L’auteur remercie le comité de rédaction d’Histoire de l’art d’avoir accepté sa contribution à ce numéro et en particulier Guillaume Biard pour ses conseils avisés dont l’évolution de ce texte est grandement redevable.
Le moulage est « fatal » dans la mesure où il est aussi ce par quoi commence la sculpture. Pas de pédagogie sculpturale sans musée de copies, c’est-à-dire sans musée de moulages. Moulages d’antiques, « moulages de travail », ou moulages sur nature, toutes ces pratiques ont leur place nécessaire dans la découverte, par l’apprenti, des caractéristiques et des processus formels de la sculpture. Le problème gît dans l’espèce de trivialité excessive où se meuvent de telles pratiques1.
Dans la sculpture – et dans l’étude de son histoire –, le moulage revêt une place particulière et paradoxale. Du modelage préhistorique à l’empreinte duchampienne, le moulage est à la fois du côté de l’art et de celui de sa négation. Comme le souligne Georges Didi-Huberman dans son essai consacré à l’empreinte, cette pratique concentre les paradoxes, que l’on soit du côté de l’artiste ou de celui de l’analyste. Dès l’Antiquité, le moulage est pratiqué par les sculpteurs grecs et romains, qu’il soit une étape du processus de fabrication des grands bronzes dans la fonte indirecte sur négatif2 ou qu’il serve à la diffusion des modèles de la statuaire classique copiée et diffusée sous l’Empire3. À partir de la Renaissance, le moulage contribue à la redécouverte de l’antique et à sa réappropriation comme un canon de beauté à suivre et à reproduire à l’envi4.
Le xixe siècle voit l’âge d’or du moulage : il est sanctifié dans les académies et les écoles des beaux-arts où il accompagne l’esthétique néoclassique prescrite alors ; dans les universités, les gypsothèques sont un instrument de l’archéologie qui naît comme discipline universitaire. En France, ce sacre est pourtant bientôt terni par un désamour que va confirmer le cours du xxe siècle. Rapidement encrassé et assimilé à la pellicule de poussière qui le recouvre, le moulage est désavoué, malmené, et son existence même est remise en cause. Considéré comme un matériel pédagogique, le moulage est un consommable : il subit l’entropie des usages et peut d’un trait de plume être voué à la destruction5. Ce péril a heureusement permis une prise de conscience : les années qui ont suivi Mai 68 dans les universités et les écoles des beaux-arts ont vu naître un intérêt patrimonial pour ce médium. Depuis près de quarante ans, le regard porté sur le moulage a changé : il est un objet d’étude à part entière, identifié de colloques en publications comme un artefact témoignant de l’histoire du goût, de la pédagogie des arts6 ou de l’archéologie7. Le déplacement du regard porté sur cet objet s’est accompagné d’une autre métamorphose, dont a tiré profit l’archéologue : sa dématérialisation. De gypse, le moulage s’est fait pixel.
Avatars et propriétés du moulage numérique
La dématérialisation du moulage participe d’un mouvement plus global de développement des technologies numériques au sein de l’archéologie8 qui a contribué au renouvellement de l’enquête sur les plans de la recherche de données, de leur traitement et de leur publication9, même s’il faut se garder de toute vision positiviste, qui a d’ailleurs été pointée depuis longtemps par les théoriciens de l’archéologie10. La modélisation tridimensionnelle des sculptures est en fait un équivalent numérique du moulage. Le scan 3D, la lasergrammétrie ou la photogrammétrie sont les méthodes les plus couramment utilisées ; c’est cette dernière que nous avons utilisée dans notre étude des sculptures de la province d’Achaïe. Avant de développer les usages spécifiques du modèle 3D, envisageons dans quelle mesure il arbore, sous ses différents aspects et dans la continuité du moulage de gypse, des propriétés qui favorisent l’investigation archéologique11.
