives anciennes, leur conférant une forme de modernité kitsch qui les détourne de leur conception première. La déclinaison de sa création en séries exalte ce rapport à la décomposition temporelle et donne sens à la notion de journal que promeuvent l’exposition et son catalogue. Les dates de ces différentes séries sont rappelées précisément et arrêtent le sommaire de l’ouvrage. Bien que distinctes les unes des autres, elles ont pu, parfois, être conçues au même moment. La logique qui a présidé à la conception et au rassemblement de leurs images diffère, se fondant parfois sur l’iconographie – la série Dance –, sur la technique – la série Yesterday’s Sandwich –, sur la performance – la série I am not I – ou sur la volonté de documenter des faits, des lieux ou des événements en marge – la série Salt Lake, montrant des hommes, des femmes et des enfants se baignant dans les eaux chaudes d’un lac, dont les vertus thérapeutiques sont abîmées par la pollution, ou la série Case History (fig. 1), révélant les laissés pour compte de la nouvelle prospérité économique. Son œuvre est aussi marqué par la force de la transgression – notamment dans la série Red (fig. 2), certainement son travail le mieux connu en Europe occidentale, qui exalte dans des images banales ou officielles la prépondérance de la couleur rouge pendant la période soviétique.
L’artiste se détourne d’une perfection technique trop aboutie, appréciant les accidents de tirage, les superpositions, les mises en couleurs artificielles. La série Yesterday’s Sandwich le vit ainsi composer des images nouvelles par la projection de plusieurs diapositives superposées. Elles furent, notamment, appréciées par Andreï Tarkovski. Mikhaïlov, qui admirait fort le grand cinéaste, écrivit ainsi : « Il louchait sur les images car il n’avait pas ses lunettes. Mais son caméraman était là aussi, et il était stupéfait, il n’avait jamais rien vu de tel et lorsqu’il lui a décrit mes images, je me suis senti comme une rock star. » (n. p.) Ce goût pour une technique imparfaite, comme la volonté de choisir lui-même ses sujets et ses thèmes, rompt avec l’esthétique triomphale d’une photographie dont le rapport au réel venait servir l’idéal soviétique. Mikhaïlov revendique la capacité de l’art photographique à inventer et à détourner le réel plus qu’à le servir. Il demeure attaché à offrir, par ses images, une lecture à la fois inédite et sensuelle du monde. L’attention avec laquelle il reproduit les corps, ceux beaux, minces ou pleins, musclés et heureux de ses proches et de ses amis, ceux souffrants, abîmés, des sans-abri des années 1990, ou ceux ignorants de la catastrophe écologique, se baignant avec une joie sensible dans une eau polluée, le distingue. Elle nous révèle l’intimité d’une société ukrainienne. La vie palpite dans les œuvres de l’artiste. Elle semble triompher de l’enfermement subi et imposé par les règles étroites du régime soviétique, visant à gommer les individualités et à enfermer les représentations esthétiques dans des codes établis et des limites infranchissables. Les images singulières de Mikhaïlov rendent leurs modèles avec une proximité rarement ressentie, invitant les lecteurs à rejoindre les pages de ce journal à la fois intime et universel.
L’ouvrage, conçu par Boris Mikhaïlov lui-même, accompagné de son épouse Vita et de la commissaire de l’exposition, Laurie Hurwitz, se présente comme un très beau livre d’images, se déroulant série après série, de manière chronologique. Chaque série est introduite par un court texte du photographe, rappelant le contexte de production des images et l’intention qui a présidé à leur conception. La qualité des illustrations, le choix de la typographie, l’attention offerte à la composition des doubles-pages et sa maquette soignée font de l’ouvrage un objet choisi et rappellent l’attachement de Mikhaïlov aux publications de ses œuvres. Plus qu’un simple catalogue de l’exposition, le livre propose une monstration originale, très réussie, des images du photographe. Il compose un livre d’artiste singulier. En revanche, peu de place est laissée à l’analyse et à la mise en perspective du travail de l’artiste, au regard de l’histoire de la photographie et de celle de l’histoire de l’art ukrainien du xxe siècle et du début du xxie siècle. Le court volume de texte réunit deux essais, l’un de Simon Baker, le directeur de la MEP, l’autre de l’artiste Leigh Ledare, ainsi qu’une biographie de Mikhaïlov rédigée par Laurie Hurwitz. Chacun des deux essais se veut le témoignage de la rencontre de son auteur avec le photographe. Malgré la qualité de fabrication de l’ouvrage, il est difficile de ne pas regretter qu’il ne permette pas, grâce à des études historiques et esthétiques choisies, d’inscrire l’art de Mikhaïlov dans son temps. L’approche sensible de la publication, remarquable, aurait été servie par ces regards croisés et analytiques.