L’expédition militaire sur ordre de Napoléon Bonaparte aussi connue sous l’appellation de « campagne d’Égypte » (1798-1801) a marqué la redécouverte de l’Égypte ancienne. Cette campagne était accompagnée d’une commission des sciences et des arts, constituée de savants chargés de faire une étude encyclopédique sur l’Égypte antique comme sur l’Égypte moderne. Grâce à la collaboration d’environ deux cents savants (archéologues, botanistes, architectes, naturalistes, etc.) et artistes (peintres, dessinateurs, graveurs, aquarellistes, etc.), le fruit de cette expédition amena à la publication de la célèbre Description de l’Égypte publiée entre 1809 et 1829. Elle a ouvert la voie à d’autres opérations scientifiques étrangères sur la terre des pharaons : l’expédition scientifique franco-toscane de 1828-1829, dirigée par l’égyptologue italien Ippolito Rosellini (1800-1843) et son homologue français Jean-François Champollion (1790-1832), et l’expédition prussienne de 1842-1845, menée par l’égyptologue Karl Richard Lepsius (1810-1884).
Ce dernier s’entoure d’artistes, notamment des deux frères peintres et illustrateurs allemands Theodor Ernst et Maximilian Ferdinand Weidenbach, du sculpteur et égyptologue anglais Joseph Bonomi, de l’architecte et ingénieur allemand Georg Gustav Erbkam, du peintre allemand Friedrich Otto Georgi et du peintre paysagiste suisse Johann Jakob Frey. Cette mission, à portée scientifique et constituée d’une équipe d’archéologues, de mouleurs, d’architectes, de dessinateurs et de peintres, a permis de réunir une quantité considérable d’informations rassemblées dans la célèbre publication en douze volumes intitulée Denkmäler aus Aegypten und Aethiopien, publiée entre 1849 et 1856. La compilation de relevés réalisés par l’équipe de l’expédition prussienne a servi notamment comme source d’inspiration iconographique majeure pour de nombreux artistes occidentaux – le rayonnement de cette publication n’étant pas seulement cantonné à l’aire germanophone mais atteignant l’Europe entière – souhaitant s’inspirer de l’Égypte ancienne.
En plus d’une multitude d’études, de relevés, de moulages1, de 15 000 empreintes en plâtre et de plus de 2 000 dessins et peintures, l’équipe rapporta d’Égypte environ 1 500 objets2 offerts par le vice-roi d’Égypte Méhémet Ali au roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV3. L’exposition de ces antiquités égyptiennes dans les salles du Neues Museum a été marquée par la volonté des concepteurs du musée de créer en 1850 des décors évoquant leur contexte historique et esthétique. La coopération entre Lepsius et les artistes de l’expédition s’est poursuivie pour concevoir ces décors. Les multiples réflexions muséographiques et les choix adoptés afin de proposer un discours muséal à la fois pédagogique, didactique, immersif et instructif sont le fruit de cette collaboration artistique et scientifique. En considérant ce dialogue entre décors et collection mis en œuvre au sein du Neues Museum, il est intéressant de souligner la manière avec laquelle une minutieuse reconstitution du passé permet la contextualisation muséale d’une collection archéologique.
Une symbiose originale : entre objets antiques et décors recréés
Lepsius a poursuivi les échanges noués quelques années auparavant lors de l’Expédition prussienne, notamment avec les frères Weidenbach et Bonomi. L’ambition était de créer au département égyptien du Neues Museum un cadre muséal inédit par une mise en scène favorable à la délectation et à l’instruction du visiteur, offrant un tour d’horizon de la civilisation égyptienne, de sa mythologie et de son histoire4. Lepsius avait été nourri par la pensée éducative de certains auteurs antiques, notamment Horace, qui soulignait dans l’Ars poetica les vertus de prodesse et delectare (profiter et réjouir). Wilhelm von Humboldt (1767-1835), dont le rôle a été crucial dans la fondation des musées à Berlin, affirmait que, selon lui, une institution muséale devait « erst erfreuen, dann belehren5 » (d’abord réjouir, ensuite instruire).
L’enveloppe architecturale ainsi conçue permet d’inviter le visiteur à se projeter dans l’Égypte ancienne et les objets archéologiques exposés retrouvent ce qui apparaît comme leur environnement originel. Lepsius a veillé à nourrir son projet grâce aux recherches égyptologiques les plus récentes. Fondé sur les études mises en œuvre par l’expédition prussienne en Égypte, le décor muséal a servi de terrain d’expérimentation et de diffusion de la connaissance.