Le nuage de points (fig. 1a) est l’équivalent numérique de la prise d’empreinte de la sculpture moulée : il est constitué de l’ensemble des coordonnées dans un espace tridimensionnel de plusieurs points de références de l’objet, obtenu par scan, laser ou photographie. Le modèle maillé (fig. 1b) est l’enveloppe évidée produite par la jonction de ces différents points. Plus le modèle est précis, plus le maillage est serré : sous cette forme, on peut évaluer les zones les plus fidèles à la sculpture originelle. Le modèle solide (fig. 1c) se présente comme l’équivalent numérique du tirage en plâtre : il est la constitution d’une enveloppe qui suit les plans esquissés par les arêtes du modèle maillé. Sous cette forme solide, le modèle permet une neutralité chromatique qui favorise l’observation de nuances de surface, difficilement perceptibles lorsque l’épiderme de la sculpture est altéré par ses conditions d’enfouissement. Le modèle peut enfin être coloré (fig. 1d), soit par l’application de nuances chromatiques calculées par le logiciel (modèle ombré), soit par le collage sur la surface du solide d’une synthèse des photographies (modèle texturé).
1. Buste d’Antinoos, Patras, vers 131-138, marbre de Thasos, H. 69,5 cm, Athènes, Musée archéologique national (MNA 417). a. Photogramme du modèle en nuage de points. b. Modèle maillé. c. Modèle solide. d. Modèle texturé. Modélisation G. Crocquevieille, 2020.
© Guillaume Crocquevieille, 2020-2022.
Le modèle tridimensionnel, on le voit, présente certaines propriétés du moulage de gypse qui ont trouvé leur pertinence dans la recherche archéologique. Il permet ainsi la reconstitution des décors fragmentaires en sculpture architecturale, comme le montrent les recherches récentes sur le décor architectural du théâtre d’Orange12 ou encore la publication des fragments de sculpture de la tholos de Marmaria à Delphes13. Le moulage numérique permet même de constituer une « archéologie du geste14 » soucieuse de mettre en valeur, grâce au modèle, la séquence des gestes produisant la sculpture. L’étude de la statuaire sur un corpus bien défini trouve dans le moulage numérique un auxiliaire. Nous allons illustrer plus spécifiquement l’usage que nous en faisons dans l’étude des statues-portraits de la province d’Achaïe et les premiers résultats que nous pouvons esquisser15.
Les rapprochements typologiques
Le modèle tridimensionnel permet en premier lieu de faciliter les rapprochements typologiques et de confronter les œuvres en palliant les limitations habituelles des publications archéologiques (angles de vues limités, images monochromes, faible résolution). Le comparatisme qui entre souvent dans la démarche d’identification du sujet représenté ou dans la mise en série d’une typologie trouve ainsi dans le moulage numérique un outil efficient.
Le modèle permet en effet d’affiner les rapprochements stylistiques et typologiques, notamment des détails qui servent de critères à l’identification, comme les agencements de chevelure. La confrontation de modèles 3D (fig. 2) de fragments de chevelure d’une calotte crânienne monumentale du musée de l’Acropole d’Athènes (Acr 2197) avec la chevelure de l’Antinoos de Patras (MNA 417) confirme bien son appartenance aux portraits d’Antinoos, et en particulier au type principal16, ce que proposait déjà Georges Dontas17. Si l’on accepte que l’indice capillaire du type principal est stable, on peut même l’assigner à cette typologie, au vu des rapprochements avec d’autres pièces extérieures à la Grèce, comme le buste du Prado, qui provient vraisemblablement de la villa Adriana de Tivoli18. Dans l’étude du corpus des portraits de Polydeukion, le favori d’Hérode Atticus, on peut appliquer un raisonnement analogue, en comparant les modélisations de pièces très lacunaires comme le fragment Acr 3642 du musée de l’Acropole19 aux moulages numériques d’autres portraits de Polydeukion trouvés dans la province d’Achaïe.
2. Fragment d’une tête colossale d’Antinoos, vers 131-138, marbre de Thasos (?), 22 × 29 × 31 cm, Athènes, musée de l’Acropole (Acr 2197) : photogrammes du modèle solide et du modèle texturé. Modélisation G. Crocquevieille, 2022.
