Longtemps ignorées du public imaginant le « blanc manteau de cathédrales1 » dépourvu de polychromies, les peintures murales médiévales furent pourtant toujours connues par les érudits et les spécialistes. Dès le xixe siècle, ceux-ci cherchèrent à les étudier malgré la distance et le mauvais état de conservation, à en rappeler l’existence à travers des publications et à en préserver la mémoire par le biais de campagnes de relevés. Ce constat est particulièrement vrai pour les ensembles picturaux des xie et xiie siècles, dont un édifice emblématique est l’abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe (xie siècle).
Les reproductions de peintures avant l’archéographie
L’abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe, classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1983, fut le premier édifice en France à faire l’objet d’une monographie, publiée en 1845 par Prosper Mérimée (1803-1870) à l’issue de ses cinq voyages sur ce site historique2. Ce texte fondateur pour l’étude des peintures murales était accompagné d’une série d’illustrations ; Élodie Jeannest souligne qu’elles furent longuement réfléchies en vue d’accompagner le texte d’illustrations fiables, en couleurs et proches de la réalité3. Le peintre retenu, Gérard Seguin, fut choisi en raison de sa formation artistique et de sa capacité à travailler dans des conditions extrêmes, sur un échafaudage atteignant 17 mètres sous voûte. En dépit de ces dispositions préalables, Seguin n’eut très certainement pas l’occasion d’y monter et se contenta de copier les scènes d’après un diagraphe, instrument ne permettant pas d’observer les détails ni de respecter l’échelle initiale. Les relevés qui en résultèrent révélèrent davantage la formation néoclassique du peintre que les peintures elles-mêmes, et c’est par ce biais visuel subjectif que les érudits comme le grand public découvrirent les peintures de Saint-Savin.
En parallèle de cette première expérience, d’autres tentatives virent le jour. Charles Joly-Leterme, architecte en charge de la restauration de l’édifice, Alexandre Denuelle ou Henri Laffillée, peintres et architectes, exécutèrent chacun des copies de quelques scènes, dont certaines furent intégrées à la publication de Mérimée. Selon la sensibilité respective de leur auteur, ces copies mettaient l’accent sur l’état de conservation, les caractéristiques stylistiques du xie siècle ou les couleurs des peintures, mais aucune ne se présentait comme une reproduction fidèle du décor. Ces différentes initiatives sont toutefois révélatrices de l’action efficace du Comité des arts et monuments et de la Commission des monuments historiques, qui, dès la fin du xixe siècle, systématisèrent les campagnes de relevés afin de garder un témoin des peintures4.
La politique de conservation des monuments anciens déployée par l’État français trouva son accomplissement dans la première moitié du xxe siècle, sous l’impulsion du médiéviste Paul Deschamps. Nommé directeur en 1927 de ce qui devint plus tard le musée des Monuments français, il fit l’acquisition des relevés de peintures de nombreux édifices de l’Hexagone. Au contraire des peintures murales italiennes ou catalanes qui furent déposées dans des musées pour en faciliter la préservation, le choix fut fait en France de les conserver in situ, tout en généralisant la réalisation de relevés. La qualité de ces relevés effectués à échelle réelle, suivant la technique du marouflage, est exceptionnellement supérieure à celle des précédents et leur rendu est particulièrement proche de l’original. Les relevés de la tribune et de la crypte de Saint-Savin commandés par le musée furent réalisés par Jacques Socard entre 1934 et 19365 (fig. 1). Quelques années plus tard, entre 1940 et 1943, des copies à échelle réelle de la célèbre voûte de la nef (400 mètres carrés) furent réalisées par un collectif de cinq fresquistes ; elles ornent encore aujourd’hui la bibliothèque du musée6.
1. Jacques Socard, Relevé de peinture murale : céphalophorie de saint Denis, Saint-Savin-sur-Gartempe, tribune, mur nord, 1935, aquarelle sur papier, Charenton-le-Pont, Médiathèque du patrimoine et de la photographie.
© Ministère de la Culture – Médiathèque du patrimoine et de la photographie, RMN-Grand Palais.