Une fenêtre sur l’Égypte : cinq peintres et dix-sept vues de monuments antiques
Lepsius souhaitait que les décors permettent au visiteur de s’immerger dans l’Égypte ancienne. Dans une lettre du 11 juillet 1845, il précise que des peintures murales présentant des « Ansichten der jetztigen ägyptischen Lokalitäten6 » (vues des localités égyptiennes actuelles) orneront les murs de la Cour égyptienne du Neues Museum, cohabitant avec des reconstitutions de décors égyptiens antiques. Le travail de conception avec les artistes se comprend tant dans le choix des sujets que dans le déroulé de leur exécution. Le décor de la Cour égyptienne, dont une aquarelle du peintre berlinois Eduard Gaertner peinte en 1850 offre un aperçu (fig. 1), est une ambitieuse reconstitution du Ramesseum7 fondée sur les conseils de Lepsius.
1. Eduard Gaertner, Vue de la cour égyptienne, 1850, aquarelle publiée dans Friedrich August Stüler, Das neue Museum in Berlin, Berlin, Ernst und Korn, 1862, pl. VII.
Les murs de la salle, reprenant le principe des aplats de couleurs vives caractéristiques de la peinture pompéienne du ier siècle après J.-C., sont ornés de dix-sept peintures présentant au visiteur autant de localités égyptiennes (fig. 2). Ces vues de monuments antiques jouent le rôle de fenêtres sur l’Égypte8. Elles ont été accomplies par cinq peintres berlinois9 issus de la Berliner Malerschule, fondée en 1819 : Karl Eduard Biermann, Carl Georg Anton Graeb, Eduard Friedrich Pape, Max Schmidt et Wilhelm Ferdinand Schirmer10. Bien que ce dernier ait réalisé seul la vue de la deuxième avant-cour du Ramesseum, celle des colosses dits « de Memnon » de l’Aménophium11 et la vue intérieure du temple excavé de Ramsès II consacré à Ptah à Gerf Hussein en Basse-Nubie, il a exécuté certaines autres vues en collaboration directe avec plusieurs des peintres précédemment cités : Biermann et Graeb ainsi que Schmidt12 et Pape13, deux élèves de son propre atelier.
2. Berlin, Neues Museum, Cour égyptienne, mur oriental, peintures murales, entre 1845 et 1850, de gauche à droite : Karl Eduard Biermann, Vue de l’avant-cour du temple d’Edfou et Vue de l’île de Philae ; Max Schmidt, Vue du temple excavé d’Abou Simbel.
© Photo Valentin Boyer.
Conçues à plusieurs mains, les vues des pyramides de Giza (dont aucun modèle précis n’est indiqué) et celles, intérieure et extérieure, des tombes excavées de Béni Hassan constituent ainsi un travail commun coordonné par Schirmer. En revanche, les autres représentations, qui constituent un panorama des monuments égyptiens14, ont été réalisées indépendamment par les différents peintres. Ainsi, Biermann s’est attaché à représenter les carrières de grès du Gebel Silsileh, les deux obélisques d’Hatchepsout15 de Karnak, l’avant-cour du temple d’Edfou depuis la pièce intérieure après le pylône d’entrée (fig. 2, à gauche) et le côté oriental de l’île de Philae depuis le sud (d’après une esquisse de Weidenbach du 5 novembre 184316). Graeb a réalisé la vue du temple d’Hathor de Dendérah. Pape s’est quant à lui chargé de la vue du temple de Karnak depuis l’ouest (avec le dromos et trois pylônes ; fig. 3). Enfin, Schmidt s’est occupé de la vue extérieure du temple excavé d’Abou Simbel en Basse-Nubie (fig. 2, à droite), de l’extrémité ouest du Gebel Barkal, de l’ancienne résidence des rois éthiopiens à Méroé et des pyramides de Méroé17. Ces dix-sept vues ont fait, dès les années 1850-1860, l’objet d’une diffusion large sous forme d’estampes18. Ces peintres ont la particularité d’avoir suivi une formation spécifique. Considérée comme un « artisanat » (Kunsthandwerk) et comme relevant des arts appliqués (Kunstgewerbe), la peinture décorative était, en Allemagne, une profession indépendante jusque dans les années 1930. Le peintre décorateur (Dekorationsmaler) ornait les intérieurs d’ouvrages d’architecture mais pouvait également concevoir des décors de scène pour le théâtre ou l’opéra. Schirmer a débuté sa carrière en tant que peintre de fleurs et a ouvert un atelier en 183119, dans lequel il a notamment formé Schmidt. Il devint peintre de stéréochromie (technique de peinture murale permettant de fixer chimiquement les couleurs) à partir de 1847. Biermann a, quant à lui, été peintre de porcelaine avant de devenir peintre décorateur maîtrisant également la technique de l’aquarelle20 grâce à ses voyages en Suisse, au Tyrol et en Italie, où il a pu perfectionner son art. Graeb, peintre décorateur et dirigeant conjointement avec son confrère Johann Karl Jakob Gerst un atelier de peinture de décors de théâtre, est nommé peintre de cour en 1851 et reçoit de Frédéric-Guillaume IV et de son épouse Élisabeth Louise de Bavière une commande de 94 vues de paysages d’architecture21. Étudiant auprès de Schirmer, Pape est quant à lui peintre de paysages et de décors de théâtre. Il se consacre tout d’abord à la peinture de chevalet avant de commencer sa carrière au Neues Museum22.