© Guillaume Crocquevieille, 2020-2022.
Faire apparaître de l’inaperçu
Le modèle 3D peut en outre venir corriger une datation par la mise en évidence de tel détail qu’une photographie ou une lumière trop directe ne permettent pas d’observer. La tête d’homme fragmentaire du musée de l’Acropole Acr 2178 (fig. 3) a d’abord été rapprochée des portraits de la fin de l’époque hellénistique20, notamment provenant de Délos21, ou de ceux conservés au musée de l’Agora22 (S 739). Des analogies stylistiques dans le traitement du front et de la chevelure semblaient accréditer cette datation et conduisaient Dontas à situer son exécution au cours du dernier tiers du ier siècle avant notre ère. Pourtant, le modèle 3D a permis de mettre en évidence sur le bord de la paupière un creusement subtil, mais volontaire, qui permet de réviser cette datation. L’hypothèse d’une reprise d’un portrait plus ancien n’est pas totalement exclue ; toutefois, la facture de cette œuvre partage des similitudes avec une série de portraits plus tardifs, notamment trouvés à Athènes. Cette orientation du regard s’aperçoit sur certains portraits du groupe dit « des cosmètes », comme celui de Chrysippos (MNA 386)23, précisément daté de 142/143 grâce à l’inscription, ou encore la tête « de cosmète » MNA 41324. Cette dernière est interprétée comme l’une des plus anciennes de la série et présente un traitement de l’œil analogue à notre fragment de l’Acropole : la pupille est traitée plastiquement mais l’iris, pas encore, contrairement à ce qui se généralise plus tard dans les portraits attiques, notamment du groupe dit « des cosmètes ». Si l’on admet cette évolution chronologique, le fragment de l’Acropole Acr 2178 doit être désormais daté non plus de la fin de l’époque hellénistique, mais plus vraisemblablement du deuxième quart du iie siècle, au cours du règne d’Hadrien ou au début de la période antonine.
3. Tête d’homme, deuxième quart du iie siècle, marbre, 19 × 15 × 20 cm, Athènes, musée de l’Acropole (Acr 2178) : photogrammes du modèle solide (détail) et du modèle texturé. Modélisation G. Crocquevieille, 2022.
© Guillaume Crocquevieille, 2020-2022.
La restitution d’un point de vue
Le modèle 3D permet une observation exhaustive de la statue et des manipulations beaucoup plus aisées : on peut ainsi envisager de corriger des points de vue de certaines œuvres. L’inclination ou l’orientation d’une tête jouent sur sa réception et l’analyse que l’on peut en faire. Le portrait d’homme trouvé à proximité du théâtre de Dionysos à Athènes (fig. 4a), conservé au musée de l’Acropole mais enregistré dans les collections du Musée archéologique national (MNA 419)25, a fait l’objet de nombreux commentaires26. Une partie de la bibliographie oublie de rappeler qu’il s’agit d’un buste27, ce qu’attestent sans conteste les cassures latérales ainsi que la présence d’un élément central décoré de feuilles d’acanthe à sa base. Leur disposition peut être une indication de l’orientation originelle de ce buste. Par cette manipulation, on peut ainsi modifier l’angle de vue proposé au musée de l’Acropole comme dans un grand nombre de publications28 et envisager que la tête était davantage tournée vers la droite (fig. 4b). La restitution du point de vue originel de ce buste permet d’alimenter les débats sur l’analyse de cette œuvre, notamment sur la nature du personnage représenté, souvent identifié comme un souverain oriental sans solides arguments29. L’attitude que restitue ce changement de point de vue pourrait davantage convenir à une représentation en intellectuel ou philosophe que l’on voit fleurir au cours du iie siècle, la période de la Seconde Sophistique, et jusqu’à la dynastie des Sévères30. L’identification de la provenance du marbre par des analyses récentes comme un marbre de Göktepe31, particulièrement prisé lors de la dynastie des Sévères32, donne du crédit à cet ancrage chronologique généralement retenu. On voit ainsi que la simple modification d’un point de vue, facilitée par la manipulation d’un modèle numérique, contribue pleinement aux discussions sur l’identification ou la datation d’une œuvre.