Comme l’indique ce rapide bilan historique, les techniques de reproduction des peintures font partie intégrante de leur étude. La fiabilité des copies constitue cependant un vrai défi auquel se trouve confrontée chaque génération de chercheurs. La qualité du support de travail ayant une incidence évidente sur la pertinence des observations et des résultats obtenus, ces reproductions peuvent être à la fois un atout, facilitant la diffusion des peintures, et un handicap, biaisant le regard du chercheur. Le recours au marouflage améliora considérablement le support de travail en limitant l’impact de la touche du peintre sur les reproductions. Mais les relevés obtenus, extrêmement respectueux de l’iconographie, demeuraient peu exploitables dans le cadre d’une approche prenant en compte la technique ou le style7. L’essor de la photographie fut une évolution importante pour les historiens de l’art car elle permit d’assurer une diffusion large et rapide de leurs objets d’études. Les impressions monochromes des publications firent la part belle aux formes, au détriment des couleurs8. Dans le même temps, les observations sur le terrain, tributaires autant de l’éclairage que des conditions de conservation, n’étaient souvent possibles qu’à distance, depuis le sol9. L’étude et les recherches dédiées à l’abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe reflètent ces différentes préoccupations. Véritable laboratoire d’expérimentation scientifique en matière de peinture murale médiévale, ce lieu insigne a vu se succéder des générations de chercheurs les étudiant selon les techniques et les moyens à leur disposition. Les relevés plus récents, s’appuyant sur l’archéographie, renouvellent à la fois le support de diffusion des peintures et leur connaissance.
L’archéographie : genèse et définition
La réflexion stratigraphique sur les polychromies remonte aux années 1970. S’inspirant de la méthode stratigraphique archéologique, les restaurateurs spécialisés dans les sculptures polychromes prennent alors conscience de la nécessité de relever les précieuses données que leur travail de restauration les amène mécaniquement à détruire. De la même manière que l’archéologie s’attache à noter méticuleusement chacune des données collectées sur une strate de sédimentation avant de la détruire pour accéder à la précédente, l’inventaire de chaque observation sur les statues polychromes mérite d’être le plus précis et exploitable possible en prévision des travaux futurs. Les problématiques relatives à la préservation de ces données rapidement perdues sont interrogées en 2011 par Nadia Bertoni-Cren. Constatant la diversité des traditions européennes en la matière, cette spécialiste de la restauration de la polychromie médiévale insiste sur la nécessité de procéder de manière uniforme et de dissocier la collecte des données de la publication des conclusions directes, habitude scientifique qui rend impossible l’exploitation des données empiriques pures par les générations futures10.
Concernant l’étude des peintures murales, les années 1980 marquent un renouveau considérable puisqu’une vague de découvertes amène à repenser considérablement l’étude et la conservation des vestiges peints, longtemps oubliés sous des badigeons postérieurs11. Partant du constat de la superposition de plusieurs époques sur un même mur, les spécialistes sont amenés à développer une réflexion stratigraphique, indépendante de celle menée en parallèle par les restaurateurs. Pour les chercheurs, l’enjeu est d’affiner la critique d’authenticité de leur objet d’étude, en distinguant chaque époque successive afin de ne pas les considérer comme un tout uniforme, portant immanquablement à des anachronismes. C’est ainsi que dans les années 1990, à l’occasion d’une étude monographique de la crypte de l’abbatiale Saint-Germain d’Auxerre, Christian Sapin met en place une méthode inspirée de l’archéologie du bâti pour inventorier les différentes couches picturales d’un même mur et en dégager la stratigraphie12.
En archéologie du bâti, il est habituel de procéder à des relevés pierre à pierre, longs et minutieux, sur lesquels sont enregistrés un maximum de renseignements sur les différentes phases de construction d’un édifice encore en élévation : ruptures de chantier, modifications de l’appareil ou de taille de pierre, etc.13. Appliquée aux peintures murales, cette méthode permet de distinguer les périodes successives pour les isoler et les étudier séparément sans risquer d’être influencé par les retouches postérieures. La principale difficulté par rapport au relevé du bâti réside dans l’impossibilité d’accéder à l’intégralité des strates inférieures, en partie recouvertes par des peintures postérieures dont la dépose n’est pas envisagée. Cette collecte non destructive des données stratigraphiques ne permet donc pas d’observer les premières étapes de mise en œuvre des peintures. Elle est un outil pour interroger l’histoire de la peinture d’après ses vestiges visibles, en isolant chaque strate successive. Concrètement, elle consiste en un relevé méticuleux de chaque trace de pigmentation observable sur le mur à un moment précis. Un calque transparent est posé délicatement sur la surface du mur. Puis l’archéographe y reporte ses observations en identifiant les différentes couches stratigraphiques à l’aide d’un code couleur (fig. 2). Lorsque la phase de terrain s’achève, l’archéographe se trouve en possession d’un calque à haute valeur archéologique puisqu’il témoigne de l’état précis d’une peinture à un instant donné de son histoire et offre au chercheur une multitude d’informations que permet seule une observation rapprochée et attentive. Le calque est par la suite numérisé et traité à l’aide d’un logiciel de dessin informatique qui permet de restituer les couleurs observées sur les murs et celles d’origine. Ce traitement informatique permet d’isoler l’original des repeints, des repentirs ou des restaurations postérieures, mais aussi de retracer l’ordre d’application des pigments de la peinture originelle en dissociant les strates les unes des autres (fig. 3). En somme, ce procédé retrace l’historique de « fabrication » de la peinture étudiée.