3. Albert Henry Payne, d’après Eduard Friedrich Pape, Vue du dromos du temple de Karnak, 1860, gravure sur acier, 13 × 18,4 cm.
© Phot. et coll. Valentin Boyer.
La reconstitution d’un temple égyptien
Les principaux espaces constitutifs d’un temple égyptien – l’avant-cour, la cour hypostyle, le sanctuaire et son autel23 – ont été reconstitués au Neues Museum au sein des différentes salles du département égyptien24. Cette mise en scène architecturale permet au visiteur du musée d’entreprendre un voyage en Égypte ancienne, guidé par les corniches à gorge surmontant les portes à l’égyptienne sur lesquelles sont représentés des disques ailés25 (Behedet26). Le théologien et homme politique Heinrich Abeken, qui avait par ailleurs accompagné Lepsius en Égypte lors de l’Expédition prussienne, souligna en 1856 dans son ouvrage Das Aegyptische Museum in Berlin :
Vous êtes là en Égypte, vous êtes sur le seuil d’un temple égyptien et vous avez essentiellement la même vue que celle qui se présentait à l’Égyptien lorsqu’il entrait dans la salle consacrée. Ces colonnes, avec leurs chapiteaux se déployant comme un grand calice floral, dont les plafonds et les corniches aux ornements qui se répètent, ces multiples couleurs vives, ces formes exotiques, jusque dans les moindres détails, sont des répliques exactes de colonnes, formes, couleurs, proportions ayant trait à l’Égypte27.
Lepsius a initié et coordonné la réalisation de ces décors et a été le « seul responsable de la peinture et peut-être aussi de la conception des détails plastiques, comme par exemple les chapiteaux des colonnes28 », alliant approche artistique et approche scientifique29. Il exprime très clairement le rôle contextualisant du décor, dans une lettre du 11 juillet 1845 où il vante l’intérêt d’opter pour la reconstitution d’un temple égyptien30. Ce choix muséographique aurait selon lui le mérite de donner au spectateur une impression de la monumentalité de l’architecture égyptienne couplée à la découverte et à l’appréciation des monuments originaux de plus petites dimensions exposés dans la même salle. D’après Lepsius, les décors doivent donner au visiteur un aperçu de la riche polychromie des reliefs muraux originaux31. Cette aspiration à la couleur n’était toutefois pas de l’avis de nombre de contemporains, comme Giuseppe Passalacqua32, qui refuse les tonalités tapageuses : « Les bas-reliefs des temples égyptiens étaient généralement multicolores ; ces couleurs doivent-elles prendre ici place sans réserve ? Ma réponse est non33. »
Comme le précise Lepsius dans sa lettre, les objets rapportés d’Égypte ont été extraits de leur environnement archéologique et exposés de manière isolée dans les musées. Cette reconstitution permet de rendre compte de l’harmonie générale de la composition monumentale des décors égyptiens tout en surprenant le visiteur.
Les Denkmäler, un ouvrage scientifique au service de l’instruction
Compilation des relevés de l’équipe de l’Expédition prussienne en Égypte, les Denkmäler aus Aegypten und Aethiopien de Lepsius constituent une source d’inspiration iconographique34 déterminante pour la mise en place du décor. La quantité d’informations, tant visuelles que textuelles, rassemblées dans cet ouvrage rivalise avec la fameuse Description de l’Égypte des Français et place l’égyptologie allemande en concurrence directe avec celles des autres nations européennes. Par leur précision dans les détails, leur fidélité aux monuments et la qualité stylistique de leurs dessins, les Denkmäler sont un précieux outil de travail pour l’égyptologie ; ils sont toujours utilisés de nos jours, notamment parce que certains reliefs et inscriptions in situ trouvés encore intacts par Lepsius sont aujourd’hui détériorés voire détruits.