4. Buste d’homme, fin du iie ou début du iiie siècle, marbre de Göktepe, 49 × 29 × 25 cm, Athènes, musée de l’Acropole (MNA 419) : photogrammes du modèle texturé. a. Vue actuelle au musée de l’Acropole. b. Rectification du point de vue privilégié d’après l’orientation de la base du buste. c. Vue arrière (rectifiée), zone supposée de la restauration en plâtre. Modélisation G. Crocquevieille, 2021.
© Guillaume Crocquevieille, 2020-2022.
La restauration non invasive
La critique des restaurations anciennes ou erronées est fondatrice des études sur la statuaire antique. L’historien de l’art Johann Joachim Winckelmann, dans la préface de son Histoire de l’art dans l’Antiquité, mettait déjà en garde ses lecteurs contre les restaurations modernes qui induisaient de mauvaises interprétations33. Au cours de xixe siècle, le moulage a été vu comme un auxiliaire à ces réflexions ; le philosophe et archéologue Félix Ravaisson a, au cours de sa carrière, appelé de ses vœux la constitution d’une collection qui servirait de support à la réflexion ou l’expérimentation de dérestaurations à venir34.
Le modèle 3D peut lui aussi accomplir ce projet. Le buste d’homme MNA 419 préalablement cité a fait l’objet d’une restauration assez ancienne, consistant en un comblement de plâtre de l’arrière de la chevelure qui a pu donner l’impression que le revers de la tête était traité de manière beaucoup plus fruste que l’avant. Les photographies publiées ne permettent pas de mettre en évidence ces restaurations, mal documentées. Le modèle solide de ce buste nous a permis d’identifier les zones qui présentent ces comblements, puisqu’elles présentent un traitement de surface différent de celle du marbre, que l’encrassement du plâtre de comblement et les concrétions rendaient difficilement perceptible à l’œil nu. Le recours au modèle 3D permet en outre de matérialiser ces zones sur le modèle texturé (fig. 4c).
Le raccord de blocs peut aussi être favorisé par le recours au modèle 3D, à tel point que cette pratique est devenue courante dans la restauration des sculptures et même un préalable à l’intervention sur des objets très fragmentaires ou présentant d’importants problèmes de structure35. Les fouilles du sanctuaire de Poséidon à Isthmia ont mis au jour une statue en pied d’Antinoos dans un état très fragmentaire36. La modélisation de différents fragments conservés a notamment permis de confirmer cette identification et de relever que la statue présentait également une technique particulière, déjà mentionnée pour la tête colossale d’un portrait d’Antinoos de l’Acropole (Acr 2187), à savoir la fixation de la calotte crânienne sur la partie inférieure de la tête par un système de tenon et mortaise. La confrontation des modèles de certaines des parties les mieux conservées, comme le torse, avec les modèles d’autres statues en pied d’Antinoos, comme celles d’Argos37 ou de Delphes38, permet d’accréditer l’appartenance de la statue d’Isthmia à un type statuaire très proche sinon identique à ce dernier39. Une modélisation plus précise et complète de chacun des fragments pourrait permettre d’aller plus loin et d’envisager une reconstitution tridimensionnelle de l’œuvre.