2. Claire Boisseau et Carolina Sarrade, calque avant numérisation, première étape du relevé stratigraphique de Saint Paul baptisant (détail), peinture murale, Saint-Savin-sur-Gartempe, abbaye, tribune, 2018.
© EPCC abbaye de Saint-Savin-sur-Gartempe et vallée des Fresques.
3. Mise en évidence des strates de peinture, Baptêmes des compagnons de saint Denis, tribune, Saint-Savin-sur-Gartempe, abbaye, d’après le relevé stratigraphique de Claire Boisseau et Carolina Sarrade, 2018.
© Photothèque du CESCM, université de Poitiers, CNRS, relevé Boisseau-Sarrade, reprise informatique Claire Boisseau.
La technique picturale romane facilite en grande partie cette observation, car elle consiste en une superposition de couches picturales, les pigments n’étant jamais mélangés entre eux. Un dessin préparatoire esquisse les traits principaux de l’image, puis les couches picturales sont posées : les fonds colorés, puis les vêtements et les éléments architecturaux. Sur ces principaux aplats s’ajoutent les rehauts d’une couleur différente destinés à souligner la morphologie des personnages, le mouvement ou les plis des vêtements. Pour les visages, le même principe est mobilisé : une couleur de carnation est d’abord appliquée, suivie des ombres naturelles placées à l’aide d’une terre verte ou jaune, puis les rehauts des joues, les traits du nez et, enfin, les lumières blanches achevant l’ensemble. L’ordre des couches et leur nombre varient en fonction des sites et de la maîtrise technique du peintre (fig. 4). Juliette Rollier en a par exemple dénombré au moins sept sur le visage du Christ de la chapelle aux Moines de Berzé-la-Ville14.
4. Comparaison stratigraphique. a. Visage du Christ, xiie siècle, peinture murale (détail), Berzé-la-Ville, chapelle aux Moines, abside.
© Photothèque du CESCM, université de Poitiers, cliché Lisa-Oriane Crosland, 2021.
4. Comparaison stratigraphique. b. Visage d’un ange, xie siècle, peinture murale (détail), Saint-Savin-sur-Gartempe, abbaye, chapelle axiale, trumeau nord.
© Photothèque du CESCM, université de Poitiers, cliché Jean-Pierre Brouard, 2016.
Entre 2006 et 2008, la campagne archéographique pilotée par Marcello Angheben lors de la restauration du vaisseau central de la nef de Saint-Savin-sur-Gartempe fut l’occasion d’appliquer cette méthode à des scènes problématiques pour lesquelles un éclairage archéologique était nécessaire. Les relevés effectués par Carlos Castillo et Carolina Sarrade aboutirent à des résultats prometteurs. Ainsi, pour la scène de la Création d’Ève, l’ensemble des visages des personnages relève de restaurations maladroites du xixe siècle, la plus fâcheuse étant l’attribution d’une barbe à Ève venant de naître du côté d’Adam15. Sur cette même scène, les relevés informatiques permettent de visualiser partiellement un état antérieur en restituant les fonds colorés tombés dans l’oubli, tranchant définitivement un long débat historiographique sur les fonds clairs ou colorés employés pour les peintures de cette époque16. Plus subtile, l’étude du Sacrifice de Noé met en avant un repentir intervenu lors de la réalisation de la peinture au xie siècle. L’offrande comme l’attitude de Noé et le drapé de ses vêtements furent modifiés pour corriger une erreur dans l’alignement des scènes et leur superposition sur deux registres. Ainsi, la représentation initiale de Noé, debout, offrant un agneau, fut remplacée par une version le figurant à genoux sur une montagne, présentant deux colombes dans ses mains voilées. Le relevé archéographique apporte donc une contribution capitale pour dévoiler l’histoire matérielle de la scène et les revirements survenus au moment de sa réalisation17.