Alors que les planches de la Description de l’Égypte sont incorrectes en de nombreux points du fait de la liberté prise dans l’exécution des dessins, que les Monuments de l’Égypte et de la Nubie de Champollion et les Monumenti dell’Egitto e della Nubia de Rosellini sont très sélectifs et offrent des dessins difficilement exploitables d’un point de vue stylistique, les planches des Denkmäler, dessinées surtout par les frères Weidenbach, répondent aujourd’hui encore aux critères les plus stricts pour les besoins de la recherche égyptologique. L’utilisation de ces planches permet ainsi de conférer, par l’exactitude des reproductions de temples et de tombes35, une dimension scientifique et documentaire aux décors. Cette représentation fidèle des monuments antiques est accomplie au moyen de dessins et de peintures et non de photographies, malgré l’intérêt que porte Lepsius au procédé du calotype breveté en 1841 par William Henry Fox Talbot36. Cette invention n’était pas encore le moyen de relevé le plus efficace dans le cadre de l’expédition de 1842-184537. L’avantage notable des dessins et peintures, en plus de leur rapidité d’exécution, est qu’ils permettent de retranscrire la polychromie des monuments.
Les Denkmäler furent donc précieux pour les artistes ayant travaillé aux décors du département égyptien du Neues Museum. La plupart les connaissaient déjà car ils avaient déjà collaboré avec Lepsius : le maître d’œuvre, Erbkam, qui avait grandement contribué à l’aménagement des pièces et à l’agencement des collections, avait été membre de l’expédition prussienne en Égypte ; les frères Weidenbach avaient quant à eux été recommandés38 directement par Lepsius pour être membres de l’expédition.
De l’allemand aux hiéroglyphes : le jeu du philologue Lepsius et du sculpteur Bonomi
L’expérience des frères Weidenbach dans la conception de dessins de paysages et la maîtrise de Max Weidenbach dans la copie des hiéroglyphes avaient été nécessaires pour l’édition des Denkmäler aus Aegypten und Aethiopien. Les décors du Neues Museum formaient le miroir de la connaissance égyptologique de leur temps ; ils reflétaient les avancées allemandes en philologie et en épigraphie égyptiennes. Lepsius souhaitait mettre en évidence les avancées scientifiques les plus récentes, notamment celles concernant la compréhension de l’égyptien ancien. Comme il le précise dans sa lettre du 11 juillet 1845, il avait choisi d’accorder une grande importance aux inscriptions hiéroglyphiques : « Il ne devrait pas manquer non plus une certaine profusion d’inscriptions hiéroglyphiques, si essentiellement liées à toutes les représentations égyptiennes et qui, par leurs couleurs vives, donnent une impression de splendeur39. »
Ces inscriptions ne pouvaient cependant être lues que par un nombre très restreint d’érudits. En effet, Champollion avait déchiffré les hiéroglyphes seulement une vingtaine d’années auparavant40. Lepsius s’adonne ainsi au thème en composant lui-même une dédicace formulée en hiéroglyphes, témoignant ainsi de sa maîtrise de l’égyptien ancien. L’architrave de la Cour égyptienne, soutenue par les seize colonnes campaniformes, a ainsi été décorée par Lepsius d’une frise de hiéroglyphes formant une inscription dédicatoire à Frédéric-Guillaume IV (fig. 4). Celle-ci commence sur la face nord et continue de part et d’autre de la construction. Elle rappelle que la salle a été fondée en 1848 par le roi (la neuvième année de son règne). En outre, les cartouches du couple royal, visibles sur l’aquarelle de Gaertner (fig. 1), apparaissent par alternance sur les abaques, au-dessus des colonnes soutenant l’architrave. On peut ainsi y lire deux cartouches, [Friedrich] et [Wilhelm], correspondant aux noms du roi en allemand, et un troisième cartouche, [Élisabeth], désignant son épouse. Les noms du couple royal sont transcrits alphabétiquement en signes hiéroglyphiques en écriture sinistroverse. Le Neues Museum ayant été réalisé à la demande de Frédéric-Guillaume IV, son nom et celui de son épouse sont inscrits par Lepsius dans un souci de révérence, comme l’étaient autrefois les noms des pharaons et de leurs épouses.
4. Dessin de l’inscription dédicatoire de l’architrave de la Cour égyptienne, publié dans Karl Richard Lepsius, Abtheilung der Aegyptischen Alterthümer. Die Wandgemälde der verschiedenen Räume, Berlin, s. n., 1855, pl. II.