La modification du type statuaire
L’utilisation de modèles 3D permet de multiplier les comparaisons et, par conséquent, d’étayer des hypothèses ou d’en infirmer d’autres. Ici encore, c’est l’iconographie d’Antinoos qui nous fournit un exemple de la modification d’un type statuaire par le recours au modèle 3D. En 1977, près du monastère de Loukou, en Arcadie, à proximité du village moderne d’Astros, un buste d’Antinoos (Astros 173)40 est trouvé sur le site d’une importante villa d’Hérode Atticus, non mentionnée par les sources, mais dont les premières découvertes permirent d’identifier le propriétaire. L’œuvre (fig. 5a) a pourtant des points communs avec les bustes d’Antinoos de Patras et du Prado, déjà cités, et semble comme eux appartenir au type principal. Plusieurs différences sont toutefois à relever : le visage est moins incliné que sur les autres bustes du type principal et le bras gauche est moins proéminent. La découpe du torse est plus haute, au niveau des pectoraux, quand les autres bustes présentent l’éminence de l’abdomen ; la partie terminale du buste est aussi plus évasée et semble s’inscrire dans un arc de cercle. Les premiers commentateurs ont en outre relevé certaines particularités techniques : l’œuvre présente des encoches sur l’extrémité des ailes du buste et deux mortaises de section carrée à la base du buste et au sommet du crâne, légèrement obliques. Enfin, détail d’importance, le revers du buste ne présente aucun pilier dorsal, mais une surface aplanie et piquetée : les restaurateurs ont restitué un étai pour la présentation du buste au sein du musée.
5. Portrait d’Antinoos, iie siècle, marbre du Pentélique, 60 × 60 × 27 cm, Astros, Musée archéologique (173). a. Photogrammes du modèle texturé : vues de face, de l’arrière, de profil droit et de dessus. b. Photogrammes du modèle texturé : hypothèse de restitution du portrait d’Antinoos en imago clipeata. Modélisation G. Crocquevieille, 2022.
© Guillaume Crocquevieille, 2020-2022.
Ces singularités techniques ont conduit certains commentateurs à avancer que le buste aurait été remployé dans le monastère de Loukou à l’époque tardive41, où il aurait été transformé en imago clipeata. Toutefois, l’hypothèse de ce remploi semble peu probable, puisque les premières publications du buste par les fouilleurs précisent qu’il a été trouvé sur le site de la villa, dès la première campagne de fouille en 1977, avec d’autres portraits dans le canal du nymphée42, et non au monastère de Loukou, ce qui est le cas d’autres sculptures du musée d’Astros.
Le recours au modèle 3D a révélé que ces encoches et les mortaises, réalisées avec soin, étaient alignées sur un même plan, légèrement obliques par rapport à l’œuvre telle qu’elle se trouve actuellement présentée. En suivant le plan esquissé par les encoches et les mortaises et en le plaçant verticalement (fig. 5b), nous obtenons un autre point de vue : l’œuvre semble trop inclinée pour être un buste mais pourrait avoir été sculptée dès le départ comme une imago clipeata. Le placement en hauteur de l’œuvre viendrait corriger cette inclinaison excessive, tout en restant conforme au point de vue qu’offrent les bustes d’Antinoos du type principal. Les mortaises au sommet du crâne et à la base trouveraient une explication en ce qu’elles assureraient l’insertion du buste dans une mandorle circulaire disparue. Ce type d’imago clipeata en deux pièces est attesté dans le monde romain, quoique sans parallèle connu en Achaïe43.
Si l’œuvre est bien une imago clipeata et non un buste, il convient de se poser la question de son contexte de présentation dans le complexe résidentiel de la villa d’Hérode Atticus. Il serait tentant d’associer cette œuvre à la décoration de l’hérôon d’Antinoos identifié par les fouilleurs de la villa44, où une statue acrolithe du même Antinoos a été découverte (Astros 383)45. Le manque de données précises sur le contexte de découverte et sur le programme architectural d’ensemble de la résidence d’Hérode Atticus invite toutefois à la prudence et à considérer la destination de ce clipeus comme une simple conjecture. Par cet exemple, on voit que le recours au modèle 3D permet de faciliter l’évaluation d’hypothèses, notamment quand elles s’appuient sur des manipulations d’objets. La mise en place des œuvres dans des espaces virtuels permet ainsi de tester les points de vue et peut même conduire à réviser le type statuaire de la sculpture.