L’intérêt de procéder par relevé pour étudier les peintures du vaisseau central d’un tel édifice est double : d’une part, répondre aux nombreuses questions que les études préalables avaient soulevées ; de l’autre, confronter cette méthode affinée à des peintures abondamment étudiées et commentées malgré une lecture compliquée. Dans un édifice de moindre envergure, l’église Saint-Georges de Rochecorbon (Indre-et-Loire), les relevés stratigraphiques permirent à Amaëlle Marzais de distinguer les différentes époques successives, mais aussi, par l’observation de la stratigraphie, de mettre en évidence deux ateliers ou deux peintres ayant œuvré au même moment dans l’édifice. L’apport de cette méthode s’étend donc également à la connaissance plus générale des chantiers médiévaux18.
Le cas de la chapelle axiale de Saint-Savin-sur-Gartempe
L’apport des relevés à la connaissance des peintures de la nef étant considérable, cette méthode fut également sollicitée pour étudier les peintures de la chapelle axiale de l’édifice, à l’occasion d’un chantier de restauration du chevet. Ces peintures, beaucoup moins bien conservées que celles de la nef, ont jusqu’alors été peu commentées du fait d’une mise au jour récente, entre 1995 et 1999. Recouvertes par un décor postérieur dès le xiiie siècle, elles étaient demeurées inconnues, à l’exception de l’une d’entre elles, située au registre inférieur sud, qui ne fut jamais recouverte19. Le manque de lisibilité des peintures n’était pas lié à une superposition de couches d’époques successives, mais à un état de conservation particulièrement mauvais. Il s’agissait d’en retrouver l’iconographie par l’observation minutieuse du moindre vestige peint, même délavé20.
Dans la chapelle axiale, l’ensemble des peintures forme un cycle de cinq scènes en l’honneur de saint Marin de Maurienne, dont l’identité longtemps discutée fut confirmée par les relevés. Saint Marin, moine et ermite savoyard, martyrisé au vie siècle par les Vandales, apparaît systématiquement revêtu de sa bure monastique, arborant une tonsure, parfois un livre à la main. Il est distinctement nommé dans une seule scène par l’inscription « MARINUS » (fig. 5). Les différents épisodes identifiés s’inscrivent dans la logique d’une passion exaltant le martyre du personnage : supplice et miracle de la fournaise, conversion de l’un de ses bourreaux, baptême collectif de la foule des Vandales ayant assisté au miracle, miracle de céphalophorie (selon lequel le martyr décapité se relève et prend sa tête entre ses mains) et ensevelissement du saint21. Jusqu’alors, l’identification précise de chaque scène demeurait sujette à caution. Parmi les quatre scènes étudiées lors de la campagne de 2015, deux d’entre elles sont emblématiques de l’apport considérable d’une analyse archéologique de la surface picturale.
5. Saint Marin dans la fournaise (détail), xie siècle, peinture murale, Saint-Savin-sur-Gartempe, abbaye, chapelle axiale, registre supérieur nord, état de conservation avant relevé en 2015.
© Photothèque du CESCM, université de Poitiers, cliché Jean-Pierre Brouard, 2016.
Ainsi, sur le mur sud, au registre médian sud, une scène laisse vaguement apparaître « le torse d’un homme crucifié22 ». Les quelques vestiges observables depuis le sol montrent un homme étendant les bras, face à une foule placée en contrebas, à côté d’un vase dont la présence demeurait inexpliquée. Le relevé permet de voir dans cette scène un baptême collectif, celui des Vandales convertis par saint Marin. Le personnage principal (Marin), nimbé et revêtu d’une bure monastique, présente un livre d’une main, tandis que son bras gauche, aujourd’hui effacé, est tendu en direction du vase. De ce dernier s’échappe un liquide qui se répand sur une foule de personnages recevant le baptême. L’ensemble de la composition est placé sous une main divine bénissant la scène (fig. 6). Toutefois, malgré l’apport du relevé, l’orientation du vase, encolure tournée vers le saint, posait problème car de cette façon, il ne pouvait être tenu par saint Marin. Était-il en lévitation audessus de la tête des catéchumènes ? Ou bien son contenu était-il déversé par la main de Dieu placée au-dessus ? Aucune de ces deux hypothèses ne pouvait alors être confirmée. À l’autre extrémité de l’église abbatiale, dans la tribune, un cycle dédié à saint Denis, évêque de Paris, présente une scène de baptême construite à partir du même schéma. Le relevé montre saint Paul effectuant le même geste pour baptiser les compagnons de saint Denis (fig. 3). L’apôtre présente le vase au-dessus de leur tête en se tordant le poignet de manière à présenter l’encolure dans sa direction. Ce faisant, il englobe les deux personnages, appelés à rejoindre le groupe des baptisés. Le parallélisme iconographique frappant entre ces deux scènes de baptême confirme que saint Marin adoptait la même position dans la chapelle axiale.
6. a. Baptême des Vandales par saint Marin, xie siècle, peinture murale, Saint-Savin-sur-Gartempe, abbaye, chapelle axiale, registre médian nord.
© Photothèque du CESCM, université de Poitiers, cliché Jean-Pierre Brouard, 2016.
6. b. Baptême des Vandales par saint Marin, xie siècle, peinture murale, Saint-Savin-sur-Gartempe, abbaye, chapelle axiale, registre médian nord, relevé stratigraphique, 2015.
© Photothèque du CESCM, université de Poitiers, CNRS, relevé Boisseau-Sarrade, reprise informatique Claire Boisseau.
L’apport le plus décisif de l’archéographie à l’étude des peintures de la chapelle axiale fut l’identification de la scène inférieure du mur nord. L’ensemble des vestiges picturaux conservés paraissent répartis de manière anarchique et incohérente. Ils consistent en une masse montagneuse jaune sur laquelle des drapés se superposent, ainsi qu’un personnage se dirigeant vers une montagne plus petite. Le relevé stratigraphique met effectivement en évidence un personnage, vêtu d’une bure monastique, sortant d’un espace montagneux, déposant un objet circulaire sur une colline (fig. 7). D’après les relevés, cet objet est une tête. En effet, les couches successives identifiées correspondent précisément à celles habituellement utilisées pour réaliser un visage : le rose pâle des carnations, le pseudo-verdaccio des ombres du visage, les rehauts rouges des joues et de la tonsure, le blanc des lumières et le jaune des cheveux (fig. 8). Cette scène figure saint Marin, décapité, en train de déposer sa propre tête sur une colline. La scène met ainsi en image le miracle dit de céphalophorie, lequel, associé aux autres indices révélés par les relevés archéographiques, permet de reconnaître clairement saint Marin de Maurienne23. Le choix de ce saint, très en faveur au xie siècle à Saint-Savin, témoigne des revendications propres de l’abbaye. En le montrant en train de déterminer le lieu de sa sépulture, celle-ci cherche à légitimer le culte du saint dont elle possède les reliques. Cet exemple prouve que l’apport du relevé n’est pas seulement technique ou stylistique mais aussi iconographique et qu’il permet ainsi d’affiner la connaissance historique d’un site.
7. a. Céphalophorie de saint Marin, xie siècle, peinture murale, Saint-Savin-sur-Gartempe, abbaye, chapelle axiale, registre inférieur nord.
© Photothèque du CESCM, université de Poitiers, cliché Jean-Pierre Brouard, 2016.
7. b. Céphalophorie de saint Marin, xie siècle, peinture murale, Saint-Savin-sur-Gartempe, abbaye, chapelle axiale, registre inférieur nord, relevé stratigraphique, 2015.
© Photothèque du CESCM, université de Poitiers, CNRS, relevé Boisseau-Sarrade, reprise informatique Claire Boisseau.
8. Mise en évidence des strates du chef de Saint Marin céphalophore, d’après le relevé reproduit en figure 7b, 2022. a. Dessin préparatoire. b. Aplats jaunes des cheveux. c. Graphismes rouges. d. Carnations. e. Pseudo-verdaccio. f. Lumières blanches.
© Photothèque du CESCM, université de Poitiers, CNRS, relevé Boisseau-Sarrade, reprise informatique Claire Boisseau.
Le développement d’une méthode archéologique au service des peintures murales médiévales en France s’est inscrit dans un cadre qui lui était favorable puisqu’il était l’aboutissement de deux décennies de découvertes. En faisant intervenir les chercheurs sur le terrain et en leur permettant d’accéder à la connaissance matérielle des peintures en vue de leur interprétation – et non en vue de leur restauration –, l’archéographie a permis des progrès considérables. Mise au service de peintures effacées ou mal conservées, l’exploitation de la stratigraphie pour une étude non technique des peintures permet d’en restituer partiellement l’iconographie, d’affiner la critique d’authenticité d’une œuvre et d’enrichir nos connaissances sur un site historique. Contrairement aux copies, reproductions ou photographies qui nourrissaient auparavant le travail des spécialistes, les relevés stratigraphiques peuvent être exploités en vue d’enrichir aussi bien la connaissance de la technique que celle du style ou de l’iconographie. En cela, ils renouvellent le support de travail ainsi que le regard du chercheur qui y a recours et ouvrent la voie à un dialogue fécond entre les disciplines24.