Cet exercice de style que le visiteur ne pouvait déchiffrer par lui-même couronne la collaboration artistique et scientifique entre Lepsius et le sculpteur Bonomi. Comme il le précise dans une lettre du 17 janvier 1843 publiée à Berlin en 1852 dans les Briefe aus Aegypten, Aethiopien und der Halbinsel des Sinai, Lepsius reprend une manière de faire qu’il avait déjà pratiquée en 1842 sur le sol égyptien41. Lors de l’expédition prussienne en Égypte, aidé par Bonomi, Lepsius avait fait inscrire en hiéroglyphes une première dédicace à son roi sur un des chevrons ouest de l’entrée de la pyramide de Khéops sur le plateau de Giza (fig. 5). Bien que la lecture de cette inscription soit réservée à des initiés, des idéogrammes ingénieux mais imaginaires peuvent être décelés dans l’inscription hiéroglyphique ainsi forgée, même par un visiteur prussien néophyte. La croix teutonique42, l’aigle bicéphale43 aux ailes déployées tenant dans sa serre gauche l’orbe44 et dans sa serre droite le sceptre ainsi que l’aigle couronné tenant à sa droite l’épée et à sa gauche le sceptre, introduits dans l’inscription, sont facilement reconnaissables ; ils offraient la possibilité de transcrire par les hiéroglyphes le mot « Prusse ». Cette inscription démontre les avancées prussiennes en épigraphie et en philologie égyptiennes et témoigne également du rôle et de la place des artistes dans la création de ces décors. Ils ne sont pas de simples exécutants mais de véritables créateurs et acteurs en collaboration complète avec l’archéologue.
5. Relevé de l’inscription dédicatoire de Karl Richard Lepsius sur la pyramide de Khéops issu de sa lettre du 17 janvier 1843, publié dans Karl Richard Lepsius, Briefe aus Aegypten, Aethiopien und der Halbinsel des Sinai (voir n. 6), p. 30.
© Universitätsbibliothek Heidelberg.
Le musée devient ici le lieu privilégié pour la mise en commun de connaissances et de savoir-faire. En effet, le rôle du musée évolue à cette époque : des changements profonds s’opèrent, au bénéfice entre autres de l’appréciation des œuvres par le visiteur ; des questions fondamentales sur le statut de l’exposition et sur les fonctions du muséographe sont posées. À la fois intellectuel et plastique, ce travail de recréation d’un environnement a pour objectif non pas d’exposer de simples ruines mais de se projeter dans le passé via des architectures recréées à un instant précis de leur état, à la fois par des vues antiques et par des vues modernes, sollicitant les compétences des artistes et les connaissances de l’égyptologue45. L’objectif est de transporter le visiteur dans le temps et dans l’espace, pour faciliter l’interprétation des œuvres en le tenant en éveil et en le surprenant par la variété des salles-reconstitutions et de leur contenu. Un des rapports entre art et archéologie qui s’exprime parfaitement ici est que les artistes, tels des archéologues modifiant le paysage par leurs fouilles, modifient l’espace muséal pour lui redonner une cohérence autour des objets antiques exposés. Lepsius et les artistes s’appuient ainsi sur des représentations conformes d’un point de vue autant esthétique que scientifique en étant attentifs à l’inscription spatiale des objets archéologiques et à leur intégration dans un cadre immersif, pédagogique et compréhensible. Cette réflexion muséographique fit du Neues Museum un modèle, illustré par la postérité de cette collaboration reprise ensuite avec de nombreuses mises en contexte par le décor accomplies dans d’autres pays au cours des décennies suivantes.
Dans cette deuxième moitié du xixe siècle, la diffusion de ce mode d’exposition a aussi été mise en œuvre dans un cadre non muséal, comme en témoignent les décors égyptiens de l’Egyptian Court au Crystal Palace de Londres en 185446 par Bonomi et par l’architecte et ornemaniste britannique Owen Jones, inspirés du Ramesseum à Thèbes. En outre, lors de l’Exposition universelle de 1873 à Vienne, Ernst Weidenbach réalise pour l’égyptologue allemand Heinrich Brugsch des copies à l’aquarelle de peintures provenant des tombes rupestres de Beni Hassan et notamment de la tombe de Khnoumhotep II. Un véritable transfert de connaissances, de savoirs et de pratiques s’effectue dans le cas de Vienne puisque les décors – d’après les planches des Denkmäler – réalisés par Ernst Weidenbach pour l’Exposition universelle de 1873 sont réutilisés dans un cadre de nouveau muséal pour les galeries égyptiennes du Kunsthistorisches Museum de Vienne ouvert en 189147 (fig. 6).
6. Vienne, Kunsthistorisches Museum, salle du département des Antiquités égyptiennes, vue de 2019.
© Photo Valentin Boyer.