L’identification de différents ateliers
La mise en série de modèles numériques favorise enfin la démarche comparatiste sur laquelle repose la recherche des ateliers. Ainsi, la confrontation des moulages numériques d’œuvres appartenant à un même programme décoratif peut faire surgir des différences ou des similitudes de facture qui mettent sur la voie de l’identification d’ateliers. La région de Probalinthos, à proximité de Marathon, a livré un buste de Marc Aurèle, aujourd’hui conservé au musée du Louvre (Ma 1161)46, trouvé par Fauvel à la fin du xviiie siècle avec deux autres bustes, l’un de Lucius Verus, aujourd’hui à l’Ashmolean Museum d’Oxford (1947.277)47, et l’autre représentant Hérode Atticus, également au Louvre (Ma 1164)48, vraisemblablement sur le site d’une villa appartenant à ce dernier. La forme particulière du revers de ce buste (fig. 6), avec un pilier dorsal évasé vers le sommet décrivant un profil en palmier, a été identifiée par Klaus Fittschen comme un trait discriminant un atelier de l’Attique49. Ce traitement particulier du revers apparaît sur les trois bustes de Probalinthos ainsi que sur d’autres œuvres provenant pour la plupart de l’Attique.
6. Exemples de bustes d’un atelier attique : photogrammes des modèles texturés (face) et solides (revers). a. Buste de Marc-Aurèle, Probalinthos, 160-180, marbre du Pentélique, 70 × 58 × 33 cm, Paris, musée du Louvre (Ma 1161). b. Buste de Méletinè, Métroôn du Pirée, 163-164, marbre, 71 × 41 × 24 cm, Paris, musée du Louvre (Ma 3068). c. Buste d’homme, troisième quart du iie siècle, marbre du Pentélique, 67 × 49 × 24 cm, Astros, Musée archéologique (280). Modélisation G. Crocquevieille, 2022.
© Guillaume Crocquevieille, 2020-2022.
Nous avons émis l’hypothèse, en raison de la redondance des types iconographiques, que certains bustes réalisés pour la villa d’Eva-Loukou, en Arcadie, pourraient avoir été réalisés par cet atelier. Cette villa a elle aussi livré un portrait de Marc Aurèle en buste (Astros 374)50 d’un type identique (le type 3), malgré certaines différences iconographiques : l’empereur y est représenté en paludamentum mais sans cuirasse (fig. 7). Les deux œuvres présentent des similitudes, le creusement de la pupille en cupule, notamment, mais aussi des différences de facture. Le sculpteur du buste d’Eva-Loukou a eu recours au foret courant pour traiter les mèches de la barbe, tandis que celui du buste de Marathon a utilisé le ciseau plat. La différence est aussi marquée dans le traitement du revers du buste, puisqu’on n’y retrouve pas le profil en forme de palmier : le piler dorsal, vertical et légèrement concave, rejoint perpendiculairement le sommet du buste.
7. Exemples de bustes d’un atelier ayant travaillé pour la villa d’Hérode Atticus à Eva-Loukou. Photogrammes des modèles texturés (face) et solides (revers). a. Buste de Marc Aurèle, vers 160-180, marbre, 83 × 54 × 31 cm, Astros, Musée archéologique (374). b. Buste d’homme, vers 160-180, marbre, 70 × 48 × 28 cm, Astros, Musée archéologique (505). Modélisation G. Crocquevieille, 2022.
© Guillaume Crocquevieille, 2020-2022.
D’autres bustes du musée d’Astros provenant de la villa d’Eva-Loukou présentent toutefois un revers similaire au buste de Marc Aurèle de Marathon : c’est le cas du buste d’homme no 280 du musée d’Astros51, où l’on perçoit un revers peu excavé, mais avec ce profil en palmier (fig. 6c). Or cette œuvre peut aussi être rapprochée d’un buste de femme que Fittschen avait intégré à l’officine des bustes de Marathon52, celui de la prêtresse de Cybèle Méletinè, provenant du Métroôn du Pirée, conservé au musée du Louvre53 (Ma 3068, fig. 6b) : les modèles attestent un traitement semblable du revers, mais aussi de la base. Celle-ci est en effet de forme quadrangulaire et moulurée sur trois des quatre faces ; par ailleurs, les deux bustes présentent un traitement assez semblable de la chevelure au ciseau. Ces similitudes permettent d’étayer l’hypothèse d’un atelier attique qui aurait travaillé pour la décoration des villas d’Hérode Atticus de Marathon et d’Eva-Loukou, ainsi que pour d’autres commanditaires en Attique. On pourrait ajouter à cette liste un buste acéphale d’homme du musée de l’Acropole (Acr 18433) qui présente lui aussi une base quadrangulaire moulurée et un revers similaire54.
Est-ce à dire que le buste de Marc Aurèle de la villa d’Eva-Loukou (fig. 7a) est une production isolée ? D’autres bustes de cette villa partagent des similitudes techniques et un traitement analogue du revers qui permettent de suggérer qu’ils ont été produits dans le même atelier. Le buste d’homme no 505 du musée d’Astros55 (fig. 7b) présente la même utilisation du foret courant pour rendre les mèches de barbe ou de la chevelure et le même traitement des sourcils en de fines incisions profondes. La comparaison de l’arrière des deux bustes conforte ce rapprochement : dans les deux cas, le revers est profondément creusé et laisse apparaître un pilier dorsal au profil vertical, légèrement concave, qui rejoint le sommet en s’évasant très légèrement avec un léger retrait. Le piédouche en double volute et la base circulaire renforcent la similitude entre ces deux œuvres. Un troisième buste d’homme en paludamentum (no 504) présente un traitement de la base analogue et un usage comparable du ciseau et du foret courant, sans qu’il nous ait été possible d’observer son revers56.
La réflexion n’a pu être menée que sur les pièces qui pouvaient être observées sous tous les angles. Il reste aujourd’hui dans les réserves du musée d’Astros de nombreux bustes en attente de restauration qui ne peuvent pour l’instant être manipulés. Toutefois, une étude précise des ateliers ayant réalisé ces sculptures mériterait d’être menée : le recours au modèle tridimensionnel sur quelques échantillons donne en effet, d’ores et déjà, des résultats prometteurs sur l’identification de différents ateliers en activité dans la province d’Achaïe.
À l’heure où le moulage numérique envahit les musées d’archéologie et leurs sites internet, il serait tentant d’envisager cette évolution comme cosmétique et superficielle. On ne peut nier que dans ces usages variés, le modèle 3D est aussi une vitrine de la démarche archéologique et un mode de diffusion de ses résultats les plus ludiques, qui justifie son utilisation comme support de médiation par les musées57. Toutefois, ces fonctions patrimoniale et didactique n’occultent pas la fonction heuristique58, dont témoignent des recherches comme la nôtre.
Les usages de ce moulage de pixels dans l’étude de la statuaire ne rompent pas avec les problématiques traditionnelles de l’histoire de l’art : l’identification d’un sujet portraituré, la datation de l’œuvre, sinon son appartenance générique, ou encore la détermination de l’atelier qui l’a produite ne sont pas des questionnements nouveaux ; le moulage numérique permet de les traiter avec plus de précision et, dans une certaine mesure, plus de facilité. L’inventaire des bénéfices est considérable : le moulage numérique est une empreinte stockable, manipulable ; il est l’archive d’une autopsie – à laquelle il ne se substitue jamais – et permet de la réitérer, en des temps où les voyages sont contraints et l’accès aux œuvres délicat. Il est la matière première de la mise à l’épreuve d’hypothèses, faite de manipulation, de démembrement et de restauration. Il s’émancipe de la bidimensionnalité inhérente à toute publication imprimée en rappelant que la sculpture est faite de profondeur.
La numérisation des portraits de la province d’Achaïe contribue ainsi à une meilleure connaissance de la statuaire d’époque impériale ; les exemples ici développés portent essentiellement sur des œuvres du iie et du iiie siècle, mais l’apport concerne toute la période impériale. Cette étude ouvre la voie à la constitution d’un archivage systématique des œuvres, dont la numérisation contribuerait à la diffusion de la connaissance des statues et faciliterait l’accès aux données, en palliant les contraintes d’accès physique aux œuvres et leur éloignement géographique